18

Nighthawk, assis dans la cambuse à deux mètres de son fauteuil, sirote une tasse de café tandis que le vaisseau fonce à travers le vide en pilotage automatique. Le Père Noël dort sur sa couchette de la cabine de l’équipage, et on entend ronfler le Marquis.

Mélisande sort de la cabine du capitaine, vêtue en tout et pour tout d’une serviette de bain drapée autour d’elle.

« Je peux m’asseoir ? » demande-t-elle.

D’un coup de menton, il indique le siège en face de lui.

« Je peux avoir du café, s’il te plaît ?

-       Demande à la cambuse. »

Elle change sa requête en ordre, et un instant plus tard une tasse de café noir se pose sur la table devant elle.

« Merci.

-       Si tu t’attends à ce qu’elle te dise : "De rien", tu vas être déçue. Il n’y a que le poste de commande qui répond.

-       Pourquoi ?

-       Ça me plaît comme ça.

-       Inutile de te mettre sur la défensive, dit-elle avec un sourire. Ça n’avait rien d’une critique.

-       Je ne suis pas sur la défensive.

-       On le croirait, à t’entendre.

-       Non, je te dis !

-       Bon, comme tu veux. » Elle a haussé les épaules ; la serviette se dénoue et glisse jusqu’à sa taille. «Pardon, fait-elle avec un sourire félin.

-       Couvre-toi ! lance Nighthawk.

-       Où est le problème ? demande-t-elle d’un air ingénu tout en rajustant l’étoffe sans se presser. Tu as déjà tout vu... à moins que tu n’aies oublié ?

-       Non.

-       Viens m’aider.

-       Débrouille-toi.

-       Entendu... mais je ne peux pas te promettre qu’elle ne va pas encore glisser. »

Le jeune homme grimace, se lève et s’approche.

« Ici », dit-elle, montrant l’endroit où elle veut qu’il place le fermoir tape-à-l’œil qu’elle lui tend. Il s’exécute, en tâchant d’ignorer l’odeur de son parfum.

« Maintenant tu es décente, décrète-t-il en regagnant son siège.

-       Tu es sûr ? » Elle se met debout. « C’est très court.

-       Et alors ?

-       Et si je devais lever les bras ? dit-elle en esquissant le geste annoncé.

-       Reste assise et ça ne se produira plus.

-       Je ne vais pas rester assise pendant tout le voyage.

-       Habille-toi, alors.

-       Ça réveillerait le Marquis. » Un grand sourire. « Je crois que je l’ai épuisé. »

Nighthawk reste coi.

« C’est du très bon café, reprend-elle enfin.

-       Tu n’y as pas encore goûté.

-       Il me réchauffe. » Elle tend la main et la pose sur la sienne. « Tu vois ? Personne n’aime être touché par une main froide.

-       Ça ne me dérange pas.

-       Pour ce qui est de ta main, mais il y a d’autres endroits où tu sauterais au plafond. » Un temps. « Si j’avais les mains froides. Je te montrerai, à l’occasion.

-       Ce ne sera pas nécessaire.

-       Ça ne me gêne pas. Après tout, on est entre amis, ici, non ?

-       Tu ferais sans doute mieux de t’en tenir à l’ami qui t’a amenée, suggère-t-il d’une voix lourde de tension.

-       Il dort profondément. Écoute, on l’entend ronfler.

-       Et alors ?

-       Il a besoin de sommeil... et j’ai déjà dormi tout mon soûl. Je m’ennuie, toute seule, à le regarder. » Un sourire. « Il est nu, bien sûr.

-       Je suis sûr que tu trouves ça très excitant.

-       Oh, ça dépend. Ce n’est pas marrant de s’exciter toute seule dans son coin. S’il l’était, lui aussi, ce serait autre chose. Tu veux que je te dise comment je ferais pour l’exciter ?

-       Non.

-       Tu es sûr ? Ça t’exciterait peut-être.

-       Fous-moi la paix ! » lance-t-il brutalement. Puis il va s’asseoir dans le fauteuil de pilotage.

« Je croyais que tu m’aimais bien.

-       Je t’aime bien, dit-il tout bas.

-       Je croyais même que tu me désirais.

-       Comment se fait-il que tu viennes à moi alors que les deux cabines sont occupées ?

-       Tu crois qu’il nous faut absolument une cabine ? Tout ce qu’il y a dans une cabine, c’est un lit. » Elle se lève, et ôte sa serviette. « On a tout ce qu’il faut ici. » Un air faussement blessé. « Tu fronces les sourcils. Tu n’aimes pas ce que tu vois ?

-       Si. »

Elle s’approche de lui à pas lents, en prenant soin d’éviter le Rouleur perché sur un des tableaux de bord. « Oui, je m’en rends compte », dit-elle en avisant l’entrejambe de Nighthawk.

Il la prend par le bras, l’attire sur ses genoux et l’embrasse goulûment.

« Hé, dit-elle en changeant de posture, tu vas m’empaler.

-       C’est l’idée générale.

-       Et si le Marquis se réveille et sort dans le corridor à cet instant précis ?

-       Je devrai le tuer.

-       Mais si je suis dans ta ligne de tir ?

-       Tais-toi un peu.

-       Je devrais peut-être aller vérifier s’il dort toujours.

-       Laisse tomber.

