CHAPITRE XI

Frank bouillait d’impatience. Maintenant, il attendait l’heure de la relève, Tow-Im ne devant quitter la tour qu’au moment où un autre Hrl arriverait pour le remplacer.

Tow-Im, maintenant, semblait avoir oublié cette colère contenue qu’il n’avait pu s’interdire de laisser entrevoir devant l’attitude du Terrien.

Mais Frank, lui, se félicitait d’avoir tenu bon. Il ne savait encore quels seraient les contacts avec le monde des Hrls. Peut-être le féroce Tow-Im était-il une exception et trouverait-il des gens plus aimables ?

En tout cas, le préposé à la garde de la tour ne perdait pas de temps en sa faveur et lui avait proposé de poursuivre son éducation, ce que Frank avait accepté avec enthousiasme.

D’abord, parce qu’il avait soif d’apprendre, non seulement la langue hrl, par le procédé viso-sensoriel qui lui faisait faire des progrès à pas de géant, mais aussi parce que, pendant ce temps-là, il ne rongeait pas son frein en pensant à Anania.

Tow-Im avait eu beau lui affirmer dix fois de suite que les Woom respectaient toujours leurs prisonniers, choisis de préférence parmi les spécimens les plus jolis, jeunes filles ou enfants, il n’était qu’à demi rassuré.

Et puis, l’absence, le mystère qui entourait la passagère de l’avenir, ce rapt qui la séparait de lui à peine rencontrée, ce suspense avant l’exploration de ces cavernes où, semblait-il, les Hrls eux-mêmes n’avaient qu’à peine pénétré, tout cela agissait singulièrement sur la nature juvénile et généreuse de Frank Cellis.

Homme avant tout, homme très jeune, il pensait en permanence à la Vénusienne. L’image mélancolique passait devant ses yeux et, la nuit, les visions devenaient plus précises.

Plus voluptueuses aussi, et Frank croyait revoir le corps magnifique qui lui était apparu lorsque, sans aucune pudibonderie, elle avait nagé auprès de lui pour aller de l’épave à la rive où les Woom étaient venus s’emparer d’elle.

Les yeux gris vert s’attachaient sur lui, fertiles en promesses, les longs cheveux à reflets fauves flottaient comme des mains caressantes, et, plus d’une fois, il se réveillait, baigné d’une sueur de stupre, brusquement arraché à son rêve, bouleversé d’avoir perdu encore une fois cette créature désirable alors qu’il pensait l’étreindre avec toute la fougue dont il était capable.

C’était sa troisième nuit dans la chambre de la tour. Tow-Im lui avait fait visiter les installations, lui expliquant que les phénomènes électriques de Sitthur servaient, par catalyse, à alimenter les génératrices qui avaient fait de la formidable construction un monde autonome, heureusement préservé des catastrophes qui avaient désolé la ville des Hrls, et avili la race.

Frank commençait à se dire que, si cette situation devait continuer, il ne tiendrait plus et, que le Hrl le veuille ou non, il partirait, avec l’héliscoo, à la recherche d’Anania, quitte à descendre tout seul dans l’enfer des Woom.

Mais, par radio – quelques postes réduits fonctionnaient encore sur Sitthur – Tow-Im avait reçu message de l’arrivée de son remplaçant.

Frank se réjouit de la nouvelle. Ainsi, on allait enfin pouvoir partir. D’autre part, il était fatigué du visage mince de Tow-Im, de sa voix sèche, de ses façons peu fraternelles et n’était pas fâché de voir un peu à quoi ressemblait un autre représentant de la colonie hrl, descendant des cosmonautes venus échouer là un siècle plus tôt.

Il avait posé une autre question à Tow-Im :

— La cité est-elle éloignée de la tour ?

— Oui. De plus de cent vriams… Elle est située au bord de cet océan dont je vous ai parlé.

Frank savait que vriam signifiait stade en langue hrl, et devait représenter environ un mile, peut-être un peu plus.

— Le voyage se fait donc à pied ? Puisqu’il n’y a plus d’engins, pratiquement…

— Rien pour rouler vraiment à grande distance, rien pour voler. Sinon les derniers modèles réservés aux membres de notre Conseil Suprême. (Tow-Im avait eu un ricanement.) Des vieillards séniles qui ne pensent qu’à finir égoïstement leurs jours, se désintéressant totalement de leur peuple qui s’engourdit lentement… Heureusement, il y a les autres… Djorg est des nôtres et nous nous sommes réservé le service de la tour…

Frank comprenait que le Hrl faisait allusion à ce groupe de jeunes bien décidé à relever la race. Tow-Im, se trouvant dans la tour au moment de la catastrophe du White Swan et de l’arrivée de Frank avec son héliscooter prendrait certainement un prestige des plus grands sur les siens.

