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Pourprenuée, bien que située à l’intérieur des frontières de l’Oligarchie, n’a rien d’une planète intéressante. On l’a ouverte à la colonisation au début de l’expansion humaine, en tant que grenier censé nourrir quinze mondes miniers voisins, mais ses terres étaient très pauvres en substances nutritives et d’autres planètes n’ont guère tardé à prendre sa relève.
On l’a donc désertée, avant de l’oublier pendant près de deux millénaires. Puis on a découvert de l’or dans une de ses chaînes de montagnes : du minerai peu abondant, aux veines bientôt épuisées, mais cela a permis de construire six ou sept comptoirs commerciaux. Deux d’entre eux existent toujours. L’un sert les employés des énormes corporations qui ont repris les fermes délaissées pour y élever des hybrides résistants ; l’autre, Tomahawk, tient lieu de station- service sur la route de la Frontière Interne.
Nighthawk pose son vaisseau à proximité de Tomahawk et débarque, flanqué de l’ancien pasteur. Ils longent une rangée d’affiches publicitaires et d’avis de recherche, puis prennent un aérocar pour gagner le centre-ville.
« Ici, je connais, dit le Père Noël alors qu’ils arrivent devant un petit restaurant. On y mange très bien.
— Tant mieux, dit l’autre en entrant à sa suite. J’en avais marre du menu de la cambuse. »
Le vieil homme trouve une table à sa convenance et s’y assoit. « C’est un bon menu. Le problème, c’est que tout est fait avec des dérivés de soja. Ici, ils servent de la vraie viande, une sorte de buffle muté qu’ils élèvent à mille kilomètres vers l’ouest. Tu devrais les voir, ces salopiots : couleur rouge sang, et peut-être trente quintaux chacun. Délicieux.
- Comment s’appellent-ils ?
- Des rougebisons. Prends du filet. C’est le morceau de choix. »
Ils commandent. Nighthawk se tourne vers le Père Noël.
« Où est votre contact ?
- Un peu plus haut dans la rue.
- Vous êtes sûr qu’il est encore là ?
- J’en suis sûr, et c’est "elle", pas "il".
- Comment l’avez-vous dénichée dans ce trou perdu ?
- Je suis tombé sur des associés nantis de meilleurs faux papiers que les miens, et je leur ai demandé où ils avaient fait effectuer le travail.
- Je n’aurais pas cru qu’ils révéleraient leur fournisseur sans discuter.
- J’avais un partenaire, à l’époque. Un jeune gars, qui te ressemblait énormément. » Un sourire. « L’unique survivant a été ravi de me donner toutes les informations.
- Oui, je vois ça d’ici. » La nourriture arrive sur la table. Nighthawk se coupe un morceau de viande, le mâche d’un air pensif et hoche la tête pour marquer son approbation.
« Bref, reprend le Père Noël, je suis venu, je lui ai rendu les papiers des morts à titre de présentation, et je lui ai dit que, comme je lui coûtais quelques clients, il me revenait en toute justice de prendre leur place. On a un peu négocié, et voilà.
- Puisqu’elle est si bonne, pourquoi avez-vous aussi des fournisseurs sur Terrazane et Antarès III ?
- Fabuleux, ce steak. Aussi bon que dans mon souvenir, dit le vieil homme en attaquant son assiettée avant de répondre à la question. Quand une fausse identité est éventée, il en faut une nouvelle, vite, et sans avoir à courir l’univers. Il n’y a qu’une douzaine de vrais artistes de la discipline dans toute la galaxie.
- On s’attendrait à plus.
- C’était le cas, auparavant.
- Qu’est-ce qui leur est arrivé ?
- Des mecs dans ton genre. Fabriquer des faux papiers est une activité concurrentielle. Un homme tel que toi pourrait faire fortune comme tueur de faussaires, choix qu’ont effectué nombre de tes semblables, d’ailleurs. »
Le jeune homme continue de manger sans commentaire.
« Alors, dit le Père Noël à la fin du repas, c’était aussi bon que je l’avais annoncé ?
- Meilleur, répond Nighthawk en s’essuyant les lèvres sur sa manche. Je vais devoir m’arrêter ici chaque fois que je viendrai dans ce secteur de l’Oligarchie.
- Écoute, avant de partir, on achète deux douzaines de steaks de rougebison surgelés et on les met dans la cambuse.
- Ça me va.