-       Non, dit-elle en se levant. Je ne veux pas me retrouver prise entre deux feux. »

Avant qu’il puisse l’arrêter, elle repasse dans la cambuse, rajuste sa serviette, s’engage dans le corridor et disparaît dans la cabine du capitaine d’où elle ressort quelques secondes plus tard en articulant les mots il dort.

Elle revient vers Nighthawk quand la voix ensommeillée du Père Noël lance : « Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? » L’ancien pasteur émerge de sa cabine, se fige, et apprécie la situation d’un seul regard sur Mélisande.

« Vous vous êtes habillée en toute hâte, je suppose ? dit-il d’une voix sarcastique.

-       J’étais juste sortie prendre un café.

-       Cambuse, sers deux cafés », ordonne-t-il. Deux tasses pleines de café noir apparaissent peu de temps après. La Perle de Maracaibo se tourne vers Nighthawk et hausse les épaules. Sa serviette manque encore glisser.

« J’ai dormi longtemps ? s’enquiert le Père Noël.

-       Quatre ou cinq heures, répond le jeune homme.

-       Dommage. À une petite heure près, tu aurais pu aller plus loin avec la dame.

-       Aucune chance, réplique Mélisande. Je suis totalement dévouée au Marquis.

-       Et moi, la réincarnation de Ramsès II », s’esclaffe l’ancien pasteur.

Elle fait face à Nighthawk. « Tu le laisses me parler sur ce ton ?

-       Tu es totalement dévouée au Marquis. C’est donc à lui de défendre ton honneur.

-       Tu parles d’un héros ! » marmonne-t-elle avec dédain.

Tout à coup, le géant passe la tête dans le corridor pour regarder vers la cambuse. « Qu’est-ce qu’il y a ?

-       Rien, dit-elle. On cause.

-       Vous m’avez réveillé.

-       Ce n’était pas fait exprès. Rendors-toi.

-       Reviens au lit. Je n’aime pas dormir seul.

-       Comme tu veux.

-       C’est ça que je veux. »

Elle se lève en rassemblant les pans de sa serviette et se tourne vers Nighthawk. «On poursuivra cette discussion plus tard, peut-être.

-       Peut-être », dit-il, évasif.

« Ramène ton cul », ordonne le Marquis en rentrant dans la cabine. Elle le rejoint aussitôt.

« Tu es un peu jeune pour avoir un désir de mort, dit le Père Noël tandis que la porte coulisse derrière elle. J’espère qu’il ne se passait pas ce que je crois.

-       Je ne tiens pas à en parler.

-       Certes. Je me demande combien elle a tué d’animaux domestiques sous la torture, quand elle était petite.

-       La ferme !

-       À tes ordres. » Il boit une gorgée de café. « Combien de temps nous faudra-t-il pour atteindre l’Oligarchie ? »

Le jeune homme consulte l’écran. « On y est entrés il y a cinq heures.

-       Et quand sera-t-on dans le système de Deluros ?

-       À cette vitesse, environ trente heures.

-       Trente heures... » L’ancien pasteur prend un air songeur. «Ça lui en laisse des occasions de provoquer une tuerie.

-       Je ne veux pas parler d’elle. » Le ton de Nighthawk est lourd de menace.

« Il nous suit toujours comme notre ombre ?

-       Malloy ? Oui, à trois millions de kilomètres.

-       On croirait une distance fabuleuse, jusqu’à ce qu’on se rappelle que ça représente... quoi, dix secondes ?

-       Un peu moins.

-       Tu veux te reposer ? Je peux prendre le quart. »

Le jeune homme secoue la tête.

« Tu es debout depuis un bail, poursuit le Père Noël. Je te veux au maximum de tes possibilités, là-bas. Dors un peu.

-       Comment voulez-vous que je dorme si je sais qu’elle est au lit avec lui à cinq mètres d’ici ? s’irrite Nighthawk.

-       Ah, voilà. Si tu restes dans ton poste de pilotage, il ne la baisera plus, c’est ça que tu crois ?

-       Ils ne baisent pas, ils dorment. Lui, du moins.

-       Et tu ne t’en sens pas mieux pour autant, hein ?

-       Non.

-       Dans ce cas, j’ai une suggestion.

-       Oui ?

-       Tu ne vas pas l’apprécier, mais c’est ce qui me paraît le plus raisonnable.

-       J’écoute.

-       Cette fille t’embrouille l’esprit. Elle t’enroule autour de son petit doigt. Tu ne penses qu’à elle, ce qui peut s’avérer un danger mortel.

-       Vous voulez que je tue le Marquis ?

-       Impossible... pour l’instant. N’oublie pas ta mission : tu as besoin de lui pour qu’il te désigne l’assassin de Trelaine.

-       Qu’est-ce que vous proposez, alors ?

-       Tue-la, elle.

-       Vous êtes fou ? riposte Nighthawk.

-       Pas du tout. Dès qu’il a le dos tourné, elle t’allume. Pas la peine de le nier, j’ai des yeux. Si tu la laisses vivre, elle finira par déclencher la bagarre avant que tu sois prêt.

-       Mais le but de ce voyage, c’est d’éliminer le Marquis pour que je puisse l’avoir, elle.

-       Elle n’en vaut pas le coup, fiston. Je pille mes églises, tu tues le Faiseur de veuves, puis on se casse et on prend notre retraite là où ni les gentils ni les méchants ne nous trouveront.

-       Ça me plaît assez, comme idée.

-       Marché conclu, alors ?

— Dès que je me serai occupé du Marquis. On emmènera Mélisande avec nous. » Le Père Noël se borne à pousser un profond soupir.