— Qu’est-ce que je vous disais ? L’endroit est réputé pour son cadre propice aux escapades amoureuses mais on sait peu qu’il est également une réserve d’armements en tout genre ! déclara Suzuki Midori en s’emparant d’une bouteille de bière. Elle n’oublia pas d’incliner le verre afin qu’il ne se remplisse pas complètement de mousse. Depuis la mort d’Iwata Midori, le visage éclaté par une balle, Suzuki Midori avait tacitement adopté un comportement de meneuse. Les trois autres Midori l’imitèrent et se mirent à remplir leurs verres. Elles se versaient à boire en s’observant les unes les autres. Toutes quatre connaissaient la signification de l’acte de se servir soi-même. Cela voulait dire qu’il n’y avait personne pour remplir leur verre, et qu’elles-mêmes n’avaient à le faire pour personne. Cela apparaissait une réalité indubitable mais qui aurait été inimaginable lorsqu’elles étaient encore six. Lorsqu’elles se retrouvaient pour boire au domicile de l’une ou de l’autre, elles ne manquaient jamais de se solliciter en approchant qui un verre qui une bouteille : « Tu en prendras bien un autre ? », « Puis-je te servir ? », etc. Parmi les Midori restantes, à l’exception de Takeuchi Midori, les autres avaient une activité professionnelle et connaissaient parfaitement la coutume d’origine européenne qui voulait qu’un homme serve une femme, que l’hôte s’attache au service de ses invités lors d’une fête ou d’une réception, plus particulièrement pour le service du vin. Récemment au Japon, les voyages d’entreprise entre collègues avaient connu quelques transformations depuis que certaines employées avaient poursuivi pour harcèlement sexuel leurs collègues masculins qui réclamaient qu’elles les servent. Les quatre Midori survivantes trouvaient très triste d’avoir à se servir soi-même et cela se lisait dans le regard qu’elles posaient sur les autres en train de se verser à boire.
— Voilà, annonça Suzuki Midori tandis que les trois autres levaient leurs verres.
Depuis la mort de deux d’entre elles, elles avaient plus ou moins pris conscience d’une chose : leur propre père mis à part, aucune n’avait envie – un authentique désir – de verser à boire à un homme ou que cet homme leur serve à boire. À présent qu’elles approchaient de la quarantaine, elles doutaient même qu’il puisse leur être donné l’occasion de rencontrer un tel homme. Elles ne trouvaient d’ailleurs pas cela affligeant. Elles étaient convaincues que la faute en revenait à l’environnement dans lequel elles évoluaient, à ce qu’on appelait, par exemple, le foyer, les clubs auxquels elles appartenaient, leur vie sociale ou professionnelle. Espérer passionnément rencontrer un tel partenaire paraissait presque inconvenant et, réflexion faite, ne présentait aucun caractère de nécessité. Voilà pourquoi ces « Tu en prendras bien un autre ? », « Puis-je te servir ? » finissaient par cristalliser toutes les nuances que pouvait décliner le geste de se servir soi-même. Pourquoi prenaient-elles vaguement conscience de ces choses restées jusqu’alors informulées ? Parce que deux de leurs amies venaient de trouver inopinément la mort. Ces deux Midori étaient mortes sans en avoir pris conscience et n’en auraient plus jamais l’occasion. C’est pour cette raison que nous autres, nous ne les oublierons pas : cela n’a rien à voir avec la peine que nous cause leur mort, nous nous versons nous-mêmes à boire et fièrement vidons notre verre parce que pour nous subsiste encore – même infime – un espoir…
Santé !
Les quatre Midori levèrent lentement leur verre.
À la réussite de notre plan…
Le lendemain, dimanche, et jusqu’à l’heure du rendez-vous du soir, les quatre Midori tuèrent le temps autour du lac de Yamanaka, en louant des bicyclettes pour se promener sur les chemins, en déjeunant dans un restaurant italien perdu dans les bois, au design intérieur aussi chic que la carte était alléchante quoique en définitive la cuisine y fût très mauvaise, en disputant une partie de tennis et, pour finir, en faisant le tour sur le lac à bord d’un bateau-cygne.
