PREMIERE PARTIE : L’ENIGME
CHAPITRE PREMIER
C’était, sur l’Egypte millénaire, l’heure du crépuscule. Le monde neuf, technocratique n’avait pas assez sclérosé les hommes qu’ils n’aient gardé l’amour du passé, bien qu’emportés dans un tourbillon d’avenir qui, en un peu plus d’un siècle, les avait amenés du gaz d’éclairage et de la lampe à pétrole à la lumière captée de Sirius, d’Antarès et d’Orion et diffusée à volonté, par commutateurs.
Aussi, soucieux de demeurer humains, les Terriens conservaient-ils jalousement vestiges, monuments et musées. Musées surtout, forteresses inter-temps où les œuvres d’art inégalées et inégalables vivaient de cette vie silencieuse et éternelle qui est celle des merveilles. Prestige des siècles disparus, les chefs-d’œuvre continuaient à voir naître les hommes, à les enchanter, à les laisser mourir impassiblement.
Le Caire, cité croissante, empiétait de plus en plus vers les déserts. Du moins, le fier Nil cabrait-il toujours ses ondes d’orgueil et vers le sud, on savait que les colossales constructions des Pharaons défiaient toujours le temps.
Mohamed ben Arfi venait de prendre son service. Il occupait les nobles fonctions de gardien du musée du Caire. Il était simple de cœur, mais avait su s’enrichir l’esprit au contact des merveilles. Il les aimait et veillait sur elles avec un soin jaloux, conscient d’être quelque chose comme un prêtre d’une religion un peu païenne, mais qui ne disparaîtrait qu’avec les hommes.
Le soleil empourprait à la fois les gratte-ciel géants autour desquels les véloxautos et les héliscooters bourdonnaient comme des insectes, et la cité ancestrale, dont les minarets vétustes et impérieux rappelaient les splendeurs de l’Islam. Un rayon traversait une baie du bâtiment sur lequel régnait Mohamed ben Arfi, et jetait de belles flaques écarlates qui caressaient les ors vieillis, les joyaux sommeillant.
Mohamed avançait dans le musée vide, dans un silence vivant du sang des chefs-d’œuvre. Il gardait ce sourire flottant d’une race dont la nostalgie oscille entre deux âges, sans qu’on sache si elle regrette le passé ou souhaite le futur. Et ce sourire seyait au faciès de Mohamed, amant des objets d’art.
Mais ce sourire se figea soudainement.
Une horreur indicible s’empara de son être et, d’un seul coup, il ne fut plus un homme du siècle XXI, un de ces techniciens familiers des conquêtes spatiales et des dominations de la matière. Mohamed ne comprenait pas et toute son érudition s’effaçait devant l’incompréhensible sacrilège ou prodige qui frappait ses yeux épouvantés.
Il n’était plus qu’un humble fellah d’antan, foudroyé par ce qu’il découvrait.
Il se trouvait devant la vitrine où reposait l’admirable masque de Thouthankamon, le pharaon légendaire qui mourut à dix-huit ans.
Un torrent de superstition ancestrale déferlait sur l’homme du monde technocratique. Le masque merveilleux était là. Du moins ce qui en constituait l’armature, en or et vert, avec la reproduction du pschent royal, ainsi que ce joyau des ciseleurs antiques avait été placé sur le sarcophage du pharaon.
Mais le visage du masque, le modelé parfait reproduisant les traits délicats et si émouvants du prince de la mort avaient disparu comme effacés. A leur place, il n’y avait qu’un trou béant, qui paraissait, à Mohamed, s’ouvrir sur des abîmes.
Il songea à tout ce qui s’attachait de tradition à la légende de Thouthankamon. A la maladie inconnue qui avait décimé les archéologues coupables d’avoir profané, cent ans plus tôt, la Vallée des Rois. A ces objets dits maléfiques, arrachés aux tombeaux et aux pyramides et dont on chuchotait encore que, la nuit, dans les vitrines, ils luisaient mystérieusement, ou provoquaient des craquements, voire des appels semblables à de lointains gémissements. Que de morts subites étaient attribuées à la vengeance des Pharaons qui n’avaient pas pardonné le sacrilège artistique !
