CHAPITRE III
Yves se retourna et poussa un gémissement. Il était ankylosé, immensément fatigué, courbatu…
Décidément, il avait cru renoncer à la vie et il se sentait redevenu intensément humain.
Parce que, au milieu de ses souffrances, la petite fleur espérance, la petite fleur bleue bébête qui fait pleurer les cœurs sensibles de la lointaine Terre, s’était remise à faire des siennes.
Olivia vivait !
Il est vrai que par la même occasion, Yves avait vu renaître Gérald, son heureux rival. Mais il est juste de dire qu’il s’en réjouissait également de bon cœur. En dépit de son physique ingrat et des complexes qu’il en avait engendrés, Yves ne détestait pas le beau Gérald. Ils étaient même de très bons amis et le pauvre garçon s’était toujours gardé, par une pudeur bien compréhensible, de laisser entendre à l’athlète les sentiments dévorants qu’il nourrissait envers Olivia.
Ils les avait donc bien vus, l’un et l’autre, filant à travers les airs, libres comme des oiseaux mais semblant se propulser à l’instar de météores vivants.
Il les avait hélés, sans résultat. Et puis les événements s’étaient précipités. Yves avait prétendu courir après eux, ce qui était tout de même un peu puéril. Les Axiens s’y étaient aussitôt opposés, semblant désireux qu’il ne leur faussât pas compagnie. C’est alors qu’il avait retrouvé toute son énergie pour résister à leur étreinte, alors qu’Olivia et Gérald, dans les rayons du soleil levant, disparaissaient en vol au-dessus des terrasses de la cité morte.
— Olivia !… Gérald !…
Avaient-ils entendu ? Pouvaient-ils seulement l’entendre ? Yves l’ignorait.
Les Axiens, avec une fermeté aussi absolue que leur silence, l’avaient maîtrisé. Ils y avaient eu quelque peine, l’éxilir de la déesse Hêra stimulant singulièrement le maigre garçon, mais enfin il avait succombé sous le nombre, tout en invectivant ses assaillants, auxquels il pouvait au moins reprocher une vive ingratitude.
Ne les avaient-il pas sauvés de l’assaut des oiseaux-crabes ? Mais ces hommes sans visage ne tenaient guère compte de ses récriminations. Yves s’était débattu avec vigueur, et non sans répugnance, tant il éprouvait d’horreur au contact de ces êtres voilés, depuis qu’il savait exactement ce qu’il y avait sous les voiles.
Depuis combien de temps se trouvait-il dans ce cachot ? Etait-ce bien un cachot ? Ou quoi ? Il ne savait plus. Il lui semblait qu’il avait dormi, très longtemps, pour récupérer, et cela après que les Axiens, ayant fini par le mettre hors d’état de nuire, l’avaient emporté, non plus dans les méandres des rues et des avenues de l’immense ville morte, mais, pour une fois, dans un des bâtiments.
Yves avait l’impression d’avoir parcouru, sur les épaules de quatre hommes sans visage qui le portaient après l’avoir ligoté, des salles géantes, aux voûtes sonores, à travers un palais invraisemblablement étendu, dans une clarté relative, paraissant filtrer de l’extérieur.
Partout, autant qu’il avait pu l’apercevoir, des idoles ornaient l’édifice. Et toutes ces statues anthropomorphes étaient privées de leur visage.
Le cauchemar s’était poursuivi jusqu’à la crypte. Car il pensait bien qu’on l’avait déposé au fond d’une crypte, dont les proportions lui semblaient considérables.
Il avait été déposé à même le sol. Et on l’avait abandonné là.
Il s’éveillait, après avoir sombré dans une longue torpeur et il cherchait à classer ses pensées, tandis que de sourds gémissements montaient de l’ombre et le faisaient frissonner.
Il était au pouvoir de ces êtres invraisemblables, qui trouvaient le moyen de vivre et de se comporter comme des humanoïdes qu’ils étaient en dépit de la singulière mutilation dont ils avaient été victimes, et qui se trouvait bizarrement partagée par toutes les idoles à forme humaine qu’ils avaient élevées.
Car il n’était pas question, pour Yves, expert en sciences ethniques de croire à une race exceptionnelle ou à une mutation spontanée chez les indigènes d’Axi. Pour une raison indéterminée, on leur avait enlevé leurs visages. Et cependant, bien qu’il n’y eut, à la place qu’une surface plate, horrifique d’aspect, et qu’il eut souhaité pouvoir oublier, ils devaient être réduits au silence.
Le lien avec l’énigme des musées de la Terre et du monde solaire devait exister. Et Yves pensait bien qu’il faudrait la chercher chez les êtres mystérieux à la nature desquels appartenait la déesse Hêra, qui s’était montrée favorable.
— Les êtres de non-vie…
Il se tordit dans ses liens et chercha à regarder autour de lui.
