CHAPITRE IX











Joren se réveilla.

Pour la centième fois. Pour la millième fois… La technique de sondage des agents impériaux consistait à plonger brutalement le sujet dans un sommeil profond, par des moyens chimiques ou électroniques puis à explorer son esprit en provoquant des impulsions subliminales. Ensuite, on le réveillait de façon soudaine, on lui injectait des excitants pour lui faire subir un interrogatoire verbal traditionnel. Peu après, on le calmait et on passait à la narco-analyse. Et ainsi de suite.

Depuis quelques jours… ou quelques siècles. Joren ne savait plus. Il ne savait plus rien. Il flottait dans un océan d’ignorance béate. Les Impériaux étaient en train de lui vider le cerveau et de détruire sa personnalité. Mais, grâce aux drogues et aux stimulations électriques, il se sentait bien. Presque aussi bien que lorsque le Kaerwea le tenait en son pouvoir… Etait-il un espion uru ? Il l’ignorait. Il avait envie de rire quand les Impériaux lui posaient la question. Une question qui revenait toujours, rituellement, à chaque phase de l’interrogatoire, sous une forme ou sous une autre :

— Quels sont les buts du Kaerwea ?

Les buts du Kaerwea ? Comment les aurait-il connus s’il n’était pas à son service ? Il ignorait tout du Kaerwea.

— Tout ?

— Ou presque tout, avoua-t-il.

Il pensa : « Ho, camarades. Vous en savez plus que moi sur ce que je sais ou ne sais pas ! » C’était maintenant l’interrogatoire traditionnel. Les agents impériaux allaient et venaient autour de lui. Il y en avait toujours au moins trois pour le questionner. Quelquefois beaucoup plus. Souvent, une femme ou plusieurs. Elles étaient les plus tenaces. Un ordinateur à la voix grave et douce intervenait de temps en temps. Les humains l’appelaient Veilleur ou Vigilance. Ses questions étaient en général les plus surprenantes, et aussi les plus pertinentes.

Ils insistaient, tous, sur sa période d’inconscience, à bord du module uru. Mais comment aurait-il pu répondre à ce sujet ?

— Nous pensons que vous n’étiez pas vraiment inconscient. Il est probable qu’une partie de votre cerveau était bien éveillée : celle soumise au Kaerwea.

Ils ne voulaient pas croire que l’envoyé avait littéralement explosé de colère pour une simple question au sujet du Kaerwea. Le Veilleur s’intéressait plus que les humains à cet épisode mystérieux.

— Comment communiquiez-vous avec l’entité urue ?

Joren raconta une fois de plus qu’il s’agissait d’un échange mental direct puisque l’envoyé était en lui. Questions et réponses naissaient de la même façon dans son esprit, qu’elles fussent formulées par l’un ou par l’autre. A certains moments, il lui était difficile même de distinguer ses propres pensées des messages de l’envoyé… Le Veilleur précisa son interrogation :

— Cette dernière question était cependant plus importante que les autres puisqu’elle faisait l’objet d’un marché que vous avez conclu avec le Kaerwea ou son représentant. Il est donc probable que vous l’avez formulée avec une précision particulière, même mentalement. Est-ce exact ?

— C’est exact, convint Joren.

— Est-ce que vous vous souvenez des termes que vous avez réunis dans votre esprit ? C’est important… Je veux dire : pourriez-vous retrouver non seulement le sens de la question que vous avez posée à l’envoyé, mais les mots et la forme ?

— Je ne sais pas. Je crois. J’ai un peu oublié Foral et… les autres mondes où j’ai vécu. Si vous me demandiez le nom de mon père, j’aurais peut-être du mal à vous répondre ! Mais je pense que je me souviendrai toute ma vie de cette conversation avec l’envoyé du Kaerwea. Attendez une seconde. Voici la question : Je voudrais savoir pourquoi les Urus attaquent parfois et détruisent des mondes qu’ils ont déjà conquis et où ils ont installé des bases… Je pense que c’est exactement ce que j’ai demandé.

— Vous aviez conclu un marché avec le Kaerwea…

— Avec l’envoyé.

— Oui, c’est vrai. Il n’est pas sûr que l’envoyé s’exprimait à tous les coups au nom du Kaerwea. Il vous avait accordé une seule question ? Oui. Vous avez donc choisi d’aller directement à ce qui vous paraissait l’essentiel ? Oui, c’est évident. Mais pourquoi le problème de l’action des Urus contre leurs propres mondes vous semblait-elle si importante ?

Joren se souleva au fond du fauteuil à inclinaison variable où il subissait la plupart des interrogatoires. Il promena la main devant son visage, posa les doigts sur son front moite et sourit d’un air à la fois espiègle et mélancolique.

— Mon Dieu, je ne m’en souviens pas. C’est quelque chose qui m’intriguait sans doute. Est-ce qu’ils font vraiment ça ? J’ai oublié.

— Oui. Ils font vraiment ça. C’est un point particulièrement mystérieux de leur comportement. Et peu connu en outre, car il s’agit d’un secret militaire. Si je vous demande comment vous l’avez appris, vous me répondrez encore que vous avez oublié ?

— Je suis… J’étais…

De nouveau, Joren se caressa le front d’un air de doute et d’effort. De grosses rides apparurent au-dessus de ses sourcils et son visage prit une expression enfantine, boudeuse.

— Historien ? suggéra le Veilleur pour l’aider.

Joren eut un petit rire d’excuse.

— J’ai fait tous les métiers ! avoua-t-il.

