15
Assis au comptoir à côté de Lézard Malloy, Nighthawk, fasciné, contemple la Perle de Maracaibo. Il n’a pas touché à son verre, et son fin cigare s’est consumé dans le cendrier. Le Rouleur Sacré est perché sur le comptoir à trois centimètres de sa main gauche.
Le Père Noël entre dans le casino, l’aperçoit, s’approche, lève un regard blasé vers la mutante dénudée, passe commande et se tourne vers le jeune homme.
« Ferme la bouche. On ne sait jamais ce qu’on peut avaler au passage.
- Taisez-vous, dit Nighthawk sans quitter des yeux la danseuse.
- J’essayais de me rendre utile », réplique le Père Noël en haussant les épaules. Il salue Malloy de la tête, attend qu’on lui serve son verre, boit une petite gorgée et tend la main pour flatter le Rouleur, qui se laisse caresser sans lui témoigner la moindre marque d’intérêt.
Le spectacle s’achève et Mélisande s’éclipse.
« Ne me dérangez pas quand je la regarde, dit Nighthawk qui se tourne enfin vers le nouveau venu.
- Elle ne va pas disparaître le temps que tu dises bonjour à un ami. » L’ancien pasteur descend de son tabouret. « Venez. Un box sera plus confortable, et je suis un vieillard perclus de douleurs diverses. »
Nighthawk et Malloy prennent leurs verres et le suivent.
Le Rouleur pépie deux fois, saute à terre et les rattrape bientôt. Une fois tout le monde installé dans un box inoccupé, il se perche au bout de la botte du jeune homme.
« Tu passes beaucoup de temps à regarder cette fille, note le Père Noël.
- Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
- Il est amoureux, glisse Malloy avec un sourire bête.
- Vous n’avez pas de meilleur sujet de conversation ? demande Nighthawk avec irritation.
- En fait, si, dit l’ancien pasteur. Même si tu avais l’âge que tu parais, tu serais encore immature... et il se trouve que je te sais bien plus jeune.
- Venez-en au fait.
- Le fait est que tu connais les affres du premier amour, mon jeune ami. Tu ne veux pas m’écouter, mais fie-toi à moi : ça te passera.
- Je n’ai pas envie que ça me passe. »
Malloy a un grand sourire. « Ils en ont jamais envie.
- Je sais que tu n’y croiras pas non plus, reprend le Père Noël, mais, ces filles, on en trouve treize à la douzaine dans le moindre comptoir commercial.
- Personne ne lui arrive à la cheville ! lance Nighthawk.
- Les deux mots qui la définissent le mieux commencent par un P, fiston : putain, et problème.
- Attention, là, réplique Nighthawk d’une voix lourde de menace. Vous êtes peut-être mon ami, mais il y a des limites à ce que je laisserais un ami dire d’elle.
- Tu devrais l’écouter, insiste Malloy que l’embarras de son compagnon amuse. Tu le sais pas, pour l’instant, mais il y a des tas de femmes encore plus belles.
- Et certaines sont encore moins dignes de confiance, ajoute le Père Noël.
- Parce qu’elle ne l’est pas ? demande Nighthawk.
- Je connais le genre. Elles sont attirées par la puissance comme toi par les jolies filles.
- Il me suffira de prouver que je suis plus fort que lui.
- Tu m’as mal compris. Quand je dis "puissance", c’est de pouvoir que je parle. Si ce n’est pas le Marquis, ce sera un millionnaire ou un politicien. Jamais elle ne jettera son dévolu sur un marginal comme toi ou moi.
- Vous avez tort, s’entête Nighthawk. Je peux l'obliger à m’aimer.
- Comment ? En tuant son protecteur ?
- Oh, elle adorerait ça, je parie, dit Malloy d’une voix sarcastique.
- Si c’est ce qu’elle veut, je suis bien plus capable de la protéger que lui.
- D’un hors-la-loi, oui. D’une crise économique, j’en doute. » Le Père Noël marque une pause. « Laisse-la en paix, Jefferson. Cette fille, c’est un problème ambulant. Tu peux me croire, d’autant que je ne suis pas concerné.
- Vous n’y comprenez rien. Je l’aime.
- T’as quatre mois et t’as déjà rencontré la femme de ta vie ? ricane Malloy.
- Oui, ça ne te semble pas un peu tiré par les cheveux ? ajoute l’ancien pasteur.
- C’est elle que je veux.
- Je sais. Je dis juste que ce n’est pas réciproque.
- Qu’est-ce que vous en savez, vous deux ? Le monstre repoussant et le vieux birbe ! Est-ce que vous avez seulement déjà aimé quelqu’un ?
