CHAPITRE XIX











Lo-An se laissa glisser lentement sur le tapis de fourrure épais et doux qui couvrait le plancher en faux bois. Joren se mit à genoux, la rejoignit, se pencha au-dessus d’elle, tandis qu’elle s’allongeait complètement. Il voulait l’aider à se relever et il n’en trouvait pas le courage. Engourdi par l’alcool et la fatigue, il se résignait presque à mourir là, n’importe comment. Elle eut un long soupir, l’attira à elle, ferma les yeux et se blottit dans ses bras. Il se retint de crier : « Tu es ivre. Réveille-toi, le temps presse… » L’anaphase de mort, sur Marvoon, était commencée. Tous deux jouaient à chaque seconde perdue leur destinée éternelle.

Lo-An toucha un croisillon de fils presque invisible sur son épaule et sa robe s’ouvrit de haut en bas. Un rire lui échappa. Quels étaient ces dieux jumeaux révérés par les anciens Terriens ? Eros ou Thanatos ? L’amour pour oublier la mort… Mais ce n’était pas le moment d’oublier. Joren avait envie de faire l’amour avec Lo-An plus que de mourir avec elle. Il n’avait pas du tout envie de mourir. Il voulait vivre avec les Anaes qui représentaient la seule force dans l’Univers capable de défier les deux empires ennemis. Il aurait dû prendre la jeune femme par les épaules, la secouer, la gifler, la conduire au bloc bains-soins de l’appartement. Lui faire avaler un médicament et… Au lieu de cela, il se surprit à enlever sa veste, sous laquelle il était torse nu. Elle lui caressa la poitrine.

« Viens, dit-elle. Viens plus près de moi. Oublie les Anaes. Joren… je n’ai jamais connu un homme. Avant de mourir, je veux… »

Et, soudain, il fut sur Marvoon, mêlé à la foule des Anaes qui participaient à l’anaphase de mort ou s’y préparaient. Les cris et les chants couvraient le grondement de THarmonie : une vibration régulière, puissante et douce à la fois, qui était comme un signal de liberté, une invitation à la joie et au voyage… Et le voyage commençait. Seulement, ce serait le dernier pour le peuple d’Avalana. Le flot humain qui s’était rassemblé entre les tours et les bananiers s’orienta dans le sens du vent et se mit en marche sur toute la largeur de l’avenue. Quelques groupes indépendants s’étaient formés et se dirigeaient à contresens ou bien s’éloignaient du côté des bananiers en coupant le vent.

Joren se trouva d’abord pris dans la masse principale, poussé par le vent, tiré et entraîné par des compagnons de voyage inconnus. Pendant quelques minutes – ou une durée qui lui parut telle – il se laissa porter par l’Harmonie et marcha au rythme de la foule. Puis il se sentit lointain, irréel et il fut peu à peu repoussé par la force qui émanait des autres. Tous étaient mouillés ; lui seul avait la peau sèche. Il guetta le ciel en espérant que la pluie allait tomber pour le mouiller. Un ciel d’argent patiné où trois lunes se poursuivaient. Il reconnut la lune mystique, c’est-à-dire naturelle, et ses deux sœurs artificielles, plus petites, brillant d’un éclat bleuté. Il se souvint qu’il était un étranger et que Lo-An l’attendait à bord du David-Shar. Il fut près d’elle en un instant.

« Viens, viens… », disait-elle. Et il n’avait pas la force de résister. Il s’abandonna aux bras nus, tièdes, si doux, qui l’enlaçaient. Il pensa en même temps : « Nous sommes perdus. Nous mourrons loin de Marvoon… » Ce fut Karisme, le whitball, qui les sauva.