— J’ai fréquenté un moment un homme qui n’avait en tête, sitôt qu’on se retrouvait dans une station touristique, que de louer des vélos. J’avais l’impression que c’était il y a bien bien longtemps mais à la réflexion, ça ne fait environ que sept ans.
Le loueur de bicyclettes se trouvait à dix minutes à pied de l’auberge, c’était un garage au toit en tôles ondulées devant lequel un vieil homme sur un transatlantique semblait dormir, la tête couverte d’un chapeau de paille. Elles lui empruntèrent deux « tandems en amoureux » colorés dans des jaunes et roses et partirent sur un chemin qui s’éloignait dans les bois, deux voitures auraient eu peine à s’y croiser et il baignait encore dans la brume du lac, sentait bon les herbes et la terre.
— Alors, tu as dû faire du vélo un peu partout ?
— Oui, mais je ne me souviens pas d’avoir fréquenté beaucoup de stations touristiques. Le seul endroit dont je me souvienne, c’est le Canada.
— Wouah ! Tu en as de la chance ! Le Canada, ça a l’air vraiment bien, on en parle souvent à la télévision.
— Je ne connais que Vancouver. Il y était allé pour un voyage d’affaires et je l’y avais rejoint en secret. Je n’y suis restée que trois jours mais c’est vrai que les paysages sont très beaux. Il n’y avait rien à faire là-bas ! Je me souviens uniquement d’avoir fait du vélo !
— Henmi, mais qu’es-tu en train de nous raconter ? Je n’ai pas souvenir que tu en aies déjà parlé ! Ne nous parlerais-tu pas d’une liaison adultère ? Parce qu’à cette époque, tu étais mariée, si je ne me trompe ?
— Nous étions déjà séparés, on ne vivait plus ensemble. Cet homme qui aimait tant la bicyclette était dans la même situation. À Vancouver, tu sais, y a pas grand-chose à voir, alors à part le vélo, on a fini – comme par nécessité – par aller visiter le zoo, un petit zoo qui, à la différence de celui d’Ueno ou de Tama, possède un portail d’entrée impressionnant – où tu achètes les tickets – avec un animal peint comme s’il s’était échappé d’un conte de fées. J’sais pas comment le décrire mais je m’en souviens très bien encore maintenant. C’est même la seule chose dont je me souvienne parfaitement.
— Quel animal ? Un grizzly, un renne ?
— Un loup blanc. L’attraction principale de ce zoo est un loup blanc, comme à Ueno c’est un panda. Il y a toujours beaucoup de monde devant sa cage mais lorsque nous y sommes allés, le soleil avait commencé à décliner, il n’y avait presque personne et je me souviens parfaitement du moment où nous avons pris les billets d’entrée : j’avais déjà un peu plus de trente ans mais j’étais excitée comme une gamine.
— À cause du loup blanc ?
— Oui, je crois que le loup blanc y était pour beaucoup. Il y avait bien sûr aussi cet homme mais je ne me souviens plus très bien de lui. Faut dire qu’on ne s’est pas fréquentés très longtemps. En revanche, je peux revoir ce loup blanc rien qu’en fermant les yeux. Il n’y en avait d’ailleurs pas qu’un mais les autres loups se trouvaient dans une autre cage, très vaste. Je parle de cage mais c’était plutôt d’immenses rochers, grands comme des terrains de volley-ball. Il y avait des barreaux. Nous y sommes retournés trois fois et les trois fois, ce loup était installé au point le plus élevé du rocher et fixait sans bouger quelque chose au loin. Je me souviens même d’avoir demandé s’il était vivant ! « Il est vivant celui-là ? » J’ai pas souvent l’occasion de faire du vélo, c’est pourquoi j’y repense dès que je me retrouve sur une bicyclette : ce rocher gris au sommet duquel un loup blanc immobile et moi qui demande : « Il est vivant celui-là ? Il est vivant celui-là ? Il est vivant celui-là ? »
Le restaurant italien dont le nom à rallonge paraissait improbable, Monte Valviarini de Noventa, était situé au milieu des bois parmi un ensemble de résidences secondaires, une bâtisse extravagante en béton, un assemblage de triangles, de cubes et de sphères d’où un homme, un étranger vêtu d’un smoking fatigué, sortit pour les accueillir sur le pas de la porte par un irashyaimase de bienvenue lorsqu’elles arrivèrent en tandem. L’homme n’était visiblement pas italien mais plutôt originaire du Proche-Orient ou d’Amérique du Sud. Les quatre Midori commandèrent des spaghettis, un carpaccio, un minestrone et des linguines. Il n’y avait aucun autre client dans le restaurant, ce qui disait assez l’ampleur de la crise économique, les spaghettis à la carbonara étaient, à la surprise générale, recouverts d’œufs durs émiettés.
