19
Ils ont quitté Toundra depuis trente-huit heures et, pour Nighthawk, la situation ne s’est guère améliorée. Chaque fois qu’il ne fantasme pas sur Mélisande, elle est là devant lui, avec ses sourires secrets, ses frôlements « accidentels », ses gestes, son parfum, le velours de sa peau.
Son comportement change du tout au tout en présence du Marquis. Dans ces moments-là, elle ne s’éloigne jamais de lui, n’interdit aux mains du géant aucune partie de son anatomie, même devant les deux autres. Mais le Marquis ne s’intéresse guère à la navigation, passant le plus clair du trajet dans la cabine. Et sitôt qu’il s’absente, elle recommence à aguicher le jeune homme aussi obstinément qu’elle l’ignore le reste du temps.
Nighthawk, dans l’un de ses rares intermèdes de solitude, scrute distraitement l’un de ses écrans. Il appelle la loupe, dans l’espoir de discerner le vaisseau de Malloy, mais il ne voit que les étoiles et l’infinie noirceur de l’espace.
En fin de compte, il décide de joindre le petit homme par radio pour découvrir le motif de cette filature, mais il n’arrive pas à établir la communication. Le vaisseau est bien là, dans le sillage du sien, mais ignore son signal. Il fronce les sourcils. Ni Malloy ni son vaisseau ne constituent un danger matériel, mais Nighthawk déteste ce qu’il ne comprend pas, et il ne comprend pas pourquoi cet escroc sans envergure le poursuit jusque dans l’Oligarchie.
« S’il te dérange tant que ça, dit une voix derrière lui, on ralentit pour qu’il nous rattrape et on le réduit en bouillie. »
Le Marquis s’est approché, profitant de ce que le jeune homme était occupé par ses tentatives de communication.
« Je n’ai pas dit qu’il me dérangeait, répond Nighthawk, sur la défensive.
- Inutile de te tracasser, en effet.
- Je veux juste savoir ce qu’il fait là.
- Quelqu’un l’envoie, évidemment.
- Qui ? Et pourquoi ? »
L’autre hausse les épaules. « J’en sais fichtre rien. » Une pause, et il sourit, comme frappé d’une inspiration. « Si tu ne veux pas le réduire en bouillie, laisse-le quand même nous rattraper et menace de l’enfermer en compagnie du Rouleur sacré. Trois contre un qu’il sera soudain enchanté de nous parler.
- C’est un compagnon, pas une arme, dit Nighthawk en flattant le Rouleur qui vient de bondir sur son épaule.
- Un peu des deux, en fait. Tu n’es pas le premier que je vois affublé d’un Rouleur. J’en ai connu deux autres auxquels un de ces bestiaux s’était attaché. » Il contemple le Rouleur de Nighthawk d’un regard admiratif. « S’il se met en colère, il est capable d’effacer une chambrée entière en dix secondes. Moi, j’appelle ça une arme.
- J’appelle ça un ami.
- Parce que tu ne vois pas assez loin. Tu ne saisis pas ce que tu pourrais faire avec un truc pareil.
- Mais toi, si ? dit Nighthawk d’une voix sarcastique.
- Bien sûr. C’est une des différences entre toi et moi.
- Si tu as tellement envie de te procurer un Rouleur, va sur Aladin.
- J’y suis allé. Pas vu la queue d’un, si j’ose dire.
- Retournes-y.
- Ce serait du temps perdu. Je m’y suis rendu une bonne douzaine de fois. » Une pause. « Je préférerais t’échanger le tien.
- Il n’est pas à vendre.
- Attends de connaître mon offre.
- Tu n’as rien qui m’intéresse.
- Je crois que si. » Le Marquis sourit. « Mélisande ! »
La jeune femme sort de la cabine et rejoint le géant.
« Alors ? fait celui-ci.
- Elle ?
- Contre le Rouleur.
- Marché conclu.
- Je n’ai pas mon mot à dire ? demande la danseuse.
- Je crains fort que non, ma chère, dit le Marquis.
- Tu ne peux pas me troquer contre une bestiole E.T. comme si j’étais un bien quelconque !
- On est tous un bien quelconque, répond le géant. Il n’y a que les futés qui le savent. » Un temps. « Je suis sûr que Mr. Nighthawk te chérira ainsi que je l’ai fait, mon amour.
- Et si je refuse d’être chérie par Mr. Nighthawk ?
- Ce n’est pas mon problème. » Une courte pause. « Je gage qu’il te traitera avec autant de compassion que je t’en ai témoigné jusqu’à présent.
- Autrement dit, aucune, crache-t-elle.
