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 « Faiseur de veuves, il semble que tu sois aussi bon que tu es censé l’être, dit le Marquis en regardant Nighthawk assis de l’autre côté de son bureau.

-       Je ne suis pas le Faiseur de veuves. Et tu ne m’as pas prévenu de ce que j’allais affronter.

-       Tu es ce qu’il me plaît que tu sois. Et j’attends de mon second qu’il ait de la ressource. Vois ça comme un test.

-       Je croyais que je l’avais passé en me battant contre toi.

-       En effet.

-       Et alors ? »

Le géant prend un air amusé. « Tu te figurais que la vie ne comporte qu’un seul test ?

-       Hi es censé être avisé en affaires. » Nighthawk tâche de cacher sa colère. « C’était malavisé de m’envoyer attaquer Dentelle d’Espagne sans me dire ce dont elle était capable. J’ai risqué la mort par manque d’informations. Pourquoi ?

-       Ce serait encore plus malavisé de te laisser occuper un poste aussi élevé si tu ne savais pas improviser suffisamment pour arriver à la tuer. Par curiosité, comment as-tu procédé ?

-       J’ai utilisé la ruse. S’il y a d’autres moyens pour tuer une personne de ce genre, ils ne me sont pas venus à l’esprit.

-       Tu es encore jeune.

-       Comment aurais-tu fait pour la tuer, toi ?

-       Moi ? s’esclaffe le Marquis. J’aurais chargé quelqu’un d’autre de s’en occuper. C’est ça, être patron.

-       Oui, je suppose, concède Nighthawk. Le hic, avec une telle réponse, c’est qu’elle me donne envie d’être patron moi aussi.

-       Bien. J’admire l’ambition. » Le géant a un sourire qui s’efface aussi vite qu’il est apparu. « Mais tu ferais mieux de te rappeler qu’il n’y a de place que pour un seul patron dans cette organisation... et que ce patron, c’est moi. »

Le jeune homme se borne à le dévisager.

« Tu sais, reprend le Marquis, un regard aussi noir serait tenu pour de l’insubordination chez bon nombre d’employés. Dans ton cas, je le mets sur le compte de l’arrogance juvénile. Pour cette fois. Mais ne force pas ta chance, tu en auras besoin pour tuer nos ennemis.

-       Tes ennemis.

-       Tu travailles pour moi. Ce sont donc les tiens, aussi.

-       Si tu le dis. »

Le géant plisse les yeux. «Tu essaies de me ficher en rogne, ou c’est juste ton éducation qui laisse à désirer ? Je dois garder en tête que tu n’es sorti du labo qu’il y a deux mois.

-       Là, c’est toi qui essaies de me ficher en rogne », répond Nighthawk.

L’autre secoue la tête. « J’énonce un simple fait.

-       Disons que tu choisis des faits plutôt désagréables.

-       Il te reste beaucoup à apprendre. Les faits sont vrais ou faux. Agréables ou désagréables, jamais, sinon dans la manière dont tu les perçois.

-       C’est la voix de la raison, mais elle raconte des conneries, et tu le sais.

-       Tu es de mauvaise humeur. On m’a dit que ça arrivait souvent aux marmots de trois mois, alors je te pardonne. Mais, si j’étais toi, je n’en ferais pas une habitude... du moins quand tu t’adresses à moi. Compris ? »

Silence.

« Compris ? » insiste le Marquis.

Le jeune homme acquiesce. « Compris.

-       Je sais ce qui te déprime. Je vais te dire : tu me laisses me mettre à jour dans mes affaires, et peut-être que d’ici une semaine ou deux j’irai sur Deluros tuer le vrai Nighthawk.

-       Je suis le vrai Nighthawk.

-       On ne pinaille pas, d’accord ? Une fois que je l’aurai tué, tu seras le seul Nighthawk.

-       Ça ne me convient pas.

-       Pourquoi ?

-       Parce que c’est moi qui dois le tuer.

-       Tu sais, tu pourrais être un véritable emmerdeur sans même t’entraîner, s’irrite le géant. Fiche-moi le camp, avant qu’on en vienne vraiment aux mains. »

Le jeune homme quitte le bureau sans un mot et, toujours en rage, gagne le casino plus bondé qu’à l’ordinaire : la plupart des tables de jeu sont remplies. Des putes des deux sexes quémandent des verres et tâchent de décrocher des rendez-vous professionnels pour la nuit. Des humains fascinés par le jeu e t. se pressent au jabob, tandis que le craps attire des Lodinites, des Camphorites et un Lambidarien à six membres dans sa coquille dorée.

Malloy est absorbé dans une partie de poker avec deux mineurs attifés de vêtements voyants et une créature émeraude d’une espèce qu’il ne reconnaît pas. Nighthawk regarde le petit homme étaler une quinte et perdre contre un full. Ensuite il aboutit au bar, commande une Pute de Poussière et assiste distraitement aux divers spectacles qui se succèdent, jusqu’à ce qu’enfin la Perle de Maracaibo monte sur la plate-forme flottante.

