CHAPITRE IV
Après plusieurs heures de marche, Joren Lazar atteignit la lisière de la forêt. Il quitta avec plaisir le couvert des chênes-lièges et des pins pour se frayer un passage à travers les fourrés d’oliviers sauvages qui cernaient la futaie. Il déboucha enfin sur un plateau rocailleux comme il en existait tant en Adrianie. Les deux lunes jumelles de Roma, réunies au milieu du ciel, oignaient le paysage d’une clarté huileuse et féerique.
Les arbres romains n’étaient pas vraiment des chênes-lièges, des pins ou des oliviers, mais des essences comparables et somme toute très proches. « Une végétation de type méditerranéen », pensa-t-il en se rengorgeant, fier de sa science. Pourquoi n’eût-il pas été fier ? Quel historien officiel connaissait encore la Méditerranée ? Le dernier à qui il s’était adressé croyait que Roma venait de « rom », c’est-à-dire « sans eau », dans Dieu sait quelle langue de la galaxie humaine. Imbécile ! Roma avait été découverte par des Terriens qui se souvenaient de l’Italie antique. Les Foraliens méprisaient le passé de la Terre. Ils voulaient croire qu’ils avaient inventé le monde. Mais ils n’étaient que les lointains descendants des hardis pionniers de Sol 3.
Joren soupira d’aise. Il se sentait fort et sûr de lui. Il avait douté pendant des années et parfois désespéré. Douté et désespéré de lui-même, de son destin. Mais il n’avait jamais cessé de chercher. Oui, il se rendait cette justice. Il n’avait jamais abandonné sa quête passionnée de la vérité et du bonheur. Il avait été finalement récompensé…
Il avait rencontré le Kaerwea.
Le clair des lunes balayait un espace nu, presque illimité, devant lui. Pas tout à fait nu, cependant. On distinguait des touffes de buissons et de gros rochers arrondis qui faisaient penser à des moutons couchés. Les moutons de Roma n’étaient pas non plus des moutons. Ils vivaient en quasi symbiose avec les insectes tisseurs et, de toute façon, il n’y en avait pas dans cette région. La plaine s’étendait jusqu’à l’horizon sans une seule lumière qui eût indiqué une habitation ou un campement ; et sans une seule tache d’ombre qui eût indiqué un bosquet, une colline ou un tas de ruines. Joren était seul et il en éprouvait un certain plaisir.
Non… Un lycaon aboya au loin. «Je ne suis pas seul », se dit-il. Et cette pensée lui donna aussi du plaisir. Les chiens sauvages, les rongeurs et quelques oiseaux du genre corbeau devaient être les seuls habitants de ce territoire désolé, car les insectes romains aimaient trop l’homme pour vivre loin de lui. « Ah, j’oubliais les reptiles… » Il se remit en marche. Ses pieds blessés, dans ses sandales déchirées, le faisaient souffrir un peu. Très peu : il avait appris à mépriser la douleur. Son visage," ses mains et la plus grande partie de son corps étaient aussi couvert de griffures. Il avait traversé en hâte et sans précautions les fourrés épineux qui formaient un sous-bois touffu, où les Romains ne se risquaient guère, sur le versant ouest de la forêt, du côté d’Afbo Nao. Il lui fallait s’éloigner le plus vite possible du village.
Pourquoi les Romains ne venaient-ils jamais sur le plateau ? Réponse. la plus plausible : parce qu’ils n’avaient rien à y faire. En creusant un peu plus, on trouvait ceci : les Romains n’aimaient pas se séparer de leurs chers insectes, et les insectes détestaient s’éloigner de leurs chers humains ! « Un peu court comme explication ! » se dit Joren. Mais ça n’avait aucune importance.