— J’ai une collègue dans ma boîte qui s’appelle Akemi, une fille de vingt-trois ans, qui s’est mariée récemment. Comme ça nous arrive parfois depuis quelque temps d’aller prendre ensemble un thé, elle m’a même invitée à son mariage. Cette fille que je pensais tout à fait ordinaire, eh bien, un jour, elle me téléphone : « Midori, tu sais, je trompe mon mari », qu’elle me dit !
— Mais ne vient-elle pas de se marier ?
— Si, il n’y a pas plus de deux mois. Elle dit tromper son mari mais c’est avec un homme qu’elle connaissait déjà, bien avant son mariage. Il correspondait plus à son type d’homme mais comme il ne lui avait jamais proposé le mariage et qu’elle se voyait bien mariée, elle en a épousé un autre qu’elle voyait aussi dans le même temps. Son mari est un fonctionnaire. Question sexe, c’est pas vraiment ça, ça tourne vite court, et question conversation, rien d’intéressant non plus. L’amant, lui, il tient une boutique dans le quartier d’Aoyama, il joue dans un groupe de rock, il sait comment se procurer de la dope facilement. Il a d’autres filles mais ils se voient malgré tout à peu près tous les deux jours. Il y a deux semaines environ, son fonctionnaire de mari a tout découvert, et vous savez comment ? Il a trouvé une capote que l’autre avait « oubliée » dans Akemi, le truc incroyable, alors elle qui n’avait pas envie de complications, elle lui a tout avoué. Mais : « Ne me quitte pas, tu peux voir ce type, je ferme les yeux mais surtout ne me quitte pas. » Il la supplie en chialant ! Vous le croyez ça ?
À mort ! Ce type ne mérite pas de vivre, décidèrent les quatre Midori avant de prendre, après le déjeuner, la direction du court de tennis.
Parvenues en tandem au court de tennis par un chemin de terre, elles empruntèrent balles et raquettes à l’accueil, une sorte de chalet montagnard où un garçon au visage couvert d’acné leur dit de prendre le court B. Elles entamèrent un double. Aucune n’avait jamais joué au tennis. Incapables de réussir même un service, il y avait peu de chances qu’elles continuent longtemps à jouer ainsi et pourtant, elles passèrent environ une heure à s’ébattre bruyamment, sans rien céder aux groupes de jeunes gens qui occupaient les courts mitoyens. Elles avaient loué le terrain pour deux heures mais avec le style de jeu qu’elles avaient adopté et qui consistait à bondir joyeusement sur place dès que l’une d’elles parvenait à toucher une balle avec la raquette, elles finirent par se lasser, prirent position sur un banc et ingurgitèrent une boisson énergétique en échangeant quelques plaisanteries douteuses. Aucune d’entre elles n’avait transpiré mais elles se sentaient merveilleusement bien pour l’unique raison qu’elles jouaient au tennis au bord d’un lac – l’image leur suffisait. C’est alors que Tomiyama Midori, contemplant le mont Fuji qui paraissait immense vu d’ici, déclara :
— Je suis déjà venue ici autrefois. Je dis ici mais je ne veux pas dire sur ces courts de tennis, au bord de ce lac. Je me demande comment j’avais fait pour l’oublier. On venait dans une maison de vacances que la banque où travaillait mon père mettait à disposition de ses employés. Oui, si le mont Fuji est là, ce devait être très exactement sur la rive opposée du lac. D’ici, il faudrait faire le tour de la moitié. J’ai l’impression que nous venions ici systématiquement en été, et comme un employé de banque ordinaire ne pouvait prendre de longs congés, on devait passer tout au plus trois jours, parfois même une seule journée. Mais on venait chaque année. Quel âge