CHAPITRE VIII
Le David-Shar, vaisseau amiral du 26e groupe de flottes, avait quitté le système de Komo et se dirigeait à grande vitesse vers l’autre extrémité du secteur militaire de North Towananda, celle qui joignait le secteur Tangra Iso. Là, se trouvait la planète Marvoon, le monde des Anaes.
Selon les explications les plus courantes, le nom de Marvoon venait de Marv, le diable. C’était la planète du diable. Et, naturellement, beaucoup de soldats et même d’officiers pensaient que les Anaes n’étaient pas étrangers aux diableries qui lui avaient valu ce titre inquiétant et flatteur. D’autres affirmaient cependant que Marvoon venait d’un mot de la vieille langue anglaise, marvel, qui signifiait merveille… Les Anaes étaient-ils aussi responsables des monts et des merveilles de leur terre d’adoption ?
Le David-Shar était à la fois une des plus puissantes machines de guerre de l’Empire et une ville de l’espace, peuplée de dizaines de milliers d’humains et de robots spécialisés. Parmi les robots, le spécialiste nettoyeur que le Dr Jemmaleib avait procuré à l’amirale n’était pas un des moindres ni des moins occupés. Quant au Dr Jemmaleib lui-même, il était le seul spécimen équipé d’un fauteuil roulant : une curiosité pour l’équipage, un sujet d’étude pour les psychologues et les historiens qui étaient à bord un certain nombre.
Le conseiller scientifique venait de découvrir qu’on pouvait l’opérer à l’hôpital du David-Shar, contrairement à ce que lui avait dit Lo-An Bajjium de Yore. Il exhalait son amertume au communicateur et l’amirale se moquait de lui.
— Je vous aime comme vous êtes, mon cher conseiller. Vous me paraissez un mélange très réussi de robot archaïque et de vierge martyre. Libre à vous d’aller vous faire réparer la moelle à l’hôpital du bord. Mais je me demande si vous me plairez autant quand vous serez redevenu un humain ordinaire. Je n’aurai peut-être même plus envie de suivre vos conseils !
— Vous n’en faites qu’à votre tête, de toute façon. Et vous me haïssez, n’est-ce pas ?
— Docteur ! Je vous ai dit que je vous aimais.
— Vous me traitez comme un chien, Votre Grâce. Vous m’aimez un peu comme Karisme… moins que lui… ce qui est une manière de me haïr. Je pense que vous vous vengez sur moi de vos frustrations et de vos peurs.
— Quelles peurs ?
— La destinée des jumelles clonales de Teherakli est belle mais cruelle. Je le sais. Vous avez toutes des moments de refus. Mais vous finissez toutes par accepter la loi. Avec loyauté et panache. Vous êtes des filles magnifiques… Si nous parlions plutôt de Joren Lazar.
— L’espion uru va aussi bien que possible, docteur ?
— Les Urus ont tenté de prendre le contrôle de son esprit. Il semble qu’ils aient échoué. En tout cas, cela prouve qu’il n’était pas un de leurs agents.
Lo-An soupira.
— Cette discussion ne m’intéresse plus. En outre, elle est inutile. Nos spécialistes ont commencé de sonder et d’interroger le prisonnier. Ainsi que la Romaine Tana, qui était aussi sous l’influence du Kaerwea… et qui s’y trouve peut-être encore, pour ce que nous en savons. J’attends donc leur rapport. Faites comme moi.
— Je regrette de n’avoir pas été autorisé à participer… ou tout au moins à assister aux interrogatoires.
— C’est une affaire de spécialistes… tout comme le nettoyage du pipi de chien ! Ni vous ni moi ne sommes compétents dans ce travail.
— Je suis votre conseiller scientifique, amirale.
— Eh bien, il s’agit de renseignements militaires. Pas de science.
— Je conteste ce point de vue, Votre grâce. Je dois en référer au palais d’été d’Alula. Vous allez me dire que les communications sont très mauvaises et que mon message a peu de chances de parvenir, n’est-ce pas ?
Lo-An éclata de rire.
— Je vois que vous êtes très bien informé, docteur. C’est vrai, les communications subspatiales sont extrêmement perturbées dans tout le secteur de North Towananda.
La guerre contre le Kaerwea durait depuis si longtemps que tout le monde en avait oublié le commencement ; et personne n’osait en imaginer la fin. Ce n’était pas la première préoccupation des dizaines de milliers d’humains qui peuplaient le vaisseau amiral. Pas même la seconde… La première, c’était pour tous ou presque la routine et les incidents de la vie quotidienne à bord, les affaires et les intrigues, les liaisons et les querelles, le courrier privé et les spectacles. Venait ensuite le Jeu, le tournoi, avec ses menus et hauts faits qui passionnait un bon quart des habitants du David-Shar et qu’un autre quart fréquentait plus ou moins régulièrement.
