CHAPITRE XI











Le désastre…

A quoi peut rêver un captif ? A la délivrance, c’est une vérité première.

Et cependant, celui qui tourne entre les murs bleus faits d’une matière translucide dans une cellule admirablement aménagée pour rendre la claustration moins pénible, malgré l’installation sanitaire impeccable, la télé en trois D., le distributeur de musique et de films, malgré les soins qui ne sont jamais refusés à ses pareils, celui-là ne nourrit pas les mêmes espérances que les autres prisonniers de la centrale.

Cédric Gall a été condamné. Il a entendu le verdict sans broncher, avec une indifférence qui n’est sans doute même pas feinte. Il est indifférent. Totalement.

F’Kech le Centaurien, M’Toor son coplanétriote, Frank le Terrien, ont déposé contre lui, relatant les conditions dans lesquelles le cosmocanot parti d’Hydra IX pour Hydra V a été détourné et précipité dans la Galaxie Rouge.

Etrange procès ! Parce que tous les participants, y compris les deux témoins à décharge. Manuela Wald et Jérôme Santi, sont couverts de gloire.

Autant d’ailleurs que l’accusé. Le condamné, finalement.

La gloire d’avoir découvert, exploré, révélé au monde une galaxie jusque-là seulement observée de loin, de très loin. Réputée inaccessible ou tout au moins extrêmement dangereuse.

Le monde, toujours avide de connaissance, de découvertes interplanétaires et interstellaires, s’est passionné pour les documents qu’ils ont rapportés, quelques films, quelques photos, et surtout d’impérissables souvenirs fidèlement enregistrés et livrés aux plus grands spécialistes de la cosmographie.

Cédric, naturellement, partage ce succès d’ordre extra-mondial. Il n’en est pas moins un grand coupable. Cependant, le résultat, c’est qu’il a été condamné à trois ans de détention, dans la prison de Singapour. Une centrale installée là, et qui reçoit des Terriens des diverses nations, des diverses races. A sa libération il bénéficiera des avantages récoltés par l’équipage du cosmocanot. Décorations, primes, rentes appréciables, s’il le désire emploi réservé, soit dans une base de la planète, soit s’il veut repartir pour les espaces, sur un astronef ou dans un autre monde. Mais sans possibilités d’avancement.

Cédric sait tout cela. Que lui importe…

Il supporte sa détention apparemment avec sérénité. Rien ne l’intéresse, d’après ses geôliers. Il ne vit pas, a dit quelqu’un ; il subsiste.

Manuela et Jérôme l’ont aidé de leur mieux. Mais son crime était grand et passible de la peine de mort, tout au moins de la détention à perpétuité, sans le fait que ses folies ont été contrebalancées par la découverte de la Galaxie Rouge.

Que lui importe…

Il n’espère plus.

Parce qu’Amigalla est morte. Parce qu’elle est pour lui comme si elle n’avait jamais existé.

Parce que ses amours avec cette maîtresse fantôme n’ont jamais été, ainsi que l’a dit un docte psychologue chargé de l’examiner, qu’une sorte d’onanisme, une libération relative de phantasmes. Et Jérôme, qui a témoigné sur ce point, a dû convenir que la définition exacte de la scène érotique à laquelle il a assisté, voyeur circonstanciel, convenait parfaitement.

Est-ce tout cela qui défile dans l’esprit du prisonnier ?

Il a droit, deux fois par semaine, à une promenade dans les jungles proches ou vers une plage de Malaisie. Détention humanisée pour les condamnés de son acabit. Evidemment infiniment plus dure concernant les assassins et les tortionnaires, dont bien peu d’ailleurs échappent à la désintégration pure et simple réservée aux monstres irrécupérables.

Cédric sera libéré, les trois années écoulées. Peut-être un peu avant, s’il persévère dans cette conduite jusque-là irréprochable. Mais il y a encore bien peu de temps qu’il a été incarcéré.

Combien de temps ? Il ne le sait même plus. Contrairement à ses semblables il ne compte pas les jours qui le séparent de la liberté.

Il sera libre. Et alors ? Un univers d’où Amigalla est absente n’offre pour lui aucun attrait.

