CHAPITRE II











Alpha XXXV montait au zénith d’Axi, et sa clarté mêlant plus que jamais les tons, éclaboussait la cité morte de rose-vert, éveillant des angles étranges où l’on voyait maintenant comme en plein jour, et rendant plus sombres, plus effrayants, certains pans de murs qui tombaient comme des plaques d’abîme nocturne.

Yves, ainsi, voyait les hommes étranges venir à lui. Ils ne semblaient nullement hostiles. Ils venaient, tout simplement. Tous avaient adopté la même allure, le même pas lent, évoquant les moines de la vieille Terre. Yves aurait pu croire avoir affaire à des fantômes. Mais non ! ils étaient bien réels et il s’en rendit nettement compte lorsqu’ils furent tout près, lorsqu’ils l’entourèrent, tournant vers lui ces faces plates où les voiles tombaient comme le rideau d’un théâtre de cauchemar.

Pourtant, le léger bruit de leur marche, les respirations qui montaient de ces poitrines (s’exhalant comment, on ne savait) la tiède ambiance des corps humains, tout cela affirmait la nature des extraordinaires habitants d’Axi.

Yves voulut parler, mais sa voix s’étrangla. Il toussota et leur adressa la parole. Il utilisait le code Spalax, idiome d’origine terro-martienne, utilisé à l’unisson dans toutes les planètes connues et qui, après avoir été admis comme interplanétaire, commençait à devenir interstellaire.

Vainement ! Les Axiens ne répondirent pas et Yves se demanda s’ils l’avaient compris. En tout cas, ils ne parlèrent pas et se contentèrent de demeurer en silence autour de lui.

On l’examinait. On le regardait…

Sous la lune géante, Yves se demandait à quoi correspondait l’expression : regarder, pour ces êtres.

Y avait-il derrière ces voiles-masques, des yeux qui le fixaient ? L’étoffe était souple et légèrement luisante et pouvait sans doute permettre à des regards de filtrer, si elle interdisait de voir le faciès lui-même.

Mais ces vivants, dont Yves constatait l’apparence et la présence bien humaines, avaient-ils des yeux ? Aucune aspérité sous le voile-masque, nul relief indiquant l’arête du nez, l’arcade sourcilière, les méplats, la bouche, le menton…

C’était horriblement inhumain, impressionnant au possible, et la lumière d’Alpha XXXV augmentait encore l’impression de plat de ces haïks effrayants.

Un des hommes fit un signe à Yves. C’était, dans le langage universel, l’invitation : suivez-moi !

Le jeune homme hésita. Mais, en dépit de son trouble, de son chagrin, et peut-être justement parce qu’il n’avait plus rien à désirer ni rien à perdre, il obéit passivement.

L’inconnu prit les devants et Yves le suivit. Toute la théorie des Axiens s’ébranla de nouveau, en silence, formant, dans les rues de la cité, sur les terrasses, d’escalier en escalier, de place en carrefour, une théorie silencieuse qui encadrait et escortait le savant venu de la planète lointaine, comme pour le guider vers quelque cérémonie inconnue.

Où allaient-ils ainsi ? Yves commençait à se poser des questions. La curiosité, sentiment humain qui ne lâche jamais, et qui demeure un des plus tenaces jusqu’à la mort, envers laquelle l’homme cherche encore à savoir, la curiosité inhérente à l’humain le plus désabusé fut pour Yves le suprême stimulant.

Le cortège allait avec lenteur, comme si les Axiens avaient perdu la notion du temps. On y voyait si clair, sous l’astre énorme, que le jeune homme pouvait découvrir la ville à loisir, d’autant plus que l’allure générale du cortège lui permettait l’observation à son gré.

C’est ainsi qu’il aperçut les idoles.

Colossales, elles adornaient plus d’un portail, encadraient les avenues, se dressaient sur des frontons. Dieux anthropomorphes, sculptés sans doute par les ancêtres de ces hommes masqués, ils étaient figés dans un silence correspondant au calme d’une ville qui eût paru morte depuis des millénaires, sans la présence des singuliers hôtes d’Yves Lechêne.