Il se sentit tout à coup mal à l’aise, comme fautif. Comme s’il n’avait pas servi loyalement et avec tout le zèle nécessaire le Kaerwea… Une pensée étrange et confuse lui vint : « Je dois être tout dévoué au Kaerwea… Ce n’est pas assez. Le dévouement doit conduire au… succès. Réussir. Pas de… que tout aille bien. Gagner… toujours gagner pour le Kaerwea ! »
Son malaise fut encore aggravé. Il comprenait le sens de l’admonestation. Car c’en était une, sans aucun doute… Il aurait dû savoir pourquoi les Romains ne traversaient pas la forêt. Pourquoi ils ne venaient pas sur le plateau… Un danger pouvait exister. Il aurait dû le connaître pour avertir le Kaerwea.
Etre un serviteur fidèle ne suffisait pas. Le Kaerwea était en guerre. Le Kaerwea était toujours en guerre. Ses protégés devaient être aussi des soldats efficaces.
L’humiliation lui serra la gorge. Pauvre humain, indigne de servir le sublime Kaerwea !
Il marchait maintenant à grands pas, sur un terrain dégagé, éclairé à giorno par les deux lunes, semé de gros cailloux qu’on voyait de loin. Ce qui ne l’empêchait pas de buter de temps en temps contre un obstacle et de se meurtrir cruellement les orteils ! Un nouveau reproche fusa en lui. « Pauvre humain qui ne sait pas marcher sans se cogner à chaque pas contre les pierres du chemin… Belle recrue pour le Kaerwea ! » Il se mit à se détester. Une pensée consolante lui vint aussitôt. « Aime-toi toi-même comme tu aimes le Kaerwea. Aime-toi avec tes faiblesses et corrige-toi pour l’amour du Kaerwea ! »
Un vent glacé soufflait du nord-est et il le prenait en plein visage. Il frissonna dans ses vêtements de grand soleil, chemise sans manches, short à mi-cuisses. Il pensa… il essaya de penser : « J’ai f… » Censurée brutalement, l’idée de froid s’envola de son esprit avant qu’il ne pût la formuler.
« Tu dois être bien. » Il se sentit malheureux, ce qui l’exaspéra, ou bien exaspéra l’entité avec qui il était lié.
« Pourquoi n’es-tu pas assez habillé ? » Demandes et réponses se succédaient dans sa tête, sans qu’il fût tout à fait sûr de contrôler le processus.
« Quand je suis parti vers la forêt, il faisait très chaud. J’avais ma chemisette et mon short… »
« Pourquoi ? »
« J’étais habillé comme on s’habille l’après-midi quand il fait très chaud. »
« Quels sont ces enfantillages ? »
« On s’habille suivant la température. »
« Tu ne pouvais pas prévoir que la température allait être moins chaude la nuit ? »
« Je n’y ai pas pensé. Et puis il aurait fallu que j’aille chez moi, au village, pour prendre des vêtements de rechange. Mais je devais… partir tout de suite… m’en aller vers la forêt… sans repasser au village. Le Kaerwea le voulait… »
« Tu crois que le Kaerwea s’occupe de détails aussi infimes ? »
« Je ne sais pas… »
L’exaspération de Joren montait, répondait à l’exaspération de l’entité.
« Si tu aimais le Kaerwea, tu serais bien ! »
Joren serra les dents. Il fut consciemment déloyal. Il ressentit dans son corps et dans son cœur l’intensité du froid qui lui glaçait la peau. L’entité émit un flash de rage pure et se déconnecta.
Joren éclata de rire et courut droit devant lui plusieurs minutes, avant de s’effondrer au milieu d’une touffe d’arbrisseaux. Les fleurs bleuâtres paraissaient presque vertes sous la clarté jaune des lunes. Un parfum sucré, très volatil, envahit ses narines, sa gorge, ses poumons, sa tête. Un parfum de liberté ! Il vacilla et se laissa rouler sur le sol. Les abeilles et les guêpes géantes de Roma appréciaient beaucoup ce genre de fleurs. Mais pourquoi ne venaient-elles jamais sur le plateau ? Eh bien, il s’en moquait maintenant. Il n’avait plus besoin de répondre à des questions imbéciles posées par de stupides non-humains !