L’ordinateur reprit :

— Votre hôte, l’envoyé, est entré en rage aussitôt. Et, au lieu de vous donner l’explication que vous attendiez, il s’est mis à vous injurier. Il a même employé des termes en langue urue, tels que que shrek… kraï… pagun… que vous n’avez pas compris. Cependant, vous avez senti que c’étaient des mots particulièrement insultants. Vous n’avez d’ailleurs pas été trop surpris, car l’envoyé s’était mis deux fois déjà en colère contre vous…

— Mais il était bien plus furieux que les deux autres fois ! Je peux dire qu’il hurlait dans ma tête comme pour me déchirer le cerveau. Et puis sa rage s’enflait encore… C’est indescriptible.

— Et qu’avez-vous pensé ?

— Qu’ai-je pensé ? Je me suis dit que c’était un trait du Kaerwea. Que le Kaerwea était une sorte de monstre par… je ne trouve plus le mot…

— Paranoïaque ? proposa le Veilleur.

— Peut-être… Un monstre ir… irascible, toujours écumant de rage. Une sale bête, quoi !

Il y eut quelques rires humains dans la salle. L’ordinateur éleva la voix :

— Ce qui correspond à l’opinion de la plupart des kaerweologues impériaux… Mais vous vous êtes sûrement demandé : pourquoi cette colère ?

— Oui, bien sûr. J’ai pensé que j’avais touché un point sensible, très sensible.

— Et vous le croyez toujours ?

— Vous voulez dire… si c’est toujours ce que je pense, maintenant ? Oh, maintenant, ça ne m’intéresse plus. Je suis fatigué. Non… fatigué n’est pas le mot. Je suis… Il me semble que mon cerveau est… Je ne sais pas. Je ne voudrais plus avoir à me creuser la tête. J’aimerais m’occuper de… de danse. Mais je ne sais pas si mon corps m’obéira mieux !

L’un des agents humains étira ses longues jambes, bâilla et se frotta les yeux.

— J’ai envie de dormir aussi. Inutile de dire que je proteste contre cette méthode d’interrogatoire insensée. Nous perdons notre temps. Le mythe de la grande colère du Kaerwea est aussi vieux que la guerre. Il faut être une machine bornée pour tomber dans un piège aussi grossier. Bonsoir !

Joren se leva tout à fait.

— Bonsoir, dit-il. Est-ce que je peux m’en aller aussi ?

Une voix féminine dit sèchement derrière lui :

— Non, tu restes. Ta fête continue !

— Mon père aussi avait des crises de colère épouvantables, fit Joren pensivement. C’est curieux, j’ai presque tout oublié de lui, mais je me souviens de ses crises de colère !

Une voix masculine ricana.

— Assieds-toi donc à ta place. On va essayer de te rafraîchir la mémoire. Au sujet de ton père et d’autre chose !

Ils étaient encore quatre autour de lui, dont une jeune technicienne qui n’avait pas droit à la parole. Joren les regarda avec un sourire inquiet. L’effet des drogues qu’on lui avait injectées commençait à se dissiper. L’euphorie l’abandonnait. Il avait un peu peur. Il examina le décor avec une moue de perplexité, fronça les sourcils, cherchant à se souvenir… à se souvenir de tout.

Il se laissa retomber sur son fauteuil, eut un long soupir et essuya la sueur sur son front.

— Que voulez-vous encore ? demanda-t-il d’une voix lasse. Je ne sais plus que vous dire… J’ai l’impression de ne plus être tout à fait moi-même.

Un des agents impériaux éclata de rire.

— Très juste. Tu n’es plus tout à fait toi-même… puisque tu es à moitié le Kaerwea !

— Je suis désolé, coupa la voix douce et calme du Veilleur. Il faut arrêter cet interrogatoire immédiatement.

— Ta gueule, toi ! cria la femme. Tire-toi d’ici. Terminé, compris ?

— Non, dit le Veilleur sur un ton plus ferme. C’est vous qui allez vous taire et partir.

— Hein, quoi ?

— Coupez !

— Débranchez cette machine, en vitesse !

— Impossible…

— Comment impossible ? Appelez la centrale des systèmes !

— Je suis la centrale des systèmes, dit tranquillement le Veilleur.

— Qu’on appelle le poste de commandement.

— Je suis Vigilance 1. J’assure le commandement suprême de la flotte, comme c’est ma fonction en l’absence de l’amirale Bajjium de Yore qui se repose.

Un des agents de renseignements demanda à la jeune technicienne effarée si c’était un dérèglement des machines ou un coup de l’ennemi. La jeune femme n’en savait rien. Ou plutôt elle savait bien que le système Vigilance 1 pouvait suppléer l’amirale en cas d’urgence et que son intervention était régulière bien qu’exceptionnelle. Si la jumelle clonale de Teherakli représentait la souveraine dans le secteur North Towananda, le Veilleur était la voix même de Grakforal.

Mais une simple technicienne n’avait pas intérêt à contrarier dans de telles circonstances les redoutables officiers du renseignement qui avaient toute la confiance de l’amirale. Aussi préféra-t-elle se taire.

Les agents impériaux se regardaient, hésitaient encore.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Joren. Est-ce sérieux ?

Personne ne lui répondit.

— On continue ? hasarda la femme.

Personne ne lui répondit.

Six robots armés du service d’ordre de l’état-major entrèrent dans la salle d’interrogatoire. Les officiers de renseignements saluèrent d’un bref signe de tête et s’en allèrent les uns derrière les autres. La jeune technicienne les suivit, en dissimulant un sourire moqueur.