CHAPITRE VI











Il y avait quatre tours-cadran qu’ils avaient échoué sur ce caillou perdu.

Un caillou et rien d’autre. Un monde sec, aride, avec un semblant d’atmosphère qui ne permettait pas pour eux, humanoïdes de type classique, une respiration sans masque.

Embryon de végétation, faune réduite à des larves, des sortes d’insectes. La désolation la plus totale !

Où étaient-ils ? La coloration rosâtre du ciel, des astres les plus apparents répondait à la question. On avait bel et bien atteint la Galaxie Rouge, cet univers inconnu où les avait précipités la démence de Cédric Gall. Et quelle zone ? Etait-ce cela la planète Dys ? Certainement pas, Cédric ayant décrit un monde agréable, verdoyant, très philo-humain et civilisé. A moins, évidemment, que tous ces récits n’aient jamais été que les fruits de son imagination survoltée.

Frank, adroit cosmonavigateur, avait étudié ce qui leur servait désormais de ciel. Les nuits étaient brèves et d’ailleurs la majorité des astres apparaissait en plein jour. Le soleil vert-rouge était le pilier de ce système. Tout de suite, les uns et les autres avaient été d’accord pour quitter cette terre le plus tôt possible.

Seul F’Kech s’y était opposé dans l’immédiat.

Pilote du cosmocanot, il en était hautement responsable et par voie de conséquence en quelque sorte le chef de la petite expédition. Inutile de dire qu’il vouait une haine farouche à Cédric, Cédric tenu désormais en quarantaine mais, surtout sous l’impulsion de Manuela, considéré un peu comme irresponsable tant ses agissements étaient dangereux. Aussi le surveillait-on en permanence.

F’Kech, cependant, avait relevé certaines avaries dans l’astronef. Les deux plongées, l’une mal préparée et l’autre pas préparée du tout, n’avaient pas été favorables à la résistance du cockpit et à la bonne marche des réacteurs. D’autre part, l’arrivée brutale sur ce planétoïde n’avait pas arrangé les choses. Si bien que le Centaurien, avec l’aide de M’Toor qui était un assez adroit mécanélec, s’était mis à l’ouvrage pour remettre le cosmocanot en état.

Car lui, comme ses compagnons, avait l’intention irréversible de repartir le plus rapidement possible, d’effectuer une plongée sub-spatiale cette fois dans les meilleures conditions souhaitables, et de rallier la constellation de l’Hydre. On en distinguait les éléments, Frank avait su les repérer. Mais, bien entendu, on ne pourrait refaire un tel voyage sans un minimum de risques. Tout valait mieux à leurs yeux, cependant, que de moisir sur un pareil désert de pierres.

Tandis que les deux Centauriens s’évertuaient à remettre le petit astronef en état, que Manuela s’occupait activement des besognes domestiques indispensables, Jérôme et Frank, eux, équipés solidement, bien armés avec des fulgurants, avaient décidé une expédition de reconnaissance.

Un fait inquiétant s’était en effet produit dès le second tour-cadran de leur débarquement forcé.

Une forme humaine avait fait son apparition. Manuela et M’Toor l’avaient vue en même temps. Un homme certainement, avec un costume brillant mais qu’ils n’avaient pas eu loisir de détailler tant l’inconnu avait disparu avec autant de rapidité qu’il avait surgi devant eux qui se trouvaient à un hublot.

On était sorti du cosmocanot, on avait cherché. Vainement. Du moins pendant un moment car, un peu plus tard, c’était Jérôme qui avait cru repérer une silhouette.

Silhouette effacée avec la même rapidité que la précédente apparition.

Du moins le Terrien avait-il pu estimer qu’il s’agissait d’un même personnage en confrontant son observation avec le rapport que Manuela et M’Toor avaient pu faire de la leur.

F’Kech, se dégourdissant les jambes, l’avait revu, lui aussi. Curieusement, au moment où il l’entrevoyait, à quelques centaines de mètres du lieu où stagnait son petit navire, ceux qui se trouvaient encore à bord le découvraient également, mais dans une direction opposée.

Ils avaient multiplié les surveillances et les reconnaissances autour de l’aire du vaisseau. A un certain moment, ils en avaient eu la certitude en juxtaposant de façon précise le minutage de l’observation, ils étaient trois à l’avoir vu en même temps.

S’agissait-il de plusieurs bonshommes, comme l’avait suggéré Manuela ? Des gens de même race, portant un costume scintillant semblable ? Non, certainement pas, avait-on estimé. Car on avait pu détailler le visage, l’allure, la chevelure (l’homme étant tête nue). Pas d’erreur, c’était bien le même.