Lo-An l’avait bourré de nourriture, avec une gélule de somnifère en prime, pour qu’il ne soit pas témoin de ce qui allait se passer à la fin de la petite fête : l’amour et la mort. Le caniche avait une vigueur que sa maîtresse même ne soupçonnait pas. Il se réveilla plus tôt que prévu. Comme il avait son propre minibloc de bain, il s’y traîna, fit quelques ablutions, mâchonna des herbes plantées dans un bac spécial qui lui était réservé. Il vomit un peu, se sentit mieux, leva le museau et huma longuement.

Son instinct lui dit que des choses graves se passaient dans la pièce à côté. Toutes les portes de l’appartement étaient programmées pour lui livrer passage : il fonça.

Ce qu’il vit le cloua sur place une seconde. Un jet d’urine lui échappa. Possédé par une jalousie féroce, il se jeta sur son aimée qui était en train de le trahir avec un représentant de l’abominable espèce des mâles humains. Il l’arrosa généreusement avec le liquide tiède et âcre qui lui servait à exprimer son affection, puis il la mordit au cou, au bras, à la cuisse… Il planta ses crocs dans la main aventureuse de Joren Lazar, bien que l’homme ne fût, à son avis, qu’une chose méprisable, indigne d’un coup de dent.

Lo-An se leva en hurlant. Le whitball rebondit en l’air comme une balle ; elle le reçut sur la poitrine. Joren était debout. Il secoua sa main ensanglantée, eut un rire bref.

— Nous partons pour Marvoon. dans une minute, dit-il. Viens te laver ! On emmène Karisme, bien sûr, ajouta-t-il en caressant la tête du chien. Il a assez prouvé son utilité.

Instantanément dégrisée, Lo-An courut au bloc bains-soins.

— Tu as raison… vite. J’appelle une chaloupe ? On n’a pas le temps de changer de vêtements. Tant pis !

Moins d’une minute plus tard, ils étaient prêts. Ils se regardèrent gravement. Joren savait que le temps broyait leurs dernières chances. Embarquer sur une chaloupe rapide, foncer vers Marvoon… même si tout se passait au mieux, il faudrait des minutes et des minutes. Or, déjà, il était pris dans le torrent psychique de l’anaphase. Il se sécha dix secondes à un soufflant, enfila sa veste.

Karisme se mit à glapir. Joren prit le poignet de Lo-An.

— Quelqu’un est entré !

— Impossible, dit Lo-An. A moins que le Veilleur…

Déjà, les robots de combat envahissaient le sanctuaire de l’amirale. C’étaient de gros androïdes à camouflage automatique. Ils semblaient presque noirs dans la pénombre que perçait mal la lueur de deux ou trois bougies. Les autres avaient dû s’éteindre d’elles-mêmes… Trois robots considéraient avec étonnement et méfiance ces petites flammes tremblotantes.

Une commutation codée : les murs de l’appartement devinrent transparents. Lo-An et Joren virent dans un couloir d’autres androïdes en train de se battre avec trois ou quatre jumelles qu’ils essayaient de maîtriser sans trop de violence. Les filles résistaient en poussant des cris stridents. Il y avait en tout une bonne dizaine de robots. Mais combien attendaient à l’extérieur, prêts à intervenir ?

Lo-An lança une exclamation de fureur, puis un ordre, sans aucun effet. Joren s’avança à la rencontre des agresseurs. La lumière jaillit de tous côtés. Les androïdes prirent une teinte bleu pâle. Deux d’entre eux tournèrent leurs armes contre Joren. Un lourd fusil thermique qu’un bras humain n’aurait pu soutenir et un pistolet à rayon relié au computeur de pointage que le robot avait dans la tête. Imparable. Joren choisit l’adversaire qui possédait le pistolet à rayon. L’autre n’utiliserait son énorme brûleur qu’en cas de nécessité absolue.

— Arrêtez ou je tire ! dit le robot d’une voix sourde.

