CHAPITRE V











Haletants, trempés de sueur dans leurs scaphandres, le visage relativement protégé par les casques transparents qu’ils avaient eu le temps de mettre en place, l’aspirant et le matelot sidéral luttaient avec l’énergie du désespoir.

Ils pensaient n’avoir guère de chances. Avec les membres de la mission scientifique, ils avaient été victimes, dans le bosquet de la savane axienne, de la trombe de feu qui semblait prendre un malin plaisir à tourner autour des cosmonautes, comme si elle eût été animée d’une volonté propre.

Tandis que le feu prenait, que Gérald, Olivia, Yves, T’Xew et le second matelot disparaissaient les uns après les autres dans l’embrasement du buisson, les deux hommes s’étaient sentis littéralement soulevés de terre, emportés dans un vertige sans fin.

Cela avait duré longtemps ainsi. Le sang, affluant à leur cerveau, ne leur avait guère permis de se rendre compte de ce qui se passait et, pendant un temps indéterminé, ils avaient vu tourner autour d’eux le décor de la planète.

Rocher pensait avoir été saisi dans la force centripète émanant de la trombe elle-même, qui continuait à tournoyer et ne se disloquait plus. Tandis que sa partie inférieure, après l’action dirigée par T’Xew, croulait en incendiant les bosquets, c’était la partie supérieure, attenant au nuage de feu, qui aspirait les deux corps humains. Et ce météore surprenant roulait, roulait toujours, emportant les hommes comme certaines tornades terrestres emportent des légions d’insectes ou de batraciens, qui retombent en pluie sur des populations ébahies.

Ainsi, ils avaient parcouru une distance considérable, à travers la savane tout d’abord, puis au-dessus de l’océan. Et la trombe était revenue à son point de formation, la chaîne volcanique du second continent, où elle s’était finalement dissociée en s’engloutissant dans le cratère d’où elle avait jailli.

N’étant plus soutenus gravitationnellement, Rocher et son compagnon s’étaient retrouvés au sol, où ils étaient demeurés de longues heures, abrutis et contusionnés par ce voyage vertigineux.

Et, quand ils avaient commencé à reprendre conscience, cherchant à comprendre ce qui était arrivé en confrontant leurs impressions, ils avaient pu constater que le tourbillon de feu avait emmené, dans sa course impressionnante, d’autres vivants qu’eux-mêmes, un essaim monstrueux glané quelque part sur Axi, au cours de la randonnée infernale.

Il s’agissait de libellules immenses, dont la tête, quasi humaine, était atroce à contempler. Les deux hommes avaient vite pris conscience du fait que ces insectes formidables étaient des plus dangereux et que les dards formidables dont ils étaient armés représentaient un péril sans nom.

La lutte avait commencé, mais les libellules étaient trop. Il y en avait un véritable nuage. Engourdies après la course tournoyante, elles s’éveillaient les unes après les autres et, au fur et à mesure que Rocher ou son compagnon en abattaient avec le rayon infra-mauve, d’autres individus arrivaient, soutenus par leurs ailes vibratiles, et s’acharnaient sur eux.

Les combinaisons résistaient à un dard, à dix. Pas à cent. Les monstres déchaînés s’acharnaient et commençaient à porter de mortels coups aux deux hommes, lorsque, dans les airs, apparurent les trois êtres volants, qui étaient Olivia, Gérald et Yves.

Ce dernier, luttant contre son enveloppe invisible, suppliait qu’on portât secours aux victimes. Il faut croire qu’il réussit à émouvoir le parasite qui lui servait de carapace, car la rigidité de l’être invisible parut céder. Yves, un peu plus libre de ses mouvements, se débattit entre ses deux compagnons de vol et recommença à crier, demandant l’intervention d’Olivia et de Gérald.

Il se produisit un phénomène qui surprit à peine Yves, accoutumé qu’il était aux faits les plus étranges.

Le trio se trouva immobilisé en l’air.

Ainsi, surplombant le relief tourmenté du continent numéro deux, entourés de cratères et de pics, de trombes rougeoyantes et de nuages de feu, ils assistèrent à la fin des deux hommes, qui succombaient sous le nombre, parmi les cadavres de libellules amoncelés, à demi désintégrés par le rayon infra-mauve.

