CHAPITRE IV
— Salaud !… Salaud !… Tu nous paieras ça !… Ordure ! Salaud ! !
Les coups pleuvaient autant que les injures. Cédric se défendait comme il le pouvait. Maladroitement, parant les chocs sans les rendre.
La situation, à bord du cosmocanot, était intenable, mais les hommes déchaînés, en dépit de leur vertige, de leur équilibre instable, des nausées qui leur tordaient les entrailles, des éructations et des hoquets qui les secouaient, de ces tourbillons d’étincelles qu’ils croyaient voir ou plutôt sentir dans leur crâne, s’étaient ligués pour corriger le coupable d’un tel état de fait.
Surpris dans leur sommeil, Jérôme, Manuela, Frank et M’Toor avaient eu peine à réaliser pendant un instant, tant le malaise qui les tenaillait subitement au cours du repos était atroce.
Et puis, se levant, titubant, s’accrochant n’importe où, ils avaient compris.
Le sub-espace. On avait plongé dans le sub-espace. Sans préparation.
Sans cet indispensable cortège de précautions qui précède normalement ce genre de manœuvre ultra-délicate. On ne s’était pas attaché, on ne s’était pas étendu correctement après le réglage usuel de la respiration. On n’avait pas prévu de régime diététique strict pour éviter la stase alimentaire, ni de pilules anti-vertige, ni rien…
Si bien que les passagers du cosmocanot subissaient les affres mortelles d’une chute dans le néant, puisqu’on avait depuis toujours assimilé cette sensation à une véritable antichambre de la mort quand les équipages n’avaient pas pallié convenablement le passage dans ce canal mystérieux, pratiquement ignoré, qu’on utilisait empiriquement sans le comprendre correctement.
M’Toor, Frank et Jérôme, presque nus, s’étaient traînés au poste de pilotage.
Un accident ? Une attaque pirate ? Un malstrom spatial ? Tout était possible dans le grand vide, lequel est loin d’avoir révélé ou seulement fait éprouver tous ses mystères aux astronavigateurs.
Là, les trois hommes avaient aperçu F’Kech se crispant au sol, ensanglanté.
Et Cédric Gall, immobile, abattu, mais debout, cramponné au siège du pilote, regardant d’un œil vague l’écran panoramique de contrôle de marche, reflétant une large portion, non plus du ciel, mais de ce qui n’était plus le ciel.
Ce dans quoi on était plongé par sa folie, par son geste insensé. Un anti-univers. Une grisaille plus que vague, ténébreuse et plus noire que les ténèbres disaient certains, d’autres prétendant qu’au contraire ils y avaient discerné des lumières qu’ils qualifiaient d’infernales, sans pouvoir préciser.
Présentement, l’écran montrait un fond en effet qui eût été jugé couleur de nuit s’il n’avait été strié d’éclairs brefs évoquant les traces de ces particules que les atomistes photographient au milliardième de seconde en laboratoire. Des stries écarlates qui blessaient l’œil, laissant à l’observateur une impression assez sinistre encore qu’inanalysable.
— Le sub-espace… Le sub-espace… Nous sommes dans le sub-espace…
Ce ne pouvait être qu’insolite puisque de telles reconnaissances n’étaient nullement prévues au programme du voyage vers Hydra V. Et devant les trois hommes effarés, F’Kech avait réussi à lever un index accusateur quoique tremblant, râlant :
— Lui !… lui !… C’est lui !… Il nous a…
La phrase s’était achevée dans un flux de sang, F’Kech ayant eu les dents cassées par un coup de Cédric.
Alors Jérôme, en dépit de son amitié pour Cédric, et peut-être même à cause d’elle, avait bondi sur lui, et l’avait giflé avec fureur.
Il comprenait ce qui s’était passé. C’était démentiel mais logique selon le comportement du malheureux garçon. Pour joindre la planète Dys, pour lutter contre les Uniques, surtout pour la retrouver, « elle », l’inconnue fascinante qui avait conquis son esprit et ses sens, il n’avait pas hésité, profitant de la solitude du pilote à provoquer la catastrophe, à ses yeux le seul moyen de gagner la Galaxie Rouge.
Comme si on pouvait retrouver une planète, une femme, dans une galaxie !…
Alors, le geste de fureur de Jérôme déclenchait la rage de M’Toor et de Frank. Et domptant leur malaise, en dépit de leur faiblesse, ils se ruaient sur celui que F’Kech accusait, que Jérôme venait de sanctionner brutalement, pour le corriger à leur tour, afin de lui faire payer ce méfait dont les conséquences pouvaient être incalculables pour l’équipage du cosmocanot.
