CHAPITRE VI











Joren leva la main pour tâter l’espace, dans l’obscurité absolue qui l’enveloppait. Un dard se planta dans sa paume et il cria de douleur.

Un serpent ? Non, ce n’était pas un serpent. Il le sut aussitôt, sans avoir à esquisser un second mouvement. C’était une épine d’arbuste, longue et dure comme une aiguille de métal… Il suça le sang qui coulait de sa main blessée. De l’autre, il toucha la plaie de son cou. La morsure du serpent ailé était encore douloureuse. Une sensation de brûlure, pénible mais supportable s’étendait sur une partie de son visage, sur ses épaules et jusqu’au milieu de son bras gauche… L’attaque du reptile n’était pas un cauchemar. Elle était bien réelle et…

« Je vais mourir, pensa-t-il, si on ne me soigne pas tout de suite. Il est peut-être déjà trop tard ! » Il se rappela sa fuite sur le plateau, au milieu des reptiles volants qui l’escortaient en dansant dans le clair des lunes. Puis l’arrivée du module. L’odeur âcre des serpents en colère. Un bruit de papier froissé à son oreille. Puis la douleur intense au cou, au-dessous de la mâchoire… Comme si le crochet de la bête lui avait percé l’amygdale.

Alors, il avait senti son compagnon intérieur, l’envoyé du Kaerwea, écumer de rage. « Sale humain ! Sale humain ! Tu as trahi ! Tu vas mourir ! »

« Je vais mourir », pensa Joren avec calme. Il avait de bonnes raisons de penser que la mort n’était pas la fin du voyage. De toute façon, il n’avait aucune chance. Le module uni s’était abîmé au fin fond d’une forêt sauvage. Abîmé ou plutôt réfugié. Avec son camouflage qui le faisait ressembler à un bloc de rocher, perdu sous un vaste fourré de buissons, l’appareil devait être très difficile à repérer. Même pour les détecteurs sophistiqués des vaisseaux impériaux.

Joren scruta en vain la nuit d’une densité incroyable. « Je n’ai aucune chance. »

« Imbécile ! » dit l’entité urue dans sa tête. Joren laissa son corps se répandre comme une flaque sur le sol tapissé de mousse sèche et de buissons. Il sentit à peine les épines qui entraient dans sa chair. « Bon, ça fait toujours plaisir à entendre. Je croyais que nous nous étions séparés. Mais nous sommes faits l’un pour l’autre, hein ? »

Il y eut un long silence dans l’esprit de Joren. Et sous le silence, jaillirent les mille bruits de la nuit : frôlement des branches battues au vent, friselis des feuillages vernissés, appels grinçants des rapaces nocturnes, grattement des rongeurs en quête d’une proie, crissements des insectes, fracas d’une fuite éperdue. Une bouffée de chaleur monta de la terre, portant l’odeur amère des génériums. L’obscurité était totale.

« Bon Dieu ! pensa Joren. Je suis aveugle ! »

« Non, répondit l’entité. J’ai dû agir sur l’aire visuelle de ton cerveau. Je suis en train de te soigner… »

« Ah ? » fit-il en retenant son souffle.

« Tu ne vas pas mourir, stupide petit homme. Du moins si tu acceptes de coopérer avec le Kaerwea… » Joren sentit qu’une nouvelle et terrible partie de poker mental s’engageait. Il se contraignit à faire le vide en lui. L’entité insista :

« Nous n’avons pas eu le temps de fusionner comme il était prévu… et nécessaire. Il y a eu des réactions de rejet mutuelles. Et puis nous avons été attaqués… »

« Attaqués ? »

« Par un vaisseau impérial. Et maintenant, nous n’avons plus le temps. »

« Où est passé le module ? »

« Il achève de s’autodétruire. Il va disparaître complètement, ici même. Il va couler dans les rochers. Aucune trace n’en restera. Et je vais te quitter pour partager la vie d’un petit rongeur ou de n’importe quelle bête de la forêt. Toi, tu as le choix… »

Le choix ! Joren ricana intérieurement. Il savait bien qu’il n’avait pas le choix. Un homme seul, pris entre deux formidables puissances ennemies, a-t-il jamais le choix ? Les Impériaux étaient donc sur Roma. La paisible Adrianie s’ouvrait à la guerre… « Et il me resterait peut-être le choix de la neutralité ? Ha, ha, ha !… » La ruse, voilà ce qui restait à Joren Lazar. C’était une arme terrible et il avait une bonne réserve de munitions dans la tête et dans le cœur.