avais-je ? Je devais être vraiment petite car je me souviens de mon père me portant sur ses épaules, ce devait être pendant mes toutes premières années d’école primaire. Il n’y avait rien de spécial, la maison de vacances n’avait rien de particulier non plus : une salle commune pour les repas, des lits superposés alignés les uns à côté des autres dans trois ou quatre pièces, un barbecue installé sur le terrain en pente du jardin, un barbecue très simple, en briques, une grille posée par-dessus où l’on faisait cuire toutes sortes de choses avant de finir avec des nouilles grillées : de la viande, des pommes de terre, des hamburgers, des crevettes rouges surgelées, plein de choses. Les adultes buvaient de la bière, nous, les enfants, du jus d’orange Bireley. On faisait toujours un feu d’artifice avant d’aller se coucher. Mon père prenait ses congés après les fêtes d’Obon, à la même saison que maintenant. Et puis, je me souviens, c’est curieux que je me souvienne de ça : je tenais un long bâton de feu d’artifice qui avait dû prendre l’humidité et qui ne voulait pas s’enflammer. On commençait toujours par de petits feux d’artifice avant de passer à de plus gros. Ce devait être le dernier car il était vraiment de bonne taille, celui-là, mais il ne prenait pas et j’étais très déçue : je me suis mise à pleurer, juste à cause de ça, de ce feu d’artifice qui ne voulait pas s’enflammer. Mon père s’approche pour me demander ce que j’ai. Je lui désigne du doigt mon feu d’artifice en pleurant. Mon père s’accroupit près de moi et c’est à ce moment précis que le bâton s’enflamme, mon père porte aussitôt sa main gauche à son visage pour se protéger mais c’est sa main droite qui est touchée par l’explosion. La température d’un feu d’artifice, c’est vraiment très très chaud. Sa main était devenue toute blanche mais mon père s’efforçait de sourire pour ne pas m’inquiéter tout en se mordant les lèvres. Il a mis sa main sous l’eau froide un long moment puis on l’a enduite de pommade. Mais la main avait doublé de volume. « Ne t’inquiète pas, ne t’inquiète pas, tout va bien, me répétait-il, ça ne fait pas mal. » Il y a environ cinq ans je crois, j’ai préparé un trionyx de Chine. C’était un collègue, un ancien, qui s’était procuré la viande de tortue et qui m’avait demandé de préparer une soupe ; je me suis brûlé les doigts en frôlant la marmite. Quand je repense à la brûlure de mon père – lui, c’était toute la largeur de la main – je pense que cela devait lui faire très très mal. Pourtant, il pensait d’abord à ne pas m’effrayer. C’est vraiment curieux, comment se fait-il que je m’en souvienne maintenant alors que j’avais tout oublié ?
Lorsque Tomiyama Midori eut terminé son récit, Suzuki Midori prit la parole :
— Je suis certaine que c’est parce que tu es capable d’ouvrir ton cœur maintenant.
Tomiyama Midori acquiesça, les autres Midori comprenaient également.
— Mais pourquoi maintenant ?
— Parce que tu veux réaliser les choses dont tu as envie. Avant tu ne savais pas ce dont tu avais envie. Maintenant tu le sais.
— Moi, autrefois, quand j’étais mariée, je n’étais jamais à ce que je faisais, mais à présent, j’ai l’impression de comprendre ce que je veux et pourquoi.
Sur le lac où le soleil se couchait en formant un large éventail mordoré, elles prirent le large à bord d’un bateau-cygne, les cheveux flottant au vent.
— Avec mon mari, lorsque nous dînions ou nous promenions en bavardant, moi, je pensais systématiquement à autre chose. Je ne m’en étais jamais rendu compte jusqu’à maintenant.
