CHAPITRE VIII
L’homme mince était assis auprès de Frank et ses doigts s’étendaient sur les touches. Il faisait noir. Le rescapé de l’espace devinait plus qu’il ne voyait. Mais il se disait que quelque chose d’important allait se produire, qui déterminerait la suite des événements.
Une suite qu’il ne pouvait évidemment deviner, mais qui comportait, inéluctablement pour lui la délivrance d’Anania.
Il vit la tête aux longs cheveux se tourner vers lui, comme si, muettement, on voulait le prévenir de se préparer, d’attendre, de se tenir attentif.
Un doigt appuya sur une touche.
Frank vit, sur l’écran, la forme la plus sommaire, mais aussi la plus parfaite parce que la plus simple, la base même du cosmos : un cercle.
Un cercle parfait, légèrement irradiant.
Mais ses sensations ne se bornaient pas à cette vision.
Il entendait, simultanément, une voix, très douce, comme celle d’une speakerine enveloppante, qui murmurait une syllabe.
Quelque chose comme « …uum »… oui, ce devait être cela.
Il en était pénétré. Parce que, toujours avec la même vitesse, il s’étonnait de se sentir mystérieusement effleurer à hauteur du cœur, sous ses vêtements, comme si un doigt délicat esquissait un soupçon de contact, et il fit légèrement claquer sa langue, parce qu’il avait l’impression de déguster une eau très fraîche, très claire.
Et c’était le parfum subtil de la nature, de la vie, de l’eau, justement de cette eau universelle, sans saveur et sans odeur, mais qui, cependant, frappe d’effluves impalpables les muqueuses nasales par sa présence apaisante, qui arrivait à Frank.
Tout cela en même temps.
Il y eut un temps, un silence.
L’homme ne bougeait plus. Frank s’aperçut que le cercle s’était effacé de l’écran.
Il ne sentait plus ni le goût ni le parfum d’eau. On ne caressait plus son pectoral et la voix énigmatique et envoûtante s’était également tue.
Et puis, l’inconnu frappa une seconde touche.
Frank vit, non un cercle, mais un disque. La voix susurra : « zumm ». Le doigt délicat appuya un tout petit peu plus fort sur son cœur. L’eau se manifesta. Il lui sembla qu’elle était seulement légèrement, très légèrement plus saline, à la fois au goût et au sens olfactif.
Umm…, zumm…
Nouvel entracte. Frank ne distinguait plus rien. Mais le cercle et le disque restaient gravés en lui, avec les diverses sensations qui avaient accompagné leur apparition.
Troisième touche, faisant naître la vision d’un globe. Parallèlement, la voix murmura « kumm », l’eau se fit pétillante et ses relents plus vifs, tandis que le doigt pressait sur un mode à peine circulaire.
Dans le silence qui suivit, silence correspondant au noir absolu, le jeune homme, bien que très marqué par les trois apparitions, réfléchissait, essayait de classer ses idées, vite, très vite.
— Des idéogrammes… On me montre des figures, on me dit leurs noms. Et, en même temps…, mais pourquoi ?…
Un triangle parut alors. On le dénomma « rumm ». Il fut accompagné d’un goût acidulé, d’un parfum plus alcalin. Le doigt invisible qui frôlait le sein de Frank y fit un tout petit crochet.
Et cela continua.
Il vit le carré « stumm », le pentacle « yumm », l’hexagone « frumm » et l’octogone « drumm ».
La voix poursuivait, patiemment, délicatement, son enseignement. Les touchers étaient plus compliqués, déjà. Goût et odorat percevaient des effluves divers, mais plus nets.
Frank se disait bien que les variantes d’une image à l’autre, d’un spectacle à l’autre (c’était bien chaque fois un spectacle complet) n’étaient qu’infinitésimales. Et il croyait commencer à comprendre ce système mnémotechnique encore ignoré, et cependant si simple.
On passait aux couleurs. Il vit, sous forme de disque, les sept éléments prismatiques « halff », puis les couleurs défilèrent, le rouge « salff », le violet « talff », l’indigo « stalff », etc.