Il boit son verre tout en la contemplant lorsque, soudain, elle lui adresse un clin d’œil avant d’éclater de rire devant son air ébahi. Il attend que son numéro soit terminé, puis il se fraye un chemin jusqu’à la loge de la danseuse, un verre dans chaque main. L’œil rouge du système de sécurité le scanne et annonce sa présence à l’occupante de la pièce.

« Entrez », dit-elle. La porte se dilate juste le temps de le laisser passer.

Installée sur une chaise ornée de dorures, la poitrine nue, elle s’occupe d’ôter son maquillage de scène face au miroir qui plane à cinquante centimètres de sa figure. A son entrée, elle se tourne vers lui.

« Ravie de vous revoir, dit-elle. Le Marquis dit que vous êtes un héros.

-       Le Marquis exagère.

-       Et un héros modeste. C’est rare dans le coin.

-       Je vous apporte un verre, dit-il en le posant près d’elle.

-       Je n’ai rien demandé.

-       Goûtez. Vous aimerez.

-       Plus tard, peut-être. » Elle s’interrompt et le regarde. « Vous savez ce que le Marquis vous ferait s’il savait que vous êtes là ?

-       Je sais ce qu’il essaierait de faire, dit Nighthawk qui ressent une nouvelle flambée de colère à la mention du géant.

-       Et vous n’avez pas peur de lui ?

-       Non. » Un temps. « De plus, vous m’avez invité.

-       Moi ?

-       Vous m’avez fait un clin d’œil. Je considère ça comme une invitation. Et vous ne m’avez pas dit de partir.

-       Partez, alors.

-       Plus tard, peut-être. »

Elle sourit, mais sans ajouter un mot, et un silence gêné s’installe. Elle scrute son miroir. Il l’observe. « Vous êtes très bonne danseuse », dit-il enfin.

Toujours pas de réponse.

« Je l’ai remarqué la première fois que je vous ai vue. »

Silence.

« Allons, n’ayez pas peur de me parler. Je me contenterai volontiers d’une relation d’amitié. »

Elle a un rire incrédule. « D’amitié, c’est tout ?

-       Oui.

-       Pourquoi ?

-       Parce que je me sens seul.

-       Il y a beaucoup de femmes ici. Pourquoi moi ? »

Il la fixe longuement avant de répondre. « Parce qu’on est tous les deux des monstres. Je pense que le Marquis vous a dit ce que je suis, et vous, avec votre peau bleue, vous êtes une variété anormale ou une mutante. Je me suis dit que vous vous sentiez seule, vous aussi.

-       Vous vous trompez.

-       Pas sûr. Exception faite du temps que vous passez avec le Marquis, vous ne frayez avec personne.

-       Vous n’avez pas songé que j’appréciais ma solitude ?

-       Non, jamais.

-       Pourquoi ? Parce que vous détestez la vôtre ? »

Il scrute longuement ses yeux clairs, presque décolorés. « On est partis du mauvais pied.

-       Je sais, dit-elle d’une voix mutine. Vous ne voulez que mon amitié.

-       Tout juste.

-       Curieux, réplique-t-elle sans esquisser un geste pour lui dissimuler ses seins nus. Il m’a semblé que vous vouliez admirer mon corps.

-       Ça aussi.

-       Est-ce que votre notion de l’amitié inclut que vous partagiez mon lit ?

-       Si vous me le demandez.

-       Et sinon ?

-       Vous le ferez tôt ou tard. D’ici là, deux âmes perdues peuvent toujours se réconforter.

-       Votre regard n’est pas celui d’une âme perdue », dit- elle en cambrant le dos et en s’étirant, sensuelle. « C’est plutôt celui de la convoitise.

-       Vous êtes une très belle femme. Comment voulez-vous que je vous regarde ?

-       Étant donné votre situation, peut-être vaudrait-il mieux que vous ne me regardiez pas du tout.

-       Le Marquis vient de me dire qu’il attend de l’initiative de la part de ses employés, réplique Nighthawk avec un sourire. Et puis, si personne ne vous regardait, vous perdriez votre boulot.

-       Futé, ça. Bon, si vous avez fini de vous rincer l’œil, vous devriez partir.

-       Je n’ai pas fini. Pourquoi ne pas boire ce verre ?

-       Je pourrais appeler le Marquis.

-       En effet, mais vous ne le ferez pas, dit Nighthawk avec assurance.

-       Et pourquoi pas ?

-       Parce que vous ne tenez pas à ce que je le tue. »

Elle éclate de rire. « Vous ? Le tuer, lui ?

-       Tout à fait, répond-il d’une voix grave.

-       Alors, au lieu d’un sous-fifre brûlant de désir, me voilà confrontée à un mégalomane brûlant de désir. J’imagine que je vais devoir boire ce verre, ou vous allez me tuer, moi.

-       Vous vous moquez de moi. »

Elle hausse les épaules et se tourne vers son miroir.