C’était Suzuki Midori qui parlait en plissant les yeux, éblouie par les reflets du soleil à la surface de l’eau.
— Mon mari me parlait beaucoup. Nous n’avions pas d’enfant. Il me parlait de son travail, de son collègue qui était venu manger chez nous et qui avait peut-être un cancer, d’un autre collègue qui était entré dans la boîte en même temps que lui et qui vivait un enfer après avoir accepté de se porter garant d’une patronne de bar, mais moi, à cette époque, j’avais un chat, il s’appelait Fu Ming, un nom qui faisait un peu chinois, c’était un bâtard de siamois. J’avais environ vingt-cinq ans, je pense que j’étais réellement une femme absolument inintéressante, dont la conversation se résumait à ce qu’elle avait vu à la télé dans la journée et à son chat Fu Ming. Même lorsque nous parlions en rigolant, moi, j’étais ailleurs, je pensais toujours à autre chose. Aujourd’hui, Fu Ming a poursuivi une mouche et il s’est pris les pattes dans une cassette magnétique qui traînait sur le tatami, il a failli trébucher, voilà ce que je racontais à mon mari. Mais dans le même temps, je pensais à tout autre chose, à des détails absolument insignifiants, par exemple, le matin de ce jour-là, mon mari avait regardé trois secondes une femme de grande taille en tailleur qu’il avait croisée après que je l’avais déposé à la gare : je me demandais si c’était ce genre de femme qui lui plaisait. Et cette idée grandissait en moi, tournait bientôt à l’obsession et je finissais par sentir que je détestais cet homme qui était mon mari et je me disais que je ne pouvais parler de cela à personne. Et cela durait. Pendant que je plaisantais avec mon mari au sujet de Fu Ming, je ressassais ces choses-là, ça ne changera jamais, me disais-je et je me suis mise à penser que j’avais un problème. Mais je n’avais personne à qui demander conseil, et puis au bout de six mois ou un an, Fu Ming est tombé malade, une hydro-gastro-je-ne-sais-quoi, de l’eau qui s’accumulait dans son ventre et il est mort. Après sa mort, je n’avais plus rien à raconter à mon mari, je n’avais même plus à repenser à ce qu’avait fait Fu Ming dans la journée pour le lui raconter et je me sentais réellement vide, creuse. Ce n’était pas directement lié à la mort de Fu Ming mais au fait que je pensais systématiquement à autre chose quand je parlais à mon mari ou qu’il me parlait. C’est moi qui étais malade. Et c’est vrai, il n’y avait rien que j’eusse envie de faire ou qui puisse canaliser mon attention. Oui, quoi que je sois en train de faire, cela vous paraîtra bizarre mais même lorsque nous faisions l’amour, je pensais à autre chose. C’était insupportable. J’ai divorcé car j’en avais vraiment assez, mais même après mon divorce, rien n’a changé. C’est étrange mais à présent, c’est différent.
La partie ouest du mont Fuji baignait dans des coloris roses et mauves. Suzuki Midori répéta la dernière phrase qu’elle venait de prononcer.
— À présent, c’est différent.
L’ombre du bateau-cygne s’étirait sans ride sur l’étendue du lac, comme pour donner le signal que la nuit tombait.
— Il y a un certain endroit sur la Terre, dit Suzuki Midori en se remémorant le passage d’un livre, où vous finissez par comprendre que ce n’est pas la nuit qui tombe mais la nuit qui vient. Ce n’est pas que la nuit succède simplement au jour mais tel un être vivant elle vient recouvrir le jour en l’avalant…
Le bar se trouvait dans une ruelle étroite qui partait entre une boutique de souvenirs sous une vieille enseigne et le magasin de location de vélos, et il était lui-même situé entre un restaurant de nouilles et un coffee shop.
L’homme était déjà là et sirotait un whisky Suntory Old coupé à l’eau. Lorsque les quatre Midori pénétrèrent dans les lieux : « Hep, par ici, ici », dit l’homme en agitant la main. Il donnait l’impression, depuis la pointe de ses cheveux jusqu’à l’extrémité de ses bottes en cuir noir, de n’avoir jamais eu de chance avec les femmes, vraiment, de n’avoir absolument jamais eu de chance avec les femmes. C’était l’atmosphère et l’odeur de sueur qui se dégageaient de sa personne qui donnaient à penser cela.
