Ishihara avait eu le pressentiment, la veille de leur petite fête, qu’une chose de ce genre risquait de se produire. Ce qui ne signifie pas qu’Ishihara était un garçon plus intelligent que ses camarades, doté d’une faculté de jugement plus développée, qu’il fut plus cérébral ou je ne sais quoi. Ishihara partageait avec les autres cette manière convulsive de ricaner bêtement mais lui seul avait la capacité de se figurer – entre une crise de cachinnation et la suivante – un possible développement aux choses.
La fête avait débuté comme d’habitude en fin d’après-midi sur les coups de dix-neuf heures, heure à laquelle, outre Ishihara, la bande se retrouvait à peu près au complet avec Nobue, Yano, Sugiyama, Katô, Sugioka. À peu près au complet parce que la bande ne connaissait ni règles ni obligations, aucun n’avait de carte de membre ni ne payait de cotisation.
La fête avait lieu dans l’appartement de Nobue à Chôfu. C’était là qu’ils s’étaient retrouvés, s’y pointant qui avec un sachet en papier, qui un sac en plastique, voire carrément pour l’un d’eux avec un furoshiki, cette pièce de tissu servant traditionnellement à emballer des objets. Celui qui était arrivé avec un furoshiki, c’était Yano, le Leica M6 dont il était si fier pendu à son cou.
— Écoutez ça, y a pas longtemps, je croise Karinaka Rie, l’actrice porno, dans la zone piétonne de Shinjuku, j’appuie sur le déclencheur mais au final, rien. Pas de photo. C’est complètement barge, ce truc. Je me demande bien ce qui s’est passé. J’y ai beaucoup réfléchi mais j’arrive absolument pas à comprendre.
Yano continua à raconter son histoire tout en caressant de la pointe de l’index le Leica M6 accroché à son cou, sans que les autres manifestent la moindre réaction. Ils appelaient ça une fête mais l’atmosphère qui régnait ne ressemblait en rien à ce qu’on imagine d’ordinaire lorsqu’on parle de fête. L’appartement de Nobue était situé près de la sortie nord de la gare de Chôfu, dans un immeuble d’un étage, une construction en bois et mortier bordant un parking réellement immense. C’était là qu’ils se donnaient rendez-vous, en général le deuxième samedi de chaque mois, en fin d’après-midi, sans que l’objet de leur rassemblement fut véritablement défini. Je parle de bande mais cela ne veut pas dire qu’ils avaient des buts ou des centres d’intérêt en commun. Nobue et Ishihara avaient fréquenté le même lycée. Yano avait rencontré Ishihara au rayon informatique d’une librairie : ils s’étaient mis à parler Macintosh puis s’étaient retrouvés dans un café pas loin où ils s’étaient assis de part et d’autre d’une table, se faisant face pendant près de deux heures sans presque échanger un mot. L’un et l’autre n’avaient tout simplement rien de mieux à faire et, ce faisant, chacun s’était mis à penser qu’il avait rencontré « un être humain paraissant lui ressembler » ; ils avaient échangé leur numéro de téléphone et étaient devenus ce qui semblait être de leur point de vue des amis. Sugiyama était aussi un « ami ». Yano, c’était le seul à avoir passé la trentaine, ils s’étaient connus sur un chantier de construction quelque part à Chiba. Katô voyait en Sugiyama une sorte de « grand frère » et Sugioka était une connaissance de Nobue.
C’était Nobue qui avait proposé d’organiser une fête mais lorsqu’ils s’étaient réunis la première fois dans son appartement – c’était il y a plus d’un an –, aucun préparatif n’avait été fait pour que cette fête ressemblât à une fête. Aucun d’eux n’avait pensé à apporter de quoi grignoter ou boire. Ce qui ne veut pas dire qu’aucun d’eux n’avait jamais participé à une fête. Non, c’était plus simplement que celui qui l’organisait n’avait pas pris la peine de réfléchir à ce qu’il convenait de faire pour la préparer, et, pour les autres, qu’ils ne s’étaient pas posé la question de savoir comment il convenait de s’y impliquer pour que l’ambiance soit bonne : aucun n’avait réfléchi à ça. Nobue, Ishihara, Yano, Sugiyama et Katô, ces cinq-là avaient participé à la première fête, Katô qui avait perdu au jeu de « pierre-papier-ciseaux » était allé acheter quelques One Cup Saké au premier distributeur automatique de boissons qu’il avait rencontré. Ils avaient mis cinq heures à les boire calmement, un calme seulement entrecoupé par le ricanement de celui qui venait soudain de songer à un truc, ou par le récit d’une histoire personnelle que l’un d’eux – se rendant compte à mesure que personne ne l’écoutait réellement – avait continué à raconter de manière décousue. La fête avait pris fin « comme ça », sans qu’on le décidât vraiment.