Frank se sentait enchanté. Il pensait qu’il avait saisi le sens du procédé employé.
Les habitants de la planète ne se donnaient pas un mal infini pour enseigner leur langue aux extraplanétaires. Ils n’utilisaient pas l’empirique moyen des ondes implantées dans les neurones, qui risque souvent les dérèglements cérébraux.
Ils se servaient d’une méthode digne des écoles maternelles, en réalisant une synthèse des cinq sens, tous frappés en même temps, par des éléments correspondant mystérieusement entre eux, tout étant admirablement réglé dans ce cosmos qui est l’ordre.
C’est ainsi que Frank allait apprendre la langue. Un mot, une figure représentée par ce mot, cela pouvait créer une heureuse association d’idées, difficile, certes, à oublier par la suite pour un cerveau normal.
Mais on avait trouvé mieux.
On complétait l’enseignement par l’utilisation des autres sens de l’homme : goût, odorat, toucher. Avec des sensations très savamment graduées, non arbitraires et qui, une fois encore, devaient rigoureusement épouser, dans le Grand Damier qu’est le monde, leurs correspondances couleur-son-forme-contact-parfum-saveur.
Le mot, ainsi implanté, ne pouvait plus échapper à l’esprit dans lequel il avait pénétré.
Et Frank se rendit compte, au bout d’un moment, que les gens de cette planète avaient poussé la subtilité un peu plus loin encore.
Ébahi par le procédé, il n’avait pas remarqué ce détail, lequel, cependant, devait avoir son importance.
La voix de la femme invisible – peut-être plus certainement un enregistrement – ne parlait pas exactement. Elle chantait.
Et cet élément musical, cette recherche minutieuse des harmoniques exacts jumelés avec l’ensemble des sensations nécessaires à la juxtaposition des sens de l’impétrant qui devait situer exactement son sujet, ajoutait encore plus profondément à la somme des bases, achevant d’une façon élégante, agréable et précise l’apport plus magique que tout de la résonance aux variantes infinies.
Littéralement envoûté, le récipiendaire, subjugué, charmé, ébloui, enivré, le tout de façon fugace, mais absolue, était à jamais marqué, syllabe par syllabe, et apprenait la langue à une vitesse-record.
Parfois, l’organiste interrompait la leçon, souriait à Frank et lui tendait le godet de cristal de roche dans lequel dansait l’élixir pourpre.
Et le reporter de la cosmovision buvait, longuement, les yeux fermés, saisi dans un rêve qui l’emportait il ne savait où, mais qui lui paraissait passionnant.
Revigoré, il était apte à recevoir la leçon suivante.
On lui inculqua ainsi les verbes les plus élémentaires, les objets usuels, les faits de la vie courante. On ne négligea pas la cosmographie du système et il vit qu’il était non sur une planète unique, flanquée d’un satellite géant comme il avait pu le croire, mais sur une des deux terres de l’espace curieusement juxtaposées et tournant de concert autour d’un même soleil, seulement espacées d’un quart de seconde de lumière.
Il était reconnaissant aux inventeurs du système de n’avoir rien fait pour s’emparer de sa personnalité. Il sentait son esprit clair, très dégagé. Rien d’impérieux. On enseignait, c’était tout. Seulement on avait soigneusement préparé le grand orgue pour qu’il pût donner à l’élève le maximum de chances de recevoir l’enseignement.
Frank, ainsi, devina que le bracelet de métal qui lui avait été posé, et dont l’organiste portait le semblable, lui apportait les sensations autres que les visuelles et auditives. Cet ensemble constituait alors un véritable stimulant de mémoire, les associations d’idées ainsi amenées devant demeurer de façon tenace.
Près de lui, son guide semblait emporté par le jeu et c’était bien un véritable organiste de la culture et de la mémoire, son indispensable corollaire, qui se donnait à fond à ce travail d’une pédagogie encore jamais réalisée.