Mais l’envoyé du système solaire constatait qu’il ne pourrait connaître la nature exacte de ce genre de fétiches. Car tous les géants de pierre régnant sur la ville morte avaient été défigurés.

A des milliards de lieues de la Terre et du monde où il était né, Yves retrouvait exactement le même phénomène. Les statues légendaires, fruits à la fois de l’art et des religions, avaient été privées de leur faciès.

Cela, il ne l’avait pas vu dans l’œil-hublot, ayant interrompu lui-même l’expérience, excédé par des visions d’horreur auxquelles il avait voulu s’arracher. Toutefois, il faisait une remarque d’importance, et son cerveau fonctionnant intensément lui rendait la vitalité que son chagrin l’avait obligé à laisser en friche.

Sans oublier le triste sort de ses compagnons, sans cesser de penser à Olivia, tant aimée et sans doute disparue pour toujours dans l’incompréhensible colonne de feu, Yves notait que les Dieux d’Axi n’avaient pas été « opérés » avec l’adresse des entités qui avaient agi sur Terre et dans les planètes voisines.

Si la Vénus de Milo, le Sphinx ou Thouthankamon avaient été privés de leurs visages par des mains expertes qui avaient découpé la partie intéressée comme avec un subtil rasoir, les idoles axiennes, elles, semblaient avoir été victimes de vandales.

Des ciseaux sans délicatesse, de lourds marteaux, maniés par des mains de brutes, s’en étaient pris à ces faciès de pierre, pour les mutiler grossièrement. Aucun visage n’était intact, mais plusieurs demeuraient partiellement. On eût dit que ceux qui avaient fait ce joli travail, imitant maladroitement les mystérieux opérateurs des musées solariens, s’étaient acharnés sur les visages pour les enlever, n’y étaient que médiocrement parvenus, et en avaient massacré la plupart sans résultat appréciable.

Yves, d’ailleurs, aperçut, au pied de plus d’un colosse, un tas de gravats indiquant que c’était là le résultat de cette entreprise de haute maladresse.

On avait traversé une grande partie de la ville et Yves pensait qu’on devait marcher depuis une bonne heure, en durée terre-solaire, toujours en longeant plus ou moins la mer qui venait battre les remparts, lorsque des cris aigres retentirent, crevant le silence général.

Un certain flottement passa sur les impassibles guides du jeune savant. Intrigué, Yves leva les yeux.

Il crut tout d’abord qu’il s’agissait d’oiseaux. Un vol, venu de la mer, tournoyait en émettant ces vibrations désagréables. Mais il s’agissait de bien curieuses créatures. Il sembla à Yves qu’elles étaient porteuses de carapaces d’un gris-rose, que l’immense lune mettait en valeur en y éveillant des lueurs bizarres. Outre leurs ailes quadruples, non empennées, mais probablement membraneuses, les bêtes offraient, sur un corps ovale et plat, d’immenses pinces semblables à celles des crustacés. Chaque oiseau-crabe avait entre un demi-mètre et un mètre d’envergure, et tout cela crissait désagréablement, en battant l’air au-dessus de la cité.

Il était hors de doute que les Axiens en avaient peur et que leur morne promenade en était perturbée. Certains se dirigeaient déjà vers les constructions, cherchant une issue, un abri…

Yves vit foncer les oiseaux-crabes.

Plusieurs hommes masqués firent face, sortant de sous leurs tuniques des objets indistincts, en lesquels Yves devina bientôt de vulgaires frondes. Des pierres, lancées assez adroitement, heurtèrent les carapaces des oiseaux-crabes et en abattirent quelques-uns, qui se fracassèrent lourdement en tombant, entraînés par leur poids impressionnant. Mais il y en avait une nuée et plusieurs hommes voilés se débattaient sous leurs étreintes, saignant sous l’action des pinces effroyables qui les déchiraient.