— Olivia… Gérald… Sauvez-les !… S’il en est temps…

Il n’en était plus temps et les deux jeunes gens demeuraient impassibles, quasi souriants. Puis, insensiblement, ils sortirent de leur immobilité et, doucement, tous trois descendirent vers le lieu du drame, Olivia et Gérald continuant à emmener Yves qui se débattait.

Au sol, on le laissa libre. Il se mit à courir vers le point où gisaient les corps des deux hommes du cosmonef. Son invisible compagnon le gênait un peu, s’attachant toujours à lui, mais il devait lui donner sa liberté de mouvement au maximum.

Les libellules s’abattirent sur Yves, sans résultat. Il n’avait même pas mesuré le danger, mais il comprit tout de suite qu’il était invulnérable, le parasite lui servant de caparaçon. Et, presque aussitôt, autour de lui. l’essaim entier s’abattit et commença à se liquéfier, répandant des reliefs épouvantables. Il évoqua les araignées-fleurs, frappées dans la crypte de la cité morte, et ne douta pas que Olivia, ou Gérald, aient fait un simple petit geste meurtrier pour détruire les insectes démoniaques.

Ce geste, que ne l’avaient-ils fait quelques minutes plus tôt ? Ils eussent sauvé leurs compagnons. Mais ils n’avaient pas jugé bon de prendre cette peine en temps utile. Et Yves était épouvanté, tant de la mort atroce de ses deux compagnons d’aventures sidérales que de l’indifférence souveraine qui était devenue celle de son ami Gérald et aussi de cette femme qu’il aimait par-dessus tout et pour qui il commençait à éprouver une horreur totale.

Il se pencha, saisi d’une immense pitié, d’une tendresse millénaire envers des hommes qui avaient été ses camarades de voyage, et de quel voyage ! et qui avaient affronté avec lui l’espace, le subespace, l’inconnu des aventures d’un monde à l’autre.

Il retourna, avec des gestes pieux, les deux corps dont les combinaisons avaient fini par céder sous les assauts réitérés des dards fantastiques, et qui ruisselaient de sang.

Et ce qu’il constata l’étonna à peine, si cela le plongea dans un nouvel abîme de terreur et d’incompréhension.

Ni Rocher, ni le marin, n’avaient plus de visage.

Ils étaient morts, lardés, transpercés, tailladés par les terribles insectes géants. Mais une partie de la tête manquait sous les casques globoïdes. La partie antérieure, qui avait été littéralement annihilée. Exactement à la façon des Axiens qui, vivant malgré cette mutilation, avaient la pudeur de demeurer désormais voilés.

— Venez, Yves… Ne restons pas là !…

Yves tourna vers Olivia et Gérald ses yeux embués de larmes. Un sursaut de révolte l’envahissait. Ils arrivaient près de lui et, très doucement, toujours avec des visages amènes, comme si l’abominable tragédie les laissait indifférents, ils l’invitaient à les suivre.

— Mais vous êtes des monstres !… Des monstres !… Vous ne voyez donc pas que…

Il s’interrompit, se mordant les lèvres. Jamais il n’aurait cru pouvoir parler sur ce ton à un vieux copain comme Gérald, ni surtout à Olivia. Olivia qu’il aimait secrètement depuis si longtemps et qui représentait pour lui le sommet de la race des humanoïdes.

Mais quelque chose hurlait, au fond de son être qu’Olivia et Gérald étaient, eux aussi, des victimes de cette planète étrange, et qu’ils agissaient comme des robots, victimes on ne savait de quel maléfice, de quel sortilège cosmique, analogue à celui qui s’obstinait à priver de traits les hommes comme les statues, partout désormais où Yves Lechêne, l’audacieux savant explorateur de l’espace, osait porter ses pas.

Et cette voix intime lui ordonna de se taire, de ne plus insister. Même pour protester contre la mort de l’aspirant Rocher et du matelot.

Yves se laissa mener encore. Olivia et Gérald, aidés mystérieusement par l’invisible qui avait resserré son étreinte sur Yves, repartirent par la voie des airs.

Abandonnant les deux cadavres parmi l’amoncellement de libellules foudroyées, le trio survola de nouveau la chaîne volcanique. A perte de vue, maintenant, loin de l’océan, ce n’étaient que cratères et monts enrobés de nuages striés de feu.

Yves voyait se dérouler ce panorama diabolique, qui lui paraissait horriblement monotone dans sa splendeur farouche. Mais le relief semblait grandir encore. Le jeune homme estima la hauteur du massif dominant à plus de dix mille mètres. Des cratères nombreux s’y ouvraient et il constata qu’on se dirigeait de ce côté.

