TROISIEME PARTIE : LES DIEUX MASQUÉS
CHAPITRE PREMIER
Ils allaient. Ils marchaient d’un pas un peu raide d’automates. Ils n’étaient pas aveugles, ni absolument infirmes, en dépit de leur abominable apparence.
Ils voyaient, sentaient, entendaient, respiraient. Seul, le mutisme leur était imposé par le monstrueux état qui était devenu le leur.
Mais ils n’avaient plus de visage. Et ils cherchaient.
On les avait enfermés dans l’immense forteresse constituée par l’énorme massif montagneux, que gardaient les trombes de feu vivant, parmi des blocs titanesques entassés en murailles infranchissables. Ils erraient, dans les galeries et les cavernes, dédale infini fertile en embûches, fécond en abîmes.
Plus d’une fois, lui avait sauvé sa compagne, la retenant au moment suprême alors qu’elle allait glisser dans un de ces gouffres et elle-même, à d’autres instants, l’avait retenu à temps pour qu’il n’allât pas choir, par inadvertance, au fond d’une crevasse perfide.
Ils cherchaient. Ils cherchaient leurs visages.
Dans les profondeurs du labyrinthe, ils étaient prisonniers et ils n’auraient pas voulu s’évader, ni tenter de le faire, dans l’état hideux où ils étaient réduits. Ils voulaient redevenir eux-mêmes, ce qu’ils n’étaient plus.
Parfois, la montagne tremblait et, au-dessus de leurs têtes, des fragments de roches oscillaient. Certains blocs, déséquilibrés, se détachaient et roulaient au fond des abîmes, ou croulaient dans les cavernes.
Ils n’en avaient cure. Ils cherchaient.
Ils savaient que les Non-Vivants étaient là, dans la caverne géante qui semblait occuper à peu près le centre du repaire, et que les entités, faibles lorsqu’elles se trouvaient isolées, retrouvaient leur vitalité d’une nature autre que celle de la vie organique en formant l’essaim qui leur donnait leur raison d’être. Ils connaissaient le globe formidable, luminescent et changeant, tournoyant et hanté de formes d’apparence humaine, qui n’étaient que des usurpations de figures, réelles ou fictives, existantes ou disparues, mais appartenant par nature ou par création artistique à l’espèce humaine.
Mais le jeune couple ne songeait pas aux Non-Vivants qui les avaient enlevés, défigurés, et enfermés dans le gouffre.
Ils étaient à la recherche de leurs visages.
Ils n’avaient pas découvert, dans l’œuf immense, dans ce qui correspondait dans la non-vie au protoplasme de la vie, les masques que leur avait accordé le Créateur. Sans cela, ils eussent tenté de pénétrer dans ce domaine fantastique, au risque d’y rencontrer la mort. Mais la mort valait mieux que de continuer à vivre sans visage.
Aucun Non-Vivant, dansant la danse éternelle de sa race dans le globe-essaim, n’avait emprunté le faciès d’Olivia, ni celui de Gérald. Aussi les deux jeunes gens avaient pensé qu’il fallait chercher ailleurs. Depuis des heures et des heures, soutenus par leur mutuelle présence, sans jamais se regarder en face (ce qui n’avait plus guère de signification) ils exploraient les gouffres vertigineux.
Une pudeur bien compréhensible faisait que ni Olivia ni Gérald ne voulait voir son partenaire. Ils allaient, l’un près de l’autre, souvent la main dans la main, parfois à la suite, mais s’arrangeant sans cesse pour ne pas se heurter de front, pour ne pas contempler avec le sens inorganique qui leur restait mystérieusement, l’être aimé abominablement mutilé, sans souffrance et sans gêne, dans son silence de faciès vide.
Après avoir erré pendant d’interminables instants à travers le repaire des Non-Vivants, ils découvrirent la salle-musée.
Les Etres du non-être, dont Olivia et Gérald connaissaient l’existence depuis le rapt dont ils avaient été victimes, entreposaient là le butin, minéral et humain, solarien et axien, toute l’immense collection de masques dont ils faisaient provision afin de prendre, d’un univers à l’autre, l’apparence des humanoïdes du Cosmos.
Entre-temps, les Non-Vivants qui leur avaient volé leur apparence avaient rejoint le globe luminescent. Mais Olivia et Gérald ne le savaient pas. C’est ce qui, les aiguillonnant tenacement dans leurs recherches, les avait conduits jusqu’à la grande salle.
Maintenus en état de conservation parfaite par la puissance des Non-Vivants qui insufflaient à leurs victimes l’immobilisation moléculaire de leur propre nature, les masques, biologiques ou minéraux stagnaient, irréprochables, sur des supports faits de grandes pierres plates qu’on avait drapées d’une matière absolument noire, ressemblant au velours des Terriens, mais dont la contexture échappait à toute analyse.