Il n’a plus guère de famille. Bien sûr, deux êtres lui ont prouvé qu’ils savaient l’aimer et lui ont promis qu’à sa remise en liberté il pourrait compter sur eux.

Jérôme… Manuela… Mais d’ici trois ans ?…

Jérôme, tel qu’il le connaît, sera reparti depuis longtemps sur les routes du ciel et cosmonaviguera du côté des planètes de la Balance ou dans la constellation du Lion. Manuela… Eh bien Manuela, espérons pour elle qu’elle aura fait sa vie, qu’elle sera mariée, mère de famille. Cédric leur souhaite à tous deux bien du bonheur. Ils le méritent. Mais lui…

Désastre d’une vie gâchée ! Une carrière de technastro de valeur détruite, ou tout au moins compromise. On le réemploiera s’il le souhaite, mais sans espoir par la suite de monter en grade. Il ne sera jamais qu’un petit technicien de mince envergure.

Désastre dans son cœur comme dans sa carrière… Un futur « ancien taulard ». Rien d’autre. Alors, à quoi bon piaffer en attendant l’ouverture des portes magnétiques de cette prison dont nul ne s’évade ?

— Gall… Une visite pour vous !

Cédric, étendu sur sa couche, perdu dans ses mornes pensées, a tressailli.

Qui peut venir le voir, perdu au bout de la presqu’île de Malacca, dans cette forteresse inexpugnable quoique climatisée et pourvue du confort le plus raffiné ?

La voix impersonnelle est tombée du micro-interphone. Il pense à Manuela, à Jérôme. Mais de toute façon, pour venir, alors qu’elle est en Allemagne et lui, d’après ce qu’il croit, dans une base de la Terre de Feu, cela représente pour eux une expédition. Alors, qui ?

Cédric se lève de mauvaise grâce, passe une main molle dans ses cheveux ébouriffés, ajuste son pantalon, fait semblant de tapoter ses vêtements d’un geste boudeur. Il ne tire aucune joie de cette annonce. Il évoque plutôt un envoyé des magistrats, encore un psychiatre (il en a subi plusieurs), ou bien…

Portes qui coulissent. Un Monsieur apparaît, accompagné de deux « matons » sanglés dans des tenues irréprochables qui leur donnent un air de cliniciens mais qui n’en sont pas moins armés de revolasers au feu qui ne pardonne pas.

Le Monsieur ? Petit. Elégant. Sans âge. De race visiblement japonaise.

Cédric se trouve seul avec lui. Mais il sait que les matons surveillent par la télé intérieure et que le moindre geste équivoque de sa part serait le déclencheur automatique d’un rayon fulgurant qui le neutraliserait.

— Professeur Yamamoto Kanaghi, de l’université de Kyoto !

Cédric salue vaguement. Cet homme respire l’intelligence et sa courtoisie est celle, légendaire, de sa patrie terrestre.

Le captif est perturbé. Pour un peu, il se sentirait hostile envers ce visiteur inattendu qui est venu troubler sa solitude. Cette solitude qui est désormais son seul refuge, qui le laisse savourer indéfiniment son incommensurable chagrin…

Mais le professeur Kanaghi doit avoir conscience du désarroi de ce malheureux garçon. Il parle. Doucement. Posément. Et au bout de quelques secondes, le visage bouffi, terne, de Cédric, commence à s’animer. Il subit l’incontestable charme qui émane du Nippon, dont les traits révèlent l’intelligence. Et ce qu’il entend ne saurait le laisser indifférent, lui qui se croit maintenant allergique à tout ce qui n’est pas son éternelle délectation de morosité.

— Accepteriez-vous, Cédric Gall ?

Un temps. Cédric est-il tenté ? Mais il a tant de rancœur en lui. Il en veut à l’humanité, pis que cela, à toutes les humanités du cosmos, passées, présentes et à venir, puisqu’il ne peut y retrouver Amigalla.

Du moins le croit-il, au nom de cette logique qui, après tout, n’est peut-être qu’une convention née du cerveau humain.

