CHAPITRE XV

Avant son naufrage sur Sitthur, Frank avait encore peu voyagé dans l’espace et avait surtout préparé des émissions pour les stations de la Terre et de la Lune. Il n’était donc pas très ferré sur les mœurs et coutumes des divers peuples de l’univers.

À présent, étant destiné à vivre sur ce nouveau monde, il pouvait constater que les hommes et les femmes sont à peu près tous semblables.

Il trouvait Anania coquette et inconstante, Tow-Im insupportable et Djorg très franc et très gai. Il faisait tous les jours de Sitthur l’expérience du peuple hrl, découvrait des caractères variés et avait la satisfaction de voir que la promesse amenée par l’héliscoo avait rendu, du moins partiellement, un peu de nerfs à des gens qui en manquaient fortement, à quelques exceptions près.

La cité était triste et poussiéreuse. Les usines, les ateliers, se mouraient et de rares artisans n’y exécutaient que quelques travaux indispensables. L’éclairage devenait de plus en plus rare, les centrales ne subissant plus de réparations. La veulerie générale et les attaques des Woom dont les dents redoutables avaient entamé tant de métaux industrialisés, créant de graves dégâts, conduisaient les Hrls à la mort.

La venue de Frank et de son appareil avait changé tout cela.

Certes, les Anciens péroraient toujours stérilement et une bonne fraction des jeunes et des moins jeunes renonçaient difficilement à une existence de paresse, d’ivrognerie ou de triste débauche.

Mais la majorité des Hrls, revigorée, unissait ses efforts dans les ateliers jusque-là désertés. Les dernières dynamos se remettaient à tourner et les ingénieurs, secouant leur torpeur, travaillaient d’arrache-pied sur les épures de l’engin, si fragile soit-il, qui mènerait vers Urthur la mission indispensable au plan grandiose des derniers fanatiques.

Frank était très considéré et, en compagnie de Tow-Im et de Djorg, il se préparait au voyage, à des exercices de respiration, de sauvetage interplanétaire, à des plongées dans le vide et autres exploits éventuels.

Anania était considérée comme la reine de Sitthur.

Adulée, entourée, courtisée, elle était rieuse, parlait intelligemment, discourait avec les anciens et les autres et donnait, tout comme Frank, un tas de renseignements sur ce qu’elle savait de Vénus sa patrie, et de l’univers tout entier.

Certes, Frank appréciait sa nouvelle vie, mais l’ombre demeurait.

Quelles étaient les intentions d’Anania ? Son cœur, de quel côté allait-il osciller ?

Tow-Im se contentait d’une cour discrète. Il était emporté par sa passion et ne songeait qu’à son voyage vers Urthur, au relais magnétique qu’on mettait minutieusement au point.

Sous un volume très réduit, un engin puissant capterait les fluides émanant d’Urthur, catalyserait son électromagnétisme et, placé en un endroit déterminé par les astronomes hrls, permettrait l’attraction de l’océan de Sitthur selon les phases de la planète-sœur.

Ces phases, on les étudiait avec précision et acharnement. C’était un travail aisé, en raison de la proximité d’Urthur.

L’héliscoo, au grand dam de Frank, avait été démonté. Tel quel, il était bien sûr impraticable pour le voyage qu’on attendait de lui, mais son mécanisme, que les techniciens de Sitthur s’avouaient incapables de réaliser avant des années de travail, leurs moyens étant rudimentaires, allaient servir de base à l’héliscoo-interplanétaire.

— Même, disait Tow-Im, s’il ne nous permet que d’aller jusqu’à Urthur et nous laisse là-bas, qu’importe… Notre peuple sera sauvé par le grand cataclysme…

Frank partageait peu cet avis. Il avait envie de vivre et ne songeait plus à ses rêves sanglants, encore qu’il ne portât guère dans son cœur le premier Hrl connu sur Sitthur, et qui l’avait sauvé des Woom.

