CHAPITRE XV
— Moi, je sais… Je connais quelqu’un qui vous expliquera tout ça !
Il y eut un petit temps tellement la phrase était inattendue. Puis, en dépit de leur mélancolie, Manuela et Cédric éclatèrent de rire.
Tout comme Jérôme, d’ailleurs. Mais lui était généralement plus gai et depuis les expériences de Kyoto, il avait tout fait pour lutter contre la névrose qu’il sentait croître chez les deux jeunes gens.
Ils avaient regagné la France.
Après la formidable aventure spatiale, après cette incursion dans le laboratoire du professeur Yamamoto et la randonnée psychique dans la Galaxie Rouge, il leur avait bien fallu tenir pendant quelque temps un rôle de vedettes.
Leur gloire était établie. L’exploration d’un monde inconnu attirait toujours l’attention du grand public et plus d’un jeune garçon, voire d’une fillette rêvant de prendre un jour rang parmi les explorateurs des univers lointains quêtait une rencontre, une interview, voire simplement un autographe des célébrités interplanétaires.
Pourtant, l’actualité va vite et l’engouement du public commençait à passer un peu. Les trois amis retrouvaient leur sol-patrie avec plaisir. Certes, Manuela demeurait toujours réservée, souriante mais discrète et on savait bien que le mal qui rongeait Cédric paraissait sans remède.
Comment espérer le bonheur, en effet, quand on aime une femme disparue depuis des millénaires, et dont le tombeau se trouve à des millions d’années-lumière ?
Jérôme, lui, avait eu une grande satisfaction : retrouver Nelly.
Nelly était une charmante enfant dont il avait fait connaissance au cours de sa précédente escale sur Terre. Une idylle qui lui avait paru sans grande importance au départ. Bien sûr, un cosmatelot qui s’élance à travers les univers a généralement peu de chances de retrouver une amoureuse, alors que lui risque de demeurer absent pendant des temps, voire de ne jamais revenir.
Mais Nelly l’avait attendu et le grand gaillard en avait éprouvé une douceur inconnue jusque-là.
Nelly était une de ces petites Parisiennes de toujours, peu encline, elle l’avouait elle-même, à prendre pied sur un astronef.
— Moi qui ai déjà le mal de mer quand je monte dans les manèges de la Foire du Trône, avait-elle coutume de dire…
Elle n’en admirait pas moins le technastro et ils avaient renoué, satisfaits de se retrouver dans les bras l’un de l’autre.
Simple et gaie, sans complications, en admiration devant ceux qui exploraient ce qu’elle considérait un peu comme un au-delà, elle les avait entraînés ce jour-là sur les bords de la Marne.
On avait eu le souci, alors que Paris-sur-Terre devenait petit à petit Monstropolis, de conserver certains coins des alentours en espaces verts, où les captifs de la formidable cité technique trouvaient parfois un peu d’oxygène et de chlorophylle. Voire d’eau, car on canotait sur le fleuve comme on dansait dans des guinguettes reconstituées.
Ils étaient dans l’île de Beauté. Il faisait beau. Il y avait des baigneurs et des canoteurs (ski nautique et canots à moteurs étaient interdits) et on entendait un accordéon miaulant gentiment sous de proches ombrages où des couples évoluaient au son d’un tango archaïque, mais toujours enivrant et sensuel.
Une fois de plus, ils avaient parlé de leur aventure, toujours insatisfaits des conclusions. Epuisés par leur dernière incursion, ils avaient décliné l’invitation du professeur Kanaghi de recommencer les expériences. Ils auraient voulu oublier, mais, surtout pour Cédric, c’était impossible. Jérôme s’était juré de ne pas abandonner son copain. Mais aussi il avait le souci de considérer Manuela comme un autre copain, de son côté tout autant à plaindre que l’amant de l’étrange Amigalla.
Et tout à coup, comme une pierre dans l’eau, Nelly avait jeté cette phrase surprenante, après une nouvelle conversation sur ce sujet que la jeune fille commençait à bien connaître, tant les trois cosmatelots y revenaient sans arrêt malgré eux.
Ils en rirent tout d’abord et Nelly prit un air vexé.