Le déroulement de leurs fêtes commença à se modifier à partir de la quatrième. C’était une nuit d’hiver et de pleine lune. Sugiyama avait apporté une pile de disques de karaoké. Personne n’avait chanté. Certains s’étaient contentés de fredonner pendant les morceaux. Mais alors qu’ils fredonnaient, la lumière s’était brusquement allumée à la fenêtre d’un appartement en face et une femme super stylée avait entrepris de se dévêtir. Ils s’étaient tous précipités à la fenêtre, leur One Cup Saké à la main, et avaient contemplé le modeste strip-tease et la pleine lune. Cette femme super stylée était devenue pour eux comme une idole ; son apparition leur semblait tenir du miracle et le karaoké qui y était associé avait acquis du coup un statut particulier et autrement plus important que leur ordinateur fétiche. La pratique du karaoké devint inséparable de leurs fêtes mais s’ils se mirent à retenir les paroles des chansons et à les interpréter timidement, deux fêtes s’écoulèrent sans que se représentât l’occasion d’assister à un strip-tease de la femme super stylée. C’est lors de cette seconde « non-apparition » que Nobue leur fit une proposition qui emporta leur adhésion. Dans la bande qu’ils formaient, lorsque cette proposition fut faite, chacun écouta, donna son avis et participa à la prise de décision. C’est ainsi que la proposition se mua en réalité, un événement aussi décisif que l’adoption, il y a sept ou huit cent mille ans, par nos lointains ancêtres de la station verticale lorsque les hommes se mirent à marcher sur deux jambes, bref, une chose absolument inédite pour eux.
Leurs fêtes s’amélioraient peu à peu. À la troisième, Ishihara apporta de quoi grignoter (des ailerons de raie frits, des gâteaux de riz et des crispettes de riz soufflé) et désormais il se trouva toujours quelqu’un pour apporter de quoi boire et manger. À la neuvième, Sugioka ne vint pas avec des ailerons de raie frits, des cacahuètes ou des chocolats, autrement dit avec des produits « secs », mais avec des portions individuelles de salades de macaronis emballées sous cellophane qu’il avait achetées dans un supermarché ou chez un traiteur : cela constitua un véritable petit événement. Dès qu’il parvint à se débarrasser du rire convulsif qui l’avait saisi en découvrant les salades de macaronis, Nobue se mit à disposer devant chacun une assiette et une fourchette. Et comme l’idée que l’on puisse songer à préparer des couverts pour chacun ne leur avait jusqu’à présent jamais traversé l’esprit – y compris celui de Nobue –, l’action de ce dernier fut la source d’un grand moment d’émotion. Que les portions de salades de macaronis achetées chez un traiteur de son quartier puissent produire un tel effet remua Sugioka au point de lui mettre les larmes aux yeux. À leur dixième fête, Yano qui était originaire du Kyushu acheta pour six des nouilles instantanées à la manière de Nagasaki – sur lesquelles il suffit de verser de l’eau chaude et c’est prêt ! – et fut acclamé par les autres. Que le karaoké fut la cause de changements aussi stupéfiants dans le déroulement de leurs fêtes, cette opinion d’abord émise par Nobue et Ishihara devint bientôt l’opinion commune, et cela même après le rituel qui s’inaugura et se répéta après la fête où tout dérapa.
En cette fin d’après-midi du second samedi du mois de juin où il y avait peu à craindre que l’air, les fringues et les sentiments qui les animaient puissent être plus encore saturés d’humidité, Ishihara éprouva une angoisse comme jamais il n’en avait connu. L’angoisse était une sensation qu’aucun d’eux n’avait encore expérimentée. Ils formaient un groupe de six individus que rien ne rapprochait les uns des autres. À deux ou trois exceptions près, ils étaient originaires de régions différentes, n’exerçaient pas le même boulot, avaient été élevés dans des milieux qui ne se ressemblaient pas. Si par exemple Nobue pouvait passer pour un gosse de riches, question physionomie et physique, il était en réalité le fils d’un travailleur journalier de la région viticole de Yamagata et avait presque grandi dans la misère. Yano, dont on aurait pu concevoir selon un certain point de vue qu’il était passé par un lycée et une université de renom, sniffait des substances vicieuses comme le toluène alors que ça ne se faisait plus depuis longtemps. Il en inhalait quotidiennement mais c’étaient ses potes qui souffraient de troubles nerveux, alors que lui, malgré son petit gabarit, se révélait un garçon vraiment costaud, à croire qu’il devait sa santé au toluène, quant au lycée, il n’y allait quasiment jamais et avait fini par en être exclu quand on avait découvert qu’il se droguait. Sugiyama, lui, qu’on ne pouvait s’empêcher d’imaginer sur le point de se suicider tant il affichait un air lugubre et une mauvaise mine, ses ricanements stupides et incontrôlés étaient en réalité la preuve que l’idée même de suicide lui était absolument étrangère. S’ils présentaient certaines variations dans les traits de caractère, ce qui les réunissait était le fait d’avoir renoncé à s’impliquer positivement dans la vie, sous quelle forme que ce fut. La responsabilité ne leur en incombait pas entièrement : elle relevait d’une tendance générale dans laquelle les mères avaient joué un rôle déterminant. Ce n’était d’ailleurs pas à proprement parler une tendance générale mais plutôt l’expression d’un oppressant système de valeurs reposant sur l’idée que rien de nouveau ne se produirait jamais sous le soleil.