À défaut d’électrautos ou d’héliscoos, ou engins approchants, les derniers Hrls étaient capables de grandes marches. Une petite expédition avait été mise sur pied pour aller repérer l’épave du White Swan. En effet, une carcasse d’astronefs, en si mauvais état soit-elle, peut encore fournir un apport appréciable de métal et d’appareils, même détériorés.

Bien entendu, Frank en fit partie. La marche ne lui faisait pas peur. Les attaques des Woom étaient toujours possibles mais, de la tour-phare, le préposé était en mesure de déclencher les terribles spirales fluorescentes.

Djorg avait été désigné pour prendre la tête de ce commando. Il fut déçu quand il constata que Frank demeurait morose et ne se réjouissait pas de ce petit voyage en sa compagnie.

Mais Tow-Im, lui, restait dans la cité, très occupé par son entraînement, sa participation aux travaux du nouvel engin.

Et Anania, elle aussi, demeurait, ce qui inquiétait Frank.

Pourtant, il connut, pendant trois jours de marche, l’agrément de découvrir la planète Sitthur avec d’autres yeux qu’à son arrivée. Il vit l’océan, les montagnes, les brumes, les landes fantastiques.

On tira, avec quelques fulgurants électriques, sur des monstres marins, sur des oiseaux-araignées que Frank revit avec un frisson, sur d’autres animaux encore, reptiles bicéphales particulièrement effrayants, et tortues terrestres d’une vélocité à faire mentir la réputation de leurs homologues de la planète Terre. Toutes bêtes redoutables, mais les Hrls retrouvaient avec leur agressivité une certaine joie féroce de vivre.

On fit escale au phare, après avoir évité les vallées où s’ouvraient les entrées du monde souterrain.

À plusieurs reprises, on dut repousser les Woom, particulièrement turbulents semblait-il, depuis qu’on leur avait arraché Anania, l’idole-modèle de leur nouvelle génération.

Les Hrls se battirent courageusement et, du phare, on envoya les spirales à la rescousse, si bien que les Chimères biométalliques fondirent en grande quantité, laissant çà et là de ces statues hideuses, esquisses de ces esquisses vivantes qu’étaient les Woom.

Après le phare, on marcha encore un jour et on fut près du lac.

On retira les cadavres des malheureux astronautes qui furent inhumés sur la rive. L’épave avait été fortement endommagée par les Woom, qui avaient recommencé à en ronger le métal. Il fallut même en chasser quelques-uns, qui se régalaient à leur façon et, là encore, depuis la tour-phare, les spires électriques firent des ravages dans les rangs des Chimères.

On commença à démantibuler l’astronef, à classer ce qu’on y trouvait, récupérant de préférence tout ce qui était manufacturé, industrialisé, et qu’on trouverait bien moyen de faire resservir.

Frank avait fort à faire, dirigeant les travaux de son mieux.

Ce qui ne lui interdisait pas, de temps à autre, de sentir une morsure sourde en son être, lorsqu’il évoquait une rencontre possible entre Tow-Im et Anania. Il regardait longuement dans la direction de la cité et Djorg, qui comprenait parfaitement son tourment, le rappelait cordialement à l’ordre.

La caravane revint, chargée de butin. Entre-temps, on apprit par la radio à courte portée qui fonctionnait encore, que les Woom avaient tenté une action en masse contre la cité et qu’on avait eu peine à les repousser.

— Il est temps d’agir, dit Djorg. Sinon, c’est notre fin…

Les appareils récupérés sur l’astronef furent accueillis avec enthousiasme par les techniciens hrls. Ils travaillèrent encore près de deux mois de la planète, pour mettre au point un astronef-miniature, qui ressemblait vaguement à l’héliscoo original, mais qui était, assurait-on, capable d’emmener trois hommes et le fameux relais magnétique.

Enfin, la route du vide ayant été minutieusement tracée par les observateurs du ciel, la coordination des marées de Sitthur établie avec les phases favorables d’Urthur, le jour du départ arriva.