— Bon ! ça va ! Puisque vous ne me croyez pas…
— Pleure pas, ma choute, fit Jérôme en la serrant contre lui. Mais tu sais, nous, on revient de loin… La planète Dys… on y est allé !… Et avec ce bon M. Yamamoto Kanaghi, on a même fait un retour dans le temps… Alors, on commence à en savoir un bout sur cette histoire !
— N’empêche que vous n’êtes pas contents… Que Cédric a toujours du chagrin, et je vois bien que Manuela n’est pas heureuse non plus !
Les deux intéressés étaient silencieux. Ils regardaient Nelly. Sans doute pensaient-ils tous deux que la charmante enfant était de bonne volonté mais que ce n’était pas cette midinette qui pouvait apporter une solution à ce drame fantastique se déroulant à la fois dans le temps et dans l’espace.
Nelly se dégagea avec un mouvement d’humeur de l’étreinte du colosse et, geste assurément féminin, se repoudra le nez, qui était retroussé et drôle, pour se donner une contenance.
Manuela vint au secours de sa sœur de sexe.
— Jérôme… Laissez donc parler Nelly, voyons… Je suis sûre qu’elle a quelque chose de très important à nous dire…
Cédric était silencieux. Il avala une gorgée de whisky, mais il était évident qu’il écoutait avec attention.
Nelly sourit à Manuela, reconnaissante d’avoir trouvé quelqu’un qui lui faisait confiance, après l’éclat de rire initial.
— Eh bien, c’est un mage… Un type formidable !… Il recherche les vies antérieures… Il faut mettre les gens sur un divan… Il les interroge… On remonte la mémoire… et on retrouve de ces trucs !…
— Bon, fit Jérôme. Je connais ça ! Ce n’est pas nouveau. C’est un système qui se pratique depuis longtemps, tu sais !
— Oui, mais lui, il est tellement fort !…
— Et puis, reprit Jérôme, qu’est-ce que nous apprendrons de plus ? Même s’il est vrai que nous avons vécu précédemment – ce qui reste à prouver – je ne vois pas le rapport avec ce qui s’est passé autrefois sur une planète si lointaine !
Une petite fille fit son apparition. Depuis un moment, elle couvait des yeux le quatuor, s’intéressant évidemment aux cosmonautes. Elle portait un tee-shirt sur lequel les physionomies des trois Terriens explorateurs de la Galaxie Rouge avaient été approximativement reproduites.
Malgré sa condamnation – et peut-être en partie à cause de cela, puisque la véritable raison, son amour passionné pour l’inconnue de l’espace, avait été rendue publique – Cédric était aussi populaire que Manuela et Jérôme. Par contre, Frank, qui avait témoigné contre lui comme les Centauriens, était beaucoup moins bien vu.
Ils donnèrent des autographes à l’enfant qui partit, les yeux brillant de joie.
— Et dire, soupira Jérôme, qu’il est question de faire un téléfilm avec nos aventures…
Cédric haussa les épaules, avala son William Lawson’s d’un trait et lança :
— Quelles âneries vont y fourrer les scénaristes !… Alors que nous-mêmes, nous n’avons pas encore très bien compris…
— Vous ne voulez pas m’écouter, s’écria Nelly, prenant la balle au bond. Moi je vous dit que je vais vous emmener chez un Monsieur qui…
— Ecoute, trésor, dit Jérôme, au lieu de nous casser les pieds, donne-nous tout de suite son adresse !
— Chiche ?
— Vas-y !
Nelly fournit le renseignement demandé. Cela se passait à Paris même, sur les hauteurs de Belleville. Dans un immeuble datant de la fin du XXe siècle, déjà un peu vétuste.
L’accordéon entamait un nouvel air, une valse musette désuète mais qui revenait à la mode. Les Terriens, après l’ambiance extraordinaire de la randonnée interstellaire, goûtaient étrangement ce retour à la vie des peuples de chez eux. Jérôme entraîna Manuela et en profita pour lui chuchoter d’accepter cette expérience qui ne les engageait pas à grand-chose. Mais ne s’agissait-il pas de déchirer les derniers voiles autour de Cédric ? Son incurable mélancolie finirait, si on le laissait ainsi, par lui jouer quelque mauvais tour. De toute façon, après le voyage à Kyoto, il était libre, sous condition. Mais libre.
Cédric, naturellement, avait invité Nelly. Ils tourbillonnèrent encore un bon moment, puis il fut décidé qu’on rendrait visite à ce Monsieur, dont Nelly tenait l’adresse par le truchement d’une voyante qu’elle consultait souvent et qui lui avait prédit qu’elle épouserait un homme tombé des étoiles, ce qui faisait tordre de rire le grand Jérôme.
