CHAPITRE XVII

Un semblant d’engin interplanétaire fonçait entre Urthur et Sitthur.

À bord, il y avait un homme au cœur brisé. Exsangue, glacé, et par instants saisi de frissons violents annonçant le retour de la fièvre, celui qui avait été un Terrien avait réussi, tant bien que mal, à regagner l’héliscoo-astronef, évitant les pièges de ce sol sans cesse mouvant aux échos des ondes universelles, à mettre l’appareil en marche, à prendre son vol…

Pendant ce temps, les heures passaient, et il y avait eu, sur Sitthur, sur la contrée où s’élevait l’unique cité des Hrls, une nuit. Et puis un jour s’était levé.

La carence de la radio ne permettant pas le contact avec les aventuriers interplanétaires, les Hrls n’avaient pu savoir ce qui se passait, si Tow-Im et ses compagnons avaient réussi la mise en place du relais magnétique, si seulement l’héliscoo avait pu atteindre la surface de la mystérieuse Urthur.

Ils guettaient, cependant, cette aube, cette aurore, annonciatrices d’une journée où la marée devait, normalement, être des plus fortes, date établie et choisie par les spécialistes pour correspondre avec l’installation effarante qui devait soulever et dérouter l’océan.

Aux premières lueurs du jour, toute la population de la ville, où personne n’avait dormi, put constater qu’en effet la mer était particulièrement agitée, que des remous énormes se produisaient, qu’un vent violent se mettait à souffler, tandis que le ciel se couvrait, annonciateur d’orages, et peut-être de redoutables formations d’Ivvitz.

Les Hrls, qui recommençaient à espérer, qui attendaient la fin du monde des Woom, étaient prêts à tout, même à voir revenir les pieuvres électriques.

Ils assistèrent au début de la grande marée, à la ruée des flots vers le littoral, mais, bientôt, ils durent déchanter.

Quelque chose ne devait pas fonctionner, ou fonctionnait mal. Car, on ne pouvait en douter, les trois héros avaient réussi, et seule la catalysation du magnétisme d’Urthur pouvait être à l’origine d’un tel bouleversement des eaux, mais au lieu de se diriger uniquement vers les montagnes de brume et les landes chaotiques, l’océan arrivait, furieux, sur la ville.

Dans ses tourbillons, ses maelstroms, ses gouffres écumeux, il amenait ses monstres, les créatures connues ou ignorées que recèlent tous les océans de toutes les planètes.

Les Hrls durent fuir bientôt devant l’inondation, devant l’écroulement de leurs digues, la ruine de leurs demeures, de leurs derniers ateliers, des établissements consacrés au travail comme au plaisir, que la mer submergeait.

Les pieuvres-cétacés, et cent autres êtres affolants, avec des myriades de poissons et de mollusques, croulaient sur la ville, tandis que l’onde féroce multipliait les victimes.

Un séisme se produisit, parce que, simultanément, les eaux gagnaient, ainsi qu’on l’avait souhaité, les repaires souterrains où se reproduisaient mystérieusement les Chimères de chair et de métal, et le sol torturé par le duel effarant de l’eau et du feu se tordait, se fissurait, éclatait par endroits comme un être soumis à la torture.

Les Woom, par milliers, jaillissaient des entrailles du sol. Ils tentèrent de s’élancer à l’assaut de la ville déjà mutilée par l’océan, mais, pris entre l’eau et les laves brûlantes, ils commencèrent à fondre, les uns après les autres, et leurs cadavres-statues demeuraient parfois, tandis qu’une autre partie était engloutie dans les crevasses qui se multipliaient.

La tour-phare, un des derniers bastions de la science des Hrls, ébranlée sur sa base, s’écroula, de ses six cents mètres, détruisant avec elle l’éducateur viso-sensoriel, tuant le Hrl de faction, anéantissant ce qui restait de technique et d’électronique. Mais l’échange magnétique avec Urthur était accompli.

Les orages se succédaient, sans interruption, ou presque, et de nombreux Ivvitz se formaient, les uns frappant la ville martyre et le peuple hrl, les autres lançant leurs tentacules fluorescents sur les derniers Woom qui tentaient de fuir au hasard, sur les landes et dans les vallées.

Un dernier groupe de Chimères vivantes courut vers le lac, mais le sol tourmenté de Sitthur provoquait une éruption, et toute la chaîne des volcans se mettait à cracher, si bien que les Woom, dans l’effroyable chaleur dégagée, périssaient sur place et restaient là, comme les spectres du cauchemar qui planait sur les Hrls depuis un siècle.

