CHAPITRE XIV
Un vaste bloc fermé et vide constituait la majeure partie de l’hôpital du David-Shar. Parmi les services en activité, un seul avait une certaine importance : la psychothérapie. La guerre était lointaine et la santé de la population excellente, malgré quelques accès de mélancolie chez les civils et de vertige chez les militaires qui abusaient du tournoi.
Joren passait maintenant presque tout son temps au jardin. Sfumato ne l’emmenait plus en promenade. Les promenades lui étaient sans doute interdites. Il réclamait en vain le petit robot qui ressemblait à une guêpe géante. Ceux de l’hôpital qui s’occupaient de lui avaient plutôt l’air de grosses grenouilles bleues, sautillantes et ridicules. Il était impossible de converser avec eux. Il leur demandait quelquefois : « Où est Sfumato, le petit robot qui ressemble à une guêpe géante ? » Ou bien : « Est-ce que la guerre continue ? » Ils crachotaient d’une voix nasillarde, à peine compréhensible : « Noté la question. Votre mentor vous répondra s’il y a lieu. » Mais Joren s’étonnait : « Je n’ai pas de mentor, moi. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? »
« Noté la question. Votre mentor vous répondra… » Sfumato était-il son mentor ? Alors, pourquoi ne le voyait-il plus ? Son unique compagnon au jardin était un gamin débile et caractériel d’une douzaine d’années nommé Riki-Tiki. Il réclamait de la viande à manger et cherchait les chats pour les tuer. Mais il n’y avait pas de chats au jardin de l’hôpital. Joren n’en avait vu aucun au cours de ses promenades à travers le vaisseau, en compagnie de Sfumato.
— Je veux de la viande ! Je veux des chats ! grondait Riki-Tiki en boitillant au milieu des pelouses et des plates-bandes plus qu’à moitié saccagées.
Un filet de salive coulait au coin de sa bouche et des croûtes sanguinolentes pendaient à ses narines, car il se bourrait le nez de coups de poing sous l’effet de la colère ou d’une frustration trop vive.
— Y a plus de chats, dit Joren. Ils ont été tous tués à la guerre !
— La guerre… la guerre…
Joren observait avec intérêt ce compagnon bizarre et un peu dégoûtant. Au fond, il l’aimait bien. S’il avait pu, il lui aurait donné de la viande, cuite de préférence. Mais surtout pas un chat vivant. Le sort de la pauvre bête eût été bien triste. Il pria pour que Riki n’en trouve jamais. Ou plutôt il essaya de prier ; mais il ne put se rappeler les mots pour parler à Dieu. De temps en temps, il interrogeait Riki :
— T’es un clone d’officier ?
— Non, je suis une mangouste !
— T’as pas de parents ?
— Non. C’était de la viande. Je les ai mangés !
Les jeux et jouets du jardin avaient été débranchés et verrouillés. Riki tapait dessus à coups de pied et de poing. Il se mettait les jointures en sang et hurlait : « Je veux de la viande. Je vais mourir ! » Joren admirait particulièrement un oiseau magnétique avec une cabine où deux petits passagers pouvaient se tenir assis côte à côte. Il était fermé et fixé à son socle ; mais on voyait la cabine à travers le haut du cockpit transparent. Agenouillé sur le sol, Joren l’examina avec attention et finit par conclure qu’il était beaucoup trop grand et trop gros pour pouvoir se glisser à l’intérieur, en admettant bien sûr que l’appareil fût ouvert. Il se demanda pourquoi son corps était si volumineux. Riki ne lui venait pas à l’épaule… Quelque chose s’était passé qu’il avait oublié. « Est-ce que je suis vieux ? Plus vieux que Riki ? Plus vieux que Sfumato ? Plus vieux que… » Il ne connaissait plus que ces deux êtres au monde et son interrogation dut s’arrêter là.
— Quel âge as-tu, Riki-Tiki ?
— J’ai l’âge de manger de la viande ! répondit Riki-Tiki.