L’électrauto de Jérôme les emmena tous les quatre vers la place des Fêtes.
Un rez-de-chaussée d’un building quelque peu lézardé. Appartement discret, un peu sombre. Un homme d’âge, presque chauve, souriant, à l’aspect bienveillant. Nelly naturellement fit les présentations « de la part de Madame Hortensia ».
Il connaissait bien entendu l’aventure des explorateurs de la Galaxie Rouge. On lui apprit de surcroît l’expérience du professeur Kanaghi. Et il les écouta longuement, visiblement avec le plus vif intérêt.
— Je pourrais, dit-il enfin, procéder tour à tour sur vous, mademoiselle Wald, et sur vous, monsieur Gall, selon la méthode ancestrale. Vous connaissez sans doute ?
— Oui. La remontée mnémotechnique… Régression de la pensée dans le temps, retour vers l’enfance, éventuellement jusqu’aux vies antérieures…
— C’est bien cela. Du classique. Pourtant, d’après ce que vous me révélez, je pense modifier quelque peu la structure de l’expérience que je me propose de faire si vous êtes d’accord… C’est-à-dire qu’au lieu de travailler tour à tour sur un sujet, puis l’autre, je vais tenter de juxtaposer vos souvenirs…
Cédric et Manuela, mis en cause, parurent surpris.
— Oui, dit le monsieur aimable, j’imagine en effet qu’un lien inconnu existe entre vous et le monde de Dys… Ne serait-ce que cette compréhension spontanée de Monsieur Cédric Gall, Terrien de notre temps, avec cette Amigalla qui appartient autant au passé qu’à l’espace… Echange télépathique qui ne s’explique nullement par une sympathie subite. Il y aurait au moins l’obstacle de la langue… D’autre part, le cas de Mlle Wald, qui, virtuellement lors de votre voyage, retrouve la topographie du cénotaphe d’Amigalla et, pendant sa lancée psychique, conduit Monsieur Santi de telle sorte qu’il lui est loisible de délivrer son camarade captif des Uniques grâce à l’apport de l’armure spirale électrique des Dysiens… Tout cela constitue un tout. Un puzzle dont il faut coordonner les éléments épars…
On ne pouvait qu’acquiescer.
Il dirigea ses deux sujets vers une chambre voisine. Il y faisait très bon, la lumière était tamisée, douce, lénifiante. Des fleurs mouraient dans des vases et l’ambiance était extrêmement apaisante.
— Je vais vous demander de vous étendre tous deux sur ce divan… Dégrafez-vous… Pas de cols serrés, de ceintures trop étroites… Détendez même vos slips… Permettez-moi, mademoiselle, de vous conseiller de déboutonner votre soutien-gorge… Il importe que vous ne soyez gênés en aucune façon… Et bien sûr, commencez par vous déchausser.
Personne n’avait vu d’inconvénient à ce que Jérôme et Nelly puissent assister à l’expérience. La jeune fille était un peu émue, dans sa naïveté. Elle se serrait contre Jérôme, un Jérôme lui aussi plus troublé qu’il ne voulait le laisser paraître. Subitement, le colosse se disait que cet homme avenant, qui respirait la bonté, obtiendrait éventuellement de tous autres résultats que les machines sophistiquées et géniales d’un grand physicien comme Yamamoto Kanaghi.
— Vous êtes prêts ? demanda la voix douce et ferme de l’expérimentateur.
Etendus l’un près de l’autre, tous vêtements relâchés, Manuela et Jérôme répondirent affirmativement.
Alors la voix s’éleva, commença à donner ses instructions.
— Vous savez où vous êtes… qui vous êtes… vous connaissez la date de ce jour. Vous êtes parfaitement calmes, sereins, détendus. Tout va bien pour vous… Rappelez-vous. Il y a une heure… vous étiez…
On perçut les réponses. La promenade du bord de Marne, l’eau, la musique, les canotiers et les danseurs, la petite fille qui demande un autographe, la venue jusqu’à Belleville.
