PRÉLUDE











Le vent fait onduler les cyprès qui paraissent presque noirs sur le bleu profond du ciel. La mer miroite au-delà du temple de Poséidon qui se dresse, orgueilleux hommage au dieu des flots sur les hauteurs du cap Sounion.

Le vieil aède pince les cordes de sa lyre. Et les enfants, des jeunes et des moins jeunes accourent, sachant qu’il va chanter quelque nouvelle épopée, conter de merveilleuses histoires où se rencontrent les dieux, les demi-dieux, et les héros valeureux comme les nymphes les plus belles.

L’aède sourit à son auditoire. Il va psalmodier une nouvelle légende. Et il promène ses regards sur ceux qui sont là. Il lui plaît toujours de choisir un auditeur privilégié. Il n’en dit rien, ne le désigne pas, mais dans son vieux cœur encore avide d’amour, il est heureux de chanter plus particulièrement pour un être avec lequel il sent s’établir un subtil courant fluidique.

Cette fois, il a choisi un garçon, à peine sorti de l’enfance. Très beau dans sa tunique qui glisse sur l’épaule et dont les yeux couleur saphir contrastent avec la chevelure de jais que ceint un ruban doré.

— Ô poète, dit quelqu’un, que vas-tu nous conter en ce jour ? Quelque épisode de la guerre que nos pères ont livrée aux Troyens ? La vaillance d’Achille ? Le retour d’Ulysse ? Ou bien les amours de Mars et de Vénus ? La jalousie d’Amphitrite ? Le…

L’aède balaye tout cela d’un revers de main :

— Aujourd’hui… je chanterai l’avenir…

Ses doigts glissent sur les cordes de la lyre qui murmure doucement comme une amoureuse, et des notes s’égrènent dans la brise en semence de rêve.

Il commence à chanter, et l’enfant aux yeux bleus, silencieux, s’envole avec lui vers l’époque où les hommes quitteront le soi de la planète pour partir conquérir les étoiles…



C’est à Marrakech, sur la place de Djema El Fnâ, semblable à elle-même depuis des siècles et des siècles.

On va déjà vers le couchant et l’animation est intense. Ils sont tous là, les charmeurs de serpents et les cracheurs de feu, les marchands de vanneries et de figues de Barbarie, les arracheurs de dents aux éventaires à mille mâchoires et les jongleurs et les acrobates, les mendiants et les vendeurs d’eau, et tous ceux qui préparent en plein air sur des fourneaux rudimentaires de ces plats aux senteurs fortes qui étonnent l’étranger. Et ceux venus du désert mènent les dromadaires patients et les ânons résignés au milieu de la foule de plus en plus dense, où passent les filles voilées drapées dans des tenues brillantes tissées de fils d’or et d’argent, miroitant comme des arcs-en-ciel.

Mohammed et sa sœur Fatima arrivent à cloche-pied. Le conteur d’histoires a pris place et les deux enfants veulent être là pour écouter ce qu’il ne va pas manquer de dire. Des contes merveilleux, des choses qui ne sont pas arrivées et qui ne peuvent pas arriver, mais qu’on voudrait tellement croire vraies.

Va-t-il ce Mohammed (car lui aussi naturellement s’appelle Mohammed) raconter quelque fragment des Mille et Une Nuits ? Ou parler des djinns, ces démons qui accompagnent le diable Iblis ? Ou bien…

Non ! Mohammed le conteur a changé son répertoire. Dans la symphonie mystérieuse qui s’élève de la foule immense et disparate, tandis que le petit Mohammed demeure bouche bée et que Fatima mâchonne une fleur d’hibiscus, sous le ciel empourpré du couchant il propose une incursion dans le futur, maintenant que les humains ne sont plus captifs de la pesanteur sur la Terre, qu’ils ont construit des machines qui les emmènent dans les autres mondes.



Quelque part dans un couloir du métro, non loin du plateau Beaubourg. Un gars chevelu, quelque peu crasseux mais qui a une certaine flamme dans le regard, prélude sur sa guitare. Une chanson nouvelle appelant à la révolte ? Au refus de cette civilisation pourrissante qu’il hait d’autant plus qu’elle lui permet de vivre ?

Non ! Si négatif qu’il soit, ou qu’il veuille être, il est en proie au démon de la poésie. Alors dans cette ambiance de poussière, de cette foule frénétique, de tous ces esclaves perpétuellement pressés d’un monde devenu horriblement factice, il a envie pour une fois d’un peu d’évasion. Il va improviser au fur et à mesure que cela lui viendra une histoire qu’il ponctuera d’un accompagnement tout aussi spontané, au mépris des règles musicales mais qui fera un fond sonore.

Troubadour du siècle expirant, il se prend à son propre jeu. Plus que la came, cela va l’emmener loin de cette réalité sordide où il étouffe…

Quelques voyageurs s’arrêtent. Le cercle se forme petit à petit.

Une fille est là.

Les yeux vides, en tenue unisexe. Jolie ? Elle le serait peut-être si, comme beaucoup de ses semblables, elle n’avait tout fait pour s’enlaidir, nier la coquetterie et même l’hygiène la plus élémentaire. Elle mâchonne un joint, et pense que tout à l’heure elle ira à la manif’. Contre… Contre quoi, elle ne le sait trop. C’est d’ailleurs sans aucune importance. Ce qui importe c’est d’être contre, n’est-ce pas ?

Elle n’a rien à faire pour l’instant, elle qui ne travaille jamais.

Alors elle est là par hasard. Et, avec dans la bouche le goût amer de la saleté dont elle tente de s’enivrer, elle écoute, presque malgré elle…