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Karamojo, le joyau de l’amas de Quinellus, est une jungle sauvage et primitive, un paradis du chasseur, riche d’énormes herbivores et de dangereux carnivores.

L’Oligarchie, après avoir constaté ce qu’il est advenu de planètes surexploitées telles que Peponi et Karimon, a interdit la colonisation de Karamojo, qui est devenu un monde réservé à de rares privilégiés. Il faut beaucoup d’argent ou d’influence, ou des deux, pour recevoir une autorisation d’atterrissage, sans parler d’un permis de chasse.

Les aficionados prétendent que la pêche est meilleure sur Hemingway, dans le Bras spiral, mais chacun s’accorde sur le fait qu’il n’y a pas meilleure réserve de chasse que Karamojo. Les hommes qui s’y rendent ne sont que plus enclins à tolérer ses inconvénients  – des essaims d’insectes mortels, une atmosphère si ténue qu’il faut s’oxygéner le sang tous les cinq jours, une température qui, même la nuit, ne descend jamais au-dessous des 30° et une configuration du terrain qui impose l’absorption continue de pilules d’adrénaline.

Dans l’histoire de la planète, seuls dix-neuf individus se sont vu accorder des permis permanents. Le célèbre Fuentes, que la plupart des experts tiennent pour le meilleur chasseur de tous les temps, était du nombre, ainsi que Nicobar Lane, dont les trophées remplissent les musées d’un bout à l’autre de la galaxie.

Jefferson Nighthawk, dit le Faiseur de veuves, a lui aussi figuré parmi ces privilégiés.

Nighthawk, flanqué d’un petit homme dégarni qui répond au nom d’Ito Kinoshita, a mis près d’une journée à satisfaire aux formalités douanières. Les empreintes digitales correspondent. Le rétinogramme et l’empreinte vocale aussi. Les tests d’a.d.n. semblent confirmer son identité... mais il devrait être âgé d’au moins cent cinquante ans et l’homme qui porte son nom n’en a que vingt-cinq, tout au plus : il s’agit donc d’un clone.

En fin de compte, les autorités estiment qu’un clone a le droit d’user du permis de l’original. Kinoshita et lui se fondent dans l’étendue infinie de la brousse pour en émerger quatre jours plus tard, nantis des carcasses de deux félidémons, les carnivores de sept cents livres qui font leur proie des vastes troupeaux d’herbivores de cette terre étrangère.

Kinoshita conduit leur véhicule de safari jusqu’à l’avant- poste de Pondoro, luxueuse forteresse en pleine brousse où les chasseurs aisés viennent se détendre et se reposer. On y trouve un restaurant, une taverne, une infirmerie, une armurerie, une boutique de cartes, un taxidermiste, et cent chalets pouvant héberger quatre cents Humains. Il y a en tout trois avant-postes semblables

       — Pondoro, Corbett et Sélous  – et le nombre total de visiteurs venus chasser ou se délasser ne dépasse jamais les mille cinq cents, sur un monde dont la superficie est à peu près le double de celle de la Terre.

Lorsqu’ils atteignent l’avant-poste, ils déchargent leurs félidémons à la boutique de taxidermie, se retirent dans leurs chalets respectifs pour prendre un bain, se raser et se changer, et se retrouvent au restaurant pour dîner. Il n’y a que du gibier importé au menu, car les animaux indigènes sécrètent une substance que le métabolisme humain ne saurait assimiler.

Puis ils vont dans une taverne, Chez Azur-les-six-doigts, tenue par un gigantesque mutant humain à la peau d’un bleu particulièrement frappant. Tandis que sa main gauche s’achève en une masse osseuse informe, sa main droite est dotée de six longs doigts serpentiformes à multiples phalanges. Azur fait partie des meubles depuis près de trente ans ; si jamais il a quitté la planète durant cette période, nul n’en a souvenir.

Azur n’est pas chasseur, mais il a eu le souci de créer une ambiance qui plaise à ses clients  – des têtes naturalisées de félidémons, de lézards de feu, de sconses de combat, de peaux-d’argent et de douze autres espèces locales décorent les murs, et la taverne évoque davantage un pavillon de chasse rustique qu’un bar du LII siècle de l’ère galactique.