« Non, dit l’entité. Tu ne dois pas essayer de tromper le Kaerwea. Tu dois être d’une loyauté absolue… avec le Kaerwea et avec toi-même… Tu dois donner ta parole d’homme seul face aux dieux ! »

Joren crispa la main gauche sur une tige proche. Les crocs du buisson déchirèrent sa paume. Il gémit sourdement.

« Tu me demandes beaucoup. Et si je refuse ? »

« Je n’aurai même pas besoin de te tuer. Je t’abandonnerai dans l’état où tu es. Privé de vision, avec le venin du serpent ailé en train d’empoisonner ton sang. Tu ne pourras pas sortir de ce fourré. Tu mourras lentement, en souffrant beaucoup. Tu te débattras avec violence au milieu des buissons de fer et les agents impériaux trouveront d’ici à un jour ou deux un cadavre déchiqueté qu’ils ne pourront pas ramener à la vie ! » Joren s’abandonna de nouveau à une méditation aussi sombre que la nuit. Il était capable d’accepter la mort. La souffrance, il savait pouvoir i’atténuer. Il se demanda si ça valait la peine de vivre et de se battre. De se battre pour vivre et de se battre encore, encore… La guerre était venue le chercher dans sa retraite romaine ; mais il n’avait toujours pas envie de s’en mêler. Toujours aucune envie de choisir entre Grakforal et le Kaerwea. Même si…

« Je te propose un marché, dit l’entité. Je sens que tu n’aimes pas l’Empire. »

« Je n’aime pas non plus le Kaerwea ! »

L’étranger diffusa dans le cerveau et le cœur de Joren un regret sincère et poignant.

« Je n’ai pas su te faire aimer le Kaerwea. Je vais peut-être mourir à cause de cette faute. Ma situation n’est pas beaucoup plus brillante que la tienne. Et si je perds la confiance du Kaerwea… Il y a eu de mauvaises choses entre nous, Joren Lazar. Nous, Urus, avons du mal à comprendre les humains. Vous êtes… Mais peu importe. Je te propose un marché. Au nom du Kaerwea. »

« Qu’est-ce au juste que le Kaerwea ? »

« Je ne te le dirai pas. Tu en sais déjà beaucoup trop sur nous. Je devrais même épurer ta mémoire. Mais dans l’état où tu es, ce serait dangereux pour toi. Je vais te laisser tes souvenirs… du moins si tu acceptes le marché. »

« J’ai l’impression que tu mens. Tu ne peux pas épurer ma mémoire. Explique-toi. »

« Je ne mens pas. La plus grande partie de mon énergie et de ma substance même est répandue dans ton corps pour lutter contre les effets du venin. Si je la ramenais dans ton cerveau pour fouiller et trafiquer ta mémoire, le venin te tuerait. »

« Bon. Alors, quand tu m’abandonneras, le venin me tuera ? »

« Non. Je le détruirai avant de partir. Et tu seras sauvé. C’est ça, le marché que je te propose. Le marché est une notion très humaine. Je suis sûr que tu me comprends. »

« Admettons. Que veux-tu en échange ? »

« Ta neutralité. Les Impériaux vont avoir recours à toi pour prendre contact avec les Anaes… »

« Les Anaes ? Je vois. Tout vient des Anaes. Je m’en doutais. »

« Le Kaerwea ne te demande pas de refuser la proposition des Impériaux. Au contraire. Va sur Marvoon. Mais reste neutre au fond de toi. Informe-nous des contacts et dis la vérité aux Anaes… »

« Quelle vérité ? »