Le plaisir d’être libre lui fît même oublier le froid. Il se releva en frissonnant. C’était un frisson de bien-être. H avait toujours été capable de dominer les sensations désagréables et de modérer les douleurs passagères. Mais le Kaerwea n’avait pas besoin de le savoir !
Il reprit sa marche, allègrement. Puis il s’arrêta de nouveau pour s’orienter. Il leva la tête et examina les étoiles, qui pâlissaient à la lueur des lunes. Elles lui semblaient très nombreuses… trop nombreuses… et comme mélangées. Il ne put identifier Borealia. Même pas le Cheval d’or. Il baissa les yeux, inquiet et désemparé. Un lycaon aboya tout près. Puis un autre et un autre. Ces animaux n’attaquaient pas l’homme. Sauf les femelles qui avaient justement des jeunes chiots en cette saison !
Si les Romains évitaient la forêt et le plateau, c’était peut-être à cause des lycaons… Joren chercha dans sa mémoire. En vain. Ces gens parlaient le moins possible de ce qui leur déplaisait. Leur adaptation à un long servage expliquait ce comportement. Ils avaient pris l’habitude, pour survivre, d’oublier tout ce qui les menaçait.
Joren obliqua, parcourut une cinquantaine de mètres et s’arrêta encore. Que les lycaons fussent ou non dangereux, il n’avait aucune raison de continuer.
Sa mémoire libérée, il se souvenait et il était terrifié.
Tana ! Il essayait de l’arrêter. Elle l’avait frappé avec son poignard, mais il avait réussi à détourner le coup. La machine-guêpe volait vers eux, lourdement, avec un bruit sifflant et une antenne pendante. Détériorée sans Aucun doute… Tana avait une chance de lui échapper. « Il ne faut pas ! Il ne faut pas ! » pensait Joren. Il lui :ordit le poignet à deux mains et lui donna un coup de pied à la jambe, de toutes ses forces. La guêpe arrivait avec une lenteur incroyable. Enfin, ce n’était qu’une question de secondes. Il parvint à maîtriser la jeune femme. Mais elle lui rendit ses coups. Elle le toucha au bas-ventre avec la pointe de sa sandale. Il tomba en hurlant. Elle se redressa, prête à fuir. D’un effort désespéré, il lui saisit la cheville et la déséquilibra. Elle tomba à genoux. La guêpe se posa sur ses épaules, l’abdomen contre sa nuque, et enfonça son dard. Tana s’affaissa et s’étendit dans l’herbe de tout son long.
Joren ouvrit le col de sa chemise, dégagea son cou, une épaule, et se mit à quatre pattes, tête baissée. Il attendit la guêpe. Tous ses muscles tremblaient. Il désirait avec une terrible intensité que le dard se plante dans sa chair, entre les omoplates. Il ouvrait la bouche, aspirant en vain l’air que sa gorge refusait. Sa vue se brouilla.
Puis la guêpe vint se poser sur son dos.
Joren devait s’éloigner d’Afbo Nao le plus vite possible. Il devait gagner un endroit désert où les agents du Kaerwea viendraient le chercher pour le conduire sur Marvoon. Le Kaerwea avait décidé qu’il rejoindrait les Anaes de Marvoon pour les mettre en garde contre les visées de Grakforal. C’était bien. Toutes les décisions du Kaerwea étaient naturellement bonnes.
Tana devait rentrer tout aussi vite à la ferme de sa famille pour que son retard passe inaperçu. Ou plutôt son retard s’expliquerait de la façon la plus logique : elle raconterait aux siens que Joren l’attendait près de l’arrêt d’autobus pour lui annoncer son départ. Pourquoi les Romains se soucieraient-ils d’un étranger ?
Tous les deux au pouvoir du Kaerwea, ils s’étaient séparés sans un mot. Elle avait repris son sac pour courir vers le village. Lui s’était élancé en direction de la forêt, à l’est. Une région où les Romains n’allaient presque jamais parce que les… les reptiles volants l’infestaient !
Les reptiles volants !