Le bar n’était pas très vaste, un comptoir et trois tables. Il n’y avait pas d’autre client. Une femme fardée de bleu, de vert et de brun autour des yeux mais – curieux parti pris de maquillage – sans rouge à lèvres et une jeune fille l’air pas très fine, petit gabarit, potelée, qu’on aurait pu prendre pour une collégienne accueillirent les quatre Midori par une formule de bienvenue prononcée sur deux tonalités différentes.
Suzuki Midori qui sentait que personne n’avait envie de s’asseoir à côté de cet homme décida de se sacrifier. Il avait probablement dû choisir dans sa garde-robe ses plus beaux habits sans se demander s’ils iraient bien ensemble car il était vêtu d’une chemise jaune à manches longues, d’un pantalon à carreaux gris et roses, de chaussettes mauves en nylon et d’un blouson de cuir brun à rayures noires, avec un foulard de soie rouge noué autour du cou.
— Je suis Sakaguchi, dit l’homme.
Il était membre des forces d’autodéfense japonaises.
— C’est vous qui vous appelez toutes Midori ?
Sakaguchi avait avalé une gorgée de whisky Suntory Old entre chaque mot prononcé : C’est… vous… appelez… toutes… Midori… ? S’il avait les joues et le pourtour des yeux rouges, ce n’était pas uniquement à cause de l’alcool, pensa Suzuki Midori, mais de la tension qui l’habitait et d’une timidité constitutive. Cet homme ne devait jamais encore s’être retrouvé entouré de quatre femmes, certes toutes proches de la quarantaine, mais quatre femmes tout de même et qui plus est affichant pour lui seul un intérêt certain, oui, c’était bien le genre, pressentirent les Midori.
— Que voulez-vous boire ? demanda Sakaguchi.
Il s’efforça de former un sourire sur son visage.
— Je dis ça mais il n’y a que ce whisky, reprit-il.
Il était cette fois tout sourire.
— Ce whisky, autrefois, on l’appelait Daruma, c’est bizarre, hein ? Daruma. Moi, j’en suis fou depuis le lycée. Ils le vendaient par caisses de six bouteilles. J’en étais tellement dingo que je me disais à l’époque que je deviendrais quelqu’un à qui on ferait cadeau de caisses de Daruma ! Et puis, subitement – ça s’est passé vraiment très vite –, quand sont apparus les Early Times et les Jim Beam ou les I. W. Harper, quand on a pris conscience de l’existence de tant et tant d’alcools, tout le monde a cessé de boire les whiskies japonais. Vous les voulez coupés à l’eau ? Dans ce bar, y a que l’eau qu’est vraiment bonne ! Il y a un puits derrière la boutique et cette gentille fille ou sa maman vont y puiser de l’eau tous les jours, paraît-il. Mais attention. Pas avec un seau accroché au bout d’une corde remontée avec un moteur, non. À la main ! Avec la poulie qui grince comme autrefois.
T’as un beau sourire, tu sais. Cet homme, on lui dirait cela, il serait capable de continuer à sourire ainsi pendant une heure, deux heures, un jour entier peut-être. Bref, ce genre de sourire.
— Coupé à l’eau, annonça gentiment Suzuki Midori. Nous ne sommes plus si jeunes, vous savez, nous connaissons le whisky Suntory Old.
— On l’aime beaucoup aussi, ajouta Tomiyama Midori avec un léger sourire.
Sakaguchi parut réellement soulagé et cessa finalement de sourire. Il se retourna vers le comptoir et avisa la patronne et sa fille qui faisait l’hôtesse : elles aussi semblaient avoir retenu leur respiration jusqu’à cet instant. Les Midori entendirent la tension qui régnait quitter sonorement la pièce. C’était la première fois qu’elles voyaient un homme ayant la faculté de figer l’air autour de lui rien qu’en souriant.