S’il fallait leur trouver encore un autre point commun, la chose, quoique difficile à comprendre, résiderait dans ce qu’on pouvait appeler une cohésion cellulaire et qui ne se traduisait pas par le fait de balancer des blagues épatantes ou de former d’ingénieux jeux de mots, mais qui les contraignait au contraire à rire d’événements n’ayant rien de particulièrement grotesque ou extravagant. C’étaient des êtres humains qui ricanaient souvent.
Ils ne se mettaient pas à rire soudain tous ensemble, non, il y en avait un qui éclatait brusquement d’un rire stupide, comme possédé, obéissant à un timing absolument différent des autres. Et celui qui s’esclaffait abruptement donnait l’impression de ne pas vraiment savoir pourquoi ni de quoi il riait, il riait comme il aurait éternué ou été pris d’un hoquet, un rire nerveux et spasmodique. Un observateur étranger aurait pu constater comment le ricanement qui saisissait l’un s’apaisait en passant à un autre, si bien que les rires ne cessaient jamais sans pour autant donner l’impression que ces jeunes s’éclataient. Pour eux, nés dans la seconde moitié de l’ère Showa (1926-1989), « rire » n’était plus synonyme de « s’éclater ».
C’est au cours de l’une de ces fêtes qu’Ishihara éprouva une angoisse. Une angoisse qui refusa de se dissoudre quand bien même l’un d’eux faisait aux autres une confession qu’ils n’écoutaient pas comme de coutume, qu’un rire nerveux fusait dans la pièce et que le temps passait ainsi, avant que n’approche l’heure du rituel et que tous, bientôt excités, n’entrent dans la phase d’échauffement en pratiquant à blanc des « pierre-papier-ciseaux ». Cette angoisse le taraudait encore lorsque Saison des amours de Pinky & Killers, la chanson retenue pour le rituel de ce soir-là, se répandit dans la pièce, filtrant doucement des enceintes, chacun répétant dans son coin le texte des paroles chantées par Pinky en attendant que le sort désigne celui qui aurait à tenir le rôle du chanteur principal.
Ishihara était surpris par l’aspect physique que prenait cette angoisse qu’il sentait grossir en lui. Il n’avait jamais fait d’expérience de ce genre. Il était certain qu’il n’était pas en train de prendre conscience d’une présence qui aurait déjà été là, en lui, d’une manière insidieuse. Cette angoisse était absolument nouvelle et il se la représentait comme un fœtus. Elle lui envoyait un signal menaçant, pour ainsi dire électromagnétique, lui intimant de ne pas faire semblant de l’oublier, à l’instar du fœtus dans la phase terminale de grossesse qui cogne de ses pieds les parois de l’utérus pour manifester sa présence. Ce signal affaiblissait ou affolait par intermittence son rythme cardiaque, forçant son esprit à se recroqueviller, à focaliser son attention sur le cordon ombilical, imaginaire tuyau d’incendie qu’il voyait s’étirer depuis le fœtus. Ce signal était si désagréable qu’Ishihara éclatait de plus en plus fréquemment d’un rire stupide comme s’il espérait que ce rire l’en protégerait ou parviendrait à le détourner. La fréquence des rires était devenue telle que les autres commençaient à se demander s’il n’était pas en train de perdre la raison.