Enfin, la guerre séculaire contre l’ennemi uru, à la fois monstrueux et familier. Et presque jamais nommé, par pudeur. Les nouvelles militaires étaient bien sûr un peu filtrées avant de parvenir au citoyen impérial de base, qu’il fût citadin de Foral ou de n’importe quelle ville de n’importe quelle planète, ou soldat, technicien, sous-officier sur une quelconque unité de la flotte. Les informations générales n’accordaient à la guerre qu’une place à peine égale à celle de la météo climatique, contrôlée ou non, du tourisme et de la navigation commerciale. Sauf événement exceptionnel, tel qu’une bataille stellaire mobilisant plusieurs dizaines de flottes de part et d’autre, la prise ou la chute d’un système entier… Même pour les officiers supérieurs, la guerre passait presque toujours après les affaires de cœur ou de sexe et les affrontements pacifiques mais ardents du tournoi.
Sauf pour l’état-major de l’amirale et les spécialistes du renseignement. La découverte des Anaes sur la planète Marvoon restait un secret militaire. Quatre-vingt-quinze pour cent de la population du vaisseau en ignorait tout et d’ailleurs s’en moquait éperdument. Il faut ajouter que dix pour cent au moins ne savaient même pas que le David-Shar avait quitté le système Komo et se dirigeait vers le système de Marvoon, à l’autre bout du secteur. Pour cette minorité, la formidable nef qui les portait aurait tout aussi bien pu être immobile à côté de la lune de Sora.
Lo-An Noej Bajjium de Yore elle-même s’était détachée de la guerre au moment où elle accédait au plus prestigieux des commandements. Bien qu’on s’efforçât de le cacher, ce genre d’accidents était arrivé à d’autres. C’est-à-dire à d’autres jumelles clonales de la reine… Personne à l’état-major ne semblait avoir décelé la faille. Mais Lo-An n’avait pu cacher son inattention et sa morosité agressive à son fidèle assistant cybernétique, le veilleur Vigilance 1. Après avoir refusé par deux fois l’entretien qu’il lui demandait, elle dut se résoudre à l’écouter. Ou plutôt à déchiffrer sur l’écran de sa chambre – de préférence à celui du poste de commandement – les idéogrammes touffus de leur langage particulier. Les signes, inspirés des hiéroglyphes égyptiens, de l’ancien alphabet chinois et de certains codes plus modernes, défilaient si vite qu’elle devait se concentrer fortement pour en saisir tout le sens. L’effet était immédiat. Tout ce qui n’était pas la lecture du message s’effaçait de son esprit : le monde extérieur comme les états d’âme.
Elle mit une minute entière avant de se rendre compte que Vigilance citait longuement un philosophe terrien vieux de plusieurs milliers d’années : « …Les questions les plus profondes de la métaphysique sont exprimées dans les phrases les plus courantes de la vie quotidienne. Qui croyez-vous donc être ? Qui a commencé ? Allons-nous y arriver ? Qu’est-ce qu’on va en faire ? Qui est-ce qui s’en charge ? Où diable croyez-vous que vous allez ? Où est-ce que j’interviens ? Où en est-on ? Où suis-je ? Qu’est-ce qui se passe ? Qui est qui ? En êtes-vous sûr ? Où va-t-on se retrouver ? Etes-vous là ? Mais je crois qu’il y en a une qu’il faut poser au tout début : est-ce sérieux ? (1). »
Elle coupa, en se servant des mêmes hiéroglyphes, un peu simplifiés :
— Où veux-tu en venir ?
— Bonne question, répondit Vigilance. Et tout à fait dans le ton de notre entretien. Est-ce que vous vous sentez un peu mieux, chère petite princesse malheureuse ?
— T’ai-je dit que je me sentais mal et que j’étais malheureuse ?
— Votre Grâce me prend-elle pour un idiot sénile ? J’ai en outre un baromètre infaillible de votre état psychique : l’incontinence d’urine du cher whitball. Depuis deux jours, trois jours même, Karisme s’est beaucoup laissé aller, vous avez remarqué ? C’est le signe de votre trouble, amirale. L’empathie de cette petite bête ne cesse de me surprendre… Quoi qu’il en soit, je n’ai pas seulement pour rôle de vous suppléer quelques minutes par jour au commandement du 26e groupe de flottes. Ce serait trop facile. Je dois être votre confident, veiller sur votre santé et votre humeur. C’est inscrit dans mes programmes les plus intangibles.
— Eh bien, veille. Qui t’empêche ?