Bientôt, il put estimer l’ensemble, impressionnant dans son altitude qui évoquait les monts lunaires, s’ils eussent encore été en activité flamboyante. Mais, au centre du massif, ce qu’il voyait ne semblait pas seulement l’œuvre de la nature. On eût dit que des blocs énormes avaient été assemblés, entassés, sans être traités par le tailleur de pierre, sans souci d’architecture autre que celle née des cerveaux les plus barbares.

Cela évoquait un menhir fantastique, que ces rocs amoncelés en grossières murailles, serties de dolmens hauts de mille mètres. Des Titans ayant élevé une tanière sur le massif, voilà à peu près ce que Yves découvrait.

Mais une seconde constatation le frappa. Les cratères qui formaient cercle autour de la construction immense et rudimentaire crachaient tous des trombes de feu. Ils étaient disposés, non par hasard, mais en un ordre à peu près régulier.

Une volonté inconnue avait utilisé le relief volcanique pour y aménager son repaire, en le sertissant de cratères, peut-être artificiellement pratiqués, d’où jaillissaient des trombes de feu semblables à celle qui avait attaqué les cosmonautes dans la savane.

Yves devina que, une fois de plus, tout se tenait et que le hasard n’était pour rien dans cette disposition. C’était une forteresse. Une citadelle pour géants.

Ou peut-être pour d’autres êtres, non humains.

Yves évoqua encore la non-vie, mais il nota que, cependant, elle devait, si l’hypothèse était valable, se prémunir contre des attaques d’ordre naturel.

Et le trio volant descendait, en douceur, comme en vol plané, surplombant les cratères, évoluant entre les trombes, pour atteindre un orifice qu’on apercevait au flanc de la montagne et qui, au fur et à mesure de l’approche, prenait des dimensions impressionnantes.

Ils furent devant ce porche gigantesque, fermé, ou plutôt bloqué, de deux énormes masses de pierre assez grossièrement dressées, hautes de quinze mètres, et qui formaient mur.

Olivia et Gérald, maintenant, marchaient, ou plutôt progressaient de ce pas aérien, léger, inhumain, qui évoquait les elfes des vieux contes. Yves, entre eux, toujours tenu par les deux mains, avait quelque peine à suivre ce rythme curieusement syncopé.

Ils furent devant la double paroi de pierre, et elle s’ouvrit devant eux, les pierres-portails tournant sur d’invisibles axes. Devant les trois, un hall immense, taillé dans le roc, s’ouvrait, bizarrement éclairé. C’était, sans doute, une caverne naturelle qui avait été aménagée.

Ils la traversèrent, tandis que les portails se refermaient derrière eux, silencieusement, comme ils s’étaient ouverts.

Yves comprit qu’il touchait au cœur de l’énigme, de cette énigme qu’il était venu de si loin, à plusieurs années-lumière de distance, pour déchiffrer.

Pourquoi Olivia et Gérald, eux précisément, étaient-ils habilités à le guider dans cet antre ? C’était un mystère supplémentaire qui, certainement, s’éclairerait avec les autres.

On allait, de cavernes en grottes, de gouffres en corniches, dans un décor de basalte et de schiste, où les cristaux luisaient, comme éclairés de feux lointains. Il faisait lourd, et Yves continuait à ne pas se sentir lui-même, toujours étroitement enveloppé dans son être-aura, qui ne le lâchait pas. Mais il réalisait qu’on plongeait au sein d’un monde volcanique de formation et, parfois, il lui semblait entendre des vibrations sourdes, de profonds tressaillements de l’écorce planétaire.

Les cratères sertissaient la forteresse fantastique, et tout ce sol rocheux était, après tout, bien instable.

— Yves… nous n’irons pas plus loin avec vous…

— Yves… vous resterez ici à nous attendre…

— Yves… ne cherchez pas à comprendre…

— Yves, ayez confiance en nous…

Olivia et Gérald parlaient, à tour de rôle, de ces voix lointaines qui ne rappelaient qu’imparfaitement leurs timbres, pourtant familiers aux oreilles d’Yves.

Il sentait que son guide-parasite se relâchait un peu, desserrait son étreinte, pour lui permettre d’être mieux lui-même et d’entendre ce que disaient Olivia et Gérald.