Mohamed ben Arfi ne songea pas une seule seconde à quelque rapt audacieux, et qu’un cambrioleur maniaque, ou simplement vénal, avait pu découper le visage de Thouthankamon pour l’emporter au nez de ses collègues de la journée. Non ! Il évoqua tout de suite le surnaturel :
— Le Pharaon est revenu. Il a repris son visage !…
Mais peut-être la vérité était-elle plus effarante encore…
*
* *
La lumière du matin – matin correspondant au lendemain de l’inoubliable soirée d’émotion de Mohamed ben Arfi – épandait ses ors translucides sur le Palais Vieux de Florence. Des pigeons tournoyaient, des roucoulements se mêlaient aux premiers bruits de la ville que les touristes ne parcouraient pas encore, et qui s’éveillait doucement dans la splendeur italienne.
Pietro, sautant d’un pied sur l’autre, s’amusait sur la Piazza. Il était semblable à tous les bambins déguenillés qui hantent les ruelles de la cité florentine, et dont les ancêtres ont inspiré les maîtres de la Renaissance. Joli et un peu sale, négligé et tout à fait adorable avec ses neuf ans, il courait autour du socle de la statue de David, déjà blasé sur la beauté jaillie du ciseau de Michel-Ange. David était pour lui un vieux copain, il le voyait tous les jours depuis qu’il était au monde et savait qu’il avait en lui un aimable complice. Maint touriste, parfois venu d’une planète éloignée, jetait volontiers quelques piécettes au gamin qui mendiait sans en avoir l’air devant l’incomparable géant de marbre.
Il se trouva que Pietro, suivant de l’œil un pigeon capricieux passant dans l’air doré de Florence, attacha un instant ses regards sur le visage de David.
Du moins crut-il le faire, car il demeura bouche bée, avec l’air ahuri de quelque angelot malicieux qui a trouvé plus astucieux que lui.
Il se frotta les paupières de ses petits poings, avec vigueur, pensant peut-être qu’il ne s’était qu’insuffisamment débarbouillé, comme il faisait semblant de le faire quotidiennement dans quelque fontaine florentine.
Mais non ! Il avait bien vu.
David n’avait plus de visage !
La statue était intacte et son corps harmonieux et puissant, ses bras disproportionnés et cependant impressionnants, dressaient immuablement leurs lignes séculaires. Pourtant, à la place du visage altier, il n’y avait plus qu’une tranche plane, fraîchement pratiquée sans doute, laissant à nu le blanc de la pierre entamée, et que ne recouvrait pas la patine qui habillait l’ensemble du monument.
On eût dit qu’un habile vandale avait découpé délicatement le visage du David, et le visage seul. Et le masque sculpté par Michel-Ange avait disparu sans laisser de traces.
Pietro hésita un instant, se gratta la tête, puis, courant de toute la vitesse de ses petites jambes, il alla répandre la nouvelle à travers la cité…
…pendant qu’au Musée de l’Acropole, à Athènes, les collègues grecs de Mohamed ben Arfi constataient, avec indignation, que des mains criminelles avaient pratiqué pareille lobotomie sur six des plus admirables déesses de marbre dont ils étaient responsables, et ce, sans la moindre trace d’effraction, sans que les veilleurs nocturnes aient décelé le plus petit indice.
Et ces divers événements furent connus dans le public, non seulement sur la Terre, mais à travers le monde qui commençait à s’étendre un peu plus loin que le système solaire, les conquêtes interplanétaires faisant de gigantesques progrès depuis l’utilisation du carburant-lumière emmenant les cosmonefs à des allures insensées. La sidérotélévision fit savoir que Rome avait été également touchée, et que l’Apollon du Belvédère, entre autres, avait subi le sort de David.
Plus d’un Terrien déplorait pareille inconvenance et, déjà, on apprenait que sur la planète Mars, le musée de Syrtuspolis, nouvellement édifié pour sauvegarder les vestiges des ancestrales civilisations martiennes, avait été profané de façon semblable, Yurkki, le Dieu Unique, personnifié par un jeune homme de grande beauté, taillé dans le quartz venu de Vénus, avait lui aussi perdu son visage, ainsi que Hâ, son épouse, partie intrinsèque de sa personnalité selon la mythologie de la planète rouge, mais que les artistes avaient jugé bon de représenter de façon autonome, ce qui avait donné une des plus belles figures de femme connues dans la Galaxie.