Ils frappaient. Ils frappaient. FKech se mettait debout péniblement. Il n’était plus en mesure de cogner mais il approuvait de la tête les violences de M’Toor et de Frank le Terrien.
Jérôme, lui, très pâle, luttant contre une forte envie de vomir, ouvrait de grands yeux effarés. C’était lui qui avait déclenché cette correction exemplaire, et d’ailleurs fortement méritée. Maintenant il ne savait plus que faire, souhaitant secrètement que cela cessât, qu’on n’assommât pas totalement celui qui malgré tout était son copain.
— Arrêtez !… Non !… Je vous en prie !…
Demi-nue, échevelée, Manuela se précipitait entre la victime et les cogneurs.
Elle se souciait peu de sa tenue. Ses beaux cheveux ruisselaient sur ses épaules et l’échancrure généreuse de sa chemise montrait une poitrine blanche doucement tachée de brun-garance.
Vision charmante contrastant avec la fureur des hommes lesquels, subjugués, saisis aussi par l’expression profondément émue de la voix de Manuela, arrêtèrent spontanément leurs assauts.
F’Kech s’était relevé tant bien que mal mais à ce moment Cédric, totalement étourdi des chocs qu’il venait de subir, chancelait et s’effondrait de tout son long.
Manuela, crispée, blême, impudique mais s’en souciant peu, se précipitait à son secours. Les quatre nommes échangeaient des regards lourds, navrés…
Le châtiment leur semblait suffisant et dans une certaine mesure ils s’étaient laissés aller à cet instinct de brute qui sommeille au fond de l’âme la plus placide et cherche sa justification dans la culpabilité d’autrui, culpabilité qu’on est trop heureux de punir pour servir d’exutoire. Maintenant, il importait de trouver une solution. De sortir de l’impasse. Et quelle impasse !
Frank le Terrien avait cogné avec fureur, avec rage. Comme tous ceux qui tentent de masquer leur propre faiblesse par la violence envers un présumé coupable.
Et maintenant, il craquait.
Il ne voyait plus Manuela qui soutenait comme elle le pouvait la tête meurtrie de Cédric. Ni F’Kech, titubant, que M’Toor aidait à tenir à peu près debout. Ni Jérôme, un Jérôme livide, accablé, embarrassé de son propre corps puissant, peut-être déjà bourrelé de remords à l’idée d’avoir frappé son copain Cédric.
Frank regardait, les yeux agrandis d’effroi, ce que montraient les hublots, ce magma aux estafilades sanglantes, ces vagues de néant écumant d’éclairs hideux.
Il claquait des dents, il tremblait. Il pleurait convulsivement, hoquetant :
— On est foutus !… On est dans le métro d’enfer… Ils l’ont bien dit, ceux qui s’en sont sortis… un métro du diable, voilà ce que c’est… Et ce que c’est, on n’en sait rien, on n’y comprend rien… Cette lumière noire (il hurla presque) vous ne savez donc pas !… Elle bouffe la lumière… l’autre… la vraie… Et elle bouffe aussi la vie… Elle va nous dévorer tous… nous sucer le sang comme un vampire qu’elle est !… C’est là-dedans que ce con nous a tous foutus !…
Il parlait, il parlait, il éructait les phrases, hachées de sanglots, parfois de cris de révolte. Toute la terreur du monde jaillissait de son être torturé.
Jérôme hésitait.
La tentation était forte de calmer Frank par la méthode la plus sûre : à savoir la plus énergique. Une bonne paire de claques aurait peut-être suffi mais il répugnait à cogner. Il lui semblait, à lui l’homme solide, que ses poings lui faisaient mal d’avoir heurté Cédric et il ne voulait pas récidiver.
Ce fut M’Toor qui s’approcha de Frank, le cueillit brusquement par le bras et l’amenant en face de lui, lui hurla en plein visage :
— Tu vas la fermer, oui ? Tu vas nous foutre la paix, espèce de tordu !… On est dans la merde… Et alors ? Il y en a d’autres qui s’en sont sortis, tu le sais bien…
Manuela s’approchait :
— Aidez-moi à les coucher tous les deux… Je leur ferai une piqûre calmante !
Lénifiante par son attitude, par sa maîtrise de soi, elle concilia immédiatement Terriens et Centauriens. Cédric à peu près inconscient, Frank redevenu docile se laissèrent mener à leurs alvéoles où M’Toor et Jérôme les étendirent rudement.
FKech aussi avait besoin de soins. Mais il était lucide. Après avoir administré la dose nécessaire aux deux autres, Manuela s’occupa de lui, pansa ses blessures.
