14
Lézard Malloy lève les yeux de sa réussite pour voir approcher Nighthawk et le Père Noël.
« Content que tu sois de retour, dit le petit homme à la peau de vieux cuir. C’est qui, ton pote ?
- Appelle-moi Kris », dit le Père Noël.
Tout à coup, Malloy avise le Rouleur sacré. « Vous savez qu’il y a un truc rond et jaune qui vous suit ?
- Oui.
- On dirait que c’est vivant, mais je vois pas d’yeux ni d’oreilles, ni rien.
- C’est vivant, confirme Nighthawk. Où est le Marquis ?
- Il est tard, répond Malloy. Je crois qu’ils sont partis au pieu, lui et la Perle. »
Le jeune homme se crispe, mais ne fait pas de commentaire.
« Bon, je prendrais bien un verre, dit le Père Noël. Ça te dérange si on se joint à toi ?
- Demande-le-lui, dit Malloy en indiquant Nighthawk. C’est lui, le patron.
- Asseyons-nous », dit Jefferson en joignant le geste à la parole. Le Rouleur sacré gazouille, bondit sur son épaule et reste perché là à ronronner.
« Merde, mais c’est quoi, ça ?
- Un petit animal de compagnie.
- Tout ce qu’il y a d’inoffensif, glisse le Père Noël en réprimant un sourire.
- Absolument », dit Nighthawk.
Malloy regarde la créature avec suspicion pendant un long moment, puis il hausse les épaules.
« Quand peut-on envisager de voir le Marquis ? demande l’ancien pasteur.
- Tu le connais, Kris ? s’enquiert Malloy.
- De réputation. J’aimerais le rencontrer. Et je sens que ça pourrait être réciproque.
- Bon, une fois que sa dame est couchée, il a l’habitude de revenir boire un dernier verre. Restez un peu à traîner, et vous lui tomberez dessus, ou l’inverse.
- Ça me paraît très bien, dit le Père Noël.
- Il va sans doute vouloir que tu lui racontes tout, ajoute Malloy à l’adresse de Nighthawk. Ça s’est fini sans casse ?
- En quelque sorte.
- Il t’a filé l’argent, ou il a fallu le tuer ?
- J’ai toute sa cargaison dans ma cale.
- Alors tu l’as tué ?
- Non. »
Malloy prend un air perplexe. « Je croyais que c’était le méchant absolu, ce Père Noël. Depuis quand un filou donne tout sans se battre ?
- Depuis qu’il veut sauver sa peau.
- Il se trouve que je connais bien le Père Noël, ajoute le Père Noël, et je peux te garantir qu’il ferait tout pour éviter la bagarre avec quelqu’un comme le jeune Nighthawk. Ou avec le Marquis, d’ailleurs.
- Dommage, dit Malloy. Le nom était intéressant, et j’espérais que le filou le serait aussi.
- Oh, il est plus que fascinant. Je ne me lasse jamais d’en parler.
- Il faudra que tu me racontes ça, Kris, dit Malloy. Mais plus tard.
- Je serai ravi de commencer tout de suite.
- Je crois pas, dit l’autre en regardant le géant qui vient vers lui depuis l’autre bout de la salle. Voilà notre seigneur et maître. Ça devra attendre.
- C’est le Marquis ?
- Impressionnant, pas vrai ? »
Le marquis de Queensbury gagne leur table à grands pas. « Bienvenue, Faiseur de veuves. J’ai entendu dire que tu avais eu un petit problème.
- Non, aucun.
- T’as abattu un autre homme, ducon ! beugle le géant.
- Je n’ai abattu personne... et ce n’était pas un homme, mais un e.t.
- Tout ce que je sais, c’est que je lui avais dit de te tenir à l’œil, et voilà qu’il est mort, que le vaisseau du Père Noël est vide, que tu te pointes en compagnie d’un inconnu et d’une espèce d’animal stupide et que tu me dis que tout va bien. Alors, tu vas devoir m’excuser si j’ai l’air de sortir de mes gonds, mais j’ai la nette impression que tout ne va pas si bien que ça !
- J’ai toute la cargaison du Père Noël à bord de mon vaisseau.
