CHAPITRE II
Le quartier était sordide. La ville éblouissante qu’était Paris recommençait sa crise de croissance depuis les échanges interplanétaires, et des buildings géants recevaient les peuples de toute la partie connue de la Galaxie. On s’acharnait à abattre les immeubles vétustes, mais il en restait quelques-uns, tenaces comme une lèpre du passé.
C’est vers une de ces petites maisons que se dirigeait Yves. Il était absorbé dans ses pensées. D’autres nouvelles arrivaient, d’un peu partout, sur Terre et ailleurs. Les idoles les plus belles continuaient à être signalées comme défigurées. Tout laissait croire, à présent, que l’organisation fantastique qui s’était rendue coupable d’un tel forfait avait agi en une seule fois, sans doute en quelques heures. Mais ces gens étaient omnipotents, omniprésents.
L’univers se posait la question : qui étaient-ils ? De quel pouvoir disposaient-ils pour avoir pu ainsi se trouver à la fois sur des planètes éloignées, pour opérer sans bruit, sans laisser de traces, et sans avoir été repérés nulle part ?
Une certaine terreur passait. Du moins s’accordait-on à rendre hommage à leur goût. Avec une sûreté sans défaillance « ils » n’avaient volé les visages que des œuvres sculptées avec le plus grand art, et l’ensemble des masques ainsi récupérés, marbre, or, turquoise ou granit devait représenter une collection sans égale.
Les monorails passaient en trombe, sans grand bruit, mais provoquant un violent déplacement d’air. Leurs lignes se croisaient, s’enchevêtraient, faisant glisser, à quinze ou vingt mètres de l’asphalte, les wagons confortables qui emmenaient les Parisiens d’un point de la cité à l’autre.
A travers les grandes ogives de métal qui supportaient les voies uniques et dont les piliers formaient une forêt fantastique, aux élans gracieux et puissants, Yves aperçut l’hôtel, planté là comme un vilain champignon de rouille sur une machine impeccable et luisante.
Il devait avoir été élevé un siècle et demi plus tôt, peut-être à l’époque des omnibus traînés par des chevaux, comme on en voyait sur les magazines en relief. Yves y pénétra, ne demanda rien à personne et monta directement au second étage. Tout était crasseux, archaïque, désespérant. Par les fenêtres aux carreaux douteux, il ne voyait déjà plus les gratte-ciel et les monorails, avec l’inévitable nuage d’engins volants individuels, que comme un rêve de souvenir.
La porte au bout du couloir. Il allait là, guidé par un sûr instinct, subissant une volonté plus forte que la sienne. L’image du visage incomparable, se substituant aux traits chéris d’Olivia, l’obsédait toujours. Mais il avait plus l’impression d’un souvenir que d’une révélation. Cette femme, il l’avait déjà vue sans pouvoir parvenir à discerner où et quand, bien avant leur rencontre au musée du Louvre.
Il hésita un instant, devant la porte où s’écaillait la peinture. Il ne sut jamais s’il avait frappé, ni comment il était entré. Il ne devait se souvenir que du moment où il s’était retrouvé assis, dans le cadre étroit de la chambre, avec, face à lui, cette femme au merveilleux visage.
Chambre d’hôtel ? Il n’aurait su la décrire. Il ne voyait pas le décor, si décor il y avait. Tout lui semblait noyé dans l’imprécis.
Et, d’ailleurs, elle était là. Il ne voyait qu’elle.
Elle était bien plus que simplement jolie. La noblesse de ses traits rayonnait, et son regard sombre exprimait une volonté impérieuse, qui n’excluait nullement le charme. De beaux cheveux sombres, qui n’étaient pas sans rappeler ceux d’Olivia, mais plus abondants et arrangés de façon archaïque, ceignaient son front comme d’un diadème. Sans doute était-elle vêtue, comme au Louvre, d’une robe à l’élégance neutre. Mais Yves ne voyait que le beau visage.
Toutefois, l’oiseau ne lui échappait pas. Il se tenait auprès de la femme, apprivoisée et, eût-on dit, farouchement tendre avec elle. Yves pensa, assez curieusement au sein de son désarroi, que Gérald lui-même, bien que zoo-botaniste (diplôme établi pour les pionniers interplanétaires qui avaient à découvrir faunes et flores inédites) aurait sans doute quelque peine à définir genre et famille de pareil volatile.