Jérôme et M’Toor, indemnes tous les deux, examinaient la situation.
Pour l’instant, il n’y avait pas grand-chose à faire. Les plongées sub-spatiales avaient ceci de particulier, du moins jusqu’à ce que de nouveaux moyens techniques soient inventés et mis en pratique, de n’être réglables (et encore de façon assez relative) qu’au départ. Ensuite, on évoluait à l’aveuglette dans ce domaine ignoré, très utile pour franchir en un temps ultra-bref des distances interstellaires fantastiques, mais fertiles en périls par la méconnaissance même que les humains avaient de sa nature véritable. D’aucuns estimaient qu’à ce moment les astronefs et ceux qu’ils emportaient se trouvaient ramenés à l’échelon, non sub-spatial, mais littéralement sub-atomique, qu’ils transgressaient les distances phénoménales séparant les noyaux, les électrons et les protons, pour reprendre (ou ne jamais reprendre ce qui était parfois le cas) des dimensions normales lors de l’émersion.
Emersion qui pouvait se produire exactement au point fixé, ou avec un écart plus ou moins grand. Quelquefois même au sein d’un astre, corps géologique, voire centre d’une étoile en fusion.
Nul ne plongeait délibérément dans le sub-espace sans un serrement de cœur. On avait en principe une chance sur cent, si l’on pouvait dire, de ne jamais « faire surface » dans le cosmos.
Un seul soulagement : ces voyages n’étaient jamais très longs. Et ce fut sans grande surprise, sinon avec un soulagement certain, que Jérôme et M’Toor constatèrent qu’on était subitement dans l’espace naturel, non plus dans ce métro infernal ainsi que l’avaient baptisé de vieux routiers des randonnées cosmiques.
— Où sommes-nous ?
Ils s’étaient précipités aux hublots. Pas d’erreur ! Il n’y avait plus ce fond mouvant et insaisissable où dansaient les éclairs de sang, fugaces comme des fantômes farfelus. On voyait ce qu’il est convenu d’appeler le ciel, autrement dit l’univers et ses splendeurs infinies.
Mais dans quelle zone se trouvait-on, c’était une autre affaire ? Du premier regard, le Terrien et le Centaurien purent estimer qu’ils avaient quitté la constellation de l’Hydre, dont l’aspect général leur était devenu familier.
Ils appelèrent Manuela. Elle vint, soutenant F’Kech qui voulait voir, lui aussi et en bon cosmopilote se préoccupait de reprendre son appareil en main.
On l’aida à s’asseoir devant la console de visée, qu’il manipula avec une visible satisfaction. Devant lui, l’écran panoramique reflétant ce qu’il y avait devant le petit astronef, Manuela, Jérôme et M’Toor regardaient avec lui. Quant à Cédric et à Frank, ils dormaient, assommés autant par les émotions et la bagarre que par le barbiturique.
Ils voyaient.
— Ce monde…
— Est-ce la Galaxie Rouge ?
— Logiquement, oui, dit F’Kech. Si le réglage fait par ce fou de Cédric était valable, nous y sommes…
Jérôme serra le poing avec fureur :
— Et là-dedans, il faut trouver la planète Dys… Et la gonzesse pour laquelle on est dans ce merdier !…
Manuela prononça :
— En sommes-nous si éloignés ? Cédric semblait toujours affirmer que sa… correspondante lui avait donné des renseignements précis…
Ils voyaient des étoiles. Des constellations se formaient. L’ensemble, ils se devaient de l’avouer, offrait une certaine teinte rougeâtre qui pouvait bien confirmer qu’on avait atteint ce monde jusque-là inexploré par ceux de l’empire de la Voie Lactée.
Un soleil assez proche, plutôt tirant sur le vert mais curieusement effleuré par la rutilance générale dont l’origine demeurait incertaine, roulait à distance relativement proche. Plusieurs satellites l’escortaient dans sa marche éternelle.
— La planète Dys est-elle parmi ces mondes ?
F’Kech sursauta soudain :
— J’ai détecté quelque chose… Un corps céleste mouvant…
Il faisait glisser ses doigts sur les touches réglant le sidéroradar. Et la chose fut petit à petit située, circonscrite. F’Kech obtint de la saisir dans sa visée et fit jouer le système agrandisseur.
La chose se manifesta sur l’écran.
Il y eut un Oh ! général. Angoissé. Stupéfait.
— C’est… c’est loin ? demanda Jérôme, profondément troublé.
F’Kech, sombrement, hocha la tête :
— Oui… mais ça vient vers nous !… Et je me demande comment nous pourrons y échapper !