A Paris, Jules Dubeaurivage se désespérait. Il avait refusé de quitter les salles du Louvre, bien que l’interrogatoire subi devant les représentants de police Interpol-Interplan l’aient parfaitement innocenté. Ce n’était plus l’heure de son service, et nul ne songeait à le soupçonner.
Mais ses collègues, et ses supérieurs, n’avaient pu le consoler.
— C’est ma faute !… C’est ma faute ! répétait-il, j’aurais dû veiller sur elle mieux que ça…
Mme Dubeaurivage elle-même n’avait pu le décider à rentrer au bercail. L’épouse du gardien tombait d’accord avec les autres membres de la surveillance du Louvre. Jules était foudroyé par ce qui s’était passé la nuit, et qu’il avait découvert entre deux rondes.
La Vénus de Milo n’avait plus de visage et l’admirable corps de la déesse offrait, au-dessus du torse impeccable, un masque blanchâtre, dont la lividité choquait. De profil, c’était hideux à contempler. Du sommet du front à la hauteur de ce qui correspondait à la carotide, on avait découpé, comme avec une scie de diamant, l’extraordinaire visage d’Aphrodite.
Le monde entier s’interrogeait. Car les nouvelles affluaient et il semblait que, depuis une nuit terrestre, les mystérieux malfaiteurs aient agi sur l’ensemble des musées connus, jusque dans les constellations voisines où existaient des populations évoluées et, comme telles, ayant toutes engendré des sculpteurs de génie.
Un frisson passait de planète en planète.
— On a volé les visages des Dieux !…
Devant la Vénus défigurée, trois personnes devisaient, tandis qu’à l’écart, écroulé sur une banquette, tournant sa casquette entre ses doigts fébriles, Jules Dubeaurivage s’accusait inlassablement de coupable négligence.
— Ces Dieux, disait une très jolie fille de vingt-deux ans, ces Dieux tant admirés sont, en fait, des hommes et des femmes et les artistes férus de plastique ont eu des modèles, bien vivants.
— Chère Olivia, riposta galamment un des jeunes gens qui l’accompagnaient, quand il s’agit de représenter une divinité, j’en sais beaucoup qui n’hésiteraient pas à tenter d’imiter un visage humain.
Ce disant, il regardait en souriant l’ovale très pur du faciès d’Olivia, les ondes noires de ses cheveux accusant la blancheur du teint où des yeux clairs et rieurs mettaient des notes profondes.
Le compliment la fit rire, sans minauderie :
— Parlez pour vous, beau masque !… Vos championnats de décathlon ont fait de vous presque une vedette, et nul n’ignore que vous avez même servi de modèle pour l’athlète qui figure sur le portail du Palais de l’Olympe, qu’on vient d’inaugurer à Brasilia…
Le jeune homme, effectivement très beau, s’empourpra légèrement, ce qui accentua la gaîté d’Olivia :
— Mais oui ! C’est moi qui vous fait rougir ! Ce devrait être le contraire !… Mais je n’ignore pas ce détail !…
Voyant son compliment retourné si plaisamment, l’athlète prit le parti d’éclater de rire et, devant Vénus sans visage, leur hilarité parut accentuer le chagrin de Jules Dubeaurivage.
Le troisième compagnon, un garçon également jeune, mais maigre, presque chauve, aux épaules étriquées et aux traits un peu tristes, les tira tous deux par le bras.
— Venez… Ne restez pas là !… Au moment où toute la Galaxie se demande ce qui se passe, c’est un peu indécent de rire ainsi devant nos chefs-d’œuvre défigurés !
Olivia et son compagnon devinrent très sérieux :
— Yves a raison, dit vivement la jeune fille. Mais c’est la faute de Gérald… Fait-on des déclarations à l’eau de rose à une biologiste diplômée de l’I.H.E.I. ? (Institut des Hautes Etudes Interplanétaires).