— On m’a parlé de vous, dit Sakaguchi en retrouvant son expression habituelle.
Les Midori vidèrent leur verre de whisky.
— Ah bon ! dit Henmi Midori avec un petit sourire.
— Nous aussi quelqu’un nous a parlé de vous et de cet endroit et nous a dit à quelle heure on pourrait vous y rencontrer.
Ce quelqu’un était un type d’âge indéterminé qui ressemblait à un nourrisson prématuré version adulte, qu’un collègue de travail de Henmi Midori avait rencontré dans un bar où il allait boire de temps à autre. Ce type avait dirigé une entreprise de vêtements pour enfants pendant presque vingt ans, il avait fait faillite il y a trois ans et il était devenu une sorte d’intermédiaire dans toutes sortes d’affaires. Henmi Midori et Suzuki Midori l’avaient rencontré dans le hall d’un hôtel luxueux de Nishi-Shinjuku. Il était vêtu d’un costume tout à fait ordinaire et tout en buvant un thé au lait, leur avait demandé d’écrire ce qu’elles désiraient sur un papier qu’il leur avait tendu. Henmi Midori s’était exécutée puis elles avaient versé une avance de 250 000 yens, thé au lait non compris.
— J’ai la marchandise dans le coffre de la voiture, je vous la remettrai mais je vous dois d’abord une explication.
Après ces mots, Sakaguchi baissa la tête et se tut. Il semblait avoir quelque chose à leur confier mais la timidité l’empêchait de parler.
— Nous avons préparé l’argent, n’ayez aucune inquiétude, dit Henmi Midori.
Sakaguchi secoua la tête puis la releva.
— Il ne s’agit pas de ça, dit-il avec un drôle d’accent dans la voix. J’ai été prévenu de votre commande il y a une semaine. Si ça avait été un Ml6, j’avais du stock mais pour ce que vous vouliez, j’ai vraiment dû chercher. Et c’est en cherchant que ça m’est revenu, en pensant que j’allais vous rencontrer ce soir.
Il semblait maintenant au bord des larmes.
— Que vous arrive-t-il ? demanda gentiment Suzuki Midori comme s’ils avaient eu le même âge et appartenu à la même brigade, elle l’interrogea d’une voix douce comme si elle parlait à un ami proche. Tu ne nous as pas encore remis la marchandise ni même expliqué son mode d’emploi, on est dans de beaux draps si notre présence doit te déstabiliser à ce point ou te mettre dans cet état, pensa-t-elle, puis : Comment est-il possible qu’un homme aussi malchanceux avec les femmes exhale une odeur aussi singulière ? C’est une odeur qui ne semble avoir aucun rapport avec sa profession, son âge ou l’endroit où il vit mais que tout son corps exhale. On procéderait à un examen de ses cheveux ou à une analyse d’urine, sûr que le test serait positif, la réaction indiquerait : N’a jamais connu la tendresse d’une femme.
— À la vérité, il y a de cela déjà bien longtemps, j’ai rencontré une femme sur les bords de ce lac. Comme vous, elle s’appelait Midori. Ce doit être à cause de cela. Mais cette Midori était une sacrée menteuse.
— Oooooooh ! souffla sur le ton de la réprobation Takeuchi Midori en écartant à peine ses lèvres peintes avec un rouge à lèvres de chez Chanel. Sakaguchi parut encouragé par ce Oooooooh ! de réprobation. Il se confectionna lui-même un nouveau whisky à l’eau, le vida.
