CHAPITRE VII
— …et s’il ne nous en sort pas, je me charge de lui !
Frank avait jeté cette phrase menaçante. Les regards lourds des deux Centauriens avaient semblé approuver de tels propos. Cédric les avait reçus (entendus sinon écoutés) avec son apparente indifférence habituelle. Quant à Jérôme et à Manuela, ils ne cachaient pas leur inquiétude.
Tous deux avaient discuté, après que le feu vert ait été accordé à Cédric afin de tenter une nouvelle expérience à laquelle ni Frank, ni les Centauriens, n’accordaient guère de crédit.
Ils avaient eu la même idée, elle et lui. En apparence, on laisserait Cédric agir seul. Seulement il faudrait, d’une façon ou d’une autre, surveiller ses agissements. Regarder par le trou de la serrure, comme l’avait dit plaisamment le grand Terrien.
Fallait-il mettre en doute les assertions de Cédric ? Ce n’était pas absolument cela dans l’esprit de ses deux amis. En fait, ils brûlaient d’envie, l’un et l’autre, d’observer l’expérience, de tâcher d’entrevoir ces paysages de Dys et surtout cette femme fascinante dont on ne savait si elle existait réellement ou non.
Jérôme avait une idée sur ce qui pouvait se passer, ayant longuement étudié le comportement de Cédric, soit avant, soit après ces étranges duplex.
— Si vous le voulez bien, Manuela, je préférerais agir, moi…
— Mais, Jérôme, je voudrais tant me rendre compte…
— Non. Laissez-moi faire. De toute façon, nous devons demeurer, en principe, en dehors de la question, nous comme tous nos camarades puisque, pour une raison encore mal définie, Cédric affirme qu’il n’obtient de résultats qu’étant seul. Oh ! certes, moi-même, avec le formidable poste de visée d’Hydra IX, j’ai aperçu, disons entr’aperçu, des formes, des lignes, tout un magma difficilement saisissable à l’œil qui pouvait bien être ce monde de la Galaxie Rouge. Mais Cédric m’a affirmé que, si c’était bien cela, j’avais été victime de parasitage et, selon lui, c’était là le fait des Uniques, lesquels mettent tout en œuvre pour bloquer ceux de Dys afin d’assurer la conquête de la planète et n’hésitent pas à brouiller les émissions, surtout afin d’interdire à leurs futures victimes d’appeler à l’aide…
— Sans doute existe-il, en cet univers, d’autres peuples planétaires susceptibles de venir au secours des Dys ?
— Pas impossible ! Et il se trouve que, par hasard (mais y a-t-il un hasard ?) c’est Hydra IX en la personne de Cédric, qui a capté cette sorte de S.O.S…
— Au-delà des gouffres vertigineux qui séparent les deux galaxies…
— Oui, Manuela. Gouffres que nous avons cependant franchis…
Il allait ajouter « grâce à Cédric » mais se retint, pour ne pas affliger Manuela davantage. Il avait son plan. Frank et les Centauriens s’affairaient sur le cosmocanot et pensaient que le départ pouvait être proche. Manuela se mit à faire tout bonnement la lessive. Jérôme, lui, s’était glissé dans une réserve de scaphandres qui jouxtait la mini-cabine de télé et de radio. Une cabine aux dimensions réduites mais cependant bien agencée, encore qu’elle n’eût guère souffert la comparaison avec la magnifique installation d’Hydra DC, capable d’étudier une galaxie lointaine.
Mais maintenant, si on n’était pas sur Dys même, on ne devait pas en être très loin (spatialement parlant) et le contact serait sans doute plus aisé.
Retenant son souffle, s’évertuant à l’immobilité, Jérôme, adroitement camouflé entre deux de ces combinaisons-scaphandres indispensables aux cosmatelots, pouvait voir ce qui se passait dans le petit réduit.
Comme dans la cabine de pilotage, il existait un écran plus petit et une table-console permettant les divers réglages.
Cédric pénétra bientôt, alors que Jérôme s’installait le plus commodément (ou le moins inconfortablement) possible.
Il était hors de doute qu’il était fébrile, survolté. Pendant un bon moment Jérôme le vit manipuler les appareils avec une maladresse inhérente à son état d’esprit. Il l’entendait respirer violemment, jurer par instants quand il ne parvenait pas à une mise au point que ses gestes trop brusques retardaient par des manœuvres gauches.
Enfin, après de longues minutes de préparation, Cédric s’installa devant la table de commandes. Il aspira une longue gorgée d’air et Jérôme le vit tout à coup s’immobiliser, plus songeur que jamais.
