CHAPITRE II

Il demeurait là, comme hébété, cherchant à clarifier sa pensée et n’y parvenant que difficilement. Il se rendait compte que la nature prend des formes si diverses que l’homme, d’une planète à l’autre, est le plus souvent désorienté par ses découvertes, tant l’habitude prise sur le monde-patrie détermine sa conception d’un certain conformisme planétaire.

Mais il était dit que, pour cette mémorable journée initiale, il n’était pas au bout de ses surprises.

Il lui paraissait évident que ce nuage – était-il vivant ou animé de quelque puissance inconnue, naturelle ou technique ? – cherchait les étranges créatures que Frank avait instinctivement baptisées « croquis ».

Le rescapé du White Swan en eut la confirmation un instant après.

La masse nébuleuse, toujours irradiante d’éclairs et d’étincelles poursuivait sa randonnée au ras de l’eau, dans la zone approximative où les ébauches humaines avaient plongé pour lui échapper.

Ces recherches s’avéraient infructueuses, si bien que la curieuse entité employa un moyen différent.

Elle fit naître, de sa masse mouvante aux formes capricieuses de nuées, une série de véritables tentacules électriques, des bras interminables, aux mouvements souples et variés, façonnés d’un feu éblouissant filiforme, et ces serpentins plongèrent dans les eaux, provoquant des crépitements, creusant des maelströms, bouleversant la surface paisible du lac.

Cela dura un bref instant, mais le résultat ne parut pas probant, car l’être-nuage (ou la machine-nuage) renonça à cette tactique, s’éloigna du point irradié après avoir fait disparaître les tentacules fulgurants.

Frank était cloué sur place. Il se disait bien que cette chose fantastique devait représenter quelque péril terrifiant, mais il était tenaillé par une curiosité amenée à un tel degré qu’il n’eût pas abandonné sa place pour un empire, sinon pour un billet de retour vers la Terre.

Le nuage tourna un instant sur les eaux, revint tout à coup dans la direction du rivage où se tenait Frank.

Le jeune homme n’eut pas le temps de songer à fuir. Déjà, la nuée fulgurante stoppait, juste au-dessus de l’épave de l’astronef.

Pendant dix secondes, les tentacules reparurent, tombant tous à la fois de la masse mouvante. Ils enlacèrent la carène fracassée, parurent la palper, la caresser, et Frank eut la nouvelle surprise de constater que la contexture toute entière du pauvre vaisseau spatial était comme magnétisée, que le métal prenait des tons inattendus, dont l’éclat lui faisait mal aux yeux.

Cette réaction fut, elle aussi, plus que rapide. Les tentacules s’évanouirent de nouveau. Le nuage s’éleva, tourna un instant dans le ciel et s’enfuit comme s’il était chassé par le plus puissant des aquilons.

Et il n’y eut plus rien.

Frank attendit quelques minutes, se frottant les yeux, se grattant la tête, abruti de ces visions qui, jusqu’à nouvel avis, ne correspondaient pour un Terrien à rien de rationnel.

« — J’ai rêvé… Était-ce un mirage ? »

Il regarda au loin. Il revit les eaux bouillonnant parce que les « croquis » avaient regagné la surface et qu’ils s’étaient remis en marche, qu’ils avançaient de nouveau avec de l’eau à mi-corps.

« — Le lac les a protégés… Les tentacules de feu ne peuvent rien contre la masse aqueuse… »

Ils étaient loin. Et malgré la clarté du grand satellite, il ne faisait plus assez clair pour les distinguer nettement.

Frank les perdit de vue sans se rendre compte de la région où ils avaient bien pu se rendre. Il se retrouva au bord du lac. Tout était calme et on n’entendait qu’un vague souffle de vent dans les feuillages.

Il aurait bien voulu étudier cette nature, savoir quelles ressources la végétation pouvait lui fournir. Il était très las, mais avait faim et soif. Il se décida à goûter l’eau du lac. Elle lui parut limpide et très normale, et il étancha sa soif.

Instinctivement, il glissait dans le sommeil. Finalement, il dormit.

Quand il s’éveilla, c’était le jour. Il classa ses idées, s’étira, revit l’épave, le lac, les volcans, la forêt, les montagnes lointaines, assez indistinctes, car cette région paraissait embrumée.

Du moins, rien que de très naturel, eu égard aux normes générales de la Galaxie. Plus de « croquis », plus de nuage animé aux tentacules de feu électrique. Encore une fois, il se demanda si tout cela n’était pas un simple cauchemar.