- Je t’en prie, c’est déjà bien assez difficile. Tu m’as donné un plaisir intense, et je regrette de te perdre... » Un petit sourire d’excuse. «... mais il y a beaucoup de femmes dans la galaxie, et très peu de Rouleurs sacrés. À toutes fins utiles, il n’y en a même qu’un. Tu ferais sans doute pareil, à ma place.
- Je n’ai jamais été à ta place, dit-elle avec amertume.
- Voilà qui règle la question. » Il tend la main vers le Rouleur qui, soudain, se crispe et émet un bourdonnement.
« Il n’a pas envie que tu le touches, suggère Nighthawk.
- Explique-lui qu’on a passé un marché.
- Je ne parle pas sa langue. »
Le Rouleur se met à siffler.
« Débrouille-toi pour qu’il s’arrête ! s’écrie le Marquis. Je les ai déjà vus faire. »
Nighthawk cueille le petit être sur son épaule et le prend dans ses bras pour le caresser.
« On a passé un marché, s’entête l’autre en reculant avec précaution. À toi de respecter ta part.
- Tu crois que je n’en ai pas envie ? rétorque le jeune homme. Il ne t’aime pas, je n’y peux rien. L’E.T. d’Aladin m’a dit qu’il fait son choix et qu’il s’y tient à vie.
- Dommage. Tu as eu ta chance, et tu l’as gâchée. » Il se tourne vers la Perle de Maracaibo. « On dirait que nous voici réunis pour un amour éternel, ma douce. » Elle le foudroie du regard. «Retourne dans la cabine, ajoute-t-il. J’arrive. »
Elle continue de le dévisager.
« Va ! » Le ton ne souffre pas la contradiction.
Elle s’éloigne à grands pas sans un regard en arrière.
« Mon offre vaut pour la durée du voyage, dit le géant. Tu persuades le Rouleur de m’accepter, elle est à toi. » Un temps. Il sourit, tout d’un coup. « Je vais peut-être devoir persuader Mélisande de t’accepter, toi. »
Nighthawk garde le silence.
« Bon, elle peut t’échoir d’un moment à l’autre, reprend le Marquis en se dirigeant vers sa porte. Je ferais mieux d’en profiter tant qu’il m’er reste la possibilité. »
Un dernier large sourire, et il disparaît. Le Rouleur sacré doit glapir pour que Nighthawk s’avise qu’il le serre trop fort. Il le lâche, et l’être roule jusqu’à terre le long de sa jambe.
« Ça te dérange que je te tienne compagnie ? » demande le Père Noël qui sort de la cabine de l’équipage, longe le corridor, traverse la cambuse et rejoint le poste de pilotage.
« Non, répond le jeune homme, sans enthousiasme. Vous avez tout entendu ?
- Oui. Difficile de garder un secret à bord d’un vaisseau. Et le tien est vraiment minuscule. » Un temps. « On aurait cru un feuilleton à l’eau de rose. Ça distrait.
- Qu’est-ce que je fais pour que le Rouleur l’aime ?
- Rien. Ils choisissent une personne. Au bout du compte, ils sont bien plus fidèles que n’importe qui.
- Vous ne m’aidez pas beaucoup, dit Nighthawk avec amertume.
- Si. Il te suffirait juste de m’écouter.
- Je ne veux pas entendre ce que vous avez à dire.
- Personne ne veut jamais entendre la vérité vraie.
- Laissez tomber. »
L’ancien pasteur hausse les épaules. « A ta guise. » Il jette un coup d’œil sur l’écran. « Malloy nous suit toujours ?
- Oui. J’ai essayé de le joindre, mais monsieur a décidé de ne prendre aucun appel aujourd’hui.
- En admettant que le Marquis dise la vérité – ce qui est toujours risqué –, je me demande bien pour qui travaille Malloy.
- Je l’ignore.
- Pourquoi tu n’essaies pas d’y songer ?
- J’y songe. Rien ne vient, c’est tout.
- Les gens qui t’ont construit auraient pu consacrer deux jours de moins à l’art du meurtre, et deux de plus à la stratégie.
- De quoi parlez-vous ?
- Utilise ta tête, fiston. Que fait Malloy ?
- Il suit le vaisseau.
- Pourquoi ?
- Je n’en sais rien, répond Nighthawk avec l’impression d’être un écolier frustré.
- Qu’est-ce que tu sais ? »
Le jeune homme fronce les sourcils. « Comment ça ?
- Admettons que le Marquis dit la vérité, qu’il n’a rien à voir avec Malloy ou le vaisseau. Tu en déduis quoi ? »
Nighthawk le dévisage, l’air déconcerté.
« Ecoute, reprend le Père Noël avec patience, il n’est pas venu pour le Marquis, ni pour toi, ni pour moi. Qui d’autre se trouve à bord, à la fin ? »
L’autre ouvre grand les yeux. « Mélisande ?