Les oiseaux-araignées et les autres animaux des bois s’enfuyaient, eux aussi, dans un désordre universel.

Cela dura une journée entière. Quand vint la nuit, sous l’immense croissant sanglant que Urthur traçait maintenant dans le ciel, les volcans crachaient encore, mais la mer s’était retirée, après le raz de marée.

Dans la nuit, les Hrls rescapés, réfugiés sur les plus hautes murailles de leur cité, parmi les ruines et les cadavres, eurent conscience que la catastrophe était terminée. Les plaies étaient cruelles, mais la race sauvée.

Ils entendirent un vrombissement dans le ciel, et l’héliscoo-astronef descendit, salué par une immense clameur d’allégresse et de triomphe.

Les Hrls virent le Terrien, seul, en descendre.

Accablé, silencieux, désabusé, indifférent aux acclamations.

Que lui importait le salut des Hrls et le sien propre ?

Son ami Djorg était mort. Lui-même avait souillé ses mains d’un meurtre.

Et Anania ?… Il savait bien qu’elle ne lui pardonnerait pas la mort de Tow-Im.

Il ne la voyait pas, dans la foule. Il ne la cherchait même pas du regard. Il lui semblait que tout était accompli.

Alors, devant eux tous, devant ce peuple silencieux, qui écoutait l’homme revenu du ciel, il parla, il se confessa.

Il dit tout. Et le crime de Tow-Im. Et le sien.

Et quand il eut fini de parler, le jour revenait. Avec le calme. L’océan avait regagné son lit.

Un Hrl se leva, s’avança. Il était jeune, vigoureux. Un des éléments les plus solides de la population, les Anciens ayant tous disparu dans le raz de marée.

— Frank, dit-il, les Hrls sont sauvés. Nous allons reconstruire notre ville. Les Woom ont été anéantis. La victoire coûte cher, mais nous ne pourrons jamais oublier que c’est grâce à ton appareil, et à ton courage, que nous sommes délivrés des vampires du métal qui paralysaient notre vie et qui nous menaient à la déchéance et à la ruine. Sois donc le bienvenu, sois des nôtres !…

Un grand cri de la foule salua et approuva ces paroles.

Frank eut un pâle sourire et prit les mains qui se tendaient vers lui.

Tout de même, un peu plus tard, il demanda ce qu’était devenue la jeune femme arrivée avec lui sur Sitthur.

Et sa douleur, malgré tout, fut grande, parce qu’Anania, elle aussi, était au nombre les victimes du cataclysme.

Quelques semaines avaient passé depuis la grande aventure…

Stimulés par les événements, les Hrls s’étaient ressaisis et, déjà, on travaillait ferme pour reconstruire la cité, on recherchait les secrets perdus de la technique. Frank travaillait avec les autres.

Un commando s’était risqué dans les gouffres de la planète. Mais les Woom avaient tous péri, et les creusets effrayants où ils se reproduisaient avaient éclaté dans la catastrophe. Les choses revenaient lentement dans l’ordre.

Frank essayait de vivre, mais sa tristesse était profonde. Le soir, le plus souvent, il s’isolait, allait rêver au clair d’Urthur, contemplant la planète-sœur où gisaient les corps de Tow-Im et de Djorg. Et il pensait, l’héliscoo étant très abîmé par le voyage, que des siècles allaient peut-être s’écouler avant que les Hrls n’aient retrouvé le secret de la navigation interplanétaire.

Il vit soudain, près de lui, une jeune fille assise, de beaux cheveux noirs flottant dans la brise du soir.

Il la reconnut, la salua. C’était Hyami, une jeune Hrl qu’il connaissait un peu. Il allait passer quand il se rendit compte qu’elle l’observait, et leurs regards se croisèrent.

Au clair d’Urthur, Frank lut des choses, dans les yeux de Hyami.

Il éprouva, très légèrement, un choc. Un choc inattendu. Délicieux.

Il sourit, s’approcha de la jeune femme. C’était, en quelque sorte, la première fois qu’il s’intéressait à une Hrl, Anania ayant jusque-là absorbé ses pensées, vivante comme morte.

Et, pour la première fois aussi, Frank comprit qu’il était rivé à ce monde, qu’il fallait prendre conscience de la situation, et devenir enfin un véritable Hrl.

FIN