Ce qui n’en était malheureusement pas un, c’était sa situation de naufragé et, ce qui était pis que tout, de naufragé isolé.

Le jeune homme soupira, haussa les épaules en considérant son propre état d’esprit. Désormais, il n’avait pas à se lamenter, mais à compter sur lui seul.

Il pensa avec une amère ironie au journal cosmovisé pour le compte duquel il était parti à bord du White Swan dans le but d’effectuer une enquête dans les planètes neuves du Verseau, où les pionniers découvraient des minerais encore mal connus, aux possibilités qui promettaient d’être fécondes.

Jamais son directeur, ni les cosmospectateurs ne recevraient le reportage de Frank Cellis.

Mais il fallait vivre, dans ce cadre qui, du moins, était habitable, avec de l’eau, du feu, de la végétation. De l’air, surtout.

« — Quand j’aurai recensé les possibilités de l’épave… »

Il mourait de faim, mais le sommeil lui avait fait du bien. Il ôta ses vêtements, les étendit sur la berge. Personne ne viendrait sans doute les lui ravir. La vie animale lui échappait. « À moins, pensa-t-il en ricanant, que quelque nuage électrisé… »

Nu, il alla vers le White Swan. Cette promenade-baignade lui parut des plus agréables. Le soleil avait fait sa réapparition, mais le grand satellite n’était pas complètement couché. Sans doute, en raison de sa position vis-à-vis de la planète, était-il sans cesse apparent, en phases variées. Sa présence, titanesque, donnait un curieux relief au décor qui, sans lui, eût rappelé la Terre en ses premiers âges, aspect retrouvé par plus d’un aventurier de l’espace en prenant pied sur une planète vierge.

Il se demandait si la magnétisation dont il avait été témoin avait entamé le cockpit du pauvre White Swan. En approchant, il pensa qu’il n’en était rien. Le métal gardait sa couleur d’origine.

En revanche, Frank fronça le sourcil en découvrant un fait anormal, du moins à ses yeux.

Il voyait, à environ un mètre ou un mètre cinquante au-dessus du niveau des eaux, que le vaisseau spatial semblait avoir subi des atteintes.

Tout d’abord, le reporter évoqua des avaries occasionnées par la catastrophe. Mais la façon dont la carène était entamée, en nombreux endroits, toujours à peu près à même hauteur, et sur une surface réduite, formant une zone irrégulière d’une dizaine de centimètres de large sur la moitié de hauteur, lui fit songer à autre chose.

« — Les tentacules du nuage ? »

Il vint très près. Il avait de l’eau jusqu’au cou et se maintenait en nageant d’une main, pour se hisser et palper ces traumatismes du métal.

« — C’est fort, ce truc-là… Non, ce ne peut pas être provoqué par un phénomène électrique… On dirait que le métal a été entamé… Un acide ? »

Cela ne tenait pas debout. Il nagea autour du White Swan, découvrit environ vingt de ces atteintes incompréhensibles. Il imagina encore que des météorites avaient pu frapper la coque de l’astronef, mais presque immédiatement, cette hypothèse lui sembla aussi absurde que le reste.

Alors ?

Ce n’était pas – il en était persuadé – les effets d’un événement normal de l’espace, fût-ce une catastrophe, et le White Swan n’avait jamais subi aucun tir.

Frank se creusait la tête, et tout à coup, il pensa à quelque chose.

Mais l’explication, cette fois, lui paraissait encore plus stupide, plus fantaisiste que toutes les hypothèses exprimées jusque-là.

« — Les « croquis » ?…

Barbotant autour de la carène semi-engloutie, le reporter faillit en perdre pied et boire le bouillon. Il se reprit à temps, s’ébroua, éternua, se dit qu’il était idiot.

Et pourtant…

Une vingtaine de traces. Il avait compté vingt-deux créatures.

Il refit en nageant le tour de l’astronef, compta minutieusement les curieuses atteintes dont la coque avait été l’objet et en trouva précisément vingt-deux.

Il s’accrocha à un hublot entrouvert qui béait. Il se hissa, étudia de très près l’avarie la plus proche, la palpa longuement.

— Incroyable, murmura-t-il.

Il revoyait les étranges personnages bleutés. Il les voyait surtout dans cette position incompréhensible (du moins à ce moment-là) appuyés, le visage – ou ce qui en tenait lieu – contre la paroi de métal, immobiles, actionnés à il n’avait su quelle méditation, si des êtres aussi incomplets pouvaient méditer.