- Tout juste.
- Mais pourquoi ?
- Ça me dépasse, reconnaît l’ancien pasteur. Mais je crois que, dans son cas, il ne faut pas se fier aux apparences. »
Nighthawk reste coi. Immobile, perdu dans ses pensées, il caresse le Rouleur. Enfin, il relève la tête, s’éclaircit la gorge et prend la parole. «Peut-être que l’employeur de Malloy veut découvrir où se trouve le Marquis et ce qu’il trafique.
- Tu enverrais un type de cette envergure s’occuper du Marquis ? rétorque le Père Noël. Moi, j’engagerais quelqu’un qui saurait se débrouiller en cas de coup dur... quelqu’un dans ton genre.
- Pourquoi nous suit-il, alors ?
- J’ai mon idée, mais attendons encore un peu, pour voir ce qui va se passer.
- Combien de temps ?
- On le saura avant d’atteindre Deluros. » Il sort de sa poche un jeu de cartes e t. « Ça te dirait, un jabob ? »
Nighthawk secoue la tête. « On ne m’a jamais appris les règles.
- Elles sont simples. » Le vieil homme sourit. « Ce sont les chances de gagner qui sont impossibles.
- Pourquoi tant d’humains y jouent-ils, alors ?
- Comme les règles sont simples, ils croient les tourner sans peine. » Un temps. « Les gens ne souffrent guère d’excès d’intelligence, en général. Mais ça t’avait peut-être échappé ?
- Non. »
Ils restent assis tout seuls pendant quelques instants. Le Père Noël bat et rebat ses cartes. Puis le Marquis ressort encore de sa cabine. « Toujours là, on dirait.
- Tu vois ce que je voulais dire ? glisse l’ancien pasteur à son compagnon avant de s’adresser au géant. On fonce à soixante-quatre fois la vitesse de la lumière dans un vaisseau de trois places. Où diable vouliez-vous que je sois ? »
L’autre hausse les épaules. « Qu’est-ce que j’en sais ? En train de dormir. De manger. De pisser. »
Le Père Noël éclate de rire. « Tu ferais mieux de te mettre à la musculation, fiston, dit-il à Nighthawk. La finesse d’esprit n’a rien à voir avec l’attrait qu’il exerce sur elle, c’est garanti sur facture.
- Surveille tes paroles, dit le Marquis d’un air menaçant. Je veux une part de ton butin, mais je n’en ai pas besoin. Tâche de ne jamais l’oublier.
- Je te présente mes excuses les plus sincères. » Le Père Noël, bien qu’engoncé dans un fauteuil, s’incline le plus bas possible et réussit à gommer son sourire avant de se redresser.
L’autre le foudroie du regard, grogne une injure, s’assoit et commande un verre à la cambuse. « Alors, Nighthawk, dit-il enfin, toujours impatient de tuer le Faiseur de veuves ?
- C’est pour ça que je suis là.
- Ça doit faire l’effet de tuer son propre père.
- Pas vraiment.
- Ah, j’oubliais. Tu n’as pas de père, hein ?
- Si j’en ai un, il est mort depuis deux siècles.
- Ça te fait l’effet de tuer ton propre frère, peut-être. Toi en Caïn et le Faiseur de veuves en Abel.
- Si tu le prétends, ce doit être vrai.
- Je ne prétends rien. Je m’efforce de te comprendre, en tant que collègue tueur.
- Je te dirai ça quand ce sera fini. » Nighthawk pousse un profond soupir. « J’imagine que ça me fera plutôt l’effet de me purger d’un mauvais souvenir.
- Je croyais que tu ne l’avais jamais vu. Comment peux-tu te souvenir de lui ?
- Je me suis sans doute mal exprimé. Il représente l’idéal auquel on m’a toujours comparé. Ses réussites ont engendré les espoirs et les attentes à l’aune desquels on m’a mesuré. » Un temps de réflexion. « La plupart des jeunes n’ont qu’à oublier les modèles qu’on leur a choisis. Moi, je dois éliminer le mien. De manière permanente. Je trouve cette idée très réconfortante.
- S’il est moitié aussi bon qu’on le raconte, tu as toutes les chances d’échouer, décrète le Marquis.
- C’est un vieillard malade et défiguré qui ne peut plus bouger ni respirer sans aide. Et je n’ai aucunement l’intention de le réveiller. Il s’agit d’un exorcisme, pas d’un concours.
- Un exorcisme, répète l’autre en souriant. J’aime ça.
- J’aimerai ça quand j’en aurai terminé. »
C’est à ce moment-là que Mélisande franchit la porte de la cabine, gagne la cambuse de son pas nonchalant, et s’arrête pour passer la main dans les cheveux ébouriffés du géant.