Sans doute cherchait-il à se maîtriser pour mieux atteindre son but.
Enfin, il commença à régler des touches.
Son observateur le sentait crispé, entendait son souffle haché, violent, percevait des mots brefs, sans suite, des exclamations étouffées exprimant une mauvaise humeur croissante.
Cependant, les micros grésillaient et il était hors de doute que tout fonctionnait à merveille et que le poste du cosmocanot captait les échos de la Galaxie Rouge. Peut-être aussi de la Voie Lactée, univers-île le plus proche. Du reste du Cosmos également, savait-on jamais ?
Et, parallèlement sur l’écran en avançant un peu le cou au risque de se faire repérer par Cédric, Jérôme commençait à distinguer des images, plus que confuses, mais des images tout de même, reflets des mondes environnants, voire du planétoïde lui-même, là où ils avaient échoué.
Cédric tremblait légèrement, Jérôme s’en rendait parfaitement compte. Toutefois petit à petit, le réglage se poursuivait. Cédric reprenait espoir, c’était visible. Son visage exprimait tour à tour les impressions qu’ils ressentaient. Mais presque toujours, il était déçu. Il croyait littéralement « saisir » l’émission et aussitôt tout se brouillait, aussi bien l’image que le son.
Jérôme se tordait le cou pour voir. Il avait de plus en plus la certitude que Cédric n’avait jamais vraiment raconté d’histoires. Il y avait bel et bien une amorce de duplex (avec qui, il ne le savait pas encore) mais aussi, très nettement, un parasitage voulu, consécutif à une action technique et non à un phénomène naturel. Comme tous les technastros, Jérôme était assez familiarisé avec ce style de communications pour en être persuadé.
Donc deux points. Primo : Cédric esquissait un duplex avec un appareil en parfait état. Secundo : quelqu’un s’acharnait à interdire le contact.
Joindre Hydra IX, ou quelque planète de la Voie Lactée ? Certes, ce n’était pas du domaine de l’impossible mais en la circonstance tout portait à croire, eu égard à la rapidité avec laquelle Cédric avait déjà obtenu des résultats, que son ou ses correspondants se trouvaient à une distance « spatio-relativement » moyenne, et non au-delà de ces effrayants abîmes intergalactiques qu’on ne franchissait qu’en utilisant le sub-espace, avec tous les dangers que cela pouvait représenter.
Cédric s’acharnait, triturait les boutons de la console, abaissait les manettes, mettant, ôtant, remettant sans cesse le casque d’écoute, se dressant vers l’écran, tentant un anti-parasitage de l’image, revenant au son, etc.
Et puis, petit à petit, cela devint plus net.
Devant lui, sur le petit écran, un paysage apparaissait.
D’un seul coup, l’homme qui transpirait d’angoisse dès que l’émission paraissait lui échapper, respira mieux et son visage s’illumina.
Il tremblait encore, de joie cette fois. Jérôme le devinait frémissant, touchant au but et l’observateur clandestin, heureux malgré tout du succès de son copain, découvrait avec satisfaction la beauté du monde qui se révélait.
Car il s’agissait de tout autre chose que le caillou sur lequel ils avaient débarqué, et qu’ils pouvaient considérer comme étant la planète-patrie des Uniques.
Des plaines et des forêts, des monts verdoyants et des lacs bleus, un ciel un peu rosé ce qui indiquait malgré tout qu’on demeurait dans la Galaxie Rouge, où la tonalité générale transgressait partout. Mais, en dehors de ces teintes rutilantes ou cuivrées, Jérôme distinguait le triomphe de la chlorophylle universelle, couleur basale de tout ce qui touche au monde végétal, à de rares exceptions près.
Le rouge paraissait dominer, par contre, dans l’élément floral et des prairies entières ruisselaient de pourpre et d’écarlate, ce qui rappelait drôlement à Jérôme les coquelicots de la Terre. Mais des coquelicots, il s’en rendit compte, aux dimensions fantastiques, des coquelicots arborescents, abritant d’autres congénères de races variées, mais tous éclatant de la gamme des rouges.
Les eaux, abondantes, vives ou stagnantes, demeuraient d’azur, avec çà et là des reflets de rubis ou d’escarboucles. Et tout cela constituait un décor superbe où on entrevoyait quelquefois des animaux inconnus, des êtres volants eux aussi entachés d’ondes de feu et de sang, insectes immenses ou oiseaux fantastiques.