Le temps passait. Joren était de moins en moins capable de le mesurer. Il s’ennuyait au jardin et il détestait les périodes de sommeil, à cause des cauchemars qui le hantaient. Il aurait voulu aller se promener dans le vaisseau avec Sfumato. Il se demandait si on le tenait enfermé à l’hôpital parce qu’il était un clone d’officier. Peut-être un clone du commandant de bord ? Des femmes, des hommes et des robots s’occupaient de lui, écoutaient ses questions, mais ne lui répondaient jamais. Il n’arrivait plus à se souvenir de leur nom et encore moins de leur fonction. Il avait conscience que les choses allaient mal dans sa tête. Son cerveau se vidait de plus en plus. La peur lui vint d’être comme Riki. Dans sa nourriture, il se mit à refuser tout ce qui avait un air de viande.
— Je veux pas de viande ! dit-il au robot de service. Je veux pas devenir comme Riki-Tiki ! Je veux pas être une mangouste ! Je veux pas tuer les chats !
— Observation notée, fit le robot. Votre mentor vous répondra s’il y a lieu.
Peu après, Joren fut conduit dans une salle verte, assez agréable, où il était allé plusieurs fois déjà pour parler avec des gens. Cinq… six personnes étaient là… pour lui ? Il se retint de les compter du doigt, ce qui n’était pas poli. Il remarqua deux femmes très jolies qui se ressemblaient beaucoup. L’une avait les cheveux cendrés, l’autre était rousse. Cinq personnes portaient des uniformes aux couleurs vives, sûrement des officiers. Deux portaient les vêtements bleu clair à bandes blanches des médecins de l’hôpital. Ils se taisaient tous et le regardaient. Intimidé, il s’arrêta sur le seuil et demanda :
— Qui est mon mentor ?
La belle jeune femme aux cheveux cendrés, vêtue d’un superbe uniforme bleu nuit, lustré, brillant, se leva soudain et fit un geste amical de sa fine main gantée.
— Ce sera moi, si tu veux. Je m’appelle Lo-An.
— Moi, c’est Joren… Oui, je veux bien. Est-ce que je suis un clone d’officier ?
Il venait de s’apercevoir que tous ces gens avaient à peu près la même taille que lui. Un des hommes était plus petit. Les autres personnes lui semblaient un peu plus grandes, mais pas de beaucoup. Il se dit qu’il était devenu adulte et que les autres officiers l’avaient fait appeler pour lui remettre son uniforme… Lo-An répondit à sa question par une autre.
— Tu as bien dit au robot que tu ne voulais pas devenir comme Riki-Tiki, n’est-ce pas ?
— C’est vrai. Je ne veux pas devenir comme lui. Je ne veux pas manger de viande. Je ne veux pas tuer les chats ! Madame… est-ce que Riki est un clone d’officier ?
— Hélas, oui. Mais il a eu… euh, un accident. Bon, très bien. Il ne faut pas que tu deviennes comme Riki, toi, Joren.
— Je ne mangerai plus jamais de viande ! s’écria Joren.
Plusieurs personnes se regardèrent en hochant la tête tristement. Lo-An sourit.
— J’ai bien peur que ça ne suffise pas à te guérir. Vois-tu, Joren, tu as eu un accident très grave. Non, tu n’es pas un clone d’officier. Tu es un homme… un homme adulte qui a eu un grave accident. Nous t’avons soigné de notre mieux, ici, à l’hôpital du David-Shar. Mais ça n’a pas suffi. Ton cerveau ne fonctionne pas très bien, tu t’en es aperçu ? Tu as oublié beaucoup de choses. Et même encore, n’est-ce pas, tes souvenirs s’en vont au fur et à mesure. Il se peut que ton état se soit encore aggravé. Tu risques vraiment de devenir comme Riki. Et tu ne le veux pas, hein, Joren ?
— Non, non. Je ne le veux pas ! dit Joren.
— Bien. Il faudra maintenant t’opérer pour te guérir. Tu as bien envie de guérir ? Tu ne veux pas être comme Riki ?
Joren hocha la tête, d’un air incertain.
— On va me faire un trou à la tête ?
Lo-An eut un sourire amusé et amical.
— Pas vraiment un trou. Mais c’est vrai : il faudra qu’on agisse dans ta tête pour réparer les dégâts qu’il y a eu dans ton cerveau.
— Est-ce que ça me fera mal ?
— Pas du tout. Tu ne sentiras rien. Et pendant ce temps, un ordinateur te parlera.
— Un ordinateur ?
— Un… un grand robot, très intelligent et très bon.
— Je pourrai le voir ?