Joren fit un bond de côté et évita de justesse son agresseur, un petit monstre ailé d’à peine trente centimètres de long, muni de trois paires d’ailes de dragon, d’une queue en forme d’empennage et d’un redoutable crochet à venin. Bien sûr, il se souvenait maintenant. Les paysans romains et les insectes domestiques qui vivaient près d’eux n’avaient pas de pires ennemis que les reptiles volants. Et vice versa. Les Romains n’en parlaient jamais. Mais ils veillaient. Et les insectes aussi. Même un étranger comme Joren ne pouvait pas l’ignorer. Mais il avait toujours cru que les reptiles volants n’existaient plus dans les régions civilisés d’Adrianie. Les rencontrer à quelques heures de marches d’Afbo Nao était la pire des surprises.
Il s’accroupit contre un rocher rond d’environ un mètre de diamètre, presque sans aspérités. Un abri bien médiocre. Il scruta la nuit claire et aperçut le serpent-dragon qui zigzaguait dans l’air, à hauteur d’homme, paraissant chercher une proie minuscule ou invisible. Est-ce que ces sales bestioles n’étaient pas affreusement myopes ? Il lui semblait avoir lu ou entendu dire quelque chose de ce genre. Dire par qui ? Il ne savait plus. Et peut-être prenait-il ses désirs pour des réalités ? Il n’était qu’un pauvre humain, tout à fait indigne de servir le Kaerwea !
Il se retint de ricaner pour ne pas alerter le serpent. « Aime-toi toi-même comme tu aimes le Kaerwea ! » Mais il n’aimait pas le Kaerwea et il n’avait pas l’intention de le servir…
Que faire maintenant ? Que faire d’abord pour échapper au crochet mortel du reptile ? Et aux crochets de tous les autres monstres ailés qui grouillaient peut-être sur le plateau ? Que faire ensuite, s’il parvenait à se sauver ?
Retourner au village ? Il devrait affronter Tana qui était au pouvoir du Kaerwea. Et peut-être d’autres créatures dominées par les Urus… Et les guêpes-machines !
Comment libérer Tana ? « Mais comment ai-je pu me libérer moi-même ? Est-ce qu’il m’a suffi de me mettre en colère ? Ou est-ce un miracle inexplicable ? »
Il réfléchit en guettant son serpent qui continuait de tournoyer à vingt mètres du rocher… Quand Tana l’avait rejoint, elle avait compris tout de suite qu’il n’était pas dans son état normal. Les siens découvriraient peut-être ce qui était arrivé. « Ils sauront l’aider mieux que moi. Ils alerteront sans doute les autorités. Il vaudrait mieux que j’essaie de gagner une ville pour prendre contact avec l’agent impérial ! Quelle ville ? Il y a un agent impérial à Mahi Qtman… mais c’est à près de quatre cents kilomètres ? »
Le serpent virevoltait en se rapprochant de Joren, tapi dans sa cachette dérisoire. Son corps vermiforme et ses ailes membraneuses émettaient une luisance bleutée. Il dansait comme un lampion dans la nuit. Joren tourna la tête et vit avec terreur beaucoup d’autres vers luisants ailés qui frétillaient à une hauteur variant de un à trois ou quatre mètres au-dessus du plateau, dans toutes les directions, y compris du côté de la forêt. Retraite coupée !
Les reptiles volants, de plus en plus nombreux, menaient une sarabande folle, se rejoignaient, s’évitaient, se croisaient, s’éloignaient, plongeaient, montaient en chandelle… Parfois deux spécimens s’immobilisaient l’un en face de l’autre, pour un bref tête-à-tête, puis se séparaient vivement, comme pris de colère, et ils s’en allaient à l’opposé, le plus loin possible. Spectacle féerique, mais terrifiant.