Et puis, Cédric poursuivant son réglage, Jérôme entrevit une cité.
Construite certainement en pierres blanches mais baignées du rose-cuivré qui dominait. Il crut voir deux soleils au fur et à mesure que les images évoluaient sur l’écran. Deux astres rutilants eux aussi, sources évidentes de la coloration d’ensemble. Des planètes de type terrien, certes, mais soumises à des étoiles cramoisies.
L’antithèse visuelle était, en dépit de sa force, relativement douce et agréable à contempler. Maintenant Cédric parvenait à amener visuellement des images rapprochées de la ville. Et Jérôme admirait.
Un peuple, qu’il découvrait dans son activité. Un peuple bigarré, industrieux, très évolué puisque des machines roulantes, volantes, glissantes, se manifestaient un peu partout. Des antennes multiples attestaient la technique avancée. Jérôme n’en doutait pas, c’était là la planète Dys décrite par Cédric qu’il découvrait.
Brusquement, tout changea. Cédric laissa échapper une exclamation de joie triomphale et Jérôme dans sa cachette reçut un véritable coup au cœur.
L’image s’était modifiée sous une dernière manipulation. Un tableau éblouissant apparaissait aux deux hommes.
Elle !
Comment Jérôme eût-il pu douter maintenant ? Il comprenait l’extase, cette sorte de démence qui avait saisi Cédric depuis qu’il avait pu converser – le Maître du Cosmos savait comment ! – avec cette créature.
Belle ? Les critères diffèrent selon les goûts. Et les goûts varient d’un monde à un autre. Ne varient-ils pas déjà selon une race, un pays, une époque, et surtout un individu ?
Mais Jérôme devait s’avouer que Cédric avait bon goût en la circonstance. Celle qui apparaissait représentait un bien joli spécimen de la gent féminine, telle que le Créateur en a répandu d’innombrables exemplaires sur les planètes destinées à couver l’humain.
Svelte, drapée dans une sorte de péplum qui laissait une jambe audacieusement nue, parée d’étranges bijoux sertis de pierres inconnues aux feux éclatants, elle transgressait ces artifices par sa simple nature. Cheveux très noirs coupés court et striés curieusement de fils d’or, dégageant de charmantes oreilles et un cou allongé supportant la tête fine, le visage aux yeux indéfinissables de couleur. Jérôme, qui ne pouvait l’examiner de près eût juré que ces yeux échappaient à la classification classique. Ils lui paraissaient tellement chatoyants qu’il les devinait pareils à ces opales où les teintes se chevauchent, se mêlent, s’entrecroisent, formant un mystérieux arc-en-ciel de vie, de mystère, de volupté aussi.
On ne voyait plus que ces yeux quand on la regardait. Ce qui n’interdisait pas de subir le charme de ce petit nez fin, un peu long, de cette bouche large, sensuelle, et surtout de cet air à la rois hautain et attirant qui créait une fascination a laquelle un homme tel que Jérôme, toujours sensible au beau sexe, eût difficilement pu demeurer allergique.
Allergique, Cédric ne l’était pas. Il semblait en état d’adoration. Sans doute eût-il voulu dire, crier, hurler sa joie. Mais présentement il était muet, immobilisé par l’apparition. Car Jérôme avait bien l’impression d’une apparition, d’autant qu’en dépit des dimensions réduites de l’appareil de sidérotélé, l’image se détachait en hologramme, tridimensionnelle encore qu’intangible.
Si bien qu’on eût admis que c’était vraiment l’inconnue de Dys qui se manifestait, flottant comme une sorte d’ange de sensualité au-dessus de la console, elle-même placée au-dessous et devant l’écran.
Et Cédric, un peu en arrière pour mieux voir, les yeux noyés de bonheur, les mains tremblantes, les lèvres entrouvertes, la contemplait…
Jérôme ne pouvait s’interdire de penser que son camarade devait ressentir intimement le plus délicieux des troubles tant cette femme immatérielle dégageait d’effluves voluptueux, à la fois par son physique et son attitude à peine impudique mais prometteuse par le léger déhanchement qui mettait en valeur la jambe apparente, à l’épiderme apparemment soyeux, nacré, par ce qu’on voyait de sa chair qui laissait deviner sous les plis du péplum la beauté pleine des formes.
Mais Jérôme fut foudroyé quand elle commença à parler.
La voix, venue d’une autre planète il ne pouvait en douter, avait des inflexions caressantes, évoquant sans cesse un appel charnel. Cependant, Cédric s’était un peu repris. Il répondait, dans la langue Spalax, ce code universel des interplanétaires.