Il avait été couché sur la terre battue. Il faisait frais dans cette sorte de caveau et nulle issue n’apparaissait. Pourtant, Yves qui estimait se trouver à une grande profondeur, peut-être au-dessous du niveau de cette mer qui battait les remparts de la ville du silence, se demanda quelle pouvait être la source de la curieuse clarté qui régnait et aussi l’origine de ces sourdes plaintes.
Il tenta de se redresser, se recroquevilla, tenta de ronger ses liens, finit par faire éclater ceux des poignets.
Installé sur son séant, il souffla longuement et regarda avec une attention grandissante.
Une lumière verdâtre paraissait flotter. Elle émanait, il s’en rendit bientôt compte, de milliers de petits points phosphorescents qui formaient, autour de lui, et à une distance d’une dizaine de mètres environ, un immense cercle. Yves en occupait le centre et il se trouvait ainsi environné d’une couronne lumineuse, formée par ces points mystérieux.
Il soupira. Tout était assez tragique, mais cela lui était égal.
Olivia vivait.
Dans des conditions évidemment ahurissantes, mais il savait qu’il pourrait la retrouver et que ni elle, ni Gérald, n’avaient été consumés par la trombe de feu vivant.
Fort de cet espoir, Yves acheva de se libérer, se palpa, ne se trouva aucune blessure, sinon des égratignures. Il constata que les Axiens, prudents, lui avait ôté le tube à infra-mauves dont ils avaient pu mesurer les effets. Mais ils lui avaient laissé le reste de son équipement. Il trouva avec plaisir le tube des pilules vitaminées et se restaura, sans boire, ce qui était désagréable, mais tout de même efficace.
Il retrouva, au fond d’une poche, le micro portable qu’il croyait perdu. Tout de suite, il tenta un appel.
Un instant après, il obtenait le faible timbre émanant d’un autre poste semblable (impossible de communiquer avec l’astronef, le Sphinx ayant détruit ses appareils de télécommunication).
Qui répondait ? Olivia ? Gérald ?
Soudain, il tressaillit, reconnaissant l’organe de T’Xew, marqué du curieux accent vénusien :
— Professeur…
— Qui m’appelle ?
— Yves Lechêne… Où êtes-vous ?
— Dans la savane. Je me suis réfugié dans un arbre, traqué depuis deux jours par des insectes monstrueux…
Il les décrivit succinctement : sortes de libellules à face quasi-humaine, armées d’aiguillons redoutables. Elles avaient massacré, devant lui, un des matelots de l’astronef avec lequel il s’était retrouvé en s’échappant du bosquet calciné, derrière un rideau de feu.
— Que sont devenus les autres ?
— Pas de nouvelles, gémit T’Xew… et impossible d’appeler l’« Espoir ». Je souhaite que Véril envoie une patrouille à notre recherche…
Yves expliqua qu’il avait vu Olivia et Gérald passer dans le ciel, en aussi singulier équipage, d’ailleurs invisible.
Un soupir de T’Xew passa à travers les ondes :
— Quelle aventure !… Et vous, Lechêne ?
— Je suis dans une cité silencieuse, où les habitants n’ont pas plus de visage que nos statues classiques du monde du Soleil… Et captif au fond d’une crypte sombre baignée de lueurs verdâtres…
Ils conversèrent encore un moment. T’Xew indiqua que les libellules géantes semblant avoir déserté la région, il se mettrait en route pour tenter de joindre l’astronef. Du bord, il pourrait, grâce à son micro portable, tenter de communiquer avec Yves. Les autres micros étaient tous dans les équipements des explorateurs.
— Mais, fit remarquer Yves, Véril possède d’autres micros autonomes, même si le poste de sidéro-radio est détruit… Avez-vous tenté de le contacter ?
— Oui, avoua le professeur. Mais sans résultat. Je me demande si l’astronef n’a pas quitté la planète. Vous savez que nos micros n’ont qu’un faible rayon d’action, et qu’on ne les entend pas au-delà de cinquante kilomètres… Quant à nos compagnons…
Ils décidèrent de demeurer en contact, de s’appeler toutes les deux heures.
Yves, la communication coupée, après avoir souhaité bonne chance au Vénusien, se retrouva seul.
Il imaginait le vieux savant repartant à travers la savane diabolique, où le malheureux marin des étoiles avait péri sous les dards des horribles bêtes. Et si l’astronef était reparti ? Et pour quelle raison ?
Véril ne les abandonnerait pas, mais il avait peut-être dû mettre son navire à l’abri de quelque péril, comme c’était son devoir le plus absolu.
Yves recommença à soupirer. Il se leva, fit quelques pas, regardant les étranges points verdâtres. Il s’arrêta.
Cela lui faisait un drôle d’effet de les contempler. Il lui semblait qu’eux aussi le regardaient et que, dans l’ombre, des milliers d’yeux le tenaient sous leur rayon multiple, tout en engendrant cette lueur bizarre qui emplissait médiocrement la crypte.
— Des yeux… ?
Le comble, c’est que ce genre d’yeux ne lui paraissait pas inconnu. Il avait déjà vu ce genre de pupilles translucides et luminescentes.