« Celle que tu connais depuis toujours. Que Grakforal cache ses visées impérialistes sous sa soi-disant défense de l’humanité. Ce pacte ne heurte pas tes convictions profondes. Je le sais. Le Kaerwea n’aurait rien proposé de tel à un fanatique impérial. Mais tu n’es pas un fanatique impérial. Au fond de toi, tu considères ton destin éternel comme plus important que la lutte entre Grakforal et Ur. Ne nie pas. Je le sens. Voilà. Il faut que tu acceptes sincèrement et loyalement ce marché. Et que tu t’engages en conséquence à ne jamais livrer ceux de nos secrets que tu as pu connaître pendant notre fusion. »

« Il est dans certains cas difficile de ne pas livrer certains secrets à des gens qui ont très envie de les connaître et qui ont certains moyens de pression. »

« Oui… Si tu acceptes avec sincérité notre pacte, je provoquerai dans ton cerveau un verrouillage qui mettra nos secrets à l’abri. Et puis je me consacrerai tout entier à la tâche de détruire le venin du serpent. Enfin, je te quitterai. »

« Tu me libéreras ? »

« Si tu veux. »

« Si j’accepte… comment pourrai-je tenir le Kaerwea informé des contacts avec les Anaes ? »

« Le Kaerwea en décidera. Tu le sauras au moment voulu. Je te signale que le temps presse. Pour nous deux. Il faut du temps pour détruire le venin qui s’est répandu dans ton sang et dans tes tissus. »

« Il en faudrait aussi, peut-être encore plus, pour fouiller ma mémoire. Oui ? Tu n’as pas le temps de t’occuper de mes souvenirs, n’est-ce pas ? Donc, le marché est plus avantageux pour toi que tu ne le dis. Tu fais appel à ma loyauté… »

« Parce que je sais que tu es loyal. Joren Lazar. Plus loyal que la moyenne des humains. »

« Je n’en connais pas assez sur la moyenne des Urus pour te juger, envoyé. Mais je pense que tu essaies de me tromper très habilement. Non, je ne vois pas comment. Et si ce n’est toi, c’est donc le Kaerwea ! » « Je répète, Joren Lazar. Décide-toi vite. Le temps presse. Pour toi encore plus que pour moi ! »

« Le temps passe aussi vite pour toi que pour moi. Nous sommes dans le même vaisseau… temporel. »

« Je ne suis pas une personne. Je ne suis qu’un… fragment d’Uru. La mort ne compte guère pour moi. Ce n’est pas le cas pour toi, homme ! »

« Ce qui compte pour toi, envoyé, c’est ta mission ? Si je signe ton pacte, tu pourras considérer que tu as réussi ? A défaut d’avoir pu me soumettre et m’emmener chez toi… ou Dieu sait où ? C’est bien ça ? Et pour cela, il faut que j’accepte le marché. Mais il n’est pas équilibré. Je ne peux te donner un accord sincère si je me sens floué. Tu comprends ça ou bien est-ce une notion étrangère aux Urus ? »

« Le marché est à ton avantage… vu ta situation. Ton Dieu sait que tu n’es pas floué ! »

« Ce verrouillage, peüx-tu m’expliquer comment il fonctionne ? Ah, tu hésites. Il y a un piège, n’est-ce pas ? Je devine. Si quelqu’un essaie de forcer le verrou… les agents impériaux ou toi… le piège sautera et je serai tué ? Tu appelles ça un marché loyal ? Et le verrou tiendra combien de temps ? Toute ma vie ? Elle risque d’être courte, dans ce cas ! »

« Je mettrai en place de fausses pistes dans ta mémoire pour détourner les agents impériaux. Le risque sera réduit de 99.%. »

« Tu auras le temps de faire ça ? »

« Oui. A condition que tu te décides tout de suite. » « Je veux une compensation. Et une preuve de ta sincérité… ou de celle du Kaerwea ! »

« Je ne comprends pas. »