Nobue murmurait de plus en plus souvent à l’oreille de Yano : « Hé, si ça s’aggrave encore, on le prend et on va le jeter quelque part, ok ? »
Yano qui avait toujours éprouvé un sentiment de malaise à l’idée de jeter quoi que ce soit frissonna lorsque Nobue parla de « jeter » Ishihara. Yano avait acheté son Leica dans une boutique d’appareils photo tenue par un type avec un œil de verre durant un « Gourmet Tour » à Hong-Kong auquel il avait participé en compagnie d’autres employés de sa boîte, un voyage organisé autour d’un concept douteux qui consistait à bouffer et à se balader. Il possédait déjà un Olympus Pen que lui avait payé son père et il s’était récemment rendu compte que ce qui l’attirait intrinsèquement dans la photographie n’était pas de capturer dans un cadre une image mais plutôt de diriger l’objectif sur un objet avec l’intention de l’y « jeter » en pressant sur le déclencheur. Si le fait de prendre une photo lui faisait éprouver un sentiment de catharsis, la réalité était qu’il aurait préféré par ce geste se débarrasser des « objets », voire si possible des « êtres humains ». Une étrange histoire – une femme que son propre fils est contraint d’abandonner dans une montagne inaccessible pour respecter les prescriptions d’un groupe – qui aurait immédiatement fait vomir de dégoût n’importe quel immigré, n’importe quel descendant d’esclaves ou réfugié politique, avait fait l’objet d’un roman récemment adapté au cinéma : cette histoire avait profondément ébranlé Yano. Jeter une chose qui compte réellement pour soi, abandonner une chose devenue inutile, jamais Yano n’avait pu faire l’expérience d’un tel geste. S’il avait été une femme par exemple, il lui aurait suffi de tomber enceinte, donner naissance à l’enfant puis l’abandonner, se disait souvent Yano, comme il pensait aussi qu’en se travestissant en femme et en abandonnant quelque part une Barbie à son image, il parviendrait sans doute à éprouver un sentiment comparable, encore que, dans le même temps, il comprit qu’en poussant les choses jusqu’à ce point, il franchirait une limite lui interdisant tout espoir de retour. Bon, ben, je suis un homme, finissait-il par murmurer et il attendait l’occasion d’être en mesure de jeter une chose réellement essentielle. Yano, à l’instar de ses « amis », n’avait jamais rien « jeté » ni même été « jeté ».
Au terme d’une crise de cachinnation qui joua sur les nerfs de ses petits camarades, Ishihara parvint à se calmer et se joignit au restant du groupe qui s’échauffait sur des tours de « pierre-papier-ciseaux ». Ces luttes de « pierre-papier-ciseaux » avaient pris pour eux la forme d’un nouveau rite d’importance, c’était un prélude indispensable. Ce jeu n’était évidemment pas un exercice pour lequel on pouvait à proprement parler s’entraîner. Pourtant, chacun avait réellement l’impression de s’échauffer et s’y appliquait dans cet esprit. Nobue, par exemple, en était venu à la conclusion que Yano commençait par « pierre » et Sugiyama par « papier », et il s’en félicitait bruyamment même si le fait de s’exprimer de manière plus ou moins forte ne changeait rien puisque personne ne l’écoutait. Yano observait consciencieusement sa main former tantôt « pierre », tantôt « ciseaux » et tantôt « papier ».
Il semblait même très attentif à la forme de sa main lorsqu’elle faisait « ciseaux », corrigeant sans cesse l’angle formé par l’index et le majeur, en marmonnant. « Lorsqu’on modifie l’angle au sommet d’un triangle isocèle formé par des segments de même longueur, les fonctions relatives à cette modification ne peuvent absolument pas être identiques selon qu’elle se produit dans un espace euclidien ou non euclidien… » Sugiyoka jetait alternativement devant lui sa main droite ou sa main gauche : « Laquelle exprime mon vrai moi ? » interrogeait-il sans que personne ne relève. Katô qui soutenait la thèse que la psychologie secrète d’un individu modifiait imperceptiblement les lignes d’une main s’efforçait de lire dans les lignes de sa main gauche. S’il voyait un frisson courir sur sa ligne de vie, c’était que son adversaire était sur le point de lui opposer « papier ». Sugiyama frottait le creux de sa main gauche avec un glaçon sous prétexte que le froid revigorait également une paire de testicules. Ishihara posait d’abord sa main droite à plat sur sa tête, puis lançait des « pierres » ou des « ciseaux » en disant « pierre » ou « ciseaux » à chaque fois. Et il demandait tout haut : « Pourquoi est-ce que je sais toujours ce que je vais faire, et que les autres ne le savent jamais ? »