Lo-An hésita, eut un soupir. Puis elle approuva d’un signe de tête. Joren se mordait les lèvres. D’instinct, il tourna les yeux vers la porte, comme s’il espérait voir Riki-Tiki. Non, il ne voulait pas être une mangouste. Mais il avait peur et il se sentait très seul, malgré la protection de Lo-An, la belle dame à la chevelure cendre bleue.
— Tu pourras voir l’ordinateur si tu y tiens.
La jeune femme se leva. Les autres personnes l’imitèrent servilement. Joren fit un pas vers elle.
— Attendez. Avant d’être opéré, je… je voudrais parler à Sfumato, le robot !
La rencontre avec Sfumato fut une déception pour Joren. Le petit robot était devenu dans l’intervalle un peu trop malin. Il avait réponse à toutes les questions. Il en savait long sur la guerre, sur l’argent, sur les serpents et bien d’autres choses. En outre, il ne cessait de se rengorger. Joren se rendit compte qu’on lui avait changé d’une façon ou d’une autre son gentil camarade, aussi ignorant que lui-même sinon un peu plus.
— Tu n’es plus mon ami !
— C’est toi qui deviens bête ! s’écria le robot. Quand on t’aura opéré, tu auras la tête claire et ça ira mieux. Je… je… je… je…
Le pauvre robot s’était mis à bégayer tout à coup et à se dandiner comme s’il avait très mal au ventre. Joren éclata de rire.
— Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux ?
— Je… je… faisais l’imbécile pour t’amuser, Joren. Quand tu seras guéri, je te raconterai pourquoi on m’a appelé Sfumato. Tu riras bien !
Joren l’observa d’un air méfiant.
— Tu me l’as déjà raconté.
— Ah ? J’ai toujours eu mauvaise mémoire.
Joren ne pouvait deviner que le Veilleur avait dû prendre le contrôle du robot de service GFDS76510Q421DKI pour effacer l’erreur – une de plus – commise par quelque humain trop zélé. Mais il soupçonnait au fond de son esprit embrumé de mystérieuses manigances destinées à le tromper. Il se décida pourtant à poser la question qui le tourmentait.
— Si on m’opère, je risque de mourir ?
Un humain intelligent et zélé, comme le sont la plupart des humains, avait prévu cette question et programmé une réponse dans le genre de ceci : « Mourir ? On va te faire un petit truc de rien. Aucun risque ! » Mais Vigilance 1 qui avait sorti le programme en question répondit avec la voix du petit robot :
— Qu’est-ce que c’est mourir ?
— Tu es toujours aussi bête, mon vieux Sfumato ! s’écria joyeusement Joren.
Et un peu plus tard :
— Va dire au docteur que je veux bien être opéré !
Il s’endormit et rêva à une planète peuplée de guêpes géantes. Dans le rêve, il connaissait le nom de la planète. Mais quand il se réveilla, il l’avait oublié. Il avait oublié aussi le nom de la fille brune avec qui il vivait. Il se souvenait pourtant de leur façon de vivre ensemble : elle prouvait qu’ils n’étaient plus des enfants.
Il s’aperçut que le décor, noyé dans une pénombre bleue, avait changé autour de lui. Il n’était plus dans sa cabine. On l’avait enfermé dans une sorte de coquille transparente. Il eut l’impression d’être un poussin prêt à sortir de l’œuf. Etait-il prêt ? Non, il ne pouvait pas bouger. Il était lié ou plutôt collé à… à il ne savait quoi. Et puis il avait sommeil. Il avait tellement sommeil. Il lutta un moment, pas plus de quelques dizaines de secondes. Une minute peut-être. Puis il renonça et s’abandonna à son sort.
De nouveau, il rêva. Il rêva qu’il flottait dans un ciel très bleu, lavé par un soleil fou. Il descendit lentement sur une plage de sable blanc. Des femmes aux seins nus lui adressaient des signes, esquissaient des gestes provocants. Il avait trop chaud. Il étouffait. Il se souvint qu’il devait fuir et il se mit à courir… Il fonçait maintenant, tête baissée, dans la lumière blafarde d’un couloir. Prisonnier d’un cauchemar programmé, il courait le long d’un couloir blanc, poli, neigeux et traversé de fulgurantes décharges électriques. Ses bottes claquaient sur le métal et lui donnaient un sentiment de puissance bienveillante. La luminescence d’un blanc presque mauve rayonnée par les murs et le plafond faisait étinceler son uniforme couleur d’acier. Le haut du couloir se perdait dans un inaccessible horizon où se rejoignaient l’espace et le temps.