« Ton intelligence est limitée, fragment ! Tu es en train de faire de moi un agent uru. Je refuse. Je garde mon indépendance. Je ne connais aucun secret qui mérite d’être verrouillé ! C’est ma fidélité au pacte que tu veux verrouiller… Pour que le marché soit honnête, il faut que tu me livres vraiment des secrets qui méritent de risquer ma vie ! »

Les émissions mentales de l’envoyé à destination de son hôte étaient maintenant accompagnées d’un flux brûlant. Et Joren ressentait chaque mot comme un coup. Etait-ce voulu par l’entité ? Non, sans doute. Le phénomène pouvait être dû à leur épuisement, à la peur qui les gagnait tous deux. Il y avait une chance pour que l’envoyé soit vraiment occupé à lutter contre les effets du venin dans le corps de Joren. Peut-être avait-il relâché son effort. Peut-être ce venin commençait-il à détruire les cellules nerveuses de Joren… De toute façon, le dialogue entre l’hôte et l’envahisseur devenait de plus en plus difficile.

Joren savait qu’il jouait sa dernière carte et qu’il n’avait pas plus de quelques secondes pour l’emporter.

« J’accepte ton marché, envoyé, si tu réponds nettement à deux questions. »

« Non. Pas deux… »

Joren sourit pour lui-même. L’intensité de la partie lui avait fait oublier la soif, le froid, la peur et la douleur. Il n’avait jamais espéré que l’envoyé lui accorderait deux questions. La réponse à la première pouvant déterminer la seconde qui eût alors risqué d’être dangereusement précise… Il savait qu’il aurait droit à une question et une seule.

La réponse de l’envoyé serait-elle sincère ? « Un pari à prendre ! » se dit-il. Et il le prit. Mais il n’avait pas plus de quelques secondes pour trouver la bonne question. Celle qui amènerait une réponse éclairante sur la nature profonde du Kaerwea, sur les Urus, sur la guerre… Perdu d’avance ?

L’esprit de Joren travaillait plus vite et plus fort qu’il ne l’avait jamais fait de toute sa vie. Son état physique et sa situation morale étaient aussi pénibles l’un que l’autre et l’avaient conduit à se couper complètement du monde extérieur et de ses sens même. Il n’était plus qu’une machine à penser. Il demanda :

« Envoyé, je voudrais savoir pourquoi les Urus attaquent parfois et détruisent des mondes qu’ils ont déjà conquis, où ils ont installé des bases. »

La réponse de l’envoyé fut foudroyante – et terrifiante. Une explosion, un flux de rage et de haine déments. « Misérable shrekkraï puant… pagunfloka hin ! » de mystérieuses onomatopées chargées de mépris, d’exécration et d’une indicible fureur éclataient dans l’esprit de Joren. Les deux précédentes crises de colère de l’envoyé n’étaient que de petites sautes d’humeur, comparées à cette éruption volcanique.

Pris par surprise, Joren ne put se préserver de la première lame de feu qui balaya son paysage mental et provoqua dans son cerveau une souffrance sans nom. Les flammes s’étendirent en un instant à tout son système nerveux. Une brûlure intense courut sur sa peau, tandis qu’une éblouissante lumière blanche s’allumait sur sa rétine aveugle.

Son premier réflexe fut d’enfouir sa tête entre ses bras pour se protéger. Mais il ne pouvait pas se protéger ainsi contre une attaque venue de l’intérieur. Le second réflexe, opposé, le fit se soulever, la bouche ouverte, pour essayer d’aspirer une bouffée d’air frais. Il lui sembla que l’atmosphère, autour de lui, fondait comme de la graisse chauffée et se déversait dans sa tête, dans ses poumons et sur tout son corps.

Troisième réflexe : il se dressa, comme mû par un ressort d’acier, et se rua hors du nid de buissons où le module uru l’avait éjecté avant de disparaître. Il se déchira un peu plus aux épines mais ne sentit pas la douleur : dix, vingt ou cent gouttelettes de douleur dans un flot de souffrance abominable. Il s’entendit hurler. Sa vision lui revint en un éclair. Il avait la tête levée, le cou raidi, les yeux fixés sur le ciel, entre les feuillages. Un large carré de ciel, en direction du nord, avec l’étoile Borealia, entre le Cheval d’or et le Grand archer. Les lunes, plus bas sur l’horizon, étaient cachées par l’épaisseur de la forêt. Puis les étoiles se mirent à trembler, sous l’effet de la tornade qui écrasait son cerveau… Joren baissa la tête et se remit à courir. Sa vue s’éteignit. Il se jeta contre un tronc et rebondit par terre, assommé.