Silencieux, la main dans la main, marchant l’un près de l’autre, Olivia et Gérald avançaient dans les galeries de ce musée fantastique où les Non-Vivants avaient concentré le fruit de leurs rapines.
Tous les visages qui, présentement, n’étaient pas utilisés par des Etres de non-vie, qu’ils fussent plongés dans l’œuf-mère ou en vagabondage à travers le monde, se trouvaient alignés dans les galeries tendues de noir.
Si Olivia avait conservé son visage, si Gérald avait offert encore la précision de ses traits mâles, ils eussent présenté, l’un et l’autre, tous les stigmates de l’émotion la plus douloureuse et la plus profonde.
Car tous ces visages vivaient.
Enlevés intégralement à leurs légitimes propriétaires, prélevés par immobilisation du mouvement des atomes constituant leur métabolisme et maintenus ainsi par la puissance de l’œuf de non-vie irradiant ils paraissaient égaux à eux-mêmes, infiniment plus impressionnants que les portraits peints les plus fidèles, que des masques de cires modelés sur des faciès vivants.
Ils étaient ces faciès eux-mêmes. Simplement privés de la vie, qui, elle, n’étant pas du domaine des Non-Vivants, ne pouvait être arrachée aux crânes de leurs victimes. Les Non-Vivants volaient une apparence, mais les Vivants ainsi touchés conservaient l’intégrité de leurs sens. Seule, la possibilité de se faire entendre disparaissait.
Olivia et Gérald se penchaient sur des centaines, sur des milliers de visages, subtilement découpés, semblait-il, prêts pour le carnaval géant qui était la fantaisie des Non-Vivants.
Des hommes, des femmes, des enfants. Ils étaient tous d’une même race, et les deux jeunes gens venus de la Terre pensaient bien que c’étaient là les Axiens, premières victimes des Non-Vivants. Enlevés du bosquet en feu par une créature extraordinaire semblable à quelque oiseau géant, Olivia et Gérald avaient été ensuite transportés par la voie des airs encadrés par d’invisibles êtres. Ils avaient revu les cités mortes déjà entr’aperçues depuis l’astronef. Jetés dans le gouffre, ils s’étaient retrouvés dans cet état monstrueux. Ils avaient connu les Non-Vivants, compris qu’ils ne pourraient regagner le monde ainsi, mais s’étaient résolus à lutter.
Leur mutuel amour les soutenait. Seul, l’un d’eux eût peut-être succombé. Mais ils avaient pu communiquer en écrivant sur les parois de pierre et, entrecoupant ces messages de mots de tendresse, ils s’étaient décidés à la bataille. Ils mettraient toute leur science en ressource. Ils iraient jusqu’au bout.
Ils marchaient, entre des rangées de masques vivants. Puis ils découvrirent d’autres faciès, de marbre ou d’ivoire, d’ébène ou de jade. Sur les planètes solariennes, plus évoluées que celles du Centaure, les Non-Vivants avaient jeté leur dévolu. Ils avaient tenté l’expérience d’utiliser les faciès des idoles et des statues, leur paraissant sans doute la quintessence de la beauté, de la personnalité humaine, supérieure à la race axienne demeurée primitive et stagnante, et dont les masques n’apportaient pas grand-chose aux Non-Vivants.
Puis ils s’en étaient pris à ces Humains qui avaient osé, parcourant plusieurs années-lumière, venir les défier jusque sur la planète où ils avaient établi leur quartier général, nécessaire pour trouver un point de jonction entre leur univers et le Cosmos habité par les Humanoïdes.
Olivia et Gérald découvraient donc, mêlés aux masques humains, les figures sculptées, taillées, fondues, ciselées, polies, modelées, par les artisans des planètes du Soleil.
Au centre de l’immense salle, sur des supports drapés de noir beaucoup plus vastes que les autres, ils retrouvèrent le faciès rongé du Grand Sphinx, qu’un Non-Vivant avait emprunté pour attaquer l’astronef et s’en prendre au commandant Véril et à T’Xew. Ils virent les Dieux de l’Inde sévères et les Dieux chinois souriants, les Grecs sereins et les Egyptiens mystérieux. Masse géante taillée au flanc d’une montagne de la planète Terre, un visage d’homme, celui d’un ancien président des U.S.A. s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres.
Olivia et Gérald avançaient au milieu de tout cela, cherchant à se retrouver. Vainement. Car ils ignoraient que les Non-Vivants qui portaient leurs masques dansaient présentement dans l’œuf de non-vie, auquel ils devaient fréquemment retourner pour retrouver assez de force afin d’affronter un univers où ils étaient étrangers.
Quelqu’un, depuis un long moment, les observait.
Un autre humain, privé lui aussi de visage. Yves.