Ce soir-là, ils burent de la bière et du vin en plus d’un One Cup Saké. Question grignotage, ce fut le beef jerky qui eut les honneurs de la soirée même si l’on trouva encore de la salade de macaronis – qui avait ouvert une nouvelle ère – et des cacahuètes, mais, du point de vue du visuel et de l’arôme, elles ne parvinrent pas à concurrencer le beef jerky. C’était Katô qui bossait dans une petite boîte d’importation de produits alimentaires qui avait apporté le beef jerky. Katô se nourrissait principalement des produits importés par sa boîte et il n’aurait jamais cru que ce dont il se nourrissait quotidiennement puisse à ce point provoquer l’enthousiasme des autres. Katô mangeait essentiellement du maïs géant en provenance du Mexique et lorsqu’il avait envie de viande, il plongeait dans de l’eau chaude du beef jerky fabriqué aux États-Unis par une entreprise appelée Tengu, accommodait ensuite la viande ramollie comme pour un sukiyaki ou un shabu-shabu, c’était selon. Lorsque c’était de légumes dont il avait envie, il consommait des abricots marinés made in People’s Republic of China, qu’il avalait sans jamais s’être posé la question de savoir si l’abricot était vraiment un légume. Katô qui s’était dit que peut-être les autres seraient bien contents d’y goûter ne se doutait pas de l’enthousiasme qu’allait provoquer l’apparition du beef jerky, un enthousiasme absolument inédit dans la petite bande que traduisit un silence stupéfiant lorsqu’il jeta quatre sachets de « Teriyaki beef jerky » de la marque Tengu sur les tatamis de la pièce de Nobue. Ce n’était pas qu’aucun d’eux n’avait jamais mangé de beef jerky, mais plutôt que cette énergie dont ils se sentaient traversés les rendait incapables de concevoir comment il convenait de fêter ou de conjurer la présence surréaliste de beef jerky sur les tatamis, de cet aliment séché et salé qui repoussait les frontières spirituelles entre lesquelles ils évoluaient. Si le beef jerky produisait cet effet, qu’en serait-il avec du « crabe velu » ou une conserve de Stone Crab ? Voilà ce qu’on aurait pu se demander face au silence qui régnait alors qu’ils portaient à leur bouche des morceaux de viande séchée. Accompagné de vins de la région de Yamanashi et du Portugal, le stock de beef jerky fut bientôt consommé ; Ishihara lâcha un rire bête et nerveux ; le moment était venu de s’entraîner à « pierre-papier-ciseaux » et c’est précisément comme la compétition allait commencer que Nobue fit une découverte qui les plongea tous dans un incroyable état d’excitation.
La lumière se fit brusquement – cela n’était pas arrivé depuis des lustres – à la fenêtre de l’appartement d’en face et derrière le rideau soudain transparent, la silhouette de la femme super stylée dont il a déjà été question se détacha en ombre chinoise. Sous le coup de l’émotion, Sugiyama étrangla un cri et se mordit la main gauche pour se contenir. La femme super stylée dénoua d’abord sa chevelure dans laquelle elle passa distraitement deux ou trois fois le peigne d’une main pour lisser ses longs cheveux répandus sur ses épaules. Ce fut suffisant pour déclencher un beau tumulte dans l’appartement de Nobue. Ishihara balbutia même un : « Ça dérange personne si je me masturbe là, tout de suite ? » Il n’y avait pas qu’Ishihara d’ailleurs à avoir eu cette pensée, elle les avait tous traversés au même instant, mais lorsque la femme super stylée défit le premier bouton de son chemisier, il émana de cette silhouette derrière le rideau un sublime halo d’inviolabilité qui leur rendit aussitôt impossible toute tentative de s’astiquer. Lorsque la ligne des épaules et du dos se découpa et que la femme abaissa sa jupe, Yano, Sugioka et Katô en eurent les larmes aux yeux. « Ce doit être comme ça, dit Nobue, quand on voit un ovni ou qu’on découvre la Terre depuis un hublot de la navette spatiale. » Les autres acquiescèrent. La femme se débarrassa de sa petite culotte, dégrafa son soutien-gorge et sa silhouette disparut de leur champ de vision.
« Une douche ! » hurla Nobue.
Elle va prendre une douche ! répétèrent-ils tous d’une seule voix comme un chœur d’écoliers dans un club de théâtre.
« Cette femme va prendre une douche. »
(Le chœur) : Une douche !
« Cette femme va prendre, maintenant, une douche, brûlante et sexy. »
(Le chœur) : Une douche !
« Cette douche est un miracle. »
(Le chœur) : C’est un miracle !
« La douche est un miracle ! »
(Le chœur) : Un miracle !