— Un gars qui a le don d’ubiquité, s’était exclamé Jérôme. Je sais bien qu’à travers le cosmos on en voit des vertes et des pas mûres, mais tout de même…

Ils étaient vaguement inquiets. Ces interventions d’un être multiple créaient un malaise. Le décor désolé dans lequel ils vivaient ajoutait à la vague névrose qui planait. Aussi, un peu nerveusement, demandait-on fréquemment à F’Kech et à M’Toor où ils en étaient de leurs travaux et si on reprenait l’espace avant peu.

Les deux technastros, d’ailleurs, répondaient le plus souvent avec la même nervosité, voire une irritation qui frisait l’insolence. L’excitation devenait générale et chacun pensait qu’on avait intérêt à filer le plus tôt possible.

Les Centauriens préférant travailler seuls, Jérôme était incapable de demeurer en place. Il avait donc décidé une tournée exploratrice et Frank, lui aussi peu enclin à demeurer les deux pieds dans le même sabot, s’était aussitôt proposé pour l’accompagner. Manuela avait doucement glissé à l’oreille de Jérôme :

— Regardez dans quel état il est !… Et les Centauriens ne peuvent plus le souffrir… Ne nous laissez pas… Un mot, l’étincelle jaillira et peut-être serai-je impuissante à les retenir, s’ils se déchaînent contre lui…

— Mais ils vous respectent… Ils vous aiment beaucoup, Manuela…

— Moi, oui. Je le sais ! Mais que faire contre des hommes qui haïssent celui auquel ils doivent une aventure fâcheuse, une sorte d’exil comme le nôtre…

Elle avait ajouté, avec une mélancolie infinie :

— Pourrons-nous jamais rejoindre l’Hydre… et notre Terre ?…

C’était l’opinion générale. Le grand Terrien avait serré la petite main de son amie.

— Bon… Vous voulez que je l’emmène avec nous… D’ac’ !

Il avait interpellé Cédric, un Cédric toujours aussi morne, passif, rêvant on ne savait à quoi et, pour les cosmonautes, pas bon à grand-chose.

— Passe un scaphandre ! Tu viens avec nous !

Cédric avait suivi le mouvement. Jérôme lui tenait quelque rigueur de la situation et lui parlait à peine. Frank, lui, exécrait franchement ce coplanétriote coupable de tels débordements.

Mais il se réglait sur Jérôme et ne dit rien, accepta cet éclaireur supplémentaire.

Pendant deux ou trois heures, Jérôme et ses deux compagnons s’éloignèrent de l’astronef. Les petites dimensions de la planète firent qu’ils perdirent rapidement de vue la carène brillant sous le soleil vert et rouge derrière la courbe de l’horizon. Partout c’était le même paysage désolé. On eût dit, remarqua Frank, un essai de création. Tout était en effet esquissé, embryonnaire. Les rares et maigres végétaux, plus gris que verdoyants, montraient timidement leurs tiges. La gent animale réduite rampait à ras de terre et fuyait sous les pas des cosmatelots. Et il y avait des cailloux, des cailloux, des cailloux, évoquant les plaines martiennes que les hommes avaient eu tant de peine à fertiliser après la conquête de la planète rouge voisine de la Terre.

Ils gardaient le contact avec l’astronef, par talkies-walkies perfectionnés. Mais jusque-là ils n’avaient pas eu de grandes découvertes à signaler.

Et puis, tout à coup, ils le virent.

Lui ! Encore lui !

Ils le traquèrent, car naturellement il avait encore disparu. Le comble, c’était que ce paysage dénué de tout arbuste, de tout buisson, même de roche de grande dimension, ne semblait pas à première vue permettre de trouver des caches convenables.

Jérôme bondissait, fulgurant au poing. Il était exaspéré par ce personnage qui semblait jouer le théâtre d’illusions et paraissait toujours comme happé par quelque trappe après avoir montré son nez.

— Par tous les diables du cosmos ! Ce con comprendra-t-il qu’on ne lui veut aucun mal ?… On cherche le contact, voilà tout !… S’il y a des hommes sur un tel caillou, c’est tout de même que la vie y est possible… Et il est habillé, on ne sait trop comment, mais ce n’est sûrement pas un sauvage…

Jérôme avait parfaitement raison et c’était une loi cosmique que d’entrer en relation avec les peuples planétaires connus et inconnus dès qu’il y avait un débarquement d’astronef sur un astre quelconque des galaxies.