Il les avait reconnus. Silhouettes, mouvements, vêtements, c’étaient bien là Olivia la bien-aimée, et le superbe Gérald. Ils avaient beau avoir été « dévisagés » au sens étymologique du mot, Yves, mutilé lui-même, savait, aux élans de son cœur, que c’étaient bien ceux qu’il cherchait.
Il n’éprouvait plus, à les contempler, le malaise qui l’avait pris lorsqu’il s’était heurté à ces apparences d’Olivia et de Gérald, usurpant, avec le masque, le reflet du corps et du costume. Frappés de façon extra-naturelle, les Vivants étaient plus vrais que les Non-Vivants, en dépit de la fantastique mascarade qui transmuait les personnalités, et conférait à ces masques d’un autre monde une humanité d’emprunt.
Yves n’osait approcher, n’osait se montrer. Il souffrait. Parce qu’Olivia avait été horriblement atteinte et que, lui-même, il se savait bien peu présentable. Mais il est vrai que, depuis qu’il s’était vu en double, il ne s’illusionnait plus sur sa nature véritable.
— Yves !…
Un soubresaut agita l’homme sans visage. Qui l’appelait ? C’était une voix de femme. La voix d’Olivia, bien sûr. Mais Olivia, la vraie, était réduite au silence. Ainsi donc…
Olivia était près de lui, séduisante au possible. Olivia double de celle qu’il apercevait sans se montrer, explorant désespérément le terrible musée des Non-Vivants. Une Olivia intacte celle-là, avec son beau visage qui, cependant, n’avait plus de charme pour Yves parce qu’il savait qu’il n’était qu’un masque sur un être d’un monde différent du sien. Pas une femme. Pas Olivia.
Sous de sombres cheveux roulant en ondes gracieuses, il voyait, de ce sens demeuré intact en dépit de la mutilation, les yeux clairs qui prétendaient être ceux d’Olivia, mais dans lesquels il ne retrouvait pas l’âme de celle qu’il n’avait cessé d’aimer.
— Yves… je suis votre amie…
Ce langage lui rappelait un souvenir. Un souvenir de la Terre si lointaine. Une femme étrange s’était donné comme son amie, après leur rencontre au musée du Louvre, au pied de Vénus défigurée. Mais il y avait un bon moment qu’il soupçonnait que la déesse Hêra et la fausse Olivia ne faisaient qu’une seule et même personne, si ce terme de « personne » était convenable en ce qui concernait de telles entités.
— Yves… j’ai pitié de vous… J’ai pitié d’elle… Olivia… J’ai pitié de Gérald…
Yves ne pouvait répondre. Mais il entendait fort bien. L’étrange apparition exprimait au moins un sentiment : la sincérité, qui s’imprégnait sur ce masque emprunté, qui vibrait dans cette voix factice…
— Yves, je ne vous ai jamais abandonné… Je vous ai prévenu, et vous êtes venu quand même, avec les autres, sur Axi… Mais je veillais sur vous… Uûw veillait sur vous… Dans la cité morte, il s’attachait à vos pas… N’avez-vous pas entendu le bruit de ses ailes lorsque les Hommes sans visages vous ont fait prisonnier ?
Yves comprenait qui était Uûw. Il hocha la tête, ou du moins ce qui lui en restait. Uûw, l’oiseau fantastique, attaché à Hêra-Olivia avait renseigné celle-ci, ainsi que le pseudo-Gérald, et ils étaient venus arracher Yves à la crypte où le surveillaient les araignées-fleurs.
Mais où voulait-elle en venir ? Immobile, scellé dans son mutisme de mutilé, Yves demeurait dans l’expectative. Devait-il se méfier ? Et comment réagir ? N’avait-il pas vu les projectiles des Axiens passer à travers ce simili-corps humain ? Les Non-Vivants possédaient un pouvoir, dû à leur nature négative, qui déroutait l’action.
Il sembla que l’entité devinait ce qu’il pensait :
— Yves… je vais vous donner une preuve de ma bonne volonté…
Il ne savait pas. Il ne comprenait pas. Il attendait.
Plus loin, sans soupçonner le dialogue Yves-Hêra, à travers le musée des visages, Gérald et Olivia cherchaient, cherchaient toujours, spectres d’eux-mêmes à la quête de leur image.
Yves tressaillit en se revoyant. Le faux Yves arrivait maintenant, à l’appel d’Olivia-Hêra. C’était bien lui-même, portant sur son visage désagréable et désespérant tous les stigmates des complexes du pauvre garçon, avec son allure ridicule d’homme efflanqué et malingre, ses traits peu attirants, son triste crâne abritant un cerveau d’où l’excès de réflexion avait chassé le sens des joies de la nature.
L’entité semblait lire dans le cerveau du vrai Yves.