Le choc l’anesthésia pendant quelques secondes. Assez peut-être pour le sauver. Il échappa à la folie qui le précipitait en avant, n’importe où. Il se rappelait qu’il avait en lui certaines ressources secrètes pour lutter contre la douleur. Son cerveau ne lui obéissait pas assez pour qu’il pût les mobiliser d’un simple effort de volonté. Il les appela. Il se fit humble et appela au secours les forces génétiques cachées qui le rendaient différent.

Car il était un lointain descendant des Anaes et il gardait dans ses cellules une fraction de leur pouvoir. C’était sa seule chance d’échapper à la rage, à la vindicte du Kaerwea. Encore lui parut-elle bien mince… Il avait compris intuitivement que l’envoyé le détruisait en se sabordant. Les éléments étrangers qui l’avaient envahi crevaient comme des bulles et se changeaient en toxines mortelles, répandues dans son sang…

Il pouvait résister à la douleur. Non pas totalement comme les vrais Anaes, mais dans une certaine mesure. Mais comment lutter contre le poison disséminé dans son organisme et déjà en train de brûler son cerveau ? Il décida pourtant de lutter, car tel était son caractère. Il n’avait peur ni du néant, ni du passage dans l’au-delà. Il aurait peut-être accepté une mort accidentelle…

Il voulait vivre pour ne pas céder. La fureur du Kaerwea trouvait un écho en lui et soutenait sa résistance. Il songea qu’il lui suffisait peut-être de gagner un peu de temps. Assez de temps pour que les Impériaux qui étaient sans doute à sa recherche le localisent et le récupèrent. Assez de temps pour que les médecins de la flotte foralienne le sauvent… ou bien le ressuscitent. Le délai de résurrection était d’une heure ou deux heures après la mort clinique. On pouvait réparer le cerveau et l’ego revivait si la mémoire n’était pas détruite.

Si la mémoire n’était pas détruite !

Il se releva et se mit à marcher, raide comme un vieux robot d’avant l’Ingéniérie. La douleur s’était diffusée dans tout son corps ; c’était une lente brûlure qui coulait avec son sang, une pointe de feu au bout de chacun de ses doigts, une perle de glace sur chacune de ses dents, une fontaine de lave bouillonnant dans sa gorge… Mais l’étau qui broyait son cerveau se desserrait peu à peu. La souffrance devenait supportable, presque douce.

Il fit une vingtaine de pas, hagard et halluciné, et il s’aperçut qu’il voyait de nouveau, dans la nuit claire. La lueur des lunes, filtrée par les feuillages, dessinait en ombres nettes les troncs et les rochers, en ombres plus floues les touffes de buissons et les accidents du sol. Il chercha Borealia au-dessus des arbres. Marcher vers le nord ? Pourquoi vers le nord ? Pourquoi vers le sud ? Il était perdu au milieu d’une forêt inconnue, mélange de futaies rabougries, de maquis et de steppes… et le sol descendait légèrement devant lui. Il s’arrêta. Monter… Il devait monter, essayer d’atteindre le sommet d’une colline, d’un tertre, d’une butte… n’importe quel lieu élevé, pour faciliter la tâche des détecteurs de la flotte impériale.

Il tourna la tête et il vit dans une échancrure triangulaire de la végétation une pente rocailleuse, assez raide, parsemée d’arbustes luisants et couronnée par une falaise dentelée, juste au-dessous de la constellation du Cheval d’or. Il voulut achever le demi-tour qu’il avait commencé. L’impulsion motrice se perdit. Le contrôle de ses jambes lui échappa et il tomba. Lourdement. Le visage en avant. Mâchoire et arcade sourcilière s’écrasèrent sur les cailloux tranchants qui jonchaient le sol.