- C’est pour moi, dit l’ancien pasteur en posant le pouce sur un senseur. Tu n’as aucun compte dans l’Oligarchie, et il faudrait une éternité pour obtenir un accord sur un compte de la Frontière. »
L’ordinateur met moins de vingt secondes pour vérifier son empreinte digitale et débiter un de ses comptes en banque domicilié sur un monde voisin. Ils se lèvent et se dirigent vers la porte.
« Et maintenant ? demande Nighthawk.
- Je rends visite à mon fournisseur et je débats d’un prix pour tout ce dont on a besoin, dit le Père Noël. Il vaut peut-être mieux que tu ne viennes pas. Si elle te connaît pas, elle risque de nous refuser l’entrée à tous les deux.
- Pas de problème. » Une fois dehors, le jeune homme regarde autour de lui. « Je serai dans ce bar, en face.
- Parfait. Je te retrouve dans vingt minutes. »
Nighthawk hoche la tête et traverse la rue à pas lents. La taverne, mal éclairée, accueille humains et e t. en proportion égale. Il entre, cherche des yeux une table libre, en avise une et s’y rend.
Il s’assoit, allume un fin cigare et inspecte les alentours. Pour un établissement situé dans l’Oligarchie, les installations sont primitives, même comparées aux standards en usage sur la Frontière. Le mobilier, en bois local, ne présente aucune des caractéristiques habituelles : flotter, ou s’adapter aux contours du client. L’éclairage est direct : les lumières sont incapables de se déplacer ou d’ajuster leur intensité, et se contentent de faire régner une vague pénombre. Le comptoir, fait d’un bois brut mat sans trace de traitement visant à le rendre scintillant, brillant ou luisant, n’abrite aucun ordinateur complexe. Un e.t. tripode, natif de Tauperne II, va de table en table pour prendre les commandes et servir les boissons. Un barman humain, dont le visage affiche une expression d’ennui définitive, prépare les cocktails et tient la caisse rudimentaire.
La petite Taupe s’approche de Nighthawk et lui adresse la parole par l’intermédiaire de son traducteur automatique.
« En quoi puis-je vous être utile, monsieur ?
- J’aimerais une Pute de Poussière.
- Je serais ravi de vous obliger, monsieur, mais ceci est une taverne, et non une maison close. Je regrette de ne pouvoir vous amener une quelconque prostituée.
- C’est le nom d’un cocktail.
- Vraiment ?
- Vraiment.
- Je n’en ai jamais entendu parler.
- Je parie qu’on pourrait écrire un livre rien qu’avec tout ce dont tu n’as jamais entendu parler. Dis au barman ce que je veux. Il saura, lui.
- Vous avez un autre choix, au cas où lui non plus n’aurait jamais entendu parler d’un cocktail appelé Pute de Poussière ?
- Borne-toi à faire ce que je t’ai demandé. »
La Taupe s’incline et se dandine jusqu’au comptoir, où le barman hoche la tête et se met à préparer le cocktail.
Lorsqu’il a terminé, il le tend à la Taupe qui l’apporte à Nighthawk sans en renverser une goutte.
« Il en avait entendu parler, monsieur.
- Pourquoi ne suis-je pas surpris ? ricane Nighthawk.
- Je l’ignore, mais si je devais émettre une hypothèse, ce serait que ce cocktail est très apprécié des humains. »
Le jeune homme fixe la Taupe sans répondre. Au bout d’un moment, l’e t., gêné, se détourne et gagne une autre table pour prendre la commande de quelques Lodinites assis là.
Nighthawk boit une gorgée de son cocktail. Il vient d’en conclure que le barman, s’il a dû entendre parler de la Pute de Poussière, n’en a certainement jamais préparé, lorsque le Père Noël fait son entrée, le repère et vient le rejoindre.
« Elle est toujours en activité ? demande le jeune homme.
- Je te l’avais dit. » Il s’assoit, l’air las.
« Eh bien ?
- Elle peut nous fournir tout le nécessaire.
- Quand ça ?
- Demain, si on veut.
- C’est le cas.
- Il y a juste un problème. Mais rien qui ne puisse être résolu avant la fin de la nuit ou d’ici demain matin, ajoute-t-il précipitamment.
- Lequel ?