On glissa sur la veille, l’avant-veille, la semaine passée, le mois passé. On se retrouva à Kyoto, chez Kanaghi… Avant, avant… La prison… le jugement… le retour et le procès… la Galaxie Rouge… Hydra IX… la croisière fantastique du cosmocanot…
Le mage les entraînait vers le passé. Jérôme et Nelly pouvaient constater que les deux sujets répondaient souvent parallèlement et que leurs phrases, provoquées par le guide, se complétaient harmonieusement. Ils allèrent ainsi, loin, très loin en arrière…
Jusqu’à la jeunesse, l’adolescence, l’enfance, la naissance, la gestation…
Plus loin encore.
Maintenant, le mage parlait plus haut, commentait. Il devenait l’orateur d’une étrange fresque qui se déroulait dans les esprits de Manuela et de Cédric, qui l’un et l’autre relataient une MÊME et seule aventure passée.
Nelly était bouche bée. Jérôme, incroyablement fasciné, écoutait.
Le ciel a des reflets rutilants. Et cette lumière chargée de pourpre et d’écarlate ruisselle sur la ville. Sur cette construction, à la fois temple et palais, dont on retrouve des spécimens dans toutes les civilisations de toutes les planètes habitées.
Un lieu consacré en principe à la divinité et qui a surtout pour but d’affermir la puissance de ceux qui assurent parler en son nom.
On n’y manque pas, sur la planète Dys, dans cette ville où est centralisé le pouvoir et ses divers éléments : religieux, politiques, scientifiques, militaires.
Peuple pacifique, mais qui a dû se mobiliser. Les envahisseurs sont là, ces Uniques, ainsi désignés parce qu’inexplicablement toute cette race venue d’un astre de la constellation offre sempiternellement un même type d’individu. Les guerriers envahisseurs se ressemblent tous, au moindre détail biologique près. C’est véritablement hallucinant, parce qu’on a beau les détruire, ils reparaissent, ou semblent reparaître, en un même et obsédant exemplaire qui se multiplie à l’infini.
La lutte est engagée. Ceux de Dys ont tout mis en œuvre, assez hâtivement d’ailleurs, peu préparés qu’ils étaient à faire face à des envahisseurs extra-planétaires. Par bonheur, leur sapience est très avancée, si bien qu’on n’a pas tardé à pouvoir prendre des mesures efficaces et qu’après les premiers inévitables revers dus à l’effet de surprise, on a pu pallier l’avance de ces colonisateurs sans scrupule.
Mais les dirigeants de Dys sont des sages. Ils n’ignorent pas que rien ne dynamise mieux une population qu’une mystique savamment établie. Ce jour, sous le ciel perpétuellement rougeoyant de leur univers, ils ont profité d’une trêve dans les combats pour organiser une cérémonie particulièrement spectaculaire.
On intronise, mieux, on consacre, un certain nombre de Dysiens, garçons et jeunes filles. Des éphèbes qui deviendront, du moins on l’espère, la fleur de l’armée chargée de contrer les odieux Uniques. Des adolescentes, à peine femmes, lesquelles seront chargées de tâches plus spécifiquement féminines. Des secrétaires d’état-major aux infirmières, de précoces doctoresses, mais aussi celles qui rempliront des fonctions plus délicates. Cela ira des travaux de propagande jusqu’au besoin à l’espionnage, si la nécessité s’en fait sentir.
Pour cela, les sages de Dys ont créé une ambiance spéciale, empreinte d’un certain mystère. La pompe de la cérémonie est destinée à frapper les foules tout autant qu’à conférer aux impétrants un sens profond des missions qui leur seront dévolues.
Il importe que tous et toutes soient convaincus du caractère sacré de l’action qu’ils vont entreprendre. Se battre, oui. Ils en sont capables et leur patriotisme planétaire ne fait aucun doute. Mais il leur faudra également accepter un certain esprit de sacrifice, tout devant être foulé aux pieds pour le salut général. Famille, amitiés, amours, dignité personnelle, et jusqu’à leur vie même, ils s’engagent par serment à renoncer à tout cela.
Leur enrôlement est total, leur abandon de soi absolu. Ils s’y engagent en un discours solennel devant les dignitaires, mais la télé diffuse les modalités de cette intronisation jusqu’aux extrémités de la planète afin que tout le peuple de Dys y trouve réconfort et soit fier de cette jeunesse prête à tout pour le salut et l’indépendance.