- Tu crois qu’être grisonnant et ridé t’empêche de tomber amoureux ? demande le Père Noël avec un petit rire. Ne plus plaire aux filles de vingt ans n’a rien à voir avec le fait qu’elles continuent de te plaire, à toi. » Une pause. « Ce que le temps apprend à certains d’entre nous, c’est qu’il y a une différence entre les désirer, ce qui se conçoit, et les aimer, ce qui requiert et du discernement et de la discrétion. Surtout quand on a autant d’ennemis que j’en ai ou que tu en auras à mon âge, si jamais tu vis assez vieux.
- Vous avez fait ce long chemin depuis l’hôtel pour me sermonner sur les femmes ?
- Non, même s’il semble évident que tu en as besoin. » Le Père Noël s’interrompt et dévisage Malloy. « Je crois que le moment est venu d’envisager la prochaine étape de notre plan de carrière. »
Nighthawk se tourne vers le petit homme. « Installe-toi au comptoir. C’est ma tournée.
- Merde ! crache l’autre. J’en ai marre que tout le monde essaie de se débarrasser de moi !
- J’ai à parler affaires avec le Père Noël.
- On parie qu’il y a des dispositifs de surveillance vidéo et audio planqués partout ? Et que tout est enregistré pour que le Marquis puisse se rencarder plus tard ?
- Va-t’en.
- En fait d’ami, t’es un beau salopard ! » marmonne Malloy.
Nighthawk le toise avec froideur. « Dès à présent, tu n’es plus sous ma protection et on ne se doit plus rien.
- Super ! Il me refile les rênes. Alléluia. » L’autre lui retourne un regard coléreux. « Mais j’en veux pas, de ta putain d’indépendance ! Tant que je t’appartiens, on me fiche la paix. Si jamais on savait que je suis plus ta chose, mon espérance de vie se réduirait à trois heures, maxi.
- Dégage, c’est tout. J’ai mal à la tête, à force d’entendre tes raisonnements alambiqués.
- Mais je reste sous ta protection ?
- Comme il te plaira.
- C’est ça qui me plaît.
- Parfait. File, maintenant.
- Tu devrais rien me cacher, puisque je t’appartiens. »
Nighthawk dégaine et braque son pistolet droit sur le nez de vieux cuir du petit homme.
« Tu vois ? dit Malloy d’un air accusateur. Tu vois ? Je savais que tu me remplacerais par le Rouleur !
- Le Rouleur ferme son clapet et ne me donne jamais de conseils intempestifs. C’est mieux qu’un certain joueur de bas étage.
- D’accord, d’accord, j’y vais ! Mais, un jour, tu regretteras de pas avoir été plus gentil avec moi !
- J’ai sauvé ta peau. Que devrais-je faire pour l’être davantage ?
- Tu verras, grommelle Malloy en s’éloignant à grandes enjambées.
- Il a raison, tu sais, dit le Père Noël.
- Vous m’avez dit de la laisser tomber, elle, s’insurge le jeune homme, et vous voudriez que je sois gentil avec lui ?
- Non. Je veux dire qu’il a certainement raison de croire qu’on est surveillés.
- Vous voulez sortir pour discuter ? »
L’ancien pasteur réfléchit, et secoue la tête. « Non. Peu importe que le Marquis nous entende.
- Bien. Je vous écoute.
- Il faut qu’on envisage sérieusement l’avenir, Jefferson.
- Je croyais qu’on en avait parlé au retour d’Aladin.
- Les choses ont changé.
- En quoi ?
- J’ai un mauvais pressentiment. Le Marquis oublie un peu trop facilement que tu as refusé d’exécuter ses ordres.
- Je vous ai ramené. C’est encore mieux.
- Tu as toute la vie devant toi, mais écoute : les hors-la- loi vivent dans l’instant. Il finira peut-être par traiter avec moi, mais il essaiera d’abord de s’emparer de l’or et des Morita. Il ne dirigerait pas un empire criminel, sinon. Autant je conçois de traiter avec lui, autant je le vois mal traiter avec moi.
- Mais vous avez piégé l’écoutille.
- Le problème n’est pas là. Il ne resterait pas longtemps en place s’il laissait des gens défier son autorité. Autant dire à ses hommes de main : "Hé, il vous suffît de piéger votre butin pour renégocier les termes de notre contrat." Je ne le permettrais pas, et lui non plus.
- C’est pourtant ce qu’il a fait.
- Et c’est ce qui me dérange.
- Dans quel but agit-il ainsi, selon vous ?
- Je l’ignore. Sauf que ça n’a rien à voir avec moi, j’en suis sûr.
- Pourquoi ?
- Pour la simple raison que j’avais dressé mes plans avant de le rencontrer et que je ne les ai pas modifiés d’un iota.
- Si ça n’a rien à voir avec vous, avec qui... ?