Yves vit le péril. Il sortit de son abattement alors qu’un des monstres tournait au-dessus de lui.

Jusqu’alors, il avait assisté à tout cela comme dans un rêve. Le péril personnel le fouetta et, en une fraction de seconde, il se reprocha son inertie, son indifférence à la souffrance de ces êtres incontestablement humains attaqués par des créatures hybrides des plus redoutables.

Mais la lumière se faisait en son esprit et il comprenait en même temps la raison majeure de son indifférence, et pourquoi il n’avait pas spontanément réalisé la véracité du drame auquel il assistait.

C’est que cela se passait en silence, du moins en ce qui concernait les humains, ses frères de race.

Si les oiseaux-crabes grinçaient toujours, les hommes, eux, luttaient ou succombaient dans le mutisme le plus total et, près de lui, sous Alpha XXXV, Yves en voyait deux, toujours masqués, mais avec des corps horriblement mutilés par les bêtes volantes. Ils n’étaient pas morts et devaient subir des tortures sans nom.

Pourtant, ils se taisaient et c’était à peine si Yves pouvait percevoir une faible respiration.

Il se souvenait vaguement d’un tableau semblable entr’aperçu à l’hôtel de Paris où l’avait attiré la déesse Hêra. Si bien qu’il avait fallu, pour qu’il réalisât qu’il vivait dans la réalité et non dans le cauchemar, qu’un des oiseaux-crabes le menaçât directement.

Ces êtres qui périssaient silencieusement lui avaient été aussi étrangers que lorsqu’il avait assisté à une scène semblable à travers l’œil de l’oiseau fantastique. Maintenant, c’était autre chose, il redevenait très humain, avec l’instinct de la conservation joint à la compassion qu’éveillait en son cœur le triste sort des Axiens.

Il sortit le tube à infra-mauves de sa ceinture, le braqua sur le monstre qui revenait à la charge. L’oiseau-crabe, troué par l’action désintégrante, s’effondra, à demi détruit.

Alors Yves bondit, se sentant soudain une âme de paladin. Une théorie de carapaces volantes s’abattait sur un groupe de trois Axiens masqués, qui cherchaient à fuir, leurs frondes étant impuissantes, Yves s’élança, braquant le tube. Les flammes infra-mauves lancèrent leurs lueurs éblouissantes et le mince fil désintégrateur ravagea le vol des horribles rapaces.

En quelques minutes, poursuivant sa besogne, devant les faciès impassibles des Axiens qui avaient cessé de lutter et qui se contentaient de regarder, Yves abattit plus de quinze oiseaux-crabes. Le terrible rayon infra-mauve frappait sans appel et l’immense péril vivant reculait sans cesse.

Un oiseau-crabe lança un crissement strident et toute la horde s’envola d’un seul coup, pour se perdre en direction de la mer.

Alors les Axiens revinrent vers Yves. Plusieurs d’entre eux relevèrent les victimes, mortes ou blessées et les emportèrent, du même pas égal qu’avant la tragédie.

Un Axien, sans doute celui qui avait déjà invité Yves à le suivre, lui montra une vaste avenue, où s’alignaient des théories d’idoles colossales, toutes avec leur visage mutilé.

Alpha XXXV baissait déjà vers l’horizon et, très loin, Yves pouvait voir blanchir l’océan. Le grand soleil reparaîtrait bientôt.

Exaspéré par le silence et l’impassibilité des Axiens, il cria soudain, incapable de se tenir davantage.

— Mais dites quelque chose !… J’en ai assez de demeurer ainsi… On ne bouge pas… On vit… on marche… on lutte et on meurt en silence… J’en ai marre, vous comprenez !… Parlez !… Répondez !… Je suis à bout !…

Cela demeura sans effet. Il cria encore :

— Mais dites-moi où vous me conduisez !… Et puis, vous pourriez au moins me remercier… J’ai descendu les oiseaux-crabes, et sans moi vous auriez eu au moins dix morts supplémentaires…

Aucun résultat. Les Axiens s’étaient arrêtés autour de lui et, visiblement, attendaient que la crise fût passée.