- Oh ? fait l’autre, sincèrement surpris. Tu l’as tué ?
- En fait, non.
- Tu veux dire qu’il t’a laissé vider sa cale ? demande le Marquis d’une voix sarcastique.
- Non.
- Je le savais.
- Il m’a aidé », poursuit Nighthawk.
Le Marquis se tourne vers le plus âgé des trois hommes attablés. « Le Père Noël, je présume ?
- Ça, en matière de présomption, vous êtes champion ! Quand je pense que vous avez voulu m’extorquer cinquante pour cent de mes gains en échange d’un plein de carburant !
- Qu’est-ce que vous faites ici ?
- Je tenais à voir quel genre de voleur il fallait être pour dépouiller ses collègues. »
Le géant hausse les épaules. « Vous l’avez devant vous, réplique-t-il sans ambages. Et j’ai devant moi l’homme qui dépouille les hommes de foi. À votre avis, lequel restera inscrit comme le plus odieux dans le Livre du Destin ?
- Ça se jouera sur le fil.
- Vous gagnerez avec une bonne longueur d’avance.
- Oui, si les auteurs de votre livre sont les hypocrites qui ont rédigé la Bible et les messes. Par bonheur, ils ne parlent pas au nom de Dieu.
- Et vous oui ?
- Dieu n’a aucun besoin de mon aide. Je ne suis qu’un bouche-trou. Je remplirai mon rôle jusqu’à ce qu’il décide de raser Lui-même les temples.
- Les temples ? J’avais compris que vous dévalisiez des églises.
- Simple licence poétique. En fait, je dévalise toutes les institutions religieuses que je croise sur mon chemin.
- Je sais. Et vous me posez un grave problème d’ordre éthique, maintenant
- Ah bon ? »
Le Marquis hoche la tête. « Je ne vous ai jamais empêché d’exercer votre profession... de foi, si j’ose dire. Vous avez dévalisé des églises sur ma planète, et je n’ai pas levé le petit doigt. Mais vous avez profité de mon hospitalité sur Aladin sans en payer le prix et l’un de mes employés les plus fiables est mort. Et à ce qu’il me semble, vous avez corrompu ce cher Faiseur de veuves. » Un soupir théâtral. « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous, Père Noël ?
- À mon avis, trois possibilités s’offrent à vous, répond l’interpellé. Un, vous pouvez me tuer. Vous vous sentiriez sans nul doute beaucoup mieux... mais je crois que je dois, en toute justice, vous prévenir que j’ai piégé la cale de Nighthawk et que, si vous essayez de vous emparer de mon trésor sans les codes adéquats, vous ferez sauter le vaisseau et tout ce qu’il contient. Deux, vous pouvez me laisser partir, mais je ne veux pas partir, et je n’en saisirais même pas l’occasion. »
Le géant l’observe d’un regard pensif, l’air plus amusé qu’outragé.
« Et trois ?
- Trois, vous pouvez réfléchir et me proposer une association. Il y a des milliers d’églises sur la Frontière, il y en a des millions dans l’Oligarchie. On mourrait de vieillesse, vous et moi, sans en avoir pillé le cinquantième.
- Pourquoi voudrais-je piller des églises ?
- Pour la simple raison que vous êtes corrompu jusqu’à la mœlle et qu’il y a une fortune à gagner.
- Je règne déjà sur onze mondes, j’exerce mon influence sur vingt autres, ce qui fait trente et une planète sous ma coupe réglée. Pourquoi m’encombrer d’un associé ?
- Parce que vous voulez ce que veut tout homme corrompu.
- À savoir ?
- Plus.
- C’est vrai. Mais si dévaliser des églises ne me rend pas moins corrompu, j’en voudrai toujours plus.
- De toute manière, ce sera le cas. C’est pour ça que les gens comme nous ne prennent jamais leur retraite.
- Et vous ne volez que les églises, hein ?
- Qui d’autre vous pardonne vos méfaits et prie pour le salut de votre âme ?
- Est-ce que je détecte une note de cynisme ? demande le Marquis avec un grand sourire.