Mais on revenait à la question initiale et Tow-Im expliqua encore que Djorg, comme lui-même ou les autres Hrls devant parcourir de grandes distances sur Sitthur, emploierait un sykm.

C’est-à-dire un engin sustentateur individuel permettant le vol humain, ce qui intéressa beaucoup Frank. Tow-Im, sur sa demande, le conduisit à une sorte de petit garage où il vit l’appareil, simple boîte qu’on s’attachait sur la poitrine et qui inculquait au corps un métabolisme particulier, à très faible puissance, modifiant la gravitation. Après un sérieux entraînement, le vol devenait chose aisée, par beau temps, du moins.

Frank avait été très frappé par ce type d’invention.

— Mais, avait-il fait remarquer, vos savants, vos techniciens, s’ils ont été capables, non seulement de construire le sykm, mais surtout d’en trouver le principe, que ne l’ont-ils pas appliqué à des engins de plus grande taille ? Ainsi, un modèle d’avion aurait pu être fabriqué, sinon un astronef…

— Non. Cela ne donne rien. Seul le métabolisme de la chair est susceptible de réagir sous l’impulsion des ondes sykm. Malheureusement, il n’en est pas de même pour le métal ou les autres matériaux.

Frank voyait que Tow-Im paraissait nerveux, comme s’il avait hâte de quitter le garage. Il comprit que le Hrl devait vivre dans l’idée que le Terrien, lui-même impatient de voler au secours d’Anania, veuille lui fausser compagnie. Tow-Im devait surveiller l’héliscoo et sans doute n’avait-il pas refusé à Frank de faire connaissance avec le sykm, mais certainement d’assez mauvaise grâce.

Vers la fin du jour, ils virent le ciel se couvrir. Des coups de tonnerre lointains se manifestèrent. On aperçut quelques éclairs et le vent se mit à souffler avec une certaine violence.

Tow-Im paraissait inquiet.

— Vous pensez à Djorg, naturellement, lui dit Frank.

— Exactement. De ce temps, il va avoir quelque peine à nous rallier.

Ils montèrent sur la plate-forme supérieure et Tow-Im, dans la coupole, mit en marche le fonctionnement du phare, qui commença son mouvement tournant.

Ainsi, si l’orage éclatait avant la nuit, Djorg aurait au moins le rayon pour le guider.

En fait, l’orage montait. Tow-Im, sur une réflexion de Frank, admit qu’il était évidemment inquiet pour Djorg de la fureur des éléments, mais, d’autre part, qu’il redoutait la formation d’un Ivvitz, les pieuvres électriques naissant spontanément des orages de Sitthur selon un procédé demeuré inconnu.

— Et ils vivent, ensuite, ils ont une vie autonome, je l’ai constaté, s’écria le Terrien.

— Oui. Ils chassent les Woom… Ils font des ravages… Toutefois, nous pouvons quelquefois les détruire en absorbant leur énergie intrinsèque.

Un coup de tonnerre plus violent retentit et les échos roulèrent longuement dans les montagnes embrumées.

À ses pieds, à travers les nuages dont beaucoup formaient comme une mer autour de la géante construction, Frank apercevait les landes chaotiques où montaient les fumerolles. On ne distinguait pas les Woom. Ils devaient redouter l’orage, susceptible de provoquer la venue de l’Ivvitz.

Très loin, il y avait le lac, les volcans. Frank soupira en pensant à l’épave du White Swan. Sans doute, depuis quelques jours, d’autres Woom avaient dû venir et continuaient à dévorer à belles dents cette manne que représentait la carcasse de l’astronef.

Cependant, l’orage se déchaînait.

Le Hrl et le Terrien, sur la terrasse, dominaient le phénomène, mais, par instants, des nuées très élevées, passaient au-dessus d’eux, voire sur eux. Ils étaient trempés, entourés d’éclairs, mais ils n’en avaient cure.

Ils guettaient Djorg, l’homme volant, dont la venue signifiait pour eux tant de choses.

Le phare tournait toujours et le rayon, dont l’écarlate s’accusait avec la nuit commençante, ajoutait un élément de luminescence farouche dans le déchaînement des éléments.

Le sol devenait quasi invisible pour les occupants de la haute plate-forme. Ils avaient l’impression de voguer sur un océan de nuées et de feu avec toutes ces formations fantastiques qui roulaient autour des parois du phare et s’écrasaient contre.

Tow-Im, indifférent aux gifles de la pluie, aux morsures du vent, sondait l’espace du regard. Djorg n’apparaissait toujours pas.

— Je vais essayer de le repérer au sono-radar, dit-il.