Il chercha dans son souvenir. Certes, Hêra, par le truchement de l’œil-hublot, lui avait montré en vrac les horreurs qui attendaient l’expédition sur Axi. Mais Yves pensait, depuis son arrivée sur l’infernale planète, avoir déjà rencontré pareil regard.
Il frôla quelque chose d’indistinct dans l’ombre et eut un instinctif mouvement de recul.
Bien lui en prit.
La chose s’était détendue dans sa direction, mais l’avait évité ou plus exactement « manqué ». Car il était visé.
Et d’autres choses bougeaient, se détendaient, craquaient bizarrement dans les semi-ténèbres, tandis que les gémissements s’élevaient de plus belle.
Yves, grelottant d’épouvante, reflua vers le centre de la crypte, se retrouvant au milieu de la couronne phosphorescente, et à distance respectueuse de ces choses qui remuaient, et qu’il commençait à deviner, son propre regard s’accoutumant à la mauvaise visibilité.
Crispé, claquant des dents, il éprouvait le curieux besoin de se recroqueviller, cherchant à tenir le moins de place possible, tant il se rendait compte à quel péril il venait d’échapper.
Il se raisonna, se morigéna.
— Allons !… Je suis idiot… Ici, je ne risque rien… Mais il faut que je reste là, où les hommes sans visages m’ont mis… Parce que si je m’approche de la couronne qui m’entoure… de la couronne d’yeux…
Les yeux, c’étaient ceux des araignées-fleurs, plantées par dizaines, en cercle, dans la crypte, à même ce terrain humide. Et les choses qui avaient bougé à l’approche d’Yves, et qui avaient tenté de le saisir, c’étaient les pattes-tentacules, dont les tons rouges et noirs se fondaient dans la nuit de la crypte.
Yves comprenait que les monstres végétaux l’observaient, le guettaient, ne le laisseraient pas fuir. Ah ! certes, les hommes sans visages pouvaient être tranquilles ; avec de pareils gardiens, leurs captifs ne sauraient s’échapper en aucune façon.
Sinon dans la mort, en cherchant à se suicider, car en se jetant sur les araignées-fleurs, c’était une fin inévitable qui eût attendu le désespéré.
— Voilà aussi pourquoi ils m’ont pris le tube infra-mauve…
La tête entre les mains, il s’accroupit sur la terre et ne bougea plus. La fièvre le gagnait, et il ne voulait plus voir, voir ces yeux phosphorescents, tous braqués sur lui. Mais ils l’entouraient de leur fantastique couronne, et tout cet amalgame vivant de tentacules rouges et noirs était prêt à le saisir, l’attirer, le jeter tout vivant aux gueules-corolles, qu’il commençait aussi à distinguer, faisant une tache livide dans la pénombre, au centre de chaque monstre végétal.
Il compta ainsi plus de trente araignées-fleurs et comprit que sans un miracle, ou la volonté de ses geôliers sans visage, il ne pourrait jamais sortir de là par ses propres moyens.
Luttant contre lui-même, il voulut tenir malgré tout. Et il récidiva ses appels au micro, espérant vaguement contacter, soit l’astronef, soit Gérald et Olivia dont il savait qu’ils vivaient, soit encore l’aspirant Rocher ou le dernier marin, disparus dans le tourbillon de feu.
Mais il ne réussit qu’à entrer de nouveau en contact avec le Vénusien. T’Xew marchait dans la savane et commençait à apercevoir la mer. Yves lui conseilla de se méfier des oiseaux-crabes. T’Xew, par bonheur, gardait son arme à infra-mauves. Ils conversèrent un bon moment. Yves expliqua plus précisément sa situation. Le Vénusien avoua qu’en dépit du marasme dans lequel ils étaient jetés, il brûlait de comprendre ce que tout cela signifiait. S’il ne retrouvait pas trace du cosmonef, il chercherait la cité morte, pour rencontrer les hommes sans visages et tenterait alors de délivrer Yves. Le jeune homme voulut l’en dissuader. Inutile de se jeter dans la gueule du loup !
Mais T’Xew était stimulé par la curiosité scientifique et il risquerait sa vie, moins pour sauver Yves que pour aller jusqu’au bout dans sa mission, qui était d’arracher les derniers secrets de la planète Axi sur laquelle, ils en étaient persuadés tous les deux, se tenait le nœud de l’énigme des musées solariens.
Seul de nouveau, Yves resta longtemps immobile, prostré.
Il sombra dans un semi-sommeil, fébrile et fécond en phantasmes. Cela dura un bon moment encore. Il évoquait Olivia, la voyant filer à travers les airs parmi les araignées-fleurs et les oiseaux-crabes.
L’angoisse le tenaillait et il ne comprenait plus grand-chose, n’arrivant plus à distinguer la vérité de la fiction, dans son propre cerveau.
— Yves !… Yves !…
On l’appelait. C’était encore, sans doute, une hallucination.
Soudain, une main toucha son front. Yves fut secoué d’un véritable spasme et ouvrit les yeux. Il vit Olivia…