Dans une grande cage, au-dessus du comptoir, Azur garde une effraie chamarrée de bleu, de rouge et d’or. Les clients sont encouragés à la nourrir, aussi y a-t-il toujours à portée de main une petite réserve de lézards vivants. Derrière la cage, un écran informatique, sans cesse réactualisé, affiche les taux de change réels entre le crédit, le dollar de Marie

       — Thérèse, la livre de Londres d’outre-ciel et une douzaine d’autres monnaies.

Un mur est tapissé d’une rangée d’écrans holographiques plutôt discrets montrant une ronde d’images transmises par des caméras mobiles réparties sur toute la région qui filment les animaux en situation et affichent les coordonnées de la prise de vue. Les clients occasionnels, hommes et femmes venus pour la journée, ne les quittent pas des yeux. Sitôt que l’animal qu’ils convoitent y apparaît, ils se lancent à sa recherche. Il n’y a plus ni chasseurs blancs ni guides, car le véhicule de safari a été perfectionné au point de déchiffrer les laissées et de pister le gibier par ses propres moyens.

Lorsqu’il arrive à la table, Kinoshita déplace les chaises. Puis il s’installe et, d’un geste, invite son jeune compagnon à l’imiter.

« Tu as fini de redisposer la table à ton gré ? s’enquiert Nighthawk en le dévisageant d’un air intrigué.

-       Ne t’assois jamais dos tourné à la porte ou la fenêtre.

-       Je n’ai pas encore d’ennemis.

-       Tu n’as pas d’amis non plus, et c’est ça qui compte, là où tu vas. »

L’autre hausse les épaules et prend un siège.

Un serveur e t. humanoïde s’approche et leur demande en terrien, avec un accent prononcé, ce qu’ils veulent boire.

« Deux Putes de Poussière », répond Kinoshita.

L’e t. hoche la tête et s’éloigne.

« Des Putes de Poussière ? répète le jeune homme.

-       Tu aimeras. »

Nighthawk hausse de nouveau les épaules et jette un coup d’œil sur la salle. « Intéressant, comme endroit. On se sent tout à fait dans un pavillon de chasse.

-       Oui. Il y a un établissement semblable à celui-ci sur Dernière Chance.

-       Non, sur Binder X. »

Kinoshita sourit. « Tu as raison, bien sûr. Excuse-moi. »

En tout cas, ta mémoire  – ou celle qu’on t’a donnée  – fonctionne à merveille, pauvre imbécile.

Le serveur e t. apporte leur commande. Nighthawk pose sur les cocktails un regard incertain.

« C’est délicieux, souligne Kinoshita.

-       C’est vert.

-       Fais-moi confiance, Jeff. Tu aimeras. »

L’autre tend la main vers un verre, le porte à ses lèvres et boit une gorgée.

« De la cannelle, dit-il enfin. Du rhum de Borillia. Et une saveur qui m’échappe.

-       Un fruit qu’ils cultivent sur New Kenya. Il ne s’agit ni d’une orange ni d’une mandarine, mais c’est bien un agrume... autant qu’un fruit e t. peut l’être. Ils attendent qu’il fermente, puis ils le traitent et le mettent en bouteille. »

Nighthawk boit une autre gorgée. « J’aime bien. »

Évidemment. Le vrai Faiseur de veuves y était pratiquement accro.

Le jeune homme finit son verre et fixe son compagnon.

« On retourne en brousse, demain ?

-       Non, je ne pense pas. Il fallait voir comment tu te débrouillais avec tes armes au bout d’un mois d’entraînement. C’est tout vu.

-       Dommage, dit Nighthawk. C’était drôle.

-       Tu trouves drôle de te faire charger par un félidémon ?

-       En tout cas, ce n’est pas dangereux, avec un fusil dans les mains.

-       Le taxidermiste serait sans doute d’accord avec toi.

-       Pardon ?

-       Quand je lui ai laissé les dépouilles, il a remarqué que tu n’avais pas seulement visé l’œil pour éviter d’endommager la tête. Tous les deux, tu les as atteints dans la pupille.

-       Tu avais raison : c’est comme pointer son doigt.

-       C’était un mensonge, admet Kinoshita. Mais il semble que tu en aies fait une vérité. »

Un sourire désarmant  – un sourire radieux d’enfant  – se dessine sur le visage de Nighthawk. « Oui, hein ?

-       Oui.

-       Merde, alors ! dit l’autre d’un ton enjoué. Ça se fête. » Un signe au serveur e t. « La même chose. » Puis il se tourne vers son tuteur. « On fait quoi, ensuite ?