La douleur fulgura de nouveau. Il la maîtrisa en quelques secondes ; mais il ne fut pas capable de se relever. Il prit alors conscience de la bataille sauvage qui se livrait dans son corps, jusque dans sa moelle épinière.

Une micro-guerre des mondes au fond de ses cellules… Il pensa que les anticorps ou les antitoxines sécrétés par son organisme combattaient les envahisseurs qui étaient les débris de l’envoyé. Puis il se rappela l’autre espèce d’envahisseurs qui pataugeaient dans sa chair et ses humeurs : le venin du serpent-dragon, avec ses coagulines, ses hémolysines et ses diverses neuro-toxines… en train d’empoisonner son sang et de détruire son protoplasme. Mais, avant d’exploser, l’envoyé du Kaerwea avait commencé à modifier les enzymes du venin. Ces molécules avaient acquis un certain tropisme pour les molécules de l’envoyé. Après la mort de celui-ci, le phénomène se poursuivait et les deux espèces d’éléments étrangers se ruaient férocement les uns sur les autres.

D’autre part, Joren possédait à un certain degré le pouvoir des Anaes de contrôler et de stimuler consciemment ses processus de défense. C’est ainsi que son organisme entreprit d’orchestrer le choc tourbillonnaire entre ses ennemis pour le transformer en un combat d’extermination.

Le temps cessa d’exister. Joren ne pouvait plus bouger ; mais il se tenait soulevé sur les coudes, la tête tournée vers le sommet de la falaise et la belle constellation du Cheval d’or juste au-dessus. Son œil droit était fermé par la blessure qu’il venait de se faire en tombant. Il gardait l’œil gauche fixé sur les étoiles sereines et bienveillantes, les étoiles extrêmement lointaines et infiniment proches. Car l’Univers est non-séparé, ce qui est en haut touche ce qui est en bas. Un indescriptible court-circuit cosmique s’établit alors et les étoiles, ou peut-être l’Univers tout entier, intervinrent dans la bataille microscopique qui se déroulait à l’intérieur de l’humain Joren Lazar.

Joren Lazar qui guettait, pétrifié, le ciel de Roma, où les constellations tremblaient de plus en plus fort. Il eut bientôt l’illusion d’être le centre fixe d’un cosmos vibrant et tournoyant. Puis il fut lui-même le cosmos. Il entra sans le savoir en anaphase. Une anaphase minuscule et embryonnaire, infime esquisse de l’anaphase collective profonde des Anaes… très brève aussi. Elle ne dura pas plus de quelques secondes. Mais cela suffit pour faire basculer le destin.


La tension de ses bras se relâcha brusquement. Il se laissa retomber sur le sol. Pour la première fois depuis la chute du module, il sentit le froid glacial de la nuit. Il en eut le souffle coupé. Il frotta l’une contre l’autre ses mains engourdies, puis massa du bout des doigts ses lèvres gelées. Enfin, il s’assit, posa ses paumes sur ses genoux, les promena sur ses jambes écorchées, striées de longues traînées sanglantes, les ramena devant son visage, mouillées par son sang, dont il huma longuement l’odeur. Une seconde plus tard, son esprit se réveilla. Une pensée jaillit : « Monter… vite ! » Il se leva, avec peine, se tint debout difficilement, lutta pour garder son équilibre et reprit l’ascension de la pente.

Il n’avait qu’un œil ouvert et sa vision se troublait par intermittence. Les lunes qui voguaient de conserve de l’autre côté de la forêt éclairaient le haut de la pente et les cimes des arbres éloignés, mais le sol à ses pieds restait noyé dans l’ombre et il butait contre chaque obstacle. Il fit une vingtaine de pas et ses genoux plièrent. Il s’accrocha à un arbuste pour se relever. Il marcha encore, avec de plus en plus d’effort, puis retomba. Alors, il ne put se remettre debout et il continua l’ascension en se traînant sur les genoux. Il ne sentait plus ses innombrables blessures. Il avait même chassé le froid de sa conscience. Mais il ne pouvait pas dominer la soif. Il s’arrêtait de temps en temps pour lécher le sang qui coulait de ses paumes tailladées. Un liquide gluant, chaud, salé, qui lubrifiait ses lèvres, rendait sa salive moins collante… Et il avait encore plus soif.