«J’ai très peu d’expérience en matière de femmes, reconnaît-il avec gêne. Croyez-moi, la dernière chose que je souhaite, c’est vous paraître comique.

-       Vous me paraissez plutôt suicidaire. Et le Marquis m’a dit que vous avez très peu d’expérience de quoi que ce soit. » Elle le regarde avec une curiosité visible. « C’est vrai que vous n’avez que trois mois ?

-       En quelque sorte.

-       Qu’est-ce que ça fait, de ne pas avoir d’enfance à se rappeler ?

-       J’ai de vagues souvenirs d’une enfance qui n’est pas la mienne, et ils s’effacent jour après jour.

-       Comme ce doit être merveilleux. J’aimerais ne pas me rappeler la mienne.

-       Vous n’en gardez pas un bon souvenir ?

-       Vous aimeriez être... comment avez-vous dit... une variété anormale ? Les enfants peuvent être d’une intolérance rare. » Elle s’interrompt, les sourcils froncés. « C’est pour ça que je suis venue ici. Sur la Frontière Interne, ils se fichent autant de ma peau bleue que de vos trois mois. Ils s’intéressent à ce dont on est capable... à ce qu’on est, plutôt qu’à ce qu’on n’est pas.

-       C’est exprimé de façon intéressante. Mais je croyais que l’Oligarchie se basait sur ce principe, justement ?

-       Ils y souscrivent en paroles, mais mieux vaut vivre ici pour voir la théorie mise en pratique.

-       Je serai peut-être moins naïf quand j’aurai un an », dit-il avec une ironie amère.

La voilà qui rit. « Vous pouvez être très amusant quand vous le voulez. »

Il affiche un sourire béat.

« Vous avez l’air content, remarque-t-elle.

-       C’est agréable d’être apprécié pour autre chose que mon habileté à tuer.

-       Qui était le Jefferson Nighthawk original ?

-       Le meilleur chasseur de primes qui ait jamais vécu. Il a passé le plus clair de sa vie sur la Frontière. On le surnommait le Faiseur de veuves.

-       Le Faiseur de veuves. J’en ai entendu parler.

-       Comme tout le monde, sans doute.

-       Comment est-il mort ?

-       Il n’est pas mort. »

Elle plisse les yeux. « Dans ce cas, il aurait plus d’un siècle, non ?

-       C’est cela. Il a attrapé une maladie. Pour éviter qu’elle le tue, il a choisi la cryogénie.

-       Ce doit être étrange de savoir qu’il existe encore.

-       Je me fais l’effet d’un fantôme.

-       D’un fantôme ?

-       Une chose dénuée de substance. Une ombre éphémère, créée pour le servir, et disparaître une fois ma tâche accomplie.

-       Je détesterais ça ! dit-elle avec ferveur.

-       Je n’apprécie guère, mais ça ne doit pas être pire que de danser à moitié nue pour exciter les hommes qui viennent ici.

-       Absurde ! crache-t-elle. Il est parfaitement naturel que les hommes admirent mon corps. Ce que vous décrivez n’est rien d’autre que de la perversion ! » Elle tend la main, saisit le verre et le vide d’un trait.

« Dites-moi, comment en est-on venu à vous appeler la Perle de Maracaibo ?

-       La conversation est terminée.

-       On est des âmes sœurs. On se ressemble. On a beaucoup à partager. Je vous ai dit comment je suis devenu le Faiseur de veuves, à vous de me dire comment vous avez acquis ce nom.

-       Je n’ai accepté aucun échange, aucun marché, que je sache. Si vous avez une âme sœur ici, c’est Lézard Malloy plus que moi. Tous les deux, vous convoitez un fruit défendu. Dans son cas, c’est l’argent.

-       Et dans le mien ?

-       Ne jouez pas les bouffons. Vous êtes ici précisément à cause de ce que vous convoitez. » Elle se lève, retire l’étoffe qui lui ceint la taille. « Regardez bien, Jefferson Nighthawk. Vous n’aurez jamais davantage. »

Il détaille sa nudité. « Je n’abandonne pas facilement.

-       Même si vous m’attiriez, j’ai l’instinct de conservation extrêmement développé. J’appartiens au Marquis, tout comme vous. Il tuerait quelqu’un. Vous, moi, ou nous deux.

-       Je vous protégerai.

-       Ne soyez pas ridicule. Nous sommes sur son monde.

-       Promettez-moi simplement d’y réfléchir.

-       D’accord, c’est promis. Maintenant, partez. Je dois me préparer à retourner sur scène.

-       C’est bientôt votre dernier numéro de la soirée, non ?

-       Si.

-       Je veux vous voir après.

-       Vous êtes fou.

-       Je sais. Mais vous n’avez pas répondu. Je peux venir ?

-       Vous êtes un tueur notoire. Comment pourrais-je vous en empêcher ? »

Nighthawk a un grand sourire et va réserver une place au bar, à un endroit où il pourra la regarder danser.