Ils s’éloignèrent en devisant. Tous trois s’interrogeaient, comme des milliards d’autres hommes, sur l’énigme des musées. Et la conversation dévia sur leur prochain départ, sur l’extraordinaire voyage auxquels tous trois, délégués par l’institut, allaient participer. Ils se préparaient avec assez de fièvre à l’envol interstellaire, à la prospection des planètes de type terrien dans les parages d’Alpha du Centaure. Mais ils avaient voulu, en cette matinée mémorable, se mêler à la foule qui envahissait le Louvre, comme tous les autres temples de la beauté, partout où les visages des divinités avaient été si curieusement volés.
Yves, un peu voûté, toussota en jetant un dernier regard à la Vénus. Il était vaguement inquiet. Sa santé n’était pas tellement parfaite et il redoutait sans cesse qu’au dernier moment, avant l’envol de l’astronef, une contre-visite ne le déclarât inapte au grand voyage.
Et alors il ne verrait plus Olivia.
Il la suivait du regard, maintenant, avançant auprès de Gérald, à travers la foule de plus en plus dense. Leur stature, leur beauté, les faisait distinguer de la masse humaine.
Yves murmura :
— Eux aussi… Des Dieux !…
Quelle chance pouvait-il garder, auprès de la biologiste, lui, le savant ethnographe, alors qu’Olivia s’envolerait en compagnie d’un zoo-botaniste bâti comme Gérald, dont la plastique impeccable embellissait en effet le palais sportif de Brasilia ?
Il soupira, résigné. Il fallait tenter de les rejoindre à travers les rangs pressés des curieux, dont les yeux étaient braqués vers Vénus sans visage.
Une main se posa sur son épaule. Yves se retourna et éprouva un haut-le-corps.
Celle qui l’avait ainsi contacté mit rapidement un doigt sur les lèvres. Yves obéit et bloqua l’exclamation dans sa gorge. Il fallait que les gens fussent fascinés par le mystère vénusien pour ne pas remarquer pareil visage vivant.
Vivant ? L’était-il vraiment, et telle beauté appartenait-elle à la race humaine ?
Yves croyait la reconnaître, sans savoir qui elle était. Pendant quelques secondes il en oublia les traits d’Olivia, cependant sans cesse présents à sa pensée.
Il prêta attention, approuva de la tête. Ce qu’elle disait, il ne pouvait le contredire et la proposition qu’elle lui fit, il ne songea nullement à la discuter. Il acceptait, il acceptait tout…
Ce n’est que, lorsque seul de nouveau, il pensa à rejoindre Gérald et Olivia qu’il se rendit compte de l’ahurissante vérité.
Cette femme n’avait nullement remué les lèvres. Elle s’était contentée de le tenir sous son extraordinaire regard et il avait parfaitement compris sa pensée, et il savait qu’elle avait lu en lui des réponses, sans que leurs sens y soient pour quelque chose.
Yves éprouva une sorte de vertige. Il toussa de nouveau, ce qui s’accentuait en lui dès qu’il éprouvait la moindre émotion. Comment cette étrange créature avait-elle su qu’il aimait Olivia d’un amour désespéré, qu’il jalousait malgré tout son camarade Gérald, et qu’il ne redoutait qu’une chose : ne pas avoir le droit de participer à l’expédition galactique, ce qui l’eût privé de sa seule joie : vivre à l’ombre d’Olivia ?
Et comment avait-elle pu violer ainsi son cerveau, y lisant, y faisant pénétrer sa propre volonté ?
Il parla tout haut, dans la foule, il dit :
— Non… Non !… Je n’irai pas !… Je refuse !
Mais il savait déjà qu’il irait, qu’il ne pouvait se dérober au rendez-vous que la surprenante visiteuse du Louvre lui avait donné.
Olivia et Gérald, daignant enfin s’apercevoir de son absence, le hélaient entre les colonnes de marbre.
Avant de les rejoindre, il jeta un regard circulaire, pour essayer d’apercevoir son étrange interlocutrice. Mais elle avait disparu.