« De ces milliers de petits trous… »
(Le chœur) : Milliers de petits trous…
« Une eau chaude va jaillir… »
(Le chœur) : Regardez, regardez, regardez…
« C’est un miracle ! Voilà un miracle. »
(Le chœur) : Oui, oui, oui, miracle !
Voilà comment ils parvinrent, en hurlant ce chant incantatoire en réponse, à contenir l’excitation qu’ils avaient sentie si puissamment monter en eux. Ils retournèrent vider leur verre de bière ou de vin, baignant dans la clarté d’un bonheur ineffable.
C’est alors qu’ils procédèrent au concours « pierre-papier-ciseaux ».
Comme il avait été convenu que le thème de la soirée serait la Saison des amours, ce n’est pas en lançant les habituels « jan-ken-pon » qu’ils exécutèrent leur « pierre-papier-ciseaux » mais des « jan-ken-PINKY » en hommage à l’interprète de la chanson.
Nobue fut éliminé le premier. Il se laissa tomber sur le tatami, roula sur lui-même de frustration et, comme la règle voulait que ce fût lui qui devînt le chauffeur de la soirée, Sugiyama lui passa les clés du véhicule. Nobue sortit mettre le moteur en marche.
La victoire finale revint à Ishihara. Il bondit de joie à l’instant où il battait son dernier adversaire. « Yeah ! » lâcha-t-il, avec un plaisir immense aussitôt vrillé d’inquiétude : se réjouir à ce point avait-il réellement un sens ? Il se sentit soudain angoissé. Il allait s’avérer en définitive que l’angoisse d’Ishihara était pleinement justifiée.
La chanson de ce soir étant Saison des amours, il avait été uniquement nécessaire de désigner le gagnant final, qui serait le chanteur, et le premier exclu, qui servirait de chauffeur. Évidemment, s’il s’était agi d’une chanson de Uchiyamada Hiroshi & Cool Five, ou de Danny Iida & Paradise King, voire des Three Funkys ou des Three Graces, il eût été indispensable de déterminer un classement plus précis.
Ishihara, heureux comme pas un d’avoir terminé premier, avait poussé un hurlement et entamé une danse, bien caractéristique de lui, pensèrent les autres. Il y avait cette angoisse qui le taraudait et qu’il ne comprenait pas, et il avait dû probablement penser que la meilleure chose à faire était encore de bouger son corps, que quelque chose en sortirait. Cette danse, Ishihara l’ignorait évidemment mais elle ressemblait étrangement à la parade amoureuse à laquelle procèdent les tremugias, une espèce de rongeurs ressemblant à un croisement de tamias et d’écureuils vivant dans le désert du Kalahari. Il fléchissait légèrement les genoux, lançait son cul en arrière, les deux mains sur sa poitrine, oscillant ainsi de haut en bas en couinant : Koun koun koun koun !
Chacun emporta ses affaires et embarqua à bord du Toyota Hiace. Yano, le second éliminé à « pierre-papier-ciseaux », commença aussitôt l’inspection du matos et ce n’est que lorsqu’il donna son aval que Nobue, au volant, démarra le Hiace. La tension qu’ils partageaient à l’idée que le rite allait bientôt commencer les contraignait à murmurer à voix basse des trucs rien que pour eux. Ce qu’ils disaient avait rapport chez la plupart avec le strip de la femme super stylée entraperçu furtivement un moment plus tôt ; Yano par exemple, dans l’obscurité qui régnait dans le fourgon, gardait les yeux plissés derrière la ligne horizontale que formait la monture de ses lunettes : c’était trop, c’était trop, c’était trop, super trop, balbutiait-il en rigolant ; Katô caressait de sa main gauche l’arrière de son crâne déjà passablement dégarni en murmurant un truc qu’on ne comprenait pas vraiment, quelque chose comme : j’me suis bien eu mais le problème, c’est maintenant.