-       Rien. Demain, tu obtiens ton diplôme.

-       L’examen était simple. »

Il n’a même pas commencé. À voix haute, Kinoshita dit : « Tu serais étonné de savoir combien d’hommes ont été tués par des félidémons. Tu avais moins d’une demi-seconde pour viser et tirer, tu sais.

-       C’est toi qui as voulu les suivre sous le couvert, note le jeune homme.

-       Je voulais mettre tes réflexes à l’épreuve sur le terrain le plus difficile.

-       Tu fais ça souvent ?

-       Traquer des félidémons dans des fourrés ? Non, dieu merci !

-       Entraîner des hommes au combat.

-       Tu es le premier.

-       Qu’est-ce que tu fais, alors ?

-       Un peu de ceci, un peu de cela, et le reste, répond Kinoshita d’un air évasif.

-       Tu as déjà été policier, ou chasseur de prime ?

-       Les deux.

-       Soldat ?

-       Il y a longtemps.

-       Et hors-la-loi ? poursuit Nighthawk.

-       Tout dépend de la personne à laquelle tu poserais cette question. Je n’ai jamais été condamné devant un tribunal.

-       Comment tu t’es retrouvé à travailler pour Marcus Dinnisen ?

-       Il a beaucoup d’argent à claquer. J’ai besoin de beaucoup d’argent. Il était naturel qu’on se rencontre.

-       Quand est-ce que tu auras fini ton boulot ? »

Kinoshita considère la tête naturalisée d’un lézard de feu, qui lui rend un regard aveugle. « Bientôt. »

Le jeune homme grimace d’un air chagrin. « Quand ? »

Kinoshita pousse un soupir. « Oh, je risque de venir une ou deux semaines sur la Frontière, jusqu’à ce que tu te sois habitué, mais ensuite je te gênerais. Je doute que le type que tu cherches décide de s’annoncer. Tu as du boulot. Plus tôt tu t’y mettras, mieux ça vaudra. » Il s’interrompt pour boire une gorgée. « La Frontière est aussi déserte que l’Oligarchie est bondée. Il est pratiquement impossible d’approcher quelqu’un sans être repéré. On te voit venir de trop loin.

-       On ne me verra pas du tout. Je serai à bord du vaisseau jusqu’à l’atterrissage.

-       C’était une métaphore. » Comme Nighthawk ne paraît guère convaincu, Kinoshita reprend : « Écoute, j’avais raison pour les boissons, non ? Alors, fais-moi confiance, je te gênerais.

-       Si c’est à moi de me charger du sale boulot, je devrais pouvoir prendre certaines décisions.

-       Dès que tu seras seul, tu prendras toutes les décisions.

-       Je devrais donc pouvoir décider si j’y vais seul ou non.

-       Je refuse d’en discuter. On a fait une bonne chasse, un bon dîner. On parlera de ça plus tard. » Si je trouve une façon élégante de t’expliquer que, contrairement à moi, tu peux être sacrifié.

Nighthawk hausse les épaules. « D’accord. Plus tard. »

Le jeune homme est en train de songer à commander une nouvelle tournée quand Azur-les-six-doigts s’avance vers leur table.

« Salut, Ito ! lance-t-il d’une voix de basse. C’est bien toi que j’avais cru reconnaître quand tu es entré. Où diable étais-tu donc passé ?

-       Oh, ici et là, répond Kinoshita.

-       Aux dernières nouvelles, tu déquillais les méchants sur la Frange.

-       J’ai laissé tomber. La perspective de vivre vieux a fini par me séduire.

-       Oui, dépasser les quarante ans a aussi ses avantages », admet Azur. Il se tourne alors vers Nighthawk, qu’il dévisage. « Tu peux me présenter ton ami ? Je lui trouve un air familier.

-       Il s’appelle Jeff. »

Le jeune homme tend la main, et Azur enveloppe celle-ci de ses six doigts. « Salut, Jeff. T’es déjà venu sur la Frontière ?

-       Non.