Il voulut protester :

— Que se passe-t-il, maintenant ?… Pourquoi me laissez-vous ?…

Elle lui sourit, de ce sourire qui l’eût damné, un peu plus tôt, et qui maintenant l’effrayait plus qu’il ne l’enchantait.

— Yves, il faut rester ici !

Un cri jaillit du fond de l’âme d’Yves :

— Que vais-je devenir ?

— Nous reviendrons vous chercher… quand…

Elle parut faire effort pour finir la phrase. Son beau visage se voilà légèrement. Elle dut renoncer et se tut.

Ce fut Gérald qui, paisiblement, acheva la pensée d’Olivia :

— …quand on aura statué sur votre sort, Yves…

Ils s’éloignèrent, tous deux, simplement, dansant presque en marchant, et leurs pieds bottés de nylon blindé touchait à peine la masse pierreuse.

Yves eut un cri de bête blessée et voulut s’élancer. Mais, cette fois, le guide s’y opposa.

Alors il lutta, il se débattit, il banda tous ses muscles, il tendit sa volonté à l’extrême. Mais l’invisible tenait bon.

Longtemps, cela dura.

Yves n’en pouvait plus. Olivia et Gérald, légers comme des sylphes, s’étaient éloignés, et perdus à ses regards dans l’infini des cavernes sombres qui constituaient l’invraisemblable repaire où ils l’avaient si traîtreusement amené, pour l’abandonner à une entité parasitaire invisible.

Cela dura, dura. Olivia et Gérald avaient disparu et Yves, en dépit de sa force, en dépit des effets bénéfiques de l’élixir vert, s’épuisait et redoutait de céder au vampire qui annihilait ainsi sa personnalité, lorsqu’il le sentit qui se détachait de lui.

Ce n’était pas une illusion. L’« autre » lâchait prise.

Non plus partiellement, pour lui permettre des mouvements personnels, ou l’expression de ses paroles, mais intégralement. Yves le constatait, avec l’impression d’un homme qui quitte de lourds vêtements, ou qui passe d’une pièce surchauffée à une autre, où la température est infiniment plus basse, plus agréable…

Comme on se trouve brusquement libéré d’une prison vivante, ce qui était le cas !

Il comprit qu’il allait être libre, qu’il redevenait parfaitement lui-même, qu’il pourrait parler, agir, marcher, se battre, avec une totale indépendance, comme il l’était de sa pensée, qui n’avait nullement été affectée par le guide-parasite.

Mais il ne songea pas à fuir, à profiter de l’occasion qui se présentait, offerte simplement parce qu’on savait qu’il ne pourrait quitter la citadelle-volcan, et qu’il n’y avait plus lieu de le tenir ainsi en tutelle.

Autre chose se présentait à lui. Une chose effarante et terrible mais qui ne le faisait pas fuir, bien au contraire, qui l’attirait comme attirent les gouffres engendrant la volupté du vertige, la fascination du reptile qui aspire l’oiseau.

L’invisible, au fur et à mesure qu’il se détachait d’Yves, se matérialisait.

Ou, tout au moins, il devenait visible, sinon tangible. Une forme légère, encore imprécise, paraissait émaner du corps même d’Yves, comme une buée humaine qui se fût légèrement projetée en avant de lui, et qui se tenait à sa hauteur, en se burinant petit à petit.

Yves comprit qu’il allait voir son guide-geôlier.

Ou tout au moins l’apparence qu’il plaisait à ce dernier d’emprunter pour lui apparaître.

Cela affectait une silhouette humaine, brumeuse, mais déjà incontestable quant à la forme, aux lignes générales. Puis ce brouillard vivant devint plus opaque. Les traits s’affirmèrent, les vêtements furent visibles, l’allure générale acheva de se préciser.

Yves regardait, craignant de comprendre, au fur et à mesure que l’« autre » apparaissait devant lui, lentement, comme avec une certaine complaisance, pour bien lui permettre d’assister au phénomène de matérialisation.

— Non !… Non ! hurlait Yves… Non… PAS CELA !

Il ne voulait pas que ce soit. Et cela était.

Il l’avait déjà deviné, dès la première esquisse. L’invisible, en se transformant, prenait une physionomie humaine. Une physionomie qu’Yves connaissait. Et c’était pour cela qu’il ne voulait pas l’admettre.

Celui qui apparaissait devant lui, c’était lui-même, le docteur Yves Lechêne, savant ethnographe terrien venu si imprudemment sur la planète Axi, en dépit des avertissements amicaux de la déesse Hêra.