L’anaphase lui avait donné une grande force intérieure, une paix surnaturelle. Cependant le combat entre les enzymes du venin et les particules éparses de ce corps étranger qui avait été l’envoyé du Kaerwea se poursuivait en lui sans trêve et sans merci. Un combat bienfaisant dans lequel ses ennemis s’exterminaient mutuellement… En fait, son organisme n’était pas un observateur neutre. Il participait à la guerre en favorisant la rencontre des corpuscules ennemis. Il y participait d’une certaine façon et il encaissait aussi quelques coups. De plus, beaucoup de dégâts avaient été commis par les deux variétés d’agresseurs, au niveau des globules rouges, des cellules nerveuses, du foie… Joren était maintenant très faible et le sommet de la falaise lui semblait de plus en plus lointain. Il rampait avec une obstination désespérée. Il tenterait d’avancer, de gagner encore quelques centimètres, jusqu’à épuisement complet de ses forces. Il ne pensait pas qu’il se battait ainsi pour l’humanité ; pourtant, tout au fond de son esprit, subsistait la conscience de cette vérité.

Il se battait pour les humains : pas pour Grakforal.

Il rampait en s’accrochant avec ses ongles aux aspérités du sol. Le cheval d’or tournait autour de Borealia et s’enfonçait vers l’horizon. Une seule lune restait dans le ciel, pâlissante et comme translucide : Joren ne pouvait pas la voir. Peut-être ne reverrait-il jamais le ciel de Roma, car il n’avait plus la force de lever la tête.

Les lycaons l’attaquèrent au point du jour. A la première morsure, il lança un long cri de douleur et de menace qui effraya les bêtes et lui donna quelques minutes de sursis. Puis un fauve plus audacieux, ou plus affamé, revint à la charge. Joren tâtonna à la recherche de son couteau. Il l’avait perdu. Ou peut-être ne l’avait-il jamais eu.

Il regarda les hyènes-loups de Roma qui le cernaient, hésitant encore, Dieu sait pourquoi, à se lancer à la curée. Il ne songeait même pas à protéger son visage. Il s’étonna soudain de les voir en pleine lumière. D’où venait cette lumière ? Ah, c’était le jour. C’était le jour et il allait mourir… Il lui sembla pourtant qu’un faisceau de projecteur s’ajoutait à la clarté jaunâtre de l’aube romaine. Une lueur vive, blanc bleu, électrique, qui tombait presque verticalement du ciel.

Il reçut encore une morsure sauvage, vindicative, entre le cou et l’épaule. Puis les lycaons s’enfuirent en grondant. A ce moment le cerveau de Joren se remit à fonctionner, juste le temps qu’il pensât : « Les Impériaux. Je suis sauvé ! » Puis il s’évanouit.


Il sentit qu’on le manipulait avec brutalité. On lui jeta un récipient d’eau froide à la figure. Son œil gauche était aussi fermé en partie. A travers un brouillard teinté de rouge, il vit les hommes qui le portaient ou plutôt qui conduisaient la civière à dégravité sur laquelle il était posé. Il reconnut l’uniforme de la flotte impériale. Puis il distingua des gestes de menace ou de mépris qui lui étaient destinés. Il voulut se justifier, mais il ne put proférer un seul son. Il tenta en vain d’esquisser un signe amical.

La civière pénétra dans une salle d’hôpital. Les soldats se retirèrent. Un officier se tenait maintenant au-dessus de Joren. S’adressant à quelqu’un d’invisible, il dit sur un ton de haine farouche :

— Voilà l’espion uru ! Soignez-le bien pour qu’on puisse l’interroger. Mais ne le considérez pas comme un être humain… ce qu’il a cessé d’être depuis longtemps !