D’où sortaient donc ces maudits lézards ? Joren se dit avec espoir qu’ils étaient peut-être inoffensifs. Difficile à croire. Leur légende était la mort. La mort pour l’homme, les insectes domestiques et la plupart des animaux.. Joren n’en savait pas plus. Les Romains ne parlaient pas de malheur. Ils avaient pour évoquer leurs ennemis naturels des métaphores obscures dont le sens échappait aux étrangers. Mais Tana l’avait mis en garde contre le pouvoir hypnotique de certaines guêpes. Pourquoi ne lui avait-elle rien dit des serpents ailés ? En tout cas, elle lui avait bien désigné les endroits où on n’allait pas. La forêt sempervirens, à l’est, par exempie… La forêt ne devait pas être très dangereuse ; mais elle marquait la limite du territoire des reptiles et formait un rempart que l’on ne franchissait pas, d’un côté ni de l’autre. « Et moi, je suis allé me jeter dans le piège tête baissée ! Le Kaerwea ou son envoyé avait bien raison de penser que j’étais un pauvre abruti d’humain sans cervelle ! »
L’évocation du Kaerwea l’emplit d’une sorte de nausée, honte et regret à la fois. Il se sentait las. Il avait envie de se reposer, de dormir longtemps dans un endroit chaud et sûr. Il souffrait de tout son corps, depuis les blessures de ses pieds jusqu’au coup de poinçon de la machine-guêpe derrière son épaule. Et ses muscles endoloris par une longue marche se raidissaient, devenaient durs comme du vieux bois.
Un reptile volant, qui n’était pas celui qu’il guettait, frôla son rocher d’un vol bruissant de grosse libellule. Joren se terra dans un volume d’ombre où son corps tassé tenait à peine. Il ramena contre son genou sa main posée en pleine clarté. A quoi bon ? Les serpents finiraient bien par le repérer… Sa seule chance était de foncer vers la forêt. Une toute petite chance. S’il pouvait atteindre les fourrés d’oliviers, à deux cents ou deux cent cinquante mètres, les serpents ne le poursuivraient sûrement pas sous le couvert épais. Compte tenu du terrain inégal et semé d’obstacles divers, il pouvait parcourir cette distance en un peu plus d’une minute… à condition de ne pas buter contre un gros caillou ou une touffe de buissons et de s’écraser bruyamment sur le sol ! Mais l’ankylose le gagnait et il se demandait si ses jambes et son souffle répondraient à l’appel.
Il se prépara à bondir. Puis une drôle de pensée lui vint : « Le Kaerwea ne t’a pas oublié… » Il ne sentait aucune ironie en lui. C’était une pensée satisfaite, apaisante. « Ta faute est pardonnée. Maintenant que nous te comprenons mieux, nous allons t’aider. Tout va bien… »
Joren se détendit d’un coup. Il eut l’impression de se dissoudre dans un profond bien-être. Pendant quelques minutes, il avait eu la quasi-certitude de mourir bientôt. L’espoir, la vie même coulaient dans son corps comme un nectar. Il accueillait le retour du lien avec un abject soulagement. L’entité urue qui l’habitait ne l’avait d’ailleurs jamais quitté. Elle n’était pas formée par une masse compacte, mais par une multitude de micro-éléments que le dard de la machine-guêpe avait introduits dans son sang. Non pas un corps étranger, mais un flot de stimuli en voie d’intégration…
Il se prépara de nouveau à bondir.
« Non, dit l’entité avec douceur, pas de ce côté. Tu ne dois pas retourner vers la forêt. Tu dois continuer d’avancer sur le plateau où nos amis nous attendent. » « Mais les reptiles volants vont m’attaquer. Leur piqûre est mortelle ! »
« Ils sont très occupés en ce moment par leur parade nuptiale de pleines lunes. Tu n’existes pas pour eux en ce moment. »
« Comment sais-tu cela ? Quand nous nous sommes… séparés, tu semblais tout ignorer de la vie sur Roma. »
« Je ne sais rien de plus que toi. C’est toi-même qui te souviens. Je t’aide seulement à fouiller tout au fond de ta mémoire. Tu avais oublié quelques détails au sujet des serpents ailés… et de bien d’autres choses. Je ne suis plus un visiteur étranger, Joren Lazar. Je suis la partie profonde de ton esprit. Nous sommes toi ! »
Joren se leva sans précaution particulière et reprit sa marche lente en direction de l’est. Les deux lunes se trouvaient au-dessus de lui, un peu à droite. Il les regarda comme pour chercher en elles un signe de sa nouvelle condition ou de sa nouvelle destinée. Elles lui parurent en effet plus proches, plus familières, moins inaccessibles. Il renoua avec le sentiment de puissance qu’il avait éprouvé en sortant de la forêt.