— Moi… C’est moi !

Un autre Yves. Sa taille, ses vêtements, ses grands bras interminables, sa haute taille légèrement scoliosée. Et son visage, surtout. Son visage long et maigre, au teint jaune, plus creusé que jamais en raison des épreuves qu’il venait de traverser, des émotions qui l’assaillaient comme un vol de rapaces.

Son grâne dégarni… ses yeux enfoncés… ses doigts sans grâce…

Tout un être dénué de beauté, un humain de trente ans, assez laid, un peu ridicule…

La haine naissait, montait, s’enflait dans le cœur d’Yves. Toute la haine dont il était capable envers ce « lui-même » dont il pouvait se demander comment il avait osé aimer la beauté d’Olivia, comment jamais un tel personnage pourrait contrebalancer l’esthétique de Gérald.

Narcisse aux sentiments inversés, Yves détestait le monstre qu’il découvrait ainsi. Très ténue, sa pensée cheminait et, au milieu du tumulte de son esprit, où dominait la fureur, une vague explication naissait qui, sans doute, le conduirait bientôt aux vérités définitives qui jetteraient, sur toute son aventure, leur clarté éblouissante et fatale…

Ce qu’il voyait, ce qu’il touchait – car il le touchait – c’était bien autre chose que le reflet, pourtant familier, de son miroir.

Mais devant un miroir, instinctivement, l’homme qui s’examine avec le minimum de complaisance trouve encore le moyen de chercher subconsciemment ce palliatif : je puis encore tenir le coup, malgré tout…

Ce n’était pas une photo prise au vol. Car une photo ne fixe jamais qu’une expression fugace, parfois révélatrice d’un certain état d’esprit, mais qui ne peut être qu’une face bien minime de la vraie personnalité. Pas même une photo posée, où l’homme truque, cherche à se mettre en valeur. Pas un portrait, fût-il peint par un maître du pinceau, lequel, de son génie, tout en reproduisant des traits qui feront crier les admirateurs à la fidélité, transmuera le modèle selon son âme d’artiste, et recréera la Nature.

Pas même un film, en couleur et en relief, précis à hurler dans la reproduction, mais qui ne sera jamais qu’un fantôme enregistré, éternellement figé dans une technique dénuée dame.

Non ! Rien de tout cela. Un autre Yves. Yves lui-même.

Yves qu’il trouvait laid, pénible, antipathique, surtout. Yves qui lui apprenait à se connaître comme il ne s’était jamais connu, comme aucun homme n’a jamais osé plonger en lui-même pour se découvrir, tout simplement parce qu’il a beau s’observer et sonder son propre esprit, il ne s’est jamais vu vivre. Et c’est cela qui lui aurait le mieux appris à se détester, peut-être pour se corriger par la suite, au lieu de chercher à critiquer et à rectifier la conduite de ses frères humanoïdes.

Yves devant lui. Yves vivant. Yves qui le regardait avec un sourire un peu méprisant. Un sourire qui devait être celui avec lequel il avait souvent regardé des gens qui s’étaient mis à le détester, sans qu’il ait jamais compris pourquoi.

Parce que, si misanthrope soit-il, l’homme croit toujours qu’il peut, sinon séduire, du moins être accepté, engendrer un courant de sympathie et, malgré tout, le plus terrible persifleur, le plus redoutable criminel, veut admettre qu’il y aura, sur Terre, ou quelque part dans le Cosmos, au moins un être qui saura l’aimer.

Yves se disait qu’avec une tête pareille, il n’aurait jamais dû recevoir la moindre amitié, et que, pour avoir été au moins une amie pour lui, Olivia – la vraie Olivia – était de la race des anges.

Sidéré, il vit son double lui tourner le dos, s’éloigner…

C’est alors qu’il porta les mains à son visage. A CE QU’IL CROYAIT ÊTRE ENCORE UN VISAGE.

Un hideux soubresaut l’agita. Ses mains heurtaient une surface plane, sans aspérités.

Il comprit qu’à son tour, il était victime de la grande farce qui s’épandait à travers le Cosmos. Pourtant il voyait, il respirait, toute sa physiologie semblait normale, ses sens intégraux, et le rapt du visage s’était fait sans qu’il s’aperçût de rien, sans la moindre douleur, la plus petite sensation de gêne…

Son corps était intact. Il frémit en touchant le sommet de son crâne, sa nuque, sa gorge. Mais il n’osa plus promener ses mains DEVANT. Il avait horriblement peur.