- Elle emploie un expert en informatique pour gérer ses transactions financières. Ce jeune type affirme que la police a placé une Tête Chercheuse sur tous les comptes que j’ai dans l’Oligarchie.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Chaque fois que je transfère des fonds, une alarme se déclenche dans un ordinateur, quelque part, et ils remontent la transaction pour découvrir qui j’ai payé.
- Alors ils savent déjà que vous êtes sur Pourprenuée. Vous avez payé l’addition, vous vous rappelez ?
- Je sais.
- Où est le problème, alors ?
- S’ils découvrent simplement que j’ai payé le dîner et quelques barres d’uranium pour la pile du vaisseau, rien ne les conduira jusqu’à mon amie, qui n’a absolument aucune envie de voir le gouvernement s’intéresser à ses affaires.
- Certes. Vous disiez qu’on pourrait régler le problème. Comment ?
- La réponse devrait être évidente, dit le Père Noël avec un sourire. On va cambrioler deux ou trois églises.
- Je ne mange pas de ce pain-là.
- Ce sera l’exception qui confirme la règle. On a besoin d’argent vierge. L’or de Darbar II est trop repérable.
- On n’aurait besoin de rien du tout si vous n’aviez pas laissé Mélisande s’enfuir.
- Inutile de remâcher le passé, fiston.
- Le passé ? s’exclame Nighthawk. C’était hier à peine, bon dieu ! » Il foudroie l’autre du regard. « Vous n’avez pas pu dormir dans un tel vacarme. Si vous ne pouviez pas l’arrêter, pourquoi ne pas m’avoir réveillé ?
- Bon débarras. Tu allais te faire tuer pour cette fille.
- C’est à cause d’elle qu’on est ici, à essayer d’obtenir de faux papiers.
- On n’obtiendra rien du tout si on ne va pas cambrioler une église, dit l’ancien pasteur d’un ton maussade.
- Et qu’est-ce qui se passera si j’accepte de vous aider ? Votre faussaire n’acceptera jamais un paiement en cierges, si ?
- Bien sûr que non. Il faudra passer par un fourgue.
- La femme de ma vie fonce vers Solio II et il faut que j’aille dévaliser des églises et rendre visite à des receleurs ?
- Tu vois un moyen plus rapide ? riposte le Père Noël.
- Vous pouvez en être sûr ! »
Nighthawk dégaine son pistolet, le braque sur un homme installé au comptoir avec trois de ses amis, et lui tire une balle dans la nuque. Avant même que le corps ait touché le sol, tous les clients se sont précipités à couvert.
« Tu es devenu fou ? s’écrie le vieil homme.
- Il y a une récompense pour ce type, mort ou vif. J’ai vu sa tête sur un avis de recherche à l’astroport. »
Il se lève et fait face aux trois compagnons du mort.
«Il y a des contrats sur vous tous, annonce-t-il. Mais vous ne m’intéressez pas. Votre ami va me rapporter la somme dont j’ai besoin. Si vous tenez à la vie, lâchez vos armes et sortez.
- Merde, qui t’es, toi ? demande l’un d’eux.
- Celui qui t’offre de t’épargner.
- Ah oui ? Voilà ce que je pense de ton offre ! »
L’homme esquisse un geste vers son arme. Nighthawk lui loge une balle entre les deux yeux, s’accroupit et pivote face aux deux autres qui sortent déjà leurs armes. Il abat ensuite celui qui a déjà la main sur la crosse, et attend que l’autre tire et le rate pour l’abattre à son tour.
« Les imbéciles ! grogne-t-il. Ils auraient dû m’écouter !
- Tu les traites d’imbéciles ? lance le Père Noël d’un air dégoûté. Et celui qui les a tués pour rien ?
- Comment ça, rien ? À eux quatre, ils valent près de cinquante mille crédits.
- Dès que tu toucheras tes primes, tes types de Deluros sauront où te trouver.
- Et alors ? On ne va pas les attendre. Dès que je touche mes primes, on rend visite à votre faussaire et on se tire d’ici. »
Le vieil homme contemple les quatre cadavres étalés face contre terre. «TU n’as pas laissé une seule chance au premier.
- C’était un tueur dont la tête était mise à prix.
- C’était un homme.
- C’était un obstacle dressé entre moi et Mélisande. J’ai la ferme intention de traiter tout obstacle de la même façon. »
Il suffit au Père Noël de croiser le regard de Nighthawk pour constater qu’il ne s’agit pas de paroles en l’air.