« Je veux un cocktail, annonce-t-elle.
- Commande-le toi-même.
- Je n’aime pas cette cambuse. Elle les prépare mal.
- Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, merde ? »
Un coup de menton en direction de Nighthawk. « Dis-lui de m’en préparer un.
- Je ne prépare pas les cocktails, lance le jeune homme.
- Une minute, dit le Marquis en pivotant sur son siège pour lui faire face. Moi, j’ai le droit de lui répondre que tu ne prépares pas les cocktails. Toi, non.
- Et pourquoi ? Je suis sous ses ordres, maintenant ?
- Non. Mais c’est moi qui les donne, les ordres. Quand je suis là, tu n’as pas à refuser quoi que ce soit avant de savoir ce que j’en pense.
- Drôle de hiérarchie ! commente le Père Noël avec un grognement de dédain.
- Ne te mêle pas de ça, le vieux », jette le Marquis. Il se tourne de nouveau vers Nighthawk. « Fais-lui un cocktail.
- Je ne suis pas la bonniche. Qu’elle se le prépare, si elle en a envie.
- C’est un ordre.
- Je tue des individus très dangereux. C’est mon travail, et j’y excelle. Ce n’est pas mon travail de préparer le cocktail de Mélisande pour que tu lui prouves que je t’obéis au doigt et à l’œil. Tout ce qui te rehausse à ses yeux me rabaisse. Si tu veux qu’elle ait un cocktail, tu n’as qu’à le lui préparer. »
Le géant se lève. Du bras gauche, il pousse Mélisande derrière lui.
« C’est un ordre, je te le répète. Prépare-lui son cocktail.
- Va te faire foutre, dit Nighthawk, toujours calé dans son fauteuil.
- Je ne te le redemanderai pas, grince le Marquis d’un air menaçant.
- Tu ne me l’as jamais demandé. Et qu’est-ce que tu vas faire ? Me virer et m’obliger à rentrer à pied ?
- Ce n’est pas une mauvaise idée.
- Évidemment. Ce n’est pas toi qui l’as eue.
- Vous n’allez pas vous battre ici, intervient subitement le Père Noël. Une balle perdue qui traverse la coque, et on est tous morts.
- Alors tu as une sacrée chance que je ne rate jamais ma cible, pas vrai ? » dit le géant.
Tout à coup le Rouleur sacré, tourmenté par la tension qui règne dans la pièce, se raidit et se met à bourdonner.
« Arrête-moi cette saleté ou je le tue, avertit le Marquis.
- Même si je savais comment, je m’en garderais bien. » Nighthawk se lève enfin. « Lequel des deux vas-tu abattre en premier et que crois-tu que l’autre va faire entre-temps ?
- Je t’ai déjà battu, et j’en suis encore capable ! » beugle le géant.
Il dégaine son pistolet laser, tire... et le rayon de lumière cohérente coupe presque le Rouleur en deux. La créature glapit avant de prendre feu, et meurt. Mais le jeune homme a déjà l’arme à la main. Il tire à son tour. La balle se loge entre les deux yeux du Marquis et celui-ci s’abat face contre terre.
Le Père Noël s’agenouille près de lui et le retourne pour examiner la blessure.
« Une foutue chance que la balle n’ait pas ricoché et troué la coque. Fous que vous êtes, vous auriez pu nous tuer tous.
- Que fallait-il que je fasse ? Régler ça au bras de fer ?
- Non, répond l’ancien pasteur avec un profond soupir.
Mais tu aurais pu préparer le cocktail de la dame. Il détenait des informations dont tu avais besoin, tu te rappelles ?
- Et merde ! J’avais besoin de ces informations afin de livrer un assassin et de toucher assez d’argent pour maintenir le Faiseur de veuves jusqu’à ce qu’on le guérisse de la putain de maladie dont il souffre. » Un temps. « C’est de moi qu’il va souffrir. À ça, il n’y aura pas de remède. Du coup, les informations du Marquis perdent beaucoup de leur intérêt, non ?
- Et elle ? s’enquiert le vieil homme.
- Elle est à moi, maintenant », dit Nighthawk.
Il se tourne et se retrouve face, non pas à Mélisande, mais au canon d’un des pistolets soniques du Marquis.
« C’est moi qui décide à qui j’appartiens, tranche la jeune femme d’une voix glaciale. Si tu fais un seul pas vers moi, je te jure qu’il y aura un deuxième cadavre par terre, juste à côté du premier. » Elle le regarde droit dans les yeux. « Je ne plaisante pas. »
Lentement, Nighthawk rengaine son pistolet et se rassoit dans son fauteuil.
« Je n’aime pas les discours du genre : "Je t’avais prévenu", dit le Père Noël avec un sourire ironique. N’empêche que... »