- Toi, bien sûr. Tu as désobéi à ses ordres, et même si tu n’as pas tué son espion, tu n’as pas levé le petit doigt pour le sauver. Je n’ai donc qu’une question à me poser : comment se fait-il que tu sois encore en vie ? Il n’a pas peur de toi ; un type de cette stature pourrait te briser d’une seule main. Il ne s’agit pas non plus de générosité, c’est étranger à son caractère. Non, le Marquis ne t’a pas pardonné ton écart de conduite, il a choisi de l’ignorer. Pourquoi ? Et puis, pourquoi bombarder un clone de quatre mois au poste de commandant en second ? »
Nighthawk prend le temps de réfléchir aux propos du vieil homme. « Je n’en sais rien, finit-il par admettre.
- Moi non plus. Mais il a une raison... Qu’est-ce que tu fais sur cette planète ?
- Je vous l’ai dit.
- Oui, tu es en mission. Qui t’a envoyé ici ?
- Marcus Dinnisen... l’avocat du Faiseur de veuves sur Deluros VIII.
- Il t’a dirigé sur Toundra ?
- Sur la Frontière Interne. C’est un certain Hernandez, le chef de la sécurité de Solio II, qui m’a envoyé ici.
- Il a un rapport avec toi ?
- C’est lui qui s’est arrangé pour que je sois créé.
- Intéressant.
- Ah bon ?
- Et frustrant, aussi. Soit il nous manque des pièces du puzzle, soit je ne comprends pas où elles s’insèrent.
- C’est vous qui avez un mauvais pressentiment. Je ne vois toujours pas ce qui vous tracasse à ce point.
- Il se trame quelque chose qui remonte loin... au moins jusqu’à Solio II, voire jusqu’à Deluros. Je crois qu’on devrait décamper tant qu’on en a la possibilité. Il y a beaucoup trop de choses qui me dépassent, ici. »
Nighthawk promène son regard sur la salle et s’arrête sur Malloy, assis au comptoir. Il se rappelle alors ce dont le petit homme parlait. « Vous pensez vraiment que le Marquis peut entendre ce que vous avez à dire ?
- Et quand bien même ? réplique le Père Noël. Si tu viens avec moi, tu seras parti avant qu’il puisse nous arrêter. Si tu restes, il saura que mes meilleurs arguments ne t’ont pas convaincu de le quitter.
- Et si je reste et que vous partez ? Ça l’ennuierait, non ?
- Si, sans doute. C’est pourquoi ça n’arrivera pas.
- J’ai du mal à vous suivre.
- Malloy n’est pas bête. Sa survie ne dépend que de toi. Je vais donc moi aussi me mettre sous ta protection.
- C’est l’idée la plus absurde que j’aie jamais entendue. Pourquoi feriez-vous ça ?
- Je te propose un échange. Tu es le seul ici capable de nous protéger du Marquis, moi et mon trésor. Je suis le seul ici qui ait été franc avec toi, qui ait essayé de te dissuader de faire des bêtises et qui t’ait soutenu bien que tu les aies faites quand même. Tu n’as pas un ami dans toute la Galaxie. Je veux être ton ami, et je m’y emploierai de mon mieux, mais le prix est élevé : ma vie. Tu en es responsable. Marché conclu ?
- Vous demandez cher pour votre amitié, dit Nighthawk en regardant la main que l’autre lui tend.
- Si on te fait une meilleure proposition, accepte-la. »
Le jeune homme hésite, et serre cette main tendue.
« À la bonne heure ! s’exclame le Père Noël. Maintenant, on reste là ensemble ou on part ensemble.
- Je ne vais nulle part. Du moins sans elle.
- Alors il faudra peut-être l’emmener.
- La kidnapper ? Le Marquis mettrait deux cents hommes à nos trousses avant même qu’on ait quitté ce système.
- Tu surestimes la profondeur des sentiments qu’un type comme le Marquis peut avoir pour quelqu’un d’autre que lui. Il n’a pas réussi en s’attachant à chaque danseuse qui a croisé son chemin. » Un temps de réflexion. « Néanmoins, l’humiliation serait telle qu’il serait obligé de réagir d’une manière ou d’une autre. » Une nouvelle pause. « Non, mieux vaudrait sans doute convaincre tout le monde de nous accompagner.
- Tout le monde ?
- Elle et lui.
- Quel butin les persuaderait tous les deux ?
- Le plus gros.
- Deluros VIII ? »
Le Père Noël hoche la tête. « Oui. La planète capitale de l’espèce humaine.
- Mais c’est à l’autre bout de la galaxie.
- Il y a beaucoup d’églises... et il y a aussi le Faiseur de veuves.
- Alors, comment les persuader de nous accompagner ?
- En lui offrant ce qu’il veut par-dessus tout. Ce qu’il ne pourra pas refuser.
- Par exemple ?
- J’ai une petite idée. Mais j’ai besoin de l’affiner.
- Il sait que vous allez essayer de l’influencer. Ou il le saura bientôt.
- Si le motif est bon, il viendra quand même.
- Et sinon ?
- Sinon, dit le vieil homme d’un air sombre, tu ferais bien de te préparer à me prouver ton amitié. »