Non, son destin n’était pas écrit sur les petites lunes d’une minuscule planète, mais dans les étoiles géantes de la Galaxie !
Il respira à pleins poumons et se mit à courir. Les reptiles volants filaient ou dansaient autour de lui, froissant l’air qu’ils emplissaient d’une rumeur métallique. On eût dit qu’ils.se reflétaient dans l’eau pure d’un étang. Frôlé deux fois de suite par des bestioles plus hardies ou plus négligentes, ou plus myopes, Joren retint son souffle. Puis il se détendit et sourit. Les petits monstres ailés ne s’intéressaient qu’à leurs propres affaires. C’était bien naturel.
Il accéléra son rythme, évita de justesse un rocher dissimulé par l’ombre d’un buisson et fonça» Il se sentait invulnérable. Une des trois ou quatre constellations qu’il pouvait nommer sur Roma, le Petit Archer, s’élevait en face de lui, plein est.
Le Petit Archer planté la tête en bas sur la ligne violette de l’horizon, doré par le clair des lunes… Etait-ce un signe ? Joren éclata de rire. Quelques serpents dérangés dans leur amoureuse parade s’écartèrent vivement de lui.
« Le Petit Archer, la tête en haut ou la tête en bas, ne joue aucun rôle dans mon destin, songea-t-il. Seules les constellations sublimes de la planète du Kaerwea peuvent mesurer le cours de ma vie ! »
Il courait. Il avait oublié le froid, la fatigue, la soif, la douleur. Il progressait avec une telle facilité, une telle vitesse qu’il avait l’impression de planer au-dessus du sol, mêlé aux reptiles qui s’effaçaient sur son passage… Non seulement il n’avait plus froid, mais un feu exalté embrasait son sang, se propageait dans ses nerfs et dans ses muscles, jaillissait sur sa peau en gerbes d’étincelles que le vent étouffait d’une caresse.
L’amour du Kaerwea lui apportait une sécurité et une plénitude qu’aucun humain ne possédait. Il s’attendrit une seconde en songeant à Tana et à sa famille. Il aimait toujours sa compagne romaine. Il ne l’oublierait pas. Il savait qu’elle était heureuse. Heureuse d’un bonheur indicible, surhumain…
Car elle avait reçu une spore du Kaerwea, comme beaucoup d’autres Romains et Romaines et des animaux aussi, chevaux, moutons et même des lycaons. La spore germerait et se développerait en elle avec une extrême lenteur… L’être supérieur, merveilleux nommé wea mettait plus d’un siècle pour atteindre la grosseur d’une orange. La vie de Tana, sa jeunesse même seraient prolongées bien au-delà de leur durée normale. Elle devrait bien sûr quitter Afbo Nao, changer de nom et peut-être de visage pour ne pas attirer l’attention. Le Kaerwea l’aiderait à tromper la surveillance des agents impériaux. La spore grossirait sans pourtant dépasser la taille d’une orange : à ce stade, elle lancerait des filaments dans tout le corps de l’humaine et s’infiltrerait peu à peu dans sa chair, dans ses nerfs, qui deviendraient la chair et les nerfs du jeune wea. L’humaine se changerait en wea sans s’en apercevoir. Elle sentirait son bien-être augmenter sans cesse, jusqu’à lui faire perdre contact avec la réalité ; elle s’enfoncerait peu à peu dans un délire paradisiaque, au fur et à mesure que sa conscience céderait la place à la conscience du wea… Le phénomène s’était produit des millions et des millions de fois dans l’Univers où des millions et des millions de spores donnaient naissance à des millions et des millions de jeunes weas. ,
Mais un seul wea par siècle devenait le Kaerwea uru.