— Professeur, si je comprends bien, vos expériences ne doivent pas être dépourvues d’intérêt. De quoi faire progresser la science. Mais…

Kanaghi le scrute, attentif à ce qui va suivre :

— …mais, moi, on m’a emprisonné. C’est paraît-il le droit des hommes de priver un des leurs de liberté… Oh ! je ne renie pas mon… disons : mon forfait ! Ce que je veux vous dire, c’est que j’ai été frappé au cœur, et que je ne guérirai jamais, ici ni ailleurs. Alors…

— Ma proposition ne vous intéresse donc pas ?

— Je ne me sens pas une âme de cobaye.

— J’espérais, Monsieur Gall, que vous y prendriez goût. Le voyage que je vous propose…

— Il y a ici, dans cette prison, et dans quelques autres, sur la Terre, voire d’autres planètes, tant de captifs qui ne demanderont pas mieux que de se vouer à servir de sujet pour vos travaux !…

— Sans doute, Monsieur Gall. Mais à ma connaissance, ni les uns ni les autres ne sont des technastros. Il y a bien quelques cosmonautes,mais sans grand relief. Et puis…

Il a un étrange sourire :

— Aucun, semble-t-il, n’a exploré la mystérieuse Galaxie Rouge !

Cédric a sursauté et Kanaghi doit penser qu’il a fait vibrer la corde sensible au bon endroit. Il reprend :

— Réfléchissez bien ! Si vous le désirez, je peux revenir vous voir, dans un jour ou deux, et vous me donnerez une réponse définitive. J’insiste sur le fait que les autorités m’accordent liberté de manœuvre. Si vous acceptez de devenir mon collaborateur (mais oui, ne protestez pas !) vous serez libre. Vous viendrez avec moi à Tokyo. De là à mon laboratoire. Et puis (la voix se fait plus douce, plus insidieuse) ce genre d’expériences n’est pas dénué de charme… Je suis parvenu à quelques résultats attractifs, mais il me manquait un sujet (je dis bien sujet et non cobaye) qui puisse m’apporter des preuves. Par exemple en retrouvant, dans le temps, certains souvenirs… Des clichés, si brefs, si fugaces soient-ils, de décors, d’événements, de personnes…

Cédric est maintenant très pâle.

Le professeur a-t-il fini de parler ? Il voit bien que son interlocuteur, de si mauvaise humeur soit-il, est touché.

Cédric, d’une voix mal assurée, demande :

— Vous avez dit, professeur… dans le temps… Des… des décors… des…

— Mais oui ! Oh ! bien sûr, il ne s’agit pas de voyager réellement dans le passé ou dans l’avenir de façon virtuelle. J’abandonne cela à la science-fiction, encore que la noblesse de ce genre littéraire ne me laisse nullement indifférent. Mais ce sont là jeux de poètes et vous savez que, dans mon pays, la poésie a droit de cité comme dans toutes les grandes civilisations galactiques. Mais il n’en est pas moins vrai que les ondes du temps existent, que, sans doute, devant le Maître du Cosmos, devant le Dieu Inconnu, le grand TOUT s’accomplit justement hors de toute durée. Si bien que les vibrations qui constituent son œuvre ne nous sont pas interdites et que jusqu’alors nous n’avons fait que les méconnaître, ou tout au moins ne pas parvenir à les atteindre. Désormais, monsieur Cédric Gall, je crois y être arrivé, et ce avec l’aide de mes fidèles laborantins…

Cédric fait quelques pas dans l’étroite cellule. Il sent ses jambes fléchir et il se laisse aller sur le lit. Il est blême et la sueur perle à son front.

— Excusez-moi, professeur…

— Je vous comprends !

Kanaghi se penche sur l’homme torturé.

— J’ai suivi votre procès, croyez-le bien. Et je vais tout vous dire : je suis en relation avec Mlle Wald, avec M. Santi…

— Jérôme ! Manuela !

— Ils m’ont tout dit !

Cédric grelotte d’émotion. Kanaghi, tout proche, murmure à son oreille :

— Voulez-vous… tout au moins tenter… de revoir Amigalla ?

Une crispation de tout son être. Et la réponse vient, éructée dans un spasme :

— Oui…