Cela tenait de la perruche par le plumage, de l’aigle par l’envergure, du hibou par les yeux fixes, hallucinants… Et Yves se demandait aussi quelles étaient les vraies dimensions de ce monstre admirable, qu’une main royale, fascinante, caressait incessamment, laissant couler ses doigts effilés sur le plumage vert et or, en un mouvement qui semblait provoquer, chez l’exceptionnel oiseau, une satisfaction totale, quasi humaine.
Elle parla :
— Je vous ai fait venir parce que je sais que vous aimez Olivia, et que vous êtes jaloux de Gérald… C’est très normal…
Yves voulut protester. La belle main l’arrêta en se levant simplement. Mais le geste était un ordre :
— Je le conçois… Cependant vous êtes intelligent… Si ! Très intelligent… Et votre souffrance décuple en vous les facultés de compréhension… C’est pourquoi je vous ai choisi…
Yves fit un effort terrible pour pouvoir articuler :
— Madame…
— Laissez-moi parler… Eux – Olivia et Gérald – sont aussi très intelligents et très instruits… Mais si je m’adressais à eux, ce serait en pure perte… Ils sont heureux, vous comprenez ?… Je vous fais de la peine, mais l’heure est si grave… Ils sont heureux de leur mutuel bonheur… aussi les gens heureux ne peuvent-ils rien prendre au sérieux, si ce n’est ce qui les intéresse directement… Pourtant, ce que je vais vous dire doit être dit, et Gérald, comme Olivia, y sont intéressés au premier chef… Ainsi que vous, et tous ceux que le cosmonef « Espoir » va emporter loin de la planète Terre…
Yves se crispa. Tout cela lui semblait absurde. Et pourtant, il enfonçait ses ongles dans ses paumes pour s’assurer qu’il était éveillé. Il se mordait les lèvres. Et la douleur, complice, attestait la véracité de sa présence dans cette invraisemblable chambre d’hôtel.
Il réussit à dire :
— Mais pourquoi ? Que se passe-t-il donc dans le monde ?
Une flamme brilla dans les beaux yeux noirs.
— Croyez-vous donc que c’est pour rien que tous vos dieux ont été privés de leurs traits en une seule soirée ?
— Le monde n’a pas compris, gémit Yves.
— Il ne peut comprendre… Ce n’est pas cela qui importe… Ecoutez-moi bien, Yves… Il ne faut pas que l’expédition parte pour Alpha du Centaure… Parce que Gérald… et Olivia, et vous, et les autres, seriez exposés à de terribles dangers…
— Comment le savez-vous ? râla le jeune savant.
— Cela aussi importe peu. Quand vous arriverez sur la planète Axi, je ne pourrai plus vous protéger aussi aisément…
Yves redevenait un peu plus maître de lui. Il s’étonna :
— La planète Axi ?… Je n’en ai jamais entendu parler… Et d’ailleurs…
Il se pencha vers elle, demandant, la respiration courte :
— Comment savez-vous que nous irons sur telle ou telle planète ? Notre voyage est un voyage de découvertes… L’« Espoir » va explorer une région inconnue de la Galaxie et nous ne savons même pas nous-mêmes où le hasard nous conduira… Tout cela ne tient pas debout !
Une certaine tristesse passa sur les traits admirables de son interlocutrice.
— Voilà bien les hommes… Incrédules et frivoles, même quand ils possèdent un cerveau comme le vôtre, même après des millions d’années d’expérience… Et vous refusez toujours d’admettre ce que vous ne connaissez pas… Ecoutez-moi ! Depuis toujours, les plus subtils d’entre vous, humains, avez deviné que le monde ne s’arrêtait pas au tangible, au palpable, au visible et au connu… Bien des choses non révélées ont été pressenties, avant même que vous appreniez à capter les ondes et à les forcer à l’obéissance, ce qui vous a donné une apparence de domination sur le Cosmos… Mais ce qui est invisible pour vous est infiniment plus vaste que vous ne le soupçonnez encore…
— Voulez-vous dire que ceux qui ont défiguré nos statues viennent d’un autre monde… d’une autre dimension sinon d’une autre Galaxie ?