Sa voix mollit. Un sanglot le secoua et il leur jeta :

— Puis après tout… emmenez-moi où vous voulez… Faites de moi ce qu’il vous plaira… Olivia est morte ! Morte, vous m’entendez !… Alors le reste, tout le reste… Si vous saviez ce que je m’en fous !…

Il baissa la tête, plaquant ses mains noueuses sur son visage amaigri. Un peu de vent passa et, au fur et à mesure qu’Alpha XXXV se couchait, le jour commençait à croître.

Un dernier oiseau-crabe, tapi dans quelque recoin, s’envola soudain et se jeta sur eux, précisément sur le groupe formé par Yves et par son guide silencieux.

L’Axien eut un geste de défense et Yves brandissait de nouveau le tube à infra-mauves. La bête avait attaqué l’homme d’Axi. Yves eut un grondement de rage, et pressa sur la détente. De près, l’oiseau-crabe était hideux à voir.

Mais, déjà, la tenaille géante avait tenté de meurtrir sa victime. Frappé à mort, l’oiseau-crabe referma sa pince avec un claquement sec qui donnait le frisson, sans parvenir à saisir l’homme. Du moins, au moment même où il était troué par le rayon désintégrant, le monstre avait agrippé le voile recouvrant le faciès du guide.

La bête tomba, arrachant le voile.

Yves eut un hurlement de bête blessée et recula, se voilant le visage de ses mains, pour ne plus voir, voir ce qu’il y avait sous le voile-masque, demeuré accroché à la pince de la bête abattue.

Une vision de cauchemar qu’il reconnaissait ! Un de ces phantasmes engendrés par l’action magique de la déesse Hêra, suscitant un véritable film dans l’œil d’un oiseau légendaire.

Yves ne voulait pas voir cela. Il savait que cela existait, il l’avait deviné dès l’apparition des Axiens. Mais il ne voulait pas affronter en face un homme privé de son visage avec la même précision apportée à découper les faciès des statues de la Terre.

Titubant, il chercha à s’enfuir. Derrière lui, le guide se baissait, sans hâte, reprenait le voile aux pinces de l’oiseau-crabe, et le replaçait sur ce qui n’était même pas son visage.

Yves courait, horrifié, sans se rendre compte qu’il parcourait la grande avenue, où le soleil immense commençait à caresser les géants de pierre.

Et comme il prenait la direction voulue par eux, les Axiens ne le poursuivirent pas, ne se hâtèrent pas davantage et ne firent que se remettre en route, du même mouvement lent, sur ses traces, à travers la ville silencieuse.

Il parcourut ainsi plus de deux cents mètres, se reprit un peu, se retourna, aperçut la théorie des hommes sans visages qui venaient vers lui…

Mais, en même temps, dans le ciel, il découvrait autre chose…

Non pas des oiseaux-crabes, ni aucune créature volante. Aucun phénomène de cette planète surprenante, analogue aux trombes de feu qui avaient dévoré le bosquet de la fleur-araignée…

Deux êtres humains progressaient en plein ciel. Sans support. Sans ailes. A vive allure, les bras écartés, figés et rapides, ils passaient, à vingt mètres au-dessus des terrasses de la cité. Aucune puissance visible ne les soutenait et cependant ils faisaient de la lévitation tout en avançant à grande vitesse.

La clarté du jour les mettait si bien en valeur qu’Yves, stupéfait, les reconnut, et qu’à son ahurissement s’ajouta une joie puérile, bien que, peut-être, ce ne fut encore là qu’une vision illusoire.

Les deux êtres volants, se déplaçant en l’air avec autant d’aisance et sans le secours du moindre élément, c’étaient Gérald et Olivia.