Essoufflé, le cœur battant, Joren ralentit, se mit au pas. Sans s’arrêter complètement, il tourna la tête vers la forêt, qui ourlait le plateau d’une lèvre sombre à plusieurs kilomètres en arrière.
Ses pieds lui faisaient un peu mal et il éprouvait une légère sensation de brûlure dans la poitrine.
« Suis-je encore loin de l’endroit où… nos amis nous attendent ? » Il feignait de se poser la question à lui-même, avec l’arrière-pensée d’extorquer une réponse à l’entité unie. La réponse vint, après un certain temps, comme s’il la formulait à travers une longue difficile réflexion. Elle lui parut peu claire. « Il n’y a pas d’endroit où nos amis nous attendent. Nos amis arriveront… quand le moment sera venu. »
Difficulté de communication. L’entité s’intégrait à son esprit. Elle pensait-avec son esprit. Mais les concepts urus et les concepts humains ne coïncidaient pas toujours. Il faudrait du temps pour que s’établisse une véritable harmonie mentale.
Il marchait. Il avait soif. Il crut entendre un gloussement de source. Non, ce n’était qu’un bruit d’aile. Les serpents devenaient plus nombreux, plus audacieux. Ou plutôt… Pressant le pas malgré lui, il scruta la nuit alentour. Les serpents étaient plus rares vers l’intérieur du plateau ; mais quinze ou vingt spécimens du genre avaient formé un groupe assez dense qui accompagnait le visiteur humain. Près de lui, ils étaient donc plus nombreux. Il frissonna. Impossible… Pour l’accompagner, il aurait fallu que les reptiles fussent avertis de sa présence. Dans ce cas, sa sécurité était précaire. Leur danse semblait plus frénétique que jamais. Ils étaient en transe, mais ils pouvaient se réveiller d’une seconde à l’autre et devenir brusquement aussi agressifs qu’ils avaient été indifférents.
Il baissa la tête, d’instinct. Deux charmants petits monstres faisaient la ronde en se poursuivant, à moins d’un mètre de lui. Ce manège semblait prouver que les reptiles le considéraient comme un élément du paysage, assez décoratif pour être intégré à leur parade nuptiale. Il commença à être un peu effrayé ; en même temps, une excitation bizarre le gagnait. Il ne risquait rien, grâce à la protection du Kaerwea. Le danger l’excitait. Il se remit à courir. Mais son cœur, ses poumons, ses muscles ne répondaient plus à sa volonté. Il ouvrit la bouche, avalant avec effort une goulée d’air dure comme un caillou. Il trébucha, se piqua le genou à une pointe de yucca et tomba, les mains en avant. Il n’eut pas la force de protéger son visage. Il se blessa le front, le nez, la lèvre supérieure. Les serpents tournaient au-dessus de lui et le froissement de leurs ailes battantes l’enveloppait d’un bruit de fond crissant, de plus en plus intense.
Il s’appuya sur ses paumes déchirées, se souleva avec prudence. Il sentit un courant d’air sur sa nuque, baissa les épaules en réflexe. Il lécha le sang qui coulait sur ses lèvres. Une douleur brutale lui taraudait la mâchoire, jusqu’à la racine du nez. Il pensa qu’il s’était cassé une incisive supérieure dans sa chute… Une violente colère contre lui-même l’envahit. Colère orchestrée par l’entité urue. « Maladroit ! Stupide humain qui ne sait pas tenir sur ses deux pattes ! »
« Mais je suis épuisé », plaida-t-il. Puis il se sentit coupable de sa faiblesse et se morigéna. « Je dois aimer le Kaerwea pour être fort… Toujours gagner pour le Kaerwea. » Il se sentit alors en paix avec lui-même.
Il se mit à genoux avec prudence, pour ne pas risquer de heurter un des reptiles volants qui s’amusaient à le frôler. A ce moment, un détecteur interne, lié à l’entité urue, l’avertit d’une présence, d’une approche. Il respira très fort, soulagé et électrisé. « Nos amis arrivent ! » L’épreuve avait été dure. Elle avait failli mal tourner. Mais elle s’achevait. La vraie vie allait commencer, sous l’égide du Kaerwea.