-       Bah, si tu vaux la moitié de ton pote, là, tu t’en tireras au poil », décrète le mutant, qui le dévisage une nouvelle fois. « Merde ! J’aurais juré t’avoir déjà vu quelque part ! »

Il s’éloigne pour accueillir d’autres clients et Kinoshita se tourne vers Nighthawk. « Un vieil holo, peut-être, suggère- t-il en guise d’explication. Je pourrais deviner où et quand il a été pris, parce qu’à vingt-trois ans tu arborais une moustache en guidon de vélo qui, l’air de rien, te vieillissait de dix ans.

-       Ce n’était pas un holo de moi. Tu me prends pour lui.

-       Tu es lui, sous divers aspects. A présent que j’ai bossé avec toi, tu l’es même sous de nombreux aspects. »

Nighthawk secoue la tête. « C’est un vieillard qui meurt d’une horrible maladie. Je suis un jeune homme qui a toute la vie devant soi. Une fois réglée cette affaire sur Solio II, j’aurai encore toutes sortes de choses à voir et à faire.

-       Lesquelles ? »

L’autre se tapote le front du bout de l’index. « Même s’ils me paraissent réels, ces souvenirs-là sont faux. Je veux les remplacer par des vrais. J’ai une galaxie tout entière à visiter et à éprouver.

-       On dirait que tu y as bien réfléchi.

-       Eh bien, j’ai bossé toute ma vie  – quarante-huit jours, ça fait un bail ! » Nighthawk sourit de sa remarque. « J’ai très envie de vacances. » Un temps de réflexion. « Cela dit, je me satisferais d’une nuit de sommeil sans branchement sur Disque éducateur.

-       C’était nécessaire, réplique Kinoshita. Tu as été gavé de l’équivalent de vingt ans d’expérience en à peine plus d’un mois. On n’allait pas t’envoyer là-bas dénué des connaissances et des talents de socialisation les plus élémentaires. Sans ces Disques, tu ne serais même pas foutu de prononcer un mot !

-       Je le sais, et je ne suis pas un ingrat. Mais j’ai ma vie à vivre, une fois sauvé la sienne. » Il étudie la pièce, les têtes naturalisées au mur, puis son regard revient sur son tuteur. « Je veux le voir avant de partir. »

L’autre a un geste de dénégation. « Il peut ne pas survivre à un nouveau réveil  – enfin, tant qu’on manque d’un remède à sa maladie.

-       Je n’ai pas besoin de lui parler. Je veux juste le voir.

-       D’après eux, il a vraiment une sale gueule.

-       Je m’en moque. Ce type, c’est ma seule famille.

-       Aucune chance qu’ils t’y autorisent, Jeff. Tu pourras toujours le voir lorsque tu auras accompli ta tâche et que la médecine aura trouvé le moyen de le guérir.

-       Elle n’a pas effectué le moindre progrès en un siècle. Pourquoi en ferait-elle maintenant ?

-       On m’a dit qu’ils approchaient de la solution. Il faut être patient.

-       Non. Je n’ai ni père ni mère. Rien que lui.

-       Mais ce n’est pas tout, hein ?

-       Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

-       Je viens de t’expliquer à quel point ce serait pénible. C’est quoi, alors, la vraie raison ?

-       Voir ce que l’avenir me réserve faute de remède.

-       Tu as assez de choses en tête, Jeff. Inutile de trimbaler partout l’image de ce que cette maladie te ferait.

-       Fera.

-       Ferait. Il se peut que tu y échappes.

-       Arrête, Ito. Je ne suis pas son fils  – je suis son clone. S’il l’a, lui, je l’aurai aussi.

-       On peut découvrir un vaccin d’ici deux, dix ou vingt ans. Physiquement, tu as vingt-trois ans. Lui, il a contracté son mal à la fin de la quarantaine.

-       Ce n’est pas si loin.

-       Mais si.

-       Tu refuses de me laisser le voir ?

-       Ce n’est pas à moi d’en décider. »

Nighthawk soupire. « Bon, d’accord. » Un temps. « Je commande une autre Pute de Poussière. On s’y habitue vite. »

Tu renonces trop vite, Jeff. Le véritable Nighthawk aurait exigé ce qu’il voulait, et l’aurait obtenu sans mon aide. S’il avait voulu voir un corps congelé, bonne chance à qui se serait dressé sur sa route. C’est ce côté implacable qui faisait de lui le Faiseur de veuves. Il a fallu modérer tes pulsions pour te discipliner, mais je me demande si tu es assez coriace pour ce qui t’attend.

On leur sert deux nouveaux verres. Kinoshita avise alors deux malabars au bout du comptoir.