Cela dura. Des heures, sans doute. Frank, soutenu étrangement par les rasades de l’élixir pourpre, n’avait plus conscience du temps. Il était saisi par la joie d’apprendre, par le démon de la connaissance, et il eût souhaité que cela ne s’arrêtât plus, qu’il apprît ainsi toutes les langues de l’univers, qu’il pût aller jusqu’au bout de toutes les connaissances de tous les temps, de tous les mondes, de tous les cerveaux humains ayant pensé d’une galaxie en l’autre.
Parfois, à ces courtes interruptions que le guide-organiste devait juger nécessaire, Frank s’essayait à parler. Du jargon. Du petit nègre. Mais il commençait à prononcer les syllabes, à composer les mots et, de là, des rudiments de phrases.
Seulement, pour les questions qui lui brûlaient les lèvres, les éléments les plus nécessaires manquaient encore.
Enfin, l’homme de la planète dut juger que le moment était venu d’en venir à des choses plus pratiques, plus directes, intéressant particulièrement le récipiendaire.
Ce fut la nouvelle leçon. L’homme fut représenté sur l’écran, et le rescapé d’un autre monde frémit de joie, y retrouvant toute la fraternité cosmique. L’homme se nommait « ark » en cette langue et Frank, soudain, se sentant transfiguré, connut aussi la femme « arko ».
— Arko…, arko, répéta-t-il, soudain comme enivré.
Il devina que le guide-organiste devait sourire de son enthousiasme. Frank songea tout de suite à poser des questions, mais son compagnon l’apaisa, lui tapant doucement sur la main, comme on flatte un enfant ou un petit animal.
Frank, qui ne pensait qu’à Anania, dut ronger son frein.
Mais il fut tout de suite remporté par le jeu de l’enseignement, sur ce mode hyper-audio-visuel. Maintenant, il découvrait l’enfant « arkli » et « arklu » selon les sexes. Puis il vit la famille, la cité, et découvrait alors, dans un décor de monts géologiquement neufs, ce qui devait évidemment être une ville de la planète, un ensemble de constructions trapézoïdales assez rudimentaires d’ailleurs, plus techniques qu’artistiques.
Des pylônes, des antennes immenses indiquaient le style de leur civilisation. Toutefois, Frank constata que les rues étaient peu fréquentées et qu’on devait manquer d’engins roulants ou volants.
Enfin, l’organiste stoppa son jeu.
Frank le vit pâle, décomposé, comme épuisé par cette leçon interminable.
Il n’était pas très attiré vers lui par sympathie personnelle, mais il était encore le seul vivant qu’il eût trouvé sur ce monde. Il se demandait même, non sans angoisse, s’il ne s’agissait pas, par hasard, du seul survivant d’une race.
L’autre buvait à son tour l’élixir rouge. Il devait en avoir besoin.
Puis il se leva et Frank le suivit.
La tête du jeune homme bouillonnait. Les idées se chevauchaient, mais, avec une grande surprise, il commençait à s’apercevoir qu’il pensait déjà en grande partie dans la langue qu’on venait de lui inculquer de façon évidemment sommaire, mais cependant très efficacement.
L’homme de la tour ouvrit une porte. Frank vit une sorte de petite chambre. Un lit avec des fourrures. Une salle d’eau équipée y attenait.
L’inconnu l’invita du geste à entrer et fit mine de se retirer.
Frank comprit. On le supposait très las malgré l’élixir et on voulait le laisser se reposer. Dormir.
Il ne l’entendait pas de cette oreille. Il était dévoré d’angoisse, de nouveau, après la diversion si forte de l’enseignement total.
Il s’exprima par le mot qui lui parut la clé de son désir :
— Arko…
Arko… La femme… Celle qui lui avait été ravie par les monstres.
L’inconnu sourit, eut un geste d’apaisement et se retira, fermant la porte vers laquelle Frank se précipitait.
Seul, il ragea un instant. Mais il avait très sommeil, c’était vrai. Pas faim, ni soif du tout. L’élixir pourpre devait avoir pallié ces besoins-là.
Il prit une douche, se coucha. La lumière s’estompa sans qu’il eût rien fait pour cela. Une dernière fois, il pensa à Anania, et s’endormit.