L’autre disparaissait. Il ne lui avait pas emprunté son corps, simplement son visage, pour s’en faire un masque, usurpant ainsi toute sa personnalité, tout ce qui est l’homme, dont la morphologie enseigne à lire les caractéristiques sur les traits, dans les yeux…

Yves voyait s’éloigner ce spectre, qui représentait toute sa misère d’homme. Et lui était devenu, comme tous ceux de la planète, un de ces monstres condamnés à vivre désormais avec un voile pudique, dans le silence, car il était bien entendu impossible de parler.

« Plutôt la mort », pensa-t-il…

Il chercha machinalement à sa ceinture le tube à rayon infra-mauve, et se souvint que les Axiens l’en avaient privé depuis longtemps.

Tournant autour de lui son abominable chef, il chercha un moyen d’en finir, ne vit rien, partit au hasard, à travers les cavernes.

Que lui importait de mourir ! Il avait cru revoir Olivia et il savait bien que ce n’était plus la vraie Olivia. Et il était écœuré de lui-même, s’étant découvert comme homme jamais n’avait sans doute eu l’occasion de se découvrir.

Une lueur l’attira, à travers les grottes immenses. Il y alla, instinctivement, misérable papillon attiré par ce feu qui n’était pas celui du volcan, mais dont la luminescence aux vibrations inconnues semblait appartenir à un autre Univers.

Et, d’une corniche, plongeant vers un abîme rocheux ouvert au cœur même de l’immense massif, il vit…

C’était une masse vaguement sphérique, onduleuse, aux formes chatoyantes et changeantes, qui restait nébuleuse et s’agitait sans cesse. C’était fait d’une matière impondérable, indéterminable, mais assurément vivante, d’une vitalité intense, parcourue de rayons éblouissants et rapides, de soleils spontanés et de comètes de cauchemar.

Et dans cette masse formidable, dont Yves ne pouvait évaluer les dimensions mais qui, dans ce gouffre géant, devait avoir un diamètre de près de mille mètres, il y avait des hommes, des femmes…

Ils vivaient, sans haut ni bas, sans pesanteur et sans servitude biologique d’aucune sorte. Ils vivaient, c’était tout.

Il y en avait des centaines. La plupart appartenaient à une race inconnue d’Yves. Ils étaient assez beaux, les femmes surtout, avec un type primitif, basané, évoquant les races rouges de la Terre.

Yves devina les Axiens, ou du moins les masques des Axiens.

Et il y en avait d’autres, certains d’une beauté prodigieuse, quelques-uns très intimement connus d’Yves.

Il y avait Vénus, et Diane, et Nefertiti, et toutes les déesses de la Terre, de Mars, des planètes solariennes. Toutes vivantes, comme si ces femmes – ou tout au moins ces créatures plongées dans le vivant magma – étaient les modèles qui avaient inspiré les artistes des autres siècles. Près d’elles, Zeus et Hermès, Yurkki et le Sphinx, Bouddha sérénissime et Hermaphrodite troublant voisinaient avec les Dieux aztèques, hindous, égyptiens, martiens, joviens et autres. Yves voyait revivre toutes les idoles créées par les Hommes.

Et aussi Yves lui-même, son double avant rejoint l’immense conglomérat de vie nébuleuse.

Et aussi l’aspirant Rocher et le matelot de l’astronef qui eux, au moins, il le savait, étaient morts, lardés par les libellules hideuses, mais redevenaient vivants quoique, Yves le nota, avec des corps différents, semblables à ceux des Axiens.

Immobile sur un roc, Yves regardait le phénoménal globe de lumière, oscillant comme une planète en gestation dans l’abîme de la montagne.

Il comprit que tout cela n’était pas sérieux, n’était pas une vérité, mais seulement une mascarade.

Parce qu’il y avait, parmi ces êtres, des vivants et des morts ayant une même apparence humaine. Et que tous ceux qui s’agitaient là, dans ce fantastique carrousel, comme des ludions dans une océan onirique, ne montraient pas leur vrai visage, mais des masques, empruntés, dérobés, volés, à des idoles comme à des hommes.

Yves assistait à un immense carnaval de non-vie, le plus extraordinaire qui se fût jamais célébré dans le Cosmos, et qui unissait les masques des vivants, des morts, et des Dieux…