Pile à l’heure. Un coup d’œil furtif à Nighthawk. C’est l’examen final, Jeff. J’espère que tu seras à la hauteur.

« Tu vois ces deux types, au bar ? demande-t-il.

-       Oui. Tu les connais ?

-       De réputation. » Kinoshita s’interrompt afin de mieux les étudier. «Le barbu, c’est Croque-Mort McNair, un assassin de la Frange. L’autre, c’est son garde du corps.

-       Pourquoi un assassin s’encombrerait-il d’un garde du corps ?

-       On a toujours besoin de quelqu’un pour surveiller ses arrières, surtout si on a ce genre de réputation et les ennemis qui vont avec. »

Un froncement de sourcils. « Si tu le connais, la douane aussi. Pourquoi permettre à un tueur à gages de chasser ici ?

-       Il peut se l’offrir.

-       C’est la seule raison ?

-       C’est un endroit chic. On s’attend à ce que les gens payent pour ça.

-       Au fait, ça nous a coûté combien, jusqu’à présent ?

-       Ne t’en fais pas. Tu t’apprêtes à gagner amplement de quoi couvrir les frais. »

Nighthawk le dévisage, perplexe.

« La tête de McNair est mise à prix, explique Kinoshita. Un demi-million de crédits, mort ou vif. » Un temps. « Mort, ce serait plus facile.

-       Je ne le connais même pas. » Le jeune homme paraît mal à l’aise.

« Tu connais encore moins le type de Solio.

-       C’est différent. Et je ne suis pas armé.

-       Je t’ai enseigné quarante-trois manières de tuer avec les mains et les pieds. Voyons voir ce que tu as retenu.

-       Mais il ne fait de mal à personne, là. Je ne peux pas le tuer comme ça.

-       Tu as raison. Tue le garde du corps en premier. »

Nighthawk considère les deux buveurs, puis son tuteur.

« Ne m’oblige pas à faire ça, Ito.

-       Je ne t’oblige à rien.

-       Qu’est-ce qui se passe si je refuse d’obéir ? »

Le petit homme hausse les épaules. « On fait nos bagages et on rentre sur Deluros.

-       Et ensuite ? »

Kinoshita le regarde droit dans les yeux. « Ensuite, ils te détruiront en vitesse et sans douleur, et le prochain clone sera un peu plus agressif.

-       Tu les laisserais faire ?

-       Je ne pourrais pas les en empêcher. Ils jouent gros, et leur premier devoir va au vieillard qui paie les factures. »

Une fois encore, Nighthawk considère les deux buveurs, puis son tuteur. « Qu’est-ce que je leur dis ?

-       Ce que tu veux. Rien du tout.

-       Et s’ils sont armés ?

-       Ils ne sont pas censés l’être. Pas ici.

-       Et s’ils le sont quand même ?

-       Alors il faudra que tu réfléchisses vite, non ?

-       C’est tout ? C’est tout ce que tu as à m’offrir ?

-       Je ne serai pas là pour te donner des conseils quand tu affronteras le type que tu as été créé pour tuer. Tu devrais t’y habituer dès maintenant. »

Nighthawk dévisage Kinoshita sans piper mot.

C’est moi que tu préférerais tuer, au lieu de ces deux-là. Qu’est-ce que j’ai pu dire pour te mettre dans un état pareil ?

Un sentiment d’indignation s’est emparé de Nighthawk. Il prend comme un affront personnel d’exister dans le seul but de tuer. Mais il n’y peut rien, aussi tâche-t-il de se concentrer sur ses cibles.

« Attends-moi ici », dit-il.

Le jeune homme se lève, se dirige vers l’extrémité du bar où se tiennent Croque-Mort McNair et son ange gardien ; il passe près d’eux d’un air dégagé, fait tout à coup volte-face et abat sa main sur la nuque du sbire. On entend un craquement et l’homme tombe comme une pierre.

McNair sursaute, mais son instinct le préserve du premier coup que lui porte Nighthawk  – une droite dévastatrice qui visait sa tête, mais atterrit sur son épaule alors qu’il se tournait en essayant de se protéger.

« Qu’est-ce qui se passe ? » marmonne-t-il en reculant et en adoptant une posture défensive.

Sans rien dire, l’autre décoche un coup de pied en pivot qui devrait décapiter son adversaire. McNair pare, met la main dans sa tunique et en sort un long poignard incurvé.