L’ancien héliscoo gardait son centre, avec les trois sièges et son moteur, le département armes et bagages. Mais il était cerclé deux fois.

Tout d’abord par une armature de métal léger et résistant, dont l’alliage était un vieux secret des Hrls, ensuite par un champ magnétique doublant la sphère intérieure. Des ondes de force susceptibles de créer une véritable carène extérieure, résistant à la thermie des atmosphères (il en existait une sur Urthur) et aux chutes de météorites. Enfin, c’était un rempart possible en cas d’attaque, mais on était à peu près certain qu’Urthur demeurait inhabitée.

Les trois hommes, deux Hrls et un Terrien naturalisé Hrl, prirent place dans l’engin.

Anania versa quelques larmes et leur serra les mains. Mais comme elle n’en embrassa aucun, Frank partit en demeurant moralement en pleine expectative.

Tow-Im ne disait rien, mais il avait déjà l’air triomphant. Djorg demeurait plus réservé. Frank se consacrait au pilotage, tout de même assez différent de celui de son simple héliscoo destiné à voler à quelques centaines de mètres.

La première partie du voyage, prévu pour la valeur d’une journée et demie de Sitthur, s’effectua sans incident.

L’engin se comportait fort bien. Les astronautes étaient peu à l’aise, la place faisant défaut, mais leur supplice serait relativement de courte durée.

Le relais, enfermé dans une boîte métallique d’un mètre de côté environ était bien amarré et ils observaient la surface, restée mystérieuse pour les Hrls, de la planète jumelle qu’ils voyaient approcher à vue d’œil.

Il est toujours fascinant de découvrir un monde. Les astronautes les plus blasés n’y échappent jamais. Frank, relativement novice, et les deux Hrls, rivés depuis leur naissance sur Sitthur, étaient muets, bouleversés, voyant se préciser les détails du relief de l’astre qu’ils connaissaient cependant bien, surtout les deux natifs.

Si bien qu’ils furent un certain temps, alors qu’ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de milliers de vriams (les stades des Hrls) à se rendre compte des troubles, légers tout d’abord, puis plus aigus, qu’ils commençaient à éprouver les uns et les autres.

Djorg parla le premier :

— Qu’est-ce qui me prend ? Je n’ai pourtant pas le vertige. Mais j’ai mal au crâne…, ça bourdonne, là-dedans…

— Moi également, répondit Frank. Peut-être est-ce l’attraction d’Urthur qui se fait sentir…

— Toi qui as déjà voyagé dans l’espace, cela t’a-t-il atteint, quand tu approchais d’une planète ?

— Ma foi non, avoua le Terrien. D’ailleurs, je n’ai jamais entendu parler de ça chez les hommes du ciel.

Tow-Im, lui, avec une paire de jumelles constituées sur le modèle de l’appareil de repérage (alors monoculaire) qui perçait jusqu’aux brouillards, observait avidement la surface d’Urthur. La conversation des deux garçons le tira de cette contemplation.

— Moi aussi… Et j’éprouve… des picotements… Non, ce n’est pas ça…

— Moi, ça serait plutôt des frissons…, comme des contacts…

— On dirait que nous sommes frôlés par des fantômes, fit Djorg en riant.

— Un truc qui n’arrive que dans les romans de science-fiction, riposta Frank. Il est vrai que vous, les Hrls, vous ne connaissez pas ça…

— Tu nous feras un cours là-dessus une autre fois… Encore une invention des Terriens… Mais cela ne nous dit pas ce qui nous arrive…

Ils gardèrent le silence un bon moment, s’analysant eux-mêmes, afin d’arriver à conclure, à comprendre, à pallier si possible.

— J’entends des voix… Je suis sûr que j’ai entendu parler…

— Et moi, je crois percevoir…, c’est fou…, de la musique… Mais c’est si lointain…

Tow-Im, une fois encore, approuva. Lui aussi croyait avoir, dans le crâne, une cacophonie où se mêlaient des voix humaines, des bruits bizarres, des cris d’animaux quelquefois, et des chansons et des symphonies.