Il se tut. Elle le regarda, cette fois avec une nuance d’ironie.
— Poursuivez votre idée, Yves, dit-elle, toujours avec ce ton de familiarité courtoise qui lui permettait de l’appeler par son prénom sans que ce fût choquant.
— Eh bien, j’allais vous demander si, vous-même…
— J’ai eu raison de croire en votre intelligence. Vous avez déjà deviné qu’en effet j’appartiens à… mettons : cet autre monde, qui a déterminé la défiguration des idoles du monde que vous habitez…
Yves se prit le visage à deux mains.
— Dois-je aussi comprendre que vous trahissez les vôtres, en voulant nous aider ?
Elle hésita avant de répondre :
— Acceptez cette hypothèse si elle vous convient… Je ne puis vous dire que ceci : ne croyez pas que l’Univers soit entièrement connu des habitants de la Galaxie… Je ne l’entends pas en dimensions mais plutôt… en « présence »… Suivez-moi bien : les hommes ont vécu des millénaires sans savoir que les ondes étaient. Cependant, vos préhistoriques eux-mêmes naissaient, vivaient et disparaissaient entourés de leurs lacs mystérieux et insaisissables…
— Il y aurait donc, dans le Cosmos, autre chose que la lumière, les ondes, les molécules… au-delà de l’électricité-masse qui constitue les particules atomiques… Autre chose encore que l’antimatière, que nous découvrons petit à petit…
— N’en doutez pas !
Elle caressait toujours le bel oiseau fantastique. Celui-ci dardait sur le visiteur un regard magnifique et inquiétant, comme s’il le jugeait un intrus qui lui volait un peu de l’intimité de sa maîtresse.
— Pourquoi me dites-vous tout cela ? demanda encore Yves.
— Parce que, sans ce préambule, vous ne me croiriez pas et ne tiendriez aucun compte de mes avertissements…
— Le péril est-il si grand ?
Les traits admirables furent soudain tourmentés.
— Plus que vous ne l’imaginez… Il faut absolument qu’il ne… que vous ne partiez ni les uns ni les autres…
— C’est impossible ! Même si je préconisais le renoncement à l’expédition, on ne me croirait pas…
— Aussi je vais essayer de vous montrer ce qui vous attend…
Elle se leva et Yves, machinalement, l’imita. Il ne savait toujours pas très bien où il était. Il avait oublié l’hôtel et son escalier vermoulu, son couloir suant la misère et la désespérance. Il lui semblait qu’auprès de son hôtesse et de cet invraisemblable oiseau qui, il l’eût juré, eût été capable de déchirer un homme, il se trouvait précipité au moins dans le vestibule de cet autre Cosmos dont elle lui parlait.
— L’invisible est là, Yves… Il est toujours présent, en permanence, autour des hommes… Il commence EN vous… Il vous suffirait d’un petit effort pour le découvrir, non avec vos sens limités, mais avec la flamme divine qui vous anime comme tous les humains…
Yves se sentit envahi d’une terreur soudaine. Il lui semblait qu’elle avait raison. Il se sentait entouré de mystères. Et il comprenait soudain le vertige du monde, de ce monde dont les hommes, malgré leurs sciences et leurs philosophies, ne savent pas grand-chose, et que les théories les plus audacieuses, sans cesses étayées par les découvertes surprenantes de la connaissance, n’arrivent jamais à expliquer.
Il avait conscience de la faiblesse de cette humanité, de ces humanités, se tendant les mains d’un système à l’autre, qui étaient capables d’aller jusqu’aux frontières de l’Uni-vers, sans parvenir à savoir ce qu’ils étaient, pourquoi ils étaient, et ce qu’il y avait si près d’eux, en eux, comme disait l’étrange créature envoûtante qui se dressait devant lui.
— Yves… pour que vous sachiez, vous avez besoin de voir, comme vos semblables. Sur ce qui, de votre monde, s’appelle rien, je vais ouvrir l’abîme d’un miroir…