— Oui, exactement, une sacrée menteuse, répéta-t-il comme pour lui-même. On ne s’est fréquentés que six mois environ mais il y a un mensonge que je ne lui pardonnerai jamais. Je suis né à la montagne et j’ai pas eu souvent l’occasion de manger du poisson, je n’avais aucune idée que la tête est la meilleure partie de la sériole. Un collègue originaire de l’île de Kyushu a demandé sa radiation parce qu’il voulait se marier, ceci dit, y en a de plus en plus qui plaquent l’armée pour des raisons de ce genre, et moi quand j’ai entendu ça j’ai bien essayé de le retenir, mais non, et un jour, il m’envoie une sériole depuis son patelin, un envoi en frigorifique, moi et les autres, on se demande bien comment ça se mange la sériole, et cette fille avec qui je sortais à l’époque – une époque très féconde, de mon point de vue –, cette fille déclare : « La tête, vous n’en avez pas besoin… » et elle la coupe, l’emballe dans un papier et l’embarque. Ce n’est qu’après que j’ai compris que la tête était le meilleur morceau, par exemple dans la recette de la sériole au radis blanc. Mes camarades de régiment, après, ils l’appelaient tous la « voleuse de sériole », et il n’y a pas que ça, des menteries, elle m’en a fait plein d’autres.
— Ooooooh ! C’est pas sympa, ça, murmura doucement Takeuchi Midori.
Sakaguchi avala un autre whisky, quasiment pas coupé à l’eau.
— Son mensonge le plus terrible, ajouta-t-il les larmes aux yeux… Elle disait qu’elle était hôtesse de l’air mais en vrai elle n’était qu’accompagnatrice de car touristique.
Les quatre Midori étouffèrent leur rire :
— Oooooooh ! C’est vraiment pas une chose à dire, en effet.
— Cette Midori, elle avait d’autres hommes à part moi, et moi, elle me voyait si ça lui disait les soirs où elle voyait pas les autres hommes. Moi, ça me mettait en rogne, enfin, y avait encore plein d’autres choses qui me mettaient en rogne, comme par exemple qu’elle ait pu manger sa tête de sériole au radis blanc avec un autre homme, ouais, ça par exemple, ou bien qu’elle ait dit que les hôtesses de l’air chantaient toutes super bien et que dans les avions, elles étaient obligées de chanter pour les passagers. Moi, j’ai jamais pris l’avion, alors je ne savais pas que c’était un mensonge.
Les Midori firent un gros effort pour ne pas éclater de rire, surtout pour pouvoir lui poser une question :
— Vous n’avez jamais pris l’avion ? C’est vrai ?
— J’l’ai pris des dizaines de fois pour les entraînements au parachute mais ce sont des avions militaires. Et puis, moi aussi, je chante bien, une fois, elle m’a fait des compliments mais ça aussi, je me suis demandé si c’était pas un mensonge et après je n’ai plus tellement chanté. Mais maintenant, ça ne vous dérange pas que je chante une chanson ?
— Pas du tout, pas du tout, nous vous en prions même, chantez, s’il vous plaît, nous adorons entendre chanter les hommes.
Il chanta Couteau rouillé du regretté Ishihara Yujirô. Il chantait faux que c’en était pitoyable. La vie est dure, pensa Suzuki Midori. La vie ne réserve pas que de bonnes choses, médita Takeuchi Midori. Il est important de rester magnanime même si les autres se trompent, se consola Henmi Midori. Le pire est déjà un premier pas vers des temps meilleurs, vérifia Tomiyama Midori. Sakaguchi tenait le microphone à deux mains, il avait fermé les yeux, la sueur ruisselait sur ses joues et il continua méthodiquement jusqu’au troisième couplet. La patronne maquillée comme un personnage de Freaks et sa fille derrière le comptoir regardaient Sakaguchi chanter avec un intérêt peu naturel teinté de désespoir comme s’il s’était agi d’une réunion de femmes de militaires avant le départ en manœuvres d’un groupe de soldats. Lorsque Sakaguchi termina sa chanson, les Midori sentaient la sueur ruisseler sous leurs vêtements.
— Voilà la marchandise, dit Sakaguchi en extirpant d’un gros sac à raquettes de tennis pour le montrer aux quatre femmes un objet oblong qui ressemblait à un télescope portatif.
— Communément appelé M72, c’est une arme anti-char légère de 66 millimètres. Un lance-roquettes à fort pouvoir perforant, meurtrier, léger, même une femme peut le manipuler sans difficulté. Il faisait partie d’un stock abandonné par l’armée américaine après des manœuvres conjointes avec les forces d’autodéfense japonaises. En parfait état de fonctionnement, vous pouviez pas trouver mieux !