Fût-ce la mystérieuse Galaxie Rouge.

Frank chercha aussitôt le contact avec l’astronef. Manuela engagea le duplex :

— Ici, astro. J’écoute.

— Frank. On vient de « le » voir !

— Le… l’inconnu ! Pas possible !

— Manuela, à trois, on n’a pas la berlue !

— Mais, Frank… Il est par ici ! Je viens… Nous venons de l’apercevoir… F’Kech et M’Toor l’ont vu comme moi !… Tenez… Il reparaît !

— Diable du cosmos ! Le revoilà aussi !… Ainsi, l’étrange personnage faisait sa réapparition, cette fois en deux endroits différents.

Jérôme, mis au courant, invoqua selon une coutume de la vieille Terre un certain Monsieur de La Palice.

— Si c’est cela… c’est tout bonnement qu’il y a au moins deux exemplaires d’un même bonhomme… Des jumeaux ? Ou bien…

Il vit, braqués sur lui, les yeux de Cédric Gall.

Cédric qui sortait brusquement de son apathie et dont le regard étincelait du plus vif intérêt :

— Jérôme… Jérôme… J’ai compris !…

Mais Jérôme ne sut pas tout de suite ce que Cédric avait compris. Il venait se s’élancer, bondissant avec une extraordinaire vélocité, sur les traces de l’étrange personnage qui avait surgi devant eux, à moins de cinquante mètres.

Frank gardait le lien avec Manuela et apprenait, sans grande surprise d’ailleurs, que F’Kech et M’Toor abandonnant leurs travaux sur le cockpit venaient de se ruer eux aussi à la poursuite de l’intrus. Sans plus de succès car Manuela annonçait que les Centauriens rentraient déjà, parfaitement bredouilles, leur gibier s’étant littéralement volatilisé à leur approche.

Ce fut quand le petit commando fut de retour au cosmocanot que Jérôme se chargea de dire aux autres ce que Cédric lui avait suggéré.

De quoi s’agissait-il ?

Tout simplement de confier à Cédric la manipulation libre des appareils de télécommunications de façon à ce qu’il puisse établir un nouveau contact avec la jolie inconnue de la planète Dys.

Inutile de dire que pareille demande risquait d’être accueillie avec un minimum de bienveillance. Ce qui fut le cas et on le fit bien voir. F’Kech, le premier en tant que responsable du cosmocanot, se déchaîna. M’Toor, son coplanétriote lui emboîta le pas et ils trouvèrent une aide virulente en la personne de Frank. Les trois hommes éclatèrent de fureur. Comment ? Après les loufoqueries de cet imbécile, on lui ferait confiance une fois encore ? Ne les avait-il pas précipités d’un monde en un autre, et ainsi fait échouer sur ce pavé de l’espace, perdu Dieu savait où, à des myriades d’années-lumière de l’empire spatial connu ?

F’Kech, qui avait repris du poil de la bête et n’avait guère digéré l’agression caractérisée dont il avait été victime de la part de Cédric, s’opposa formellement à toute ingérence dans le déroulement de quelque manœuvre que ce soit.

M’Toor demanda à Jérôme si la folie ne l’avait pas gagné lui aussi et Frank déclara qu’une vieille loi pirate exigeait que les traîtres soient débarqués sur une planète quelconque et abandonnés à leur triste sort.

Manuela écoutait tout cela, le cœur horriblement serré. Cédric était silencieux. On ne savait vraiment pas ce qu’il pensait.

Jérôme n’était pas surpris. Il s’attendait à pareille levée de boucliers et reçut l’afflux de la colère des trois cosmatelots avec une grande dignité.

— Je vous comprends, finit-il par dire quand on lui permit enfin de reprendre la parole. Mais avez-vous une meilleure solution ?

— Oui. Tenter la plongée, une fois encore. Et rallier l’Hydre, ou n’importe quelle constellation de la Voie Lactée.

— En perdant le bénéfice de la reconnaissance d’un monde neuf. Non seulement de la planète Dys (qui n’est pas celle où nous sommes) mais de l’ensemble de la Galaxie Rouge… Songez à la gloire qui rejaillira sur nous tous d’avoir été les premiers à atteindre un autre univers-île…

— Je me fous de la gloire ! trancha le cosmopilote, d’un ton sans réplique.

— Moi aussi ! ajouta M’Toor.

— Et moi donc ! lança Frank. Nous n’avons rien de mieux à faire que de chercher à réintégrer notre galaxie à nous !