Et l’envoyé du journal cosmovisé crut comprendre.

— Ils ne méditaient pas… C’était bien plus simple : ils mangeaient.

— Du métal.

Ils étaient venus vers l’astronef pour se nourrir et, en effet, les traces, maintenant, paraissaient formelles, ils avaient, chacun pour sa propre part, grignoté à même la coque.

Frank éclata d’un grand rire nerveux, toujours cramponné au hublot. La découverte était plus qu’ahurissante et il se rendait compte qu’il allait avancer dans un univers absolument éloigné de tout ce qu’il connaissait.

— Des monstres ébauchés…, dévorant des métaux…, et ennemis d’un nuage vivant aux pattes électriques… Et puis quoi encore ?

D’un rétablissement, il passa par le hublot et commença, avec une grande tristesse, à explorer l’astronef, du moins ce qui était encore explorable, après les ravages du feu, de l’écrasement, de l’eau.

Une grande partie était engloutie, broyée, inapprochable, et il s’en rendit parfaitement compte. Mais la portion supérieure du navire spatial, une bonne proportion de cabines, les salles communes, le commandement et le pilotage étaient relativement intacts.

À plusieurs reprises, Frank, à l’aise dans sa nudité parce que la tiédeur de l’air était favorable, se trouva brusquement glacé en se heurtant à un cadavre. Les derniers cosmatelots qui, comme lui, n’avaient pu trouver place sur les canots, avaient péri les uns après les autres. Le commandant, ayant fait évacuer un maximum d’humains, avait trouvé la mort à son poste, et – de cela, Frank se consolait moins que de tout – ses trois suprêmes compagnons avaient été broyés lors de l’écrasement.

Pour la première fois, il se demanda comment il était encore vivant, eut quelque regret de cette survie, se rabroua, trouvant la pensée indigne.

« — Je suis un homme… »

Dans un miroir fracassé, mais dont des fragments adhéraient encore à une paroi, il se vit. De nombreuses ecchymoses, quelques hématomes, mais il savait déjà qu’il n’avait rien de cassé. Qu’il fallait repartir.

Enfin, il trouva une des cuisines, celle de l’étage supérieur. Bien des désastres, mais encore de la conserve, des pilules, des vitamines, voire une petite réserve de café, de thé, et des jus de fruits.

Dans une caisse, miraculeusement intacte, il découvrit des bouteilles de champagne.

Il avait commencé à grignoter. Il sabla le Morland, tout seul, ce qui lui parut triste sur le moment, mais lui redonna, l’instant d’après, un sérieux coup de fouet.

« — Mon vieux Frank, ne vide pas la bouteille tout de suite…, ça va mieux ? Oui ? Alors, il y a encore une zone que tu n’as pas explorée. »

Il s’engageait dans les quartiers réservés à l’équipage, aux officiers, au médecin de bord, et aux laboratoires toujours aménagés sur les astronefs pour les études spatiales et la récupération des échantillons végétaux, minéraux, animaux, voire humains, des planètes nouvellement visitées.

Une zone toujours interdite aux passagers en temps normal et que Frank, en dépit de sa qualité de journaliste, n’avait pu visiter, les consignes étant formelles. À tel point qu’il avait quelquefois pensé qu’il y avait sur le White Swan quelque chose d’assez mystérieux.

Mais les tabous n’existaient plus, hélas ! n’avaient plus de raison d’être, et l’unique survivant se promenait lentement, ne pouvant s’interdire quelques soupirs passagers, parmi les instruments brisés, les labos dévastés entre des parois éventrées ou à travers des plafonds semi-écroulés.

Le feu avait tout détruit, vers les machines et les soutes que maintenant, d’ailleurs, noyaient les eaux. Ici, c’était le choc, la percussion contre le sol de la planète et le fond du lac qui avaient provoqué le désastre, qui n’en était pas moins grand.

Frank songea à trouver des médicaments. Il devait en rester, ce qui n’était pas à négliger.

Il dégagea des décombres, se glissa, avança, se trouva dans une portion du vaisseau à ciel ouvert, le dessus de la carène ayant été arrachée dans la catastrophe.

Il aperçut une petite armoire, pensa que c’était là ce qu’il cherchait.

Au moment où il y portait la main, il entendit le bruit.

Très doux. Très lent. Régulier. Nettement perceptible en dépit d’une évidente discrétion.

Frank, comme changé en statue, savait ce qu’était ce bruit.

Le rythme un peu sourd, mais enivrant pour lui, d’un cœur humain.