Tout cela leur parvenait de façon fragmentaire, haché, entrecoupé, terriblement parasité.

Frank, qui connaissait bien la question puisqu’il était reporter de cosmovision, fit allusion aux émissions-radio. Les Hrls avaient entendu parler de cela, d’après les souvenirs de leur monde d’origine, encore que, sur Sitthur, leur race n’eût jamais utilisé la radio qu’à titre utilitaire.

— Faudrait-il admettre, fit Djorg, incrédule, que Urthur est habitée et par des gens évolués ?

— Mais non, coupa sèchement Tow-Im. Tu sais bien que nous avons la certitude que Urthur est un monde désolé et stérile.

— Mais ces bruits, ces sons, ces voix, d’où viennent-ils ?

Le malaise, en eux, grandissait. Ils se sentaient vibrer, comme saisis de frissons consécutifs non à une fièvre intérieure, mais à des contacts invisibles, à des attouchements mystérieux, à des caresses subtiles.

Et tout cela engendrait chez les trois hommes une impression maladive, désagréable, tandis que, dans leurs crânes, le chaos sonore continuait à résonner, de plus en plus impérieux, allant jusqu’à chasser les pensées naturelles, devenant obsédant, hallucinant, irrésistible…

— Ça ne peut plus durer… Nous ne tiendrons pas…

— Il le faut ! Aller jusqu’au bout. Déposer le relais magnétique au pic de Huur, grinça Tow-Im, qui devait lutter contre lui-même, et que son orgueil stimulait.

Les astronomes hrls avaient, depuis longtemps, dressé une carte d’Urthur, et le pic de Huur était le pôle magnétique repéré, là où les cosmonautes devaient aller déposer le relais qui capterait les courants de la planète pour agir sur l’océan de Sitthur et utiliser le mouvement marin.

L’héliscoo-astronef se rapprocha encore.

Frank, aux commandes, souffrait le martyre, mais il serrait les dents.

Hrl d’occasion, naturalisé en quelque sorte, il ne voulait pas fléchir, ni devant Djorg, son copain, ni devant Tow-Im, qu’il détestait cordialement.

En lui chantait encore l’honneur de cette vieille Terre qu’il ne pourrait jamais oublier.

Et puis l’amour d’Anania passait toujours en lui et il ne désespérait pas de la conquérir, en allant conquérir une planète entière.

Le phénomène s’accentuait. Les organismes des trois hommes tremblaient maintenant légèrement. Ils étaient soumis à une action vraisemblablement ondionique de haute fréquence, d’origine encore inconnue, qui faisait d’eux de véritables transistors humains, les faisant vibrer comme de sensibles micros, ce qui soumettait leur système nerveux à une épreuve atroce.

Transpirant d’énervement, d’horreur, de crainte, songeant qu’ils allaient avoir toutes les peines du monde à accomplir la mission qui leur avait été dévolue, ils avançaient à travers le vide, ils fonçaient vers la surface de la mystérieuse Urthur.

Frank avait envie de crier, de hurler, de trépigner, de se battre, de faire mal et de se faire du mal, pour contrer l’horrifique sensation qui augmentait d’intensité. Il voyait à peine clair, mais, crispé au volant, il menait toujours l’héliscoo-astronef vers son but.

Djorg haletait. Sa nature généreuse semblait le mener vers une explosion frénétique dont on ne pouvait mesurer les conséquences.

Bien qu’il souffrît autant que ses compagnons, Tow-Im, lui, avait repris ses observations et scrutait intensément l’immensité d’Urthur, maintenant très décelable, et dont l’appareil oculaire multipliait les possibilités d’étude.

Tout à coup, il eut un soubresaut, tendit les jumelles à Djorg.

— Je crois que j’ai compris… Regarde… Là…, dans cette sorte de plaine…, entre les monts Veek et le plateau Ooms…, ce tourbillon… ou ce… enfin, je ne sais trop…, mais je crois que je commence à comprendre…