Les garçons ont défilé sous les armes. Ardents, vibrants de témérité, ils ont prêté serment. On peut leur faire confiance, ils iront au combat sans défaillance et seront les remparts d’un petit monde soucieux de liberté.
Parmi eux, un des éphèbes est très pâle. Il marche la tête haute, comme ses compagnons. Il a prononcé les paroles du serment avec fermeté, mais on a pu noter qu’il paraissait particulièrement ému. Nul ne s’en est étonné, mettant cela sur le compte du trouble heureux éprouvé par de très jeunes gens appelés à faire promptement leurs preuves d’homme face à un ennemi redoutable.
Kibrak a pris place dans les rangs des nouveaux guerriers. Ils sont jeunes, ils paraissent tous beaux et sains sous les soleils rouges. Leurs armures étincellent, leurs glaives jettent des lueurs. Armes symboliques, parce qu’ils auront également à utiliser un armement sophistiqué ultra-moderne, les fulgurants, les paralysants, les désintégrateurs, avec lesquels un entraînement très poussé les a familiarisés. Mais, pour l’intronisation, on a préféré le décorum classique, plus apte à frapper les imaginations populaires.
C’est le tour des jeunes filles.
Guerrières et para-guerrières, elles avancent et, à tour de rôle, saluent les dignitaires avant de jurer fidélité aux dieux de la planète-patrie.
Leur serment comporte de singuliers articles. En effet, on exige de ces filles tout autre chose que des garçons, lesquels doivent utiliser avant tout force et adresse.
Elles sont femmes. C’est dire que leur comportement, de toute façon, sera différent de celui des guerriers. Et les sages ont inclus dans le texte de l’engagement solennel une clause redoutable, assimilant les adolescentes à de véritables vestales.
Non point vœu unilatéral de virginité. Elles déclarent en grande pompe que, désormais, elles renoncent à l’amour. Vierges éternelles si besoin est. Courtisanes selon les circonstances et s’il est nécessaire à un certain moment de piéger les Uniques dont la réputation d’amateurs du beau sexe n’est déjà plus à faire.
Elles ignoreront l’amour. L’amour physique, s’il le faut. L’amour réciproque de toute façon et, courageusement, seront prêtes à se prostituer quand elles le jugeront utile. Ou quand leurs dirigeants estimeront que cela est indispensable pour perdre quelque ennemi imprudent entraîné par ses désirs les plus vulgaires.
Si bien que, s’engageant dans l’armée de Dys, elles font profession d’un renoncement définitif à ce qui est l’amour pur et vrai.
Dans le rang des éphèbes, Kibrak est blême. Il fait bonne contenance cependant, mais sa souffrance est aux limites du supportable.
Il voit, comme tous, défiler les jeunes filles. Il entend, pour la centième fois, les paroles du terrible serment, bien différent de celui, purement belliqueux qui est l’apanage des garçons.
Et c’est le tour de celle qu’il attend, le cœur dévoré par une hydre aux mille dents de feu et d’acier.
Elle.
Amigalla.
Amigalla dont on connaît les possibilités, l’intelligence qui n’a d’égale que sa radieuse beauté. Amigalla aux cheveux sombres filetés d’or. Amigalla déjà reconnue comme une speakerine de la sidérotélé, qui est en passe de rendre de très grands services dans les sphères de la propagande et des communications.
Amigalla qui va renoncer à jamais à aimer.
C’est-à-dire, de façon plus précise, à celui qu’elle aime et qui l’aime.
Kibrak. Kibrak qui lutte contre lui-même. Kibrak qui va voir et entendre la condamnation définitive de leur amour réciproque. Il n’a pu se dérober, le sentiment planéto-patriotique est le plus fort. Mais Kibrak sait qu’il va mourir, qu’il ne pourra plus vivre sans l’espérance de retrouver Amigalla, sinon dans le sacrilège et la honte.
Un amour de renégats. Non. Ce serait indigne de l’un comme de l’autre.
Amigalla s’avance. C’est son tour.
Un dignitaire lui présente le texte sacré. Elle le lit d’une voix ferme, comme ses compagnes, et les paroles tombent dans l’âme de Kibrak comme des gouttes de plomb en fusion.
Amigalla n’a pas tourné les yeux vers lui.
Un vertige envahit l’adolescent. Cette fermeté, cette apparente indifférence à son égard. A-t-elle renié ce qu’il y a entre eux ? Ce à quoi des circonstances impérieuses les astreignent à renoncer à tout jamais ?
