INTERLUDE











Fatima tirait Mohammed par la manche et lui montrait quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. Et le petit, très intéressé, hocha la tête et se leva vivement.

Justement, Mohammed-le-conteur, un peu fatigué, faisait une pause et se dirigeait vers Mohammed-le-marchand-d’eau. Il lui jeta un dirham ce qui lui permit de se désaltérer dans le gobelet de cuivre que présentait l’homme à la tenue extravagante de laine rouge. Le conteur but longuement le contenu du récipient, jailli de l’outre faite d’une seule peau de chèvre.

Fatima et le petit Mohammed étaient allé rôder du côté où se tenaient les mendiants aveugles. Ils étaient quatre, affreux, pitoyables, levant vers le ciel éternellement leurs misérables yeux morts, tendant des sébiles au bout de leurs mains tremblotantes.

Il y avait là une belle dame, une Européenne, qui émue d’un tel spectacle, distribuait des pièces de monnaie dans les sébiles, tandis que les pauvres hères appelaient sur elle les bénédictions d’Allah.

Elle sourit aux enfants quand ils s’approchèrent, mais voyant bien qu’eux aussi auraient voulu profiter de sa générosité, elle eut un geste à la fois gentil et navré. Elle venait de donner ses derniers dirhams.

Dépités, les deux gosses revinrent s’asseoir près du conteur, non sans s’être fait morigéner au passage par une vieille femme qu’ils avaient bousculée, et qui s’en allait faire cuire une tête de mouton sur laquelle tournoyaient des mouches.



Une jeune fille passait, gracieuse apparition dans la lumière, cette lumière de Grèce qui semble tissée d’or fin et de cristal.

En un geste d’une incomparable harmonie, elle maintenait l’amphore sur son épaule. La tunique découvrait en partie la naissance du sein. Ainsi, elle eût tenté le ciseau d’un sculpteur mais, plus simplement, elle rejoignait son amant, un simple potier.

Quand elle passa près du groupe formé par l’aède et ceux qui l’écoutaient, elle s’arrêta un instant. Elle fut vite captivée par le récit, qui était si différent de tout ce qu’elle avait entendu jusque-là.

Le jeune éphèbe aux yeux bleus vint vers elle et lui murmura quelques mots.

Grâce à lui, l’aède put goûter à l’hydromel que contenait l’amphore. Elle eût souhaité rester, écouter la suite de l’épopée. Mais le temps pressait et elle partit à regret, suivie à la fois par les regards de l’aède, de l’éphèbe, et de quelques autres assistants.

La lyre recommençait à vibrer, support nostalgique et sensuel de l’étrange aventure.



— Elle est complètement conne, cette Manuela, dit la fille.

L’homme à la guitare avait fait une pause. Si cette réflexion le vexa, il n’en fit rien voir et se contenta de demander :

— Pourquoi tu dis ça ?

Elle haussa les épaules. C’est tellement débile, une fille amoureuse d’un gars avec lequel elle ne couche même pas. Elle comprenait la vie autrement. Traîner, dormir n’importe où, manger quand on peut et surtout fumer le H au maxi. Se frotter le derme à n’importe qui, ça, c’est bon pour une nana.

Elle avait l’habitude des histoires ou des chansons qui clament la révolte, qui sèment le dégoût et appellent à la violence. Mais entendre parler de gens comme ça, fussent-ils cosmonautes, c’était débile. Oui, vraiment, il n’y avait pas d’autre mot (il est vrai qu’il constituait le fond de son vocabulaire).

Ecœurée, qu’elle était. Est-ce que dans le futur il y aura encore des couples, et surtout des couples qui s’aimeront ? Tout ça la faisait flipper.

Débile, on vous dit !

— Tu sais, c’est pas fini, fit le guitariste Elle arbora cet air dégoûté qui lui seyait le mieux. Et comme ce n’était pas encore l’heure de la manif, elle roula un autre joint en écoutant vaguement la suite.