— L’envie ne vous en manque pas. Mais, en effet, personne ne peut m’interdire d’être le Veilleur de l’amirale. Et pour jouer ce rôle, je suis obligé de vous parler franchement. Ma chère princesse, vous nous préparez de gros ennuis.
— Mêle-toi de ce qui te regarde, machine !
— Machine, peut-être. Mais je suis là pour vous empêcher de faire des bêtises. Vous avez fait intercepter les messages du Dr Jemmaleib pour le palais d’été. Pas moins… Enfin, c’est votre droit, encore que vous n’ayez pas consulté à ce sujet le commandant du David-Shar. Passons. Mais vous avez ordonné que toute trace de ces messages soit effacée. Or ça, c’est quelque chose qui concerne le Veilleur. Je ne sais pas si vous avez bien réfléchi à la question. Effacer les traces d’un message envoyé à la reine par un de ses conseillers depuis une unité de la flotte, ce n’est pas rien. Je m’y refuse. Du moins, je ne le ferai pas sans de bonnes raisons… Alors, je viens vous demander, ma chère princesse : « Qu’est-ce qui se passe ? Etes-vous là ? Est-ce sérieux ? »
— Il ne se passe rien. Ou si peu… Le Dr Jemmaleib est un rêveur qui… Un dangereux rêveur, oui.
— Parce que vous n’êtes pas d’accord avec lui au sujet de Joren Lazar ?
— Parce qu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Exactement comme toi !
— Je suis aussi un dangereux rêveur ? Vous estimez que Joren Lazar est un espion uru, c’est-à-dire selon le terme courant un rebut d’humanité. Et comme tel qu’il ne mérite aucun égard. Et pourtant vous avez décidé de vous rendre en personne, avec le vaisseau amiral, à proximité de la planète Roma pour le récupérer…
— Disons pour l’intercepter. Ce sont les Urus qui, au même moment, essayaient de le récupérer. Ils ont d’ailleurs réussi. Et nous l’avons intercepté juste à temps.
— Maintenant, vous vous désintéressez de son cas ?
— Pas du tout. Je constate que les événements m’ont donné raison.
— Ce n’est pas prouvé.
— Je pense que ce sera prouvé bientôt… Maintenant, il est entre les mains des spécialistes. J’attends leur rapport. Avec confiance.
— Vous avez déplacé le David-Shar jusqu’à Roma pour arrêter un espion ?
— Je voulais me rendre compte de la situation par moi-même. Cela dit, je suis fatiguée de cet interrogatoire qui ne m’aide pas le moins du monde… comme c’est ton rôle. Tu vas donc le considérer comme terminé.
— Oui, Votre Grâce. Encore une question, la dernière : que ferez-vous si les spécialistes reconnaissent que Joren Lazar n’était pas un espion uru et qu’il n’est pas sous le contrôle du Kaerwea ?
— Ce que je ferai, tu le verras bien. Et puis, comment les spécialistes pourraient-ils être tout à fait sûrs qu’il n’est pas sous le contrôle ou sous l’influence du Kaerwea ? Je suis sûre qu’ils ne se risqueront pas à l’affirmer.
— Autrement dit, quelle que soit leur conclusion, vous ne changerez pas d’avis ?
— Terminé, Veilleur !
— Terminé, Votre Grâce. Je vous demande seulement de vous reposer douze heures, avec l’aide de votre mentor psy. J’assurerai l’intérim du commandement pendant cette durée.
— Tu veux me mettre en dégravité pour douze heures ? Mais tu n’es qu’une machine à mon service. Si je refuse, que feras-tu ?
— Je m’inclinerai, Votre Grâce. Mais je noterai ma proposition et votre refus dans le livre du bord.
— Avec le message du Dr Jemmaleib à la reine ?
— Oui.
— Bon, c’est vrai que j’ai besoin de repos. J’accepte. Pas douze heures, c’est trop long. Huit heures… Pendant ce temps, tu vas étudier le cas de Joren Lazar à fond. Avec les spécialistes ou sans eux, peu importe. Tu vas fouiller nos archives sous tous les angles : les Anaes, Marvoon, Roma, l’espionnage uru, la psychologie du Kaerwea, s’il en a une, et bien sûr, Joren Lazar lui-même. Je ne t’interdis pas de consulter le Dr Jemmaleib. Et dans huit heures d’ici, je veux une synthèse qui soit un modèle du genre. Dans huit heures, il faudra que je sache avec une certitude absolue si Joren Lazar est ou n’est pas un espion uru. S’il est ou s’il n’est pas sous le contrôle du Kaerwea. Et ta synthèse sera inscrite dans le livre de bord. Compris ?
— A vos ordres, amirale. Je suis heureux de voir que vous prenez l’affaire au sérieux. Elle le mérite. Reposez-vous bien.