Une autre voix se fit entendre presque en même temps. « Ici le Veilleur. Rendez-vous. Nous savons que vous êtes sous l’influence du Kaerwea. Nous préserverons vos vies… »

Joren fit encore un pas. Le robot braqua son arme sur lui, mais recula en même temps. Joren changea alors d’avis et s’approcha de l’autre, qui eut le même recul et dit : « Arrêtez ou je… Arrêtez ou je… » puis un bref claquement il s’immobilisa. Lo-An cria :

— Ils vont nous tuer. Adieu !

Le monstrueux androïde s’était figé en face de Joren. Son bras armé s’abaissa lentement. Joren lui toucha la poitrine, puis rattrapa le lourd brûleur avant qu’il ne tombe. Il le tint contre son buste, serré entre ses bras noués. Historien, apiculteur ou professeur de danse, il n’avait jamais eu l’occasion d’utiliser un engin de ce type. Mais la mémoire du Veilleur 1 subsistait en lui : il se prépara à tirer sur les autres robots. Alors, il vit qu’il n’en aurait pas besoin. Tous les envahisseurs s’étaient arrêtés et avaient lâché leurs armes. Libérées, les filles entourèrent Lo-An en pleurant et en riant.

La jeune femme éclata de rire.

— Grakforal vaincra… si Dieu le veut !

— Nous avons été pris dans le champ de l’anaphase, dit Joren. Je suis porteur de ce champ. Mais ça ne durera pas : nous sommes trop loin. Il faut partir vite. Lo-An essaie d’avoir la chaloupe !

— Veilleur ! cria Lo-An. Je te propose un marché…


La chaloupe filait dans l’espace, s’éloignant du David-Shar en direction de Marvoon. Elle emportait Lo-An, Joren et le chien Karisme. Le Veilleur avait été impressionné par la menace de l’ex-amirale. « Tu nous laisses partir pour Marvoon ou je fais sauter le vaisseau ! » Maintenant, la jeune femme fixait l’écran du bord, les yeux secs. Mais en quittant le David-Shar, elle n’avait pu retenir ses larmes. Les jumelles s’accrochaient à elle en criant : « Nous voulons mourir avec toi. Ne nous abandonne pas ! » Lo-May s’était jetée dans la chaloupe. Un robot de combat l’en avait tirée brutalement.

— Sandokar a envoyé un vaisseau pour nous surveiller. Je crois que c’est le…

Joren n’entendit pas le nom. La chaloupe était encore à quelques milliers de kilomètres de la planète des Anaes. Joren sentait se resserrer sur lui l’emprise des milliers d’âmes en anaphase. Le lien qui l’attachait à Marvoon se tendait ; mais il n’était pas en permanence dans le champ de l’anaphase. Celui-ci enveloppait parfois la chaloupe quelques secondes puis se retirait, comme s’il était commandé par la respiration synchronisée de millions d’Anaes.

— Comment… ces gens sont-ils devenus ce qu’ils sont ? demanda Lo-An.

— Les Anaes ont dû apprendre à se passer du signal d’alarme de la douleur, puisqu’ils ne souffraient plus. Ils ont développé alors un don qui existe à l’état latent chez tous les hommes : la représentation mentale du corps. Ils ont commencé à scruter leur organisme en profondeur pour veiller à son bon fonctionnement. Ils ont tourné leur regard vers l’intérieur d’eux-mêmes… et ils ont trouvé l’univers !

Joren quitta la chaloupe et rejoignit Hloris-Ania-Loria, une des meneuses de l’anaphase, sur le continent Avalana de la planète Marvoon.

— J’ai mal ! dit-il.

— Mal ? Tu es trop loin. Rejoins-nous.

— J’arrive. Mais je ne suis pas seul.

Nous sommes prêts à accueillir celle qui t’accompagne. Venez, venez… Dans un instant, l’anaphase va atteindre son point de non-retour et il sera trop tard !

