CHAPITRE XIII
— Ainsi, Veilleur, tu penses qu’il existe un moyen de rendre à Joren Lazar l’intégrité de ses fonctions mentales et la plus grande partie de ses souvenirs ?
— C’est exact, Votre Grâce. Ce moyen existe et je vous l’exposerai quand vous voudrez. J’aimerais connaître vos réflexions après l’étude du dossier.
— Oh, fit Lo-An Bajjium de Yore avec un geste las, mes réflexions rejoignent les tiennes. J’en conviens volontiers. Et, au fond, il ne peut en être autrement. D’une part, la communication avec les Anaes risque d’être beaucoup plus difficile que je ne l’imaginais. Joren Lazar nous serait sans aucun doute très utile… si nous pouvions lui rendre la mémoire. D’autre part, il existe une chance, faible mais réelle, qu’il soit encore sous l’influence du Kaerwea. Dans cette hypothèse, que se passerait-il si nous lui rendions son intelligence et sa mémoire ?
Il y eut quelques secondes de silence.
— C’est moi, dit enfin le Veilleur, qui pourrais être envahi par le Kaerwea !
Lo-An sursauta, retint une exclamation d’incrédulité, puis médita en silence l’information. Vigilance I avait voulu cet entretien très secret. Il avait choisi l’appartement privé de l’amirale plutôt que le poste de commandement. Lo-An était seule dans la salle de thé où elle recevait la communication. Seule avec Karisme le whitball, mais le petit chien était examiné et radiographié toutes les dix heures, donc garanti vierge de tout parasite-espion… Les yeux baissés, elle caressa tour à tour la tête velue de son favori et la croix étoilée en nacre de Vanémonen, incrustée dans le plateau du guéridon sur lequel fumait la théière.
— Tu m’expliques ? pria-t-elle.
— Savez-vous ce qu’est, en théorie, une anaphase ?
— Si j’ai bien compris, il s’agit d’une sorte de transe au cours de laquelle les Anaes se mettent en communion avec le cosmos ou Dieu sait quoi.
— Oui. Mais il y a différents types d’anaphase et différents degrés de profondeur. Il nous arrive d’opérer sur des modèles proches de l’anaphase. C’est ce que j’envisage de faire pour sauver l’esprit de Joren Lazar. Voici, en simplifiant : je tente de recréer son univers personnel, avec toutes les données entières ou fragmentaires que je possède. Données certaines quand c’est possible, données hypothétiques là où je ne possède aucune donnée certaine ou pas assez… Cela fait, je me mets en anaphase avec son cerveau, de sorte qu’il existe une fusion mentale presque complète entre lui et moi… pendant quelques millièmes de secondes.
« La principale difficulté est de trouver la bonne durée. Un millième en moins, nous arrêtons l’opération trop tôt et nous laissons l’esprit du sujet en pleine confusion et cette fois sans remède. Un millième en plus et… disons que tout saute. Dans les deux cas, l’esprit de Joren Lazar serait détruit de façon définitive. Et si le corps survivait, ce serait au stade purement végétatif… »
— Je vois, dit Lo-An. Pourtant, le problème central, celui du langage des Anaes, ne me paraît pas résolu. Tu ne connais pas ce langage… car si tu le connaissais, nous n’aurions pas besoin de Joren Lazar. Alors, comment pourras-tu aider Joren à le retrouver ou à le reconstituer ?
— Par le principe des ponts, qui est voisin de l’anaphase. On peut considérer qu’une masse de données, comme un langage, est enregistrée au moins deux fois dans le cerveau. D’abord en un corpus global, que nous ne pourrons probablement pas reconstituer, en effet. Et puis de façon dispersée, en connexion avec des souvenirs d’un autre genre, à travers l’ensemble de la mémoire. C’est un maillage que nous pouvons espérer retisser. Si nous y réussissons à cinquante pour cent au moins, nous avons une chance de voir le corpus se reconstituer en écho, totalement.
« D’autre part, j’ai tout de même quelques notions du langage des Anaes. Je sais par exemple qu’ils utilisent très peu la voix. Leur langage-son est sommaire et ils ne s’en servent qu’en cas d’urgence. Ils considèrent la parole comme une agression, car l’interlocuteur ne peut pas éviter de l’entendre, sauf par des précautions désagréables et d’ailleurs imparfaites. L’essentiel de leurs communications interpersonnelles passe par les images-miroirs. Je crois que c’est un système dérivé des idéogrammes que nous employons en ce moment même et qui vous obligent à une concentration pénible. Mais pour eux, c’est devenu naturel.
« Je dispose à ce sujet d’un certain nombre de données qui pourraient me servir de ponts ou d’hameçons mémoriels. J’ai donc bon espoir. Mais un autre problème se pose : il est encore plus grave.
« Comme vous l’avez remarqué, il n’est pas tout à fait exclu que Jorén Lazar soit encore sous l’influence du Kaerwea. Si c’est cela, je pourrais être à mon tour envahi et dominé, insidieusement ou non. Cette hypothèse me paraît très improbable. Mais je dois l’envisager sous ses divers aspects. Je vais étudier les moyens de parer à une invasion de mes circuits et mémoires par le Kaerwea. Et les moyens d’échapper à son influence, si par un incroyable hasard l’invasion s’effectuait cependant. Je vous présenterai ces moyens. Alors, vous pourrez décider de tenter on non l’opération. »
— Je te remercie de me laisser le choix, dit Lo-An.
Il y eut un éclair d’amertume dans son regard. Elle demanda :
— Ne pourrait-on pas tenter d’abord l’expérience avec la jeune Romaine, Tana ?
— Non ! fit nettement le Veilleur. Et ce pour trois raisons. Son état est bien pire que celui de Joren Lazar. Les chances de réussite sont à peu près nulles et l’expérience ne nous apprendrait rien. Ensuite, je n’ai