- Pas du tout, répond le Père Noël d’une voix empreinte de gravité. Sur Terre – et j’ai pillé les plus belles églises de la planète, y compris Notre-Dame et le Vatican – existe une créature appelée la fourmi. Elle vit en colonie, et elle est très industrieuse. Elle édifie des monticules à l’intérieur desquels elle creuse des réseaux de tunnels, des entrepôts de nourriture et des nurseries, tout ça près de la surface. Il faut des jours, des semaines, quelquefois, pour créer une fourmilière... pourtant il suffit d’une seconde pour l’écraser sous sa botte. Vous savez comment réagissent les fourmis ?
- Elles attaquent ?
- Non. Elles entreprennent aussitôt de la rebâtir.
- Et vous comparez les gens d’église à ces fourmis ?
- Dans le sens où ils ne cherchent pas à se venger d’un pillage. Ils reconstruisent, avec la même application que ces insectes. Blâmer le voleur serait contraire à leur philosophie. Ils préfèrent me considérer comme l’instrument de la volonté divine. C’est Lui qui les punit pour une raison inconnue... les voies du Seigneur sont impénétrables, chacun sait ça. Me tenir pour le diable incarné serait plus logique, mais ils ne désirent pas vraiment croire au diable. C’est plus facile de blâmer Dieu et, par extension, leurs existences pécheresses pour des actes que je commets sans la moindre considération morale ou éthique. Et quand le désastre, en ma personne, frappe, ils repartent de rien, à l’instar des fourmis. Ils bâtissent de neuf, afin que je puisse les piller de nouveau. »
Soudain, le visage du Marquis se fend d’un large sourire. « Je vous adore ! s’exclame-t-il.
- Et pourquoi pas ? Je suis adorable.
- Je crois que nous pouvons trouver un terrain d’entente.
- Donnez-moi asile et, moi, je vous retourne vingt pour cent. »
Le géant pousse Malloy, qui tombe de sa chaise, et s’assoit à sa place. « Va te balader. On a à parler affaires. »
Malloy, visiblement vexé, se relève et s’éloigne.
L’autre se tourne vers le Père Noël. « Vingt pour cent, ce n’est même pas un sujet de discussion. Voici ma proposition, mon ami. Vous me dites les planètes que vous comptez piller. Je vous fournis toute la puissance de feu dont vous avez besoin et je vous accueille en toute sécurité sur n’importe quel monde de ma sphère d’influence contre, disons... la moitié ?
- Je croyais que la moitié, c’était votre taux d’extorsion, pas la meilleure proposition à un associé éventuel. Je consens au quart. »
Le Marquis croise le regard de Nighthawk. « Tu m’as ramené un homme selon mon cœur, Jefferson. Je l’adore. »
Il dévisage l’ancien pasteur. « En fait, je vous adore tellement que j’irai jusqu’au tiers.
- Adorez-moi un peu moins et contentez-vous de trente pour cent ! s’esclaffe l’autre.
- Merde, pourquoi pas ? » Le géant engloutit sa petite main dans son énorme battoir. « Marché conclu.
- Eh bien, c’est très agréable de faire affaire avec vous. Il faut arroser ça. J’offre une bouteille de votre meilleur cognac du Cygne.
- Je vais en chercher une au bar », dit le Marquis.
Il revient quelques instants plus tard en tenant la bouteille et un plateau luisant chargé de verres aux formes étranges. Il ouvre la bouteille avec un grand geste et remplit les verres sans prendre la moindre précaution. Une grande quantité de cognac éclabousse le plateau et la table.
« À l’amitié, au partenariat et au succès, dit-il d’une voix de stentor.
- À l’amitié, au partenariat et au succès, récite le Père Noël.
- Et à la mort, ajoute Nighthawk.
- À la mort ? répète le Marquis d’un air intrigué.
- Tu vois un autre moyen d’évaluer le succès, dans notre domaine ? demande le jeune homme.
- Exact, reconnaît le géant après mûre réflexion. À la mort.
- Qu’elle nous néglige autant qu’elle prendra soin de nos ennemis », déclame le Père Noël.
Si je réussis mon coup, songe Nighthawk, ce vœu pourrait bien se réaliser. :