Il faisait mine de quitter la plate-forme, de descendre, lorsque ce fut Frank qui l’interpella.

— Je crois que je l’ai vu…

Penchés tous deux sur la rambarde, scrutant ces abîmes de ténèbres alternant avec l’éblouissement fugace des éclairs, les deux hommes, le Hrl et le Terrien, tentaient de voir.

Ils aperçurent effectivement l’homme volant. C’était lui, sans aucun doute. Il devait naviguer à quatre cents mètres environ de la surface du sol. Il avançait, les mains en avant, dans la position soigneusement étudiée pour ce mode de translation. Malheureusement, les conditions atmosphériques étaient moins que favorables et le malheureux Hrl tanguait, tournait, était brusquement rabattu vers le sol par les rafales.

Chaque fois, il redressait très adroitement, très courageusement la situation. Il repartait, remontait, évitant l’écrasement et repiquait au sein même de l’orage.

Frank, en bon sportif qu’il était, admirait la performance.

Il ne savait pas encore qui était Djorg. Du moins retrouvait-il en lui cet esprit indomptable, qui était de tradition chez les Hrls de bonne condition, et les différenciait d’un peuple qui s’était abandonné à la débauche et à la veulerie devant l’adversité du sort.

Il dit, parce qu’il le pensait, tout haut, entre deux grondements du tonnerre :

— Avec des gars comme ça, Tow-Im, les Hrls ne doivent pas désespérer.

— Nous autres n’avons jamais désespéré, riposta la voix sèche de l’éducateur de Frank, lequel pensa, in petto : « Avec lui, on ne s’entendra décidément jamais ».

Il garda désormais ses réflexions pour lui, se sentait à cent mille années de lumière du désagréable personnage.

Il portait toute son attention sur le volant, lorsque Tow-Im prononça :

— Venez m’aider… Il va falloir lutter…

— Que se passe-t-il ?

— Vous ne voyez donc pas… L’Ivvitz…

Il tendit le doigt et, vers les montagnes, Frank remarqua un nuage que, au premier abord, il aurait sans doute confondu avec la multitude des autres, mais dans lequel l’œil exercé du Hrl avait fort bien reconnu la pieuvre électrique.

C’était bien l’Ivvitz. Il reconnaissait la masse nébuleuse que le vent ne parvenait pas à dissocier, qui roulait sur elle-même, et de laquelle émanaient les tentacules fluorescents qui avaient servi de modèle aux spirales inventées par les savants hrls.

Cependant, sans poser d’autres questions, Frank suivait Tow-Im.

Ils demeurèrent dans la coupole tournante, sous le phare dont le pinceau de lumière écarlate cherchait à trouer l’orage pour aller de temps à autre caresser le volant, comme pour l’inciter à ne pas perdre courage, à poursuivre sa randonnée difficultueuse vers la haute tour.

Là, Tow-Im indiqua rapidement à Frank ce qu’il convenait de faire.

Des claviers, comme pour le viso-sensoriel. Seulement, sur un écran, par télé, on voyait ce qu’on manœuvrait. Des sortes d’épées démesurées, qui jaillissaient à la commande des flancs de la tour. On les orientait d’une simple pression de doigt et Frank réalisa promptement, Tow-Im l’éclairait en quelques mots.

Cela tenait du paratonnerre et était destiné à attirer l’Ivvitz, à le détourner de Djorg.

Car, inévitablement, l’homme volant allait être attaqué par le météore, lequel, animé de cette vie mystérieuse, incompréhensible, s’en prenait inévitablement aux créatures vivantes et mouvantes.

Tow-Im faisait fonctionner un réseau et Frank en dirigeait un autre.

Le premier résultat fut que, plusieurs fois, la foudre tomba sur les épées-paratonnerres, auréolant la tour de flambées d’étincelles.

Tow-Im expliqua qu’il fallait s’en réjouir, l’énergie ainsi captée allant augmenter le potentiel énergétique de la centrale qui assurait le bon fonctionnement de la tour-phare.

Les écrans leur permettaient de voir Djorg de près. On distinguait le Hrl, jeune, musclé, semblait-il, mais ballotté comme un fétu dans les tourbillons de l’orage.

Plus que jamais, Frank se sentit en sympathie avec cet inconnu.

Mais Tow-Im hurlait :

— Sur l’Ivvitz… Visez l’Ivvitz !…

Issant de la tour qu’elles hérissaient comme un monstrueux porc-épic, les épées-paratonnerres se braquaient vers la monstrueuse pieuvre électrique.

Le nuage vivant surplombait l’homme volant.

Déjà, les tentacules fluorescents réapparaissaient, se tendaient vers cette pauvre petite créature perdue dans l’orage…