Jérôme ne releva pas. Cela devenait comique. Frank en arrivait à considérer l’ensemble de la Voie Lactée comme lui appartenant en propre. Mais tout cela n’était que querelle de mots.

Manuela se garda d’intervenir. Nul n’ignorait la tendance très tendre qui l’attirait vers Cédric, elle ne l’avait que trop laissé deviner. Aussi préférait-elle paraître neutre, confiante en Jérôme qui s’était chargé de convaincre ses camarades d’aventure spatiale.

Patiemment, avec un calme surprenant chez ce colosse, il exposa les suites de leur randonnée. Présentement, on était sur un véritable fragment minéral, sans intérêt, et où évoluaient des personnages mystérieux.

N’avait-on pas tout à gagner de quitter un tel monde, pour aller à la recherche de cette planète Dys réputée si accueillante, si heureuse, n’eussent été les attaques d’un peuple belliqueux et conquérant ?

— Parlons-en ! fit F’Kech en haussant les épaules. Un cinglé nous a raconté cela et… quelle preuve de toute cette histoire idiote ?

— Les Uniques, dit posément Jérôme, qui attendait le moment propice pour frapper un grand coup.

— Quoi, les Uniques ?

— Cédric nous a parlé de Dys, et des attaques de ces curieux belligérants, ces êtres identiquement égaux entre eux par l’apparence… Nieras-tu, F’Kech, nierez-vous tous que c’est à eux, bien à eux, que nous avons affaire ici ? Ces créatures qui se trouvent apparemment en plusieurs endroits à la fois, et qui sont tellement semblables qu’on peut les confondre, vous les avez vues comme moi… N’est-ce pas eux, ces Uniques révélés par la mystérieuse correspondante de Cédric ?

Il vit qu’il avait touché juste. Les trois cosmatelots étaient soudainement ébranlés dans leur conviction. On avait en effet parlé, à Hydra IX, des récits jugés fantaisistes de Cédric Gall. Mais ils avaient depuis longtemps oublié ce détail, avec bien d’autres, n’attribuant guère de sérieux à ce qu’on estimait des divagations pures et simples d’un technastro atteint du mal spatial.

La discussion aurait pu durer encore longtemps et il aurait fallu déployer des trésors de diplomatie pour arriver à ce simple fait : laisser Cédric une heure ou deux dans la petite cabine de télécommunications.

Un fait nouveau emporta la décision.

Frank, qui s’était éloigné du groupe dans un mouvement d’humeur, plus furieux que jamais contre Cédric et Jérôme coupable de le soutenir, attira leur attention à tous par un véritable gloussement :

— Là… en voilà un !…

Ils se ruèrent aux hublots. Un personnage apparaissait, toujours le même.

— Ne bougeons pas, ordonna F’Kech. Il ne faut pas l’inquiéter. On verra bien cette fois s’il approche.

Il approcha. Et un autre. Un troisième. D’autres encore.

Les passagers du cosmocanot, abrités dans le cockpit, les voyaient évoluer soit à vue directe par les hublots, soit sur l’écran panoramique que F’Kech venait de régler en conséquence.

Ils se taisaient tous. Cédric avait la respiration courte et ses yeux brillaient plus que jamais. Jérôme et Manuela sentaient que le vent tournait.

Ces êtres qui encerclaient maintenant le cosmocanot se ressemblaient tous.

Visages, chevelures, tailles, costumes. Tout. Rigoureusement tout. On ne savait combien ils étaient, mais ils n’offraient jamais que la réplique multiple d’un seul archétype humain.

La voix de M’Toor râla, résumant l’impression générale :

— Les Uniques !…

C’étaient bien les Uniques désignés par la belle inconnue, révélés à l’origine par les visions de Cédric.

Le cercle se rapprochait mais, tout à coup, on ne les vit plus. Il n’y eut plus rien sur la lande désolée qui entourait le vaisseau spatial.

Un silence. Chacun réfléchissait.

F’Kech eut soudain un geste large, presque de colère, comme un homme qui se trouve astreint à une conclusion qu’il réprouve.

— Eh bien, vas-y !… Essaye ! dit-il à Cédric. Et il lui tourna le dos pour aller avaler une bonne dose d’un vieux whisky de la planète Terre, que les Centauriens savaient aussi apprécier.

Très calmement, égal à lui-même, Jérôme se tourna vers Cédric.

— A toi de jouer, dit-il. Et sors-nous de ce pétrin !