Le Toyota Hiace piloté par Nobue traversa la rivière Tama, passa le long du Yomiuri Land et s’engouffra sur l’autoroute Tomei. À l’entrée de Kawasaki, il bifurqua vers Odawara-Atsugi, quitta l’autoroute à Ninomiya en passant par la voie rapide pour rejoindre l’endroit que Yano et Katô avaient découvert par hasard, un coin désert le long de la côte où personne ne venait jamais et où stoppa le véhicule. Nobue qui avait fini dernier à « pierre-papier-ciseaux » dut, selon le règlement qu’ils avaient édicté, rester vingt minutes assis au bord de l’eau. Il s’assurerait ainsi que personne ne venait jamais ici. Une fois, Yano avait déniché un terrain vague, dans un alignement de hangars le long de la baie de Tokyo, qui s’était avéré servir de lieu de rendez-vous irréguliers où s’effectuaient de secrètes transactions ; ils avaient été découverts par deux jeunes à moto qui les avaient délogés et avaient fracassé une vitre du Toyota en cognant dessus. Nobue et les autres n’avaient vraiment pas apprécié. Non pas qu’ils aient eu la violence en aversion. Sugioka faisait du karaté et de la boxe française depuis le collège et avait la triste habitude de provoquer des types qui avaient visiblement l’air plus coriaces que lui question baston. Il s’était déjà fait fracasser quatre fois le crâne. Yano qui, à l’âge de dix-huit ans, avait rejoint sans vraiment savoir pourquoi un groupe d’extrême droite allait s’entraîner au tir à l’arbalète sur des rats des champs dans la région de Nagano. Nobue et Ishihara avaient laissé plusieurs fois KO leurs adversaires au cours de bagarres après une beuverie mais uniquement lorsqu’ils pouvaient les attaquer par-derrière. Sugioka possédait une collection de plus d’une centaine d’armes blanches, du canif au sabre de samouraï, il en portait toujours au moins une ou deux sur lui et aimait les planter dans les murs ou les troncs d’arbres, les ficher dans des sacs de cuir remplis de sable. Il lui arrivait même, dans les moments de crise, de crever à petites incisions la peau luisante de poupées gonflables d’occasion. Katô était obsédé par un fantasme où il se voyait tuer méthodiquement et avec lenteur un nouveau-né ou un enfant – une existence incroyablement faible et fragile – et ce fantasme l’obsédait à tel point qu’il était persuadé de ne pouvoir s’en débarrasser qu’en passant précisément à l’acte. Ce n’était pas la violence qu’ils détestaient mais le contact avec autrui. Ils redoutaient au plus haut point d’être interpellés par des inconnus ou d’avoir à s’expliquer avec des gens qu’ils ne connaîtraient pas.
— Sugioka avait raison. On dirait qu’il ne vient jamais personne ici. J’ai aperçu juste un chien avec une tête de sardine dans la gueule. Je lui ai balancé une caillasse en visant les couilles mais je l’ai manqué, il s’est tiré !
Quand Nobue eut parlé, les autres poussèrent un cri lugubre d’approbation dans la nuit et descendirent du véhicule en emportant leurs affaires. Nobue et Yano transportèrent le matériel dans l’obscurité. Un câble sur enrouleur, une caméra vidéo 3-CCD Hi Vision et un trépied, un projecteur directionnel de cinq cents watts et son trépied, une monstrueuse radiocassette-CD et une paire d’enceintes Bose, un jeu de microphones Sennheiser, qu’ils déposèrent péniblement sur la première marche d’un escalier de pierre descendant vers la plage. Les autres, à commencer par Ishihara, avaient commencé à se changer dans l’ombre du Toyota Hiace : pantalon de velours pattes d’éph, souliers vernis, veste de soirée de velours également sur chemise à jabot en soie et ceinturon, nœud pap, chapeau melon, enfin fausse moustache, canne et gants blancs, seul Ishihara passa du rouge sur ses lèvres tout en gloussant nerveusement, hihihihihihihihiihihihihiihiihihi, fixa de faux cils sur ses yeux et enfila une perruque qui lui faisait une coupe au bol. Fringués exactement comme si Pinky & Killers étaient de retour parmi nous, ils descendirent sur la plage pour se caler face au large et aux minuscules lumières des bateaux de pêche qui miroitaient au loin. Ishihara s’avança encore d’un pas et, petit doigt levé, attrapa le microphone : « Vous êtes prêts ? » demanda-t-il. Yano enfonça la touche clignotante de la radiocassette, libérant par la paire de Bose 501 l’intro de Saison des amours qui se répandit en échos dans la nuit et sur l’océan, puis Ishihara lança en direction des vagues un je ne pourrais oublier à vous coller la nausée et tous les crabes du coin regagnèrent précipitamment leur trou. Ishihara avait, semblait-il, oublié son angoisse pendant qu’il chantait.
C’est le lendemain du rituel que l’angoisse devint réalité.