« Qui t’es, toi ? » demande-t-il. Deux feintes, puis la lame plonge vers la gorge de Nighthawk qui bloque le coup, saisit le poignet de l’assassin, se baisse, effectue une torsion : McNair prend son envol pour choir près de son garde du corps avec un bruit retentissant.

Le jeune homme, qui n’est même pas essoufflé, décoche un coup de pied dans le couteau qui traverse toute la salle. Puis il fait signe à McNair de se redresser.

« Qu’est-ce que tu veux ? aboie l’autre. De l’argent ? On peut s’arranger ! »

Nighthawk feinte en direction de son aine et, du talon de la paume, le frappe sous le nez. Des esquilles d’os se logent dans le cerveau de McNair, le tuant net.

Il entend un bourdonnement derrière lui, se retourne, et voit un pistolet laser à pleine charge braqué sur lui.

« Arrête, fiston », lance Azur. Il tient l’arme dans sa main valide.

« Il y avait un contrat sur eux. » Kinoshita n’a pas quitté la table.

« Je m’en fiche. On ne tue pas dans mon établissement. »

Nighthawk jette à son tuteur un coup d’œil qui semble demander : Je le tue aussi ?

L’autre secoue la tête. Le jeune homme se détend.

« On sera ravis de filer dès que tu auras posé ton pistolet, dit Kinoshita.

-       Je n’ai jamais dit que je comptais le poser.

-       Et on te versera une compensation.

-       Ah ? » La voix d’Azur trahit un certain intérêt, mais son visage reste vierge de toute émotion et son regard rivé sur Nighthawk.

« Leur tête était mise à prix six cent mille crédits, reprend Kinoshita, dont un demi-million pour McNair. Impossible de se faire autant de blé en trois jours. Je demanderai aux autorités de te verser la récompense. Paie-toi, et garde le pourboire.

-       Et les félidémons ?

-       Oui ?

-       J’ai toujours un marché pour les beaux trophées.

-       Ils sont à toi. »

Azur dévisage Nighthawk pendant un long moment, puis range son pistolet sous le comptoir. « Topez là, déclare-t-il. Et buvez une autre Pute de Poussière. C’est la maison qui régale.

-       Très généreux de ta part, Azur. » Kinoshita fait signe à son compagnon de le rejoindre. « C’est avec plaisir. »

Nighthawk pose lourdement une pièce de monnaie sur le zinc. «J’ai les moyens de payer mon verre, réplique-t-il avec une note de fierté juvénile.

-       Tu t’es bien débrouillé, Jeff, dit Kinoshita. Ces types, c’étaient des durs à cuire. Tu les as éliminés avec un minimum d’efforts, et sans dommages.

-       Et alors ? »

Kinoshita sourit. « C’était ça, ta cérémonie de remise des diplômes. On va boire une Pute de Poussière. Puis on rentre au chalet, et demain matin tu décolles pour Solio II. » Un temps. « En entrant dans cette taverne, tu étais un clone, un faisceau de promesses, de potentiels. » Il lève son verre. « À présent, tu es aussi bon que n’importe qui et meilleur que beaucoup.

-       C’était déjà le cas.

-       Je sais, mais...

-       Tu sais que dalle, crache Nighthawk. Pour toi, j’ai été créé en laboratoire dans le seul but de tuer un type de Solio II.

-       Mais oui, Jeff. On ne te l’a jamais caché.

-       C’est moi qui décide pourquoi on m’a créé, dit l’autre tout bas. Je suis un homme, tout comme toi. » Il fixe Kinoshita d’un regard qui ne cille pas. Un regard très déplaisant. « Ne l’oublie jamais. »

Bon, au moins je sais pourquoi tu t’es mis en boule.

« Tu as vu ce qui est arrivé à ces deux-là », poursuit-il avec un geste vers les deux cadavres tout en vidant son verre d’un trait. «Il se pourrait que j’en vienne à aimer tuer. »

Il se lève, sort d’un air rageur de Chez Azur-les-six-doigts et prend la direction de son chalet.

Kinoshita le regarde partir.

Pas de doute, tu es bien le Faiseur de veuves. Il suffisait de t’échauffer les sangs. Le petit homme a un sourire de chat repu. J’ai l’impression qu’on t’a fait assez coriace, en fin de compte.