La vérité se fait jour en lui. Si elle l’avait vraiment aimé, accepterait-elle ce destin glorieux, certes, mais qui bannit définitivement toute tendresse, toute féminité vraie ?
Une orgueilleuse, Amigalla, voilà ce qu’elle est à ses yeux. Car rien ne l’obligeait vraiment à s’engager ainsi. Si aucun garçon n’accepterait de devenir un lâche, si les postulants mâles ont été nombreux avant une sélection sévère, il y a eu un nombre beaucoup plus réduit de jeunes filles souhaitant prendre rang parmi ces surprenantes vestales. Amigalla y est allée de son plein gré, sachant bien que ses qualités intrinsèques lui permettraient rapidement de gravir les échelons de la hiérarchie et d’accéder à des postes importants. Pour cela, elle a foulé aux pieds son propre sentiment – dans la mesure où elle était vraiment sincère – et impitoyablement le cœur de Kibrak.
De Kibrak qui n’a pas résisté !
De Kibrak qui chancelle, qui hoquete et crache un flot de sang. De Kibrak qui en grand scandale, roule au sol, expirant dans un spasme suprême.
Quand Amigalla a prononcé les dernières paroles sacrées, l’adolescent, à bout de résistance, désespéré par cette séparation éternelle décidée par l’aimée, s’est poignardé avec son propre glaive.
Et il meurt là, sous les deux soleils rouges, tandis qu’Amigalla, très droite, pâle mais résolue, sans un regard vers celui qui est mort victime de son refus, va fièrement occuper la place qui lui est dévolue dans les rangs des amazones de Dys.
Doucement, très doucement, le monsieur bienveillant aidait les deux voyageurs du temps à revenir au présent, ce présent illusoire qui, à peine en a-t-on conscience, est déjà tombé dans le gouffre d’éternité.
Mais Manuela et Cédric ouvraient les yeux sur les divans, se détendaient, soupiraient, encore sous l’emprise des visions qu’ils avaient connues en compagnie de ce médium qui avait été à la fois leur guide, leur compagnon et le témoin de l’extraordinaire aventure.
Aventure qu’ils avaient pu croire avoir vécue.
Ou qu’ils avaient réellement vécue, des temps et des temps auparavant.
Il les ramenait en ce petit appartement de Belleville où Jérôme et Nelly silencieux et attentifs avaient assisté à cet envol de pensée que le guide, orateur fidèle, relatait au fur et à mesure qu’il parvenait à partager les visions en symbiose obtenues par la translation psychique des deux jeunes gens.
Il ne les avait pas hypnotisés, comme on aurait pu le croire. Simplement aidés, favorisant leur recherche du passé par la régression sans artifice de la mémoire.
Nelly était bouleversée, ne comprenant pas très bien tout ce qui était arrivé. De nature un peu simpliste, elle réalisait seulement qu’elle se trouvait en face d’un grand mystère, dont les arcanes lui échappaient.
Jérôme, lui, avait atteint à une conclusion bien différente. Il lui semblait que tout s’éclairait enfin, qu’il touchait à une profonde vérité. Leur hôte l’avait expliqué : la vie de la créature engendrée à l’image de son créateur s’étend éternellement en une chaîne d’existences. Ancienne et toujours jeune théorie du Karma.
…si un homme ne naît de nouveau, il ne pourra entrer dans le royaume de Dieu !
Manuela et Cédric se soulevaient, se regardaient. Longuement. Avant de se sourire faiblement, de se prendre par la main, de s’unir enfin…
Le guide parlait d’une voix très douce.
Il disait que chacun emporte avec soi, dans le cheminement éternel, la somme de ses mérites comme de ses fautes. Celle qui avait été l’orgueilleuse Amigalla avait connu bien des déboires en se réincarnant, et son principal châtiment avait été de renaître éprise sans espoir de celui qu’elle avait sacrifié alors que lui, coupable de cet autre forfait qu’est le suicide, quêtait désespérément une amante insaisissable.
Nelly renifla, se moucha, souffla à l’oreille de Jérôme :
— Dis… tu crois que, maintenant, ils seront heureux ?…
Le colosse roux fit un petit temps et lui glissa, sur le même ton :
— Ben… je l’espère… Ils ne l’auront pas volé !