Le facteur déclenchant en revint à la gueule de bois que tenait Sugioka. Après avoir accompagné Ishihara une quarantaine de fois dans Saison des amours et parcouru la courte distance qui séparait l’appartement de Nobue du sien dans le centre de Chôfu, en proie à une excitation qui ne voulait pas retomber et qui l’empêcha de dormir jusqu’à ce que, après avoir traîné un moment dans Shibuya, il eût acheté à une fille au visage affreusement pâle une plaquette de somnifères aussitôt croqués à pleines dents et avalés avec une bière, il parvint un temps à s’endormir pour refaire surface sur le coup de dix heures du matin, le corps aussi lourd qu’une pierre tombale. Épuisé, les nerfs à vif, comme n’importe qui dans de pareilles circonstances, il avait la sensation que son corps avait sombré dans un état de catalepsie totale à l’exception d’une unique connexion nerveuse qui paraissait relier directement son cerveau à la partie inférieure de son corps, autrement dit à sa bite qui le titillait avec agacement. Sugioka avait déjà eu l’occasion de faire ce genre d’expérience mais il se trouvait aujourd’hui dans un état bien pire : il hésita longuement entre se passer une vidéo porno et se branler jusqu’à s’éclater le gland ou bien se traîner jusqu’au Pink Saloon ouvert le matin non loin de la gare de Chôfu ou bien encore se taper Eriko, la poupée gonflable sur laquelle n’avait pas encore couru son coutelas, Eriko qui d’après la brochure offrait des sensations incomparables question sodomie avec son petit trou, et ce n’est qu’après avoir pesé le pour et le contre de chacune des alternatives — et cet effort-là se faisait à mesure de plus en plus douloureux – qu’il taillada un traversin d’un confort pourtant remarquable avec la lame de vingt centimètres d’un couteau de montagne de la marque Güstag de fabrication suédoise, geste qui lui donna le vertige, et c’est dans cet état halluciné qu’il sortit dans Chôfu. Il avait passé un couteau dans la ceinture de son jean qu’il dissimula sous un imperméable en vinyle. Il marchait dans une rue commerçante qui menait au supermarché Ito Yokado lorsqu’il remarqua une femme entre deux âges tenant un sac plastique contenant ses achats. La femme portait une robe comme en portent les femmes de sa génération, une robe blanche dans laquelle elle marchait en roulant du cul, une curieuse odeur de sueur s’exhalait de son front et de ses aisselles, avec toujours ce sac pendu à un bras renfermant des palourdes, du tofu à l’œuf, une branche de céleri, des pains au curry et Dieu sait quoi encore.
Les lignes que dessinait le cul ondulant de cette femme dans les yeux injectés de sang de Sugioka semblaient former les mots « prends-moi ». De quoi ?
Tu veux que je t’baise ? pensa Sugioka qui se rapprocha de la femme pour mieux l’observer comme elle accélérait le pas. Comme son regard s’attachait au dos de cette femme, Sugioka eut l’impression de voir l’être vivant le plus obscène qu’il eût jamais vu. Le seul être vivant qui lui avait paru jusque-là aussi obscène était un hippopotame qu’il avait surpris en train d’uriner lors d’une excursion en quatrième année d’école primaire, avec ses deux mollets grotesques sur lesquels couraient des veines rouges et bleues et quelques poils noirs épars. C’est répugnant, pensa Sugioka. Lorsqu’il se fut approché à moins de cinquante centimètres de la femme, il sentit l’odeur des palourdes s’échapper du sac plastique, il aperçut sur cette nuque un gros grain de beauté d’où s’étirait un long poil noir et il sentit ses yeux s’emplir de larmes. Quelle misère ! pensa-t-il. Il continua à marcher derrière la femme et, alors qu’ils longeaient le terrain de sport d’une école où plusieurs enfants jouaient au foot, au moment où celui qui avait le numéro 6 inscrit sur son maillot marquait un but d’une tête plongeante, Sugioka donna un coup de reins en avant et heurta le cul de la femme. Et poc !
Regard de la femme se retournant.
Son maquillage avait commencé à fondre sous la sueur, un filet de mucus verdâtre coulait à la commissure des lèvres, furieuse, le trou de ses narines largement dilaté, elle fronça des sourcils qu’elle avait dû dessiner avec un fard de mauvaise qualité. Sugioka qui riait d’un air niais ne se rendait pas compte qu’il bandait incroyablement dur. Comme il relançait plusieurs fois ses reins en avant, la femme se mit à pousser un hurlement digne d’une sirène.
« aaah ! Mais que faites-vous ? À l’aide ! » En proie à une étrange panique à la vue de ce qui lui apparaissait comme la forme de vie la plus discordante au monde, Sugioka sentit monter à hauteur du cul de la femme l’odeur fétide des palourdes. Pris d’un sentiment de terreur incompréhensible, il plaqua son couteau Güstag sur la gorge de la femme d’où retentissait la sirène et tira un trait horizontal vers lui. Le sang jaillit aussitôt. Sugioka s’enfuit en riant niaisement. En se retournant, il vit la femme s’effondrer.
Il n’y avait personne dans la rue.