Il arriva près d’une rivière où moussait un liquide épais, bleuâtre. La rivière de la mémoire, songea-t-il. Cette eau étrange, cette mousse bleue étaient pleines de souvenirs. Elles étaient ses souvenirs même. Il entra doucement dans le courant.
Il fut aussitôt transporté devant un pont sur lequel il se hissa. Il gagna alors la rive et il vit une flèche qui indiquait : Planète Roma. Il s’élança.
Il courait. Il avait maintenant dans la main un gros coquillage rose dans lequel il se regarda machinale
ment. Ses longs cheveux noirs collaient à ses joues maigres. Il avait la peau cuivrée, luisante, comme parcheminée… Il se demanda : « Est-ce moi, Joren Lazar, qui suis ainsi ? » Il s’arrêta pour mieux regarder au fond de la coquille-miroir. L’entonnoir brillant lui parut se creuser peu à peu, se changer en un gouffre de lumière.
Le petit cercle, à peine de la dimension de sa paume ouverte, devint vaste comme le ciel et la mer réunis. Il s’emplit de corps et de visages. Mille scènes s’y jouèrent. « Ma vie, mes souvenirs », pensa Joren. Mais il se sentait étranger à sa mémoire… Fatigué, il se laissa tomber sur le sol, prit une poignée de sable dans sa main gauche et la fit couler grain par grain sur son ventre nu. Le sable traversait sa peau et pénétrait lentement dans son sang. Chaque grain était un souvenir qui retournait à son cerveau. Et Joren sentait sa tête s’emplir de noms et de visages, de scènes et de sensations, d’images et de mots.
Un quart environ du 26e groupe de flottes de Grakforal stationnait maintenant dans le système de Marvoon. Le général Sandokar assurait la défense rapprochée du monde des Anaes avec une centaine de vaisseaux de haut rang, plus quelques milliers de petites unités diverses. Les nefs urues qui se déployaient en face n’étaient qu’une trentaine ; mais la plus petite représentait quatre fois environ le volume du David-Shar.
— Si nous connaissions leurs intentions, dit Sandokar à l’amirale, nous pourrions décider d’une tactique.
— Consolez-vous, général, répondit Lo-An. Ils sont sans doute en train de se dire la même chose à propos de nous !
Le général protesta :
— Nous agissons toujours logiquement. Par conséquent, ils savent déjà que nous défendrons Marvoon coûte que coûte !
— Ils le savent ? Et s’ils se trompaient ? Notre logique leur paraît peut-être tout à fait impénétrable ?
— Croyez-vous, Votre Grâce ? La défense de Marvoon coûte que coûte ne serait donc plus un impératif absolu ?
— Je n’ai pas dit cela. Mais il y a sûrement plusieurs façons de s’y prendre. Et il est important d’imaginer une tactique qui puisse dérouter l’adversaire. C’est bien ce que vous pensiez, n’est-ce pas ? Et puis ce nom… Pourquoi Marvoon ? Pourquoi la planète du diable ? Vous n’êtes pas intrigué, général ? J’ajoute que nos archives sont vides ou presque à ce sujet. Pourtant, j’aimerais en savoir un peu plus sur Marvoon avant de choisir notre tactique. En attendant… nous attendons. Nous ne bougeons en aucun cas les premiers.
— Et si… Très bien, Votre Grâce. Nous attendons, l’arme aux pieds.
— Tenez-vous prêt, tout de même, à défendre Marvoon, coûte que coûte. Disons : l’arme au poing !
Joren leva la tête. Le ciel s’était obscurci. On aurait dit qu’une trappe géante avait basculée, projetant le soleil au-dessus de l’horizon et éjectant du même coup deux lunes jumelles presque au zénith. Une clarté douce et un peu grasse avait remplacé le flamboiement blessant du soleil. Le monde s’alanguissait sous cette lumière caressante. Une brise tiède se leva. Puis l’Harmonie éclata, jaillissant de mille bouches invisibles, comme si l’atmosphère était devenue caisse de résonance… Retenu par la force mauvaise des cauchemars, Joren piétinait sur place, incapable d’avancer. Il voyait devant lui les immenses tours transparentes de… n’était-ce pas Marvoon ? Comment pouvait-il être sur Marvoon… ou même rêver de Marvoon qu’il n’avait jamais vue ?