L’Harmonie avait de nouveau changé de ton. C’était maintenant un sifflement suraigu, à peine supportable. Joren tomba à genoux. Son corps entier lui semblait une immense caverne de douleurs. Il avait l’impression qu’un poignard rougi s’enfonçait dans son dos, qu’un bloc de pierre lui écrasait la poitrine, qu’une corde lui liait bras et jambes, qu’un bistouri mal aiguisé lui tailladait le ventre…

— Lève-toi, dit Ania-Loria. Il faut être debout pour mourir !

— Mais je ne suis pas ici, dit Joren.

— Où que tu sois, lève-toi et tiens-toi prêt !

Joren revint à la chaloupe. Lo-An lui secouait l’épaule.

— Joren, Joren ! Un message du vaisseau qui nous poursuit. C’est le Song-Van. Il nous prend en charge pour nous ramener. Il a les codes de la chaloupe. L’accord du Veilleur était un piège. Il nous… ça y est, nous sommes pris !

Il y eut une secousse et la chaloupe dévia de sa route.

— Attention ! dit une voix douce, féminine. Ici Vigilance première du Song-Van. Nous vous…

— Lève-toi, dit Joren à Lo-An. Nous sommes presque dans le champ de l’anaphase. Si je réussis à le capter, le Song-Van ne pourra plus rien contre nous.

Joren plongea une nouvelle fois vers Marvoon. Il rejoignit la jeune femme brune et son compagnon aux longs cheveux cendrés. Une foule immense, silencieuse et tendue, les entourait. Tous les visages étaient levés vers le ciel, où les deux lunes artificielles semblaient esquisser une étrange danse de séduction autour de la lune ancienne et mystique. Un chant d’amour et de mort s’éleva, se mêlant à l’Harmonie qui faiblissait, devenait presque inaudible. Elle n’était plus que l’onde porteuse de la musique humaine.

L’air tremblait légèrement. L’heure de la libération totale approchait.

Dans la chaloupe, Joren et Lo-An, debout, leur tête touchant le plafond de l’habitacle, chantaient aussi en se tenant la main. Lo-An perdit le rythme, dénoua ses doigts pour applaudir.

— Gagné ! On leur échappe ! On fonce de nouveau sur Marvoon !

Joren continua de fredonner la sourde mélopée des Anaes. Lo-An poussa alors un cri de désespoir.

— Oooh ! Ils nous tirent dessus. Un rayon chercheur… ce qu’il y a de pire !

En réponse, Joren lui reprit la main et la serra. Ses paupières devenaient pesantes, son cerveau s’engourdissait. Il luttait déjà contre le sommeil. Un grondement sourd, d’abord lointain, puis de plus en plus proche, emplit la chaloupe. Le whitball geignit doucement.

— Le rayon chercheur nous a manqués ! dit Lo-An avec étonnement. Mais c’est impossible. Un rayon chercheur ne manque jamais sa cible ! Oh, ils tirent de nouveau…

— Tais-toi, commanda Joren en retenant son souffle. Nous entrons dans le champ de l’anaphase… pour de bon. Dans moins d’une minute… nous quitterons… cet espace.

Il s’exprimait d’une voix pâteuse, avec de plus en plus de difficulté.

— Ils se rapprochent. Ils tirent encore !

Lo-An avait été obligée de hurler pour se faire entendre. Le chant d’adieu du peuple d’Avalana grondait sous l’habitacle hermétique de la chaloupe. De son bras libre, Joren prit sa compagne par les épaules et la serra contre lui.

— C’est fini, murmura-t-il à son oreille. Les rayons ne peuvent plus nous atteindre. Nous sommes déjà… au royaume des morts. Adieu, Lo-An… Je t’aime. Non, ce n’est qu’un au revoir !

— Karisme dort, dit Lo-An.

— Il dort… pour toujours.


Joren plongea dans l’inconnu. Il vit un monde incroyablement différent. Mais sa destinée continuait. Alors, il sut qu’il avait le temps et il se prépara à un très long voyage.