— Vous ne vous aimez pas ainsi ?… N’oubliez pas l’élixir vert… et que je vous ai donné assez de force pour égaler les meilleurs sportifs !
Il hocha la tête. Tout cela était vrai. Mais ne lui donnait pas la solution.
Elle prononça alors cette phrase étonnante :
— Uûw vous a emprunté votre visage sans autorisation… Il va vous le rendre…
Cela, c’était inattendu, et Yves le défiguré parut plus attentif que jamais. Il comprenait mal. Uûw, c’était, s’il avait bien saisi ce qu’elle avait dit précédemment, l’être fantastique aux apparences d’oiseau, quelque chose comme son serviteur, son esclave. Qu’avait-il de commun avec le visage d’Yves dérobé par l’invisible qui lui avait servi de guide, de tuteur parasitaire lors de l’évasion de la cité morte, et par-dessus les océans jusqu’à la forteresse des Non-Vivants ?
L’être qui offrait l’apparence d’Yves avançait, vers le véritable possesseur de cette personnalité. Il semblait se diluer en avançant et le jeune savant, troublé, constata qu’il disparaissait totalement à son contact.
Ebloui, il meurtrit soudain à coups de poing ses joues, son front, ses lèvres, son menton. Il se mordit la langue, il heurta ses mâchoires, il se frotta les paupières, il se tira les oreilles, trouvant, dans ces exercices de la plus totale banalité, une volupté dont il n’eût jamais soupçonné l’égale dans le Cosmos.
Appuyant encore sur son nez pour se convaincre que c’était bien vrai, il voyait – cette fois avec ses veux à lui et non un sens démuni de nerf optique comme d’organe enregistreur – Uûw qui étendait ses ailes immenses derrière Olivia-Hêra, formant un dais vivant à sa maîtresse.
Yves retrouvait l’usage de la parole. Et spontanément, désignant l’être extraordinaire, il hoqueta :
— C’était… c’était lui… ?
— Oui, dit doucement la déesse. Uûw… Il vous a servi de support invisible, de carapace contre les périls extérieurs… Mais il lui a paru séduisant de s’emparer à son tour d’un visage humain. Tout naturellement, il s’est emparé du vôtre…
Elle se tourna vers le grand oiseau, lui tapa sur la tête, et le monstre parut se ratatiner, comme s’il était penaud.
— Je l’ai tancé comme il convenait… Yves, je n’aurais jamais voulu qu’on vous dérobât ainsi votre personnalité…
Le vertige était encore trop grand. Yves avait quelque peine à réaliser.
Mais, soudain, il réagit. Il redevenait intégralement lui-même, se rendait compte qu’il avait pu bénéficier de la perception du monde extérieur tant qu’il n’avait plus eu son faciès, mais qu’il n’en avait pas moins traversé une période stagnante de non-personnalité, une grande part de lui-même s’étant envolée avec le visage dérobé par le caprice du fantasmagorique Uûw-entité.
Maintenant, plus lucide, délivré aussi de la vision de lui-même qui lui avait offert le cruel miroir de sa médiocrité, il voulait penser à autrui. A Olivia d’abord.
— Je ne sais pas qui vous êtes… Je comprends seulement que vous appartenez à un monde, à une dimension, à un… je ne peux trouver les mots…
Elle dit, simplement :
— Vous êtes des Vivants, selon votre norme. Pas nous…
Elle sembla chercher, elle aussi :
— Nous sommes… autres !…
— Je sais, haleta Yves. Vous êtes différents de nous. J’ai vu l’œuf-essaim où vous vous retrouvez tous… C’est votre existence qui est en jeu, n’est-ce pas, si vous vous en éloignez trop souvent, si vous ne revenez pas y puiser le fluide qui vous anime ?… Vous avez tenté, je ne sais pourquoi, de prendre l’aspect des Humanoïdes… Avec les Axiens d’abord. Mais ils ne sont passez évolués pour vous mener au sommet de l’esprit que vous cherchez… Ensuite, par souci de beauté, pensant que la perfection des traits correspondait à la finesse de l’âme, vous avez pris les masques de nos statues, de nos dieux… parce que vous pensiez qu’ils étaient encore supérieurs à notre misérable race…
Elle approuva encore, Yves avait raison, il continuait d’avoir raison.
— Vous vouliez devenir semblables à nous… Pourquoi ? Nous sommes de malheureuses créatures, en proie à des passions, à des vices, à des rites, à des traditions. Et tout cela, au fond, est factice, né soit de notre biologie, soit de l’emprise de nos congénères, dont l’orgueil et l’égoïsme dominant veulent nous imposer sans cesse la contrainte, l’esclavage… Pourquoi vouliez-vous nous ressembler ?
— Parce que, dit l’entité, nous sommes immortels. Et que dans notre immortalité, nous nous ennuyons. Et nous sommes jaloux de vous !