Un dialogue qui surprit Jérôme. Il était envoûté par cet organe féminin aux harmoniques de séduction. Mais malgré tout il réfléchissait :
— Comment peuvent-ils se comprendre ?
Puisque, de toute façon, les deux interlocuteurs ne parlaient pas la même langue.
Il se souvint à temps des confidences de Cédric : il y avait, parallèlement aux émissions vocales évidemment non alignées, un échange mental. Si bien que, aux syllabes, aux mots, aux phrases ainsi formées, correspondait spontanément une assimilation d’idées qui permettait, avec quelques tâtonnements, de parvenir à la compréhension mutuelle.
Certes, des amoureux (et Jérôme était persuadé que c’était bien cela qu’il avait devant lui) peuvent se comprendre sans le secours d’un idiome quelconque. Les Terriens dont il était le savaient depuis longtemps et les cosmonautes, allant de planète en planète, l’avaient bien souvent vérifié.
Seulement il était hors de doute que, présentement, encore que leurs rapports soient non dénués d’une surprenante tendresse, Cédric et l’inconnue de Dys échangeaient des propos sérieux, d’où toute idée de bagatelle était exclue. Du moins pour l’instant. De quoi pouvait-il bien s’agir dans cette conversation ? se demandait le grand gars.
Il ne douta pas que ce ne fût très important, quand il constata qu’elle paraissait répéter certains mots, certaines phrases. Et que Cédric prenait des notes maintenant. Il enregistrait des signes sur un petit calepin électronique, qui fixait syllabes et chiffres.
Au bout d’un moment, Jérôme crut comprendre.
Tout bonnement, elle dictait à Cédric les coordonnées du lieu où elle se trouvait, où il allait pouvoir la rejoindre.
— Diable du Cosmos ! pensa Jérôme, elle a déjà réussi à nous amener dans cette sacrée galaxie ! Voilà maintenant qu’il faut aller jusqu’au bout ! Parce que, évidemment, il va falloir qu’il nous emmène avec lui, et que…
Il fit la grimace. Comment ferait-on avaler cette nouvelle lubie aux autres cosmatelots ? Même avec l’approbation évidente de Manuela, Frank et les Centauriens étaient bien capables de s’en prendre une fois de plus à celui qui les avait déjà fait basculer entre deux galaxies.
Enfin, Cédric cessa son petit travail. Jérôme pensait que l’émission en duplex était terminée. Il se trompait.
Il y avait eu, à diverses reprises, des interférences. S’agissait-il d’un phénomène naturel, facilement compréhensible pour un pareil échange télé et radio, ou bien, une fois de plus, des manigances des Uniques, toujours acharnés à isoler ceux de la planète Dys dont ils convoitaient la possession ?
Cédric avait réagi avec énervement, tripotant fébrilement ses appareils jusqu’à ce qu’il eût réussi à ramener l’image tridimensionnelle à la netteté parfaite.
Elle, de son côté, ne semblait pas avoir les mêmes problèmes, soit que le système d’émission dont elle usait n’eût pas les mêmes éléments techniques que le cosmatelot, soit que ce soit une tierce personne qui se chargeât du réglage.
Et Jérôme, étrangement troublé, assista à la suite.
Les deux amoureux – et plus encore, l’observateur en eut la preuve – en avaient terminé avec le transfert des coordonnées planétaires. Ils songeaient à tout autre chose.
Cédric, maintenant, se rapprochait de l’image. Pour être à sa portée, il n’hésita pas à grimper sur la console, au risque de provoquer des dégâts, voire à tout dérégler.
Et il esquissa, sur l’image impalpable, les gestes de l’amant éperdu. Illusoires caresses, baisers fantômes, étreinte relevant du fantasme…
Elle souriait, rejetait la tête en arrière, offrant sa gorge de plus en plus dénudée aux lèvres frémissantes de Cédric, qui bien entendu n’effleurait que le vide, un vide que seule son imagination emplissait de la chair aimée, visuelle mais inexistante.
Jérôme avait le feu à la tête.
— J’ai déjà vu du ciné porno, se disait-il, mais ça, c’est mieux !…
Une boule se forma dans sa gorge. Cédric faisait un mouvement bien précis, celui d’échancrer le péplum sur le corps de sa partenaire.
Et là-bas, à des millions de kilomètres sans doute, elle répondit au geste.
Le péplum glissa, tomba…