Il se mit debout. Un essaim de monstres bleus vibrionnait sur sa tête comme des moucherons autour d’une lampe.
Venu de l’espace, le module uru fonçait maintenant vers le plateau en rase-mottes. Les micro-éléments que la guêpe avait instillés dans son sang comportaient un traceur pour permettre aux envoyés du Kaerwea de le localiser. La rencontre ne pouvait avoir lieu près d’un village romain. Voilà pourquoi il avait dû s’éloigner d’Afbo Nao et se réfugier dans un endroit isolé et désert. Son inspiration l’avait poussé vers la forêt et le plateau. Il avait oublié les serpents…
Le module approchait, venant du sud. Joren se dressa, le visage tendu avidement dans cette direction.
Une masse brune, de forme irrégulière, glissait dans l’air avec un léger bruit de vent soufflant sur les feuillages. La clarté des lunes balayait des creux et des bosses, des arêtes vives et des surfaces arrondies. On eût dit un morceau de roc, détaché d’une falaise et poli par l’érosion d’un seul côté. A peu près de la taille d’une cabane romaine ou d’un petit autobus… L’engin décrivit un cercle à une centaine de mètres autour de Joren et à une douzaine de mètres de hauteur. Puis il plongea brutalement en direction de l’humain qui l’attendait, comme pour l’écraser. Les serpents s’égayèrent en sifflant. Du moins presque tous… Joren résista à la panique qui lui commandait de se jeter au sol pour échapper à la collision.
Mais il n’avait rien à craindre d’une machine du Kaerwea.
Il resta debout, face au module qui s’immobilisa de façon instantanée au-dessus de lui, en utilisant ses propulseurs-freins gravitiques. Deux ou trois serpents qui n’avaient pas fui continuaient de tournoyer. Leur mouvement était devenu plus rapide et plus désordonné. Le changement de gravité les affolait. Ils sifflaient de colère et émettaient une forte odeur de musc. Joren qui se sentait plus léger aussi et qui avait levé la tête pour regarder le module se boucha le nez, écœuré. Il ne pouvait savoir que les phéromones des reptiles portaient un message de danger et de peur.
L’appareil uru s’abaissa lentement. Englobés dans son ombre, les serpents tournaient en rond sans penser à fuir. Peut-être ne voulaient-ils pas fuir. Peut-être étaient-ils restés là pour protéger la retraite des autres. Leur odeur changea, devint âcre et piquante. C’était un signal de combat. Deux spécimens s’attaquèrent au module. Le troisième se rabattit sur Joren et le mordit au cou, un peu au-dessous de l’oreille gauche.
Un faisceau jaillit de l’engin uru. Les reptiles, paralysés, s’écrasèrent au sol. Joren en ressentit les effets à un moindre degré. La douleur de la morsure fut un peu atténuée. Il tomba à genoux et pensa : « Ce n’est pas ma faute. Je ne pouvais pas prévoir… Pardon ! »
Un ricanement farouche gronda en écho. La fureur de l’entité urue déferla comme la tempête d’équinoxe en Adrianie, roulant ses ondes brûlantes dans les nerfs de Joren. « Stupide humain… misérable shrek… kraï dégoûtant !»
Les injures fusaient, flèches de haine visant au cœur. La plupart incompréhensibles, mais toutes chargées d’une rage et d’un mépris clairs et nets.
« Tu vas mourir, sale humain. Tu as trahi. Tu ne mérites pas que le Kaerwea te sauve ! »
« Je n’ai pas… » commença Joren, Puis il se durcit, répondant soudain à la haine par la haine. Il ne s’abaisserait pas à supplier les ennemis de l’humanité. D’un même effort, il domina la douleur de la morsure et retrouva sa dignité de citoyen impérial. « Grakforal vaincra… si Dieu le veut ! »
Foudroyé par une décharge d’énergie venue du module uru, il perdit conscience.