Cloué au sol, Joren regardait avec étonnement les tours sur l’avenue, à sa gauche, et les bananiers géants à sa droite. Une grosse goutte de pluie s’écrasa sur sa main. Il la porta à ses lèvres et la suça… Une voix proche lança un appel qu’il ne comprit pas. D’autres voix répondirent. Joren se mit à tourner sur lui-même, comme entraîné par un mystérieux mécanisme. Il aperçut des silhouettes qui surgissaient des immeubles et qui s’éloignaient en courant… Marvoon était-elle attaquée ?
La pluie commença à tomber. Joren renversa la tête en arrière, le visage tendu vers le ciel, les paupières baissées, la bouche entrouverte. L’eau ruisselait sur son front, sur ses joues et s’écoulait dans sa bouche. Il l’aurait préférée plus fraîche… Sa salive devenait fluide, sa gorge souple. Il était bien. Confiant, heureux… Ses vêtements trempés collaient à sa peau, mais la température tropicale rendait le bain tout à fait supportable.
Joren vit au pied des tours et le long de l’avenue des hommes et des femmes qui se déshabillaient, jetaient leurs vêtements et se mettaient à danser sous la pluie. Il voulut les imiter. En vain. Sa combinaison adhérait entièrement à son épiderme. L’étoffe se fondait dans sa chair. Il eut honte.
Les vibrations de l’Harmonie se propulsaient dans ses nerfs, éclataient dans ses muscles. Ses poumons se gonflaient. Il ne pouvait cependant faire un seul pas. Il mit ses mains en coupe sous le déluge tiède et il but encore plusieurs fois, de nombreuses fois, longuement. Il découvrit tout à coup qu’il pouvait danser et sauter, à condition de ne pas changer de place. Il se déchaîna, sous les stimulations violentes de l’Harmonie. Une impression de puissance et de plénitude le submergea. Un cri d’allégresse lui échappa.
Demain serait un autre matin, lointain, lointain…
Lo-An appela le Veilleur depuis le poste de commandement. Elle avait fait la leçon aux filles, réunies près d’elle et pour une fois attentives et graves. Des images de l’espace, transmises par les appareils d’observation les plus proches de la flotte urue, tournaient dans une holosphère d’environ deux mètres de diamètre.
Le petit miroir-écran réservé aux communications de l’amirale et du Veilleur resta obscur. Vigilance 1 était trop occupé ailleurs pour envoyer une quelconque image.
— Comment va notre cher petit Karisme ? demanda-t-il en phonie sur un ton distrait.
Lo-An frappa dans ses mains avec agacement.
— Tu te fous de moi ?
— Mais non, Votre Grâce. Vous savez comme moi que la vessie de votre whitball est le meilleur baromètre de votre humeur.
— Tu veux la paix, c’est ça ? J’ai tout de même le droit de savoir ce qui se passe !
— Mille honneurs, Votre Grâce. Me voici en temps réel. Je vous prie d’excuser les facéties de mon double temporel… Vous êtes étonnée et inquiète parce que l’opération Joren Lazar dure plus que prévu. Je regrette. Ce phénomène est indépendant de ma volonté. Un facteur imprévu et peut-être inconnu brouille mon action. J’en ai été très fâché au début. Peut-être se révélera-t-il en fin de compte favorable.
« Mais, en raison de cette interférence, je n’ai pas pu – ou pas osé si vous préférez – passer à la phase de fusion, qui durera seulement quelques millièmes de seconde mais qui décidera de notre succès ou de notre échec. Avant de tenter cette fusion, je dois étudier la situation créée par ce phénomène. Je vous demande quelques minutes de patience. Pas moins de dix et pas plus de trente. »
— Quel est ce phénomène ?
— Je l’ignore, Votre Grâce. Peut-être est-il dû à l’action psychique des Anaes. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Je peux, par contre, vous dire ce qu’il n’est pas : il n’est pas une manifestation du Kaerwea !
— J’admire ton assurance, Veilleur. Et en plus, je te crois. Si les Urus attaquent d’ici à quelques minutes, comme je le crains, nous nous passerons de toi. Souhaitons-nous bonne chance !
— Tout va bien, Votre Grâce. Je vous ferai savoir quand je serai prêt à tenter la fusion.
— Les Urus vont attaquer, je crois, dit Lo-May, l’index tendu vers l’holosphère où se mouvaient les images de la flotte ennemie. Presque tous leurs vaisseaux ont bougé !
— Peut-être, dit Lo-An. Mais personne ne sait interpréter leurs mouvements. Pas plus que leur immobilité ou n’importe lequel de leurs gestes. Même pas nos Veilleurs les plus expérimentés.
Joren, dans son rêve, se sentit libéré. Il pouvait bouger, marcher, aller où bon lui semblait. Jusqu’au bout de l’avenue, jusqu’au bout de l’Univers… Il déposa ses vêtements en tas sous les bananiers et il courut au hasard entre les miroirs obscurs, sur les pelouses submergées, le long des sentiers qui traversaient les plantations et que la pluie avait changés en minuscules torrents.
Il rejoignit un groupe d’une dizaine de personnes, hommes et femmes, qui sautaient et dansaient et riaient et criaient, sous l’impulsion de l’Harmonie. Presque tous étaient nus. Certains, des femmes surtout, tenaient leurs vêtements à la main ; d’autres les avaient abandonnés, comme Joren. Dans le pâle clair des lunes, à travers un épais rideau de pluie et de brume, on ne distinguait aucun détail des corps immobiles. Mais dans le mouvement de la danse, les formes féminines, plus rondes et plus souples, se révélaient soudain.
Un homme se souleva sur la pointe des pieds, tendit les bras vers le ciel, paumes ouvertes. Puis il se mit à crier comme un chien hurlant à la lune ou à la mort, sur un ton rauque et soutenu. Une jeune femme aux longs cheveux noirs fit un drapeau de sa robe et le balança au-dessus de sa tête en chantant une complainte rythmée, tour à tour ardente et nostalgique. Des enfants pataugeaient dans un ruisseau en s’éclaboussant…
De l’eau ! De l’eau ! Joren se laissa tomber à genoux sur le sol détrempé, il plongea les deux mains dans le courant, et but, et but encore. Les autres applaudirent cette initiative et beaucoup s’agenouillèrent au bord du ruisseau et burent de longues gorgées d’eau tiède, en jouant et en riant. Ils s’appelaient et criaient : « Ma nuit est à moi ! Long voyage ! Long voyage ! » Puis ne pouvant tenir en place, ils se relevèrent les uns après les autres et recommencèrent à sauter, à danser, à courir au clair des lunes.
— Votre Grâce, dit le Veilleur à Lo-An, je crois avoir reconnu le phénomène qui brouille la communication entre Joren Lazar et moi. Il s’agit d’une anaphase lancée par les Anaes de Marvoon. C’est pour eux un moyen d’explorer l’univers qui entoure leur monde, jusqu’aux confins de leur système solaire… et jusqu’au fond des esprits. Cette anaphase a donc interféré avec la nôtre, infiniment plus modeste, mais fondée sur le même modèle. Une rencontre fortuite qui pourrait s’avérer très favorable. Sauf si… Mais peu importe. Je vais donc tenter la fusion d’ici à trente secondes.
« Attention. Le compte à rebours est commencé. Trente. Vingt-neuf. Vingt-huit… »
Lo-May se jetait soudain, violemment, dans les bras de sa grande aînée et pourtant jumelle, l’amirale Lo-An Bajjium de Yore.
— Oh, ma chérie, j’ai peur. J’ai si peur !
La pluie cessa. Un vent brûlant souffla aussitôt, tandis que l’Harmonie devenait plus sourde. Une troisième lune monta au-dessus des tours, dans un doux halo orangé. Sa lueur incendia les cimes tremblantes des bananiers. De pâles reflets s’allumèrent au sommet des immeubles. Une foule grouillante envahit les pelouses et les avenues. Un brouillard de vapeur s’élevait du sol, des feuillages, des corps humains et des tas de vêtements abandonnés…
Joren éprouvait maintenant une très forte impression de réalité. Il n’était plus à bord du David-Shar. Par anaphase, il avait été transporté sur Marvoon, au milieu des Anaes en train de vivre leur nuit. Et il était vraiment là, en Avalana, mêlé aux voyageurs anaes. La pluie mouillait son corps et les sons familiers de l’Harmonie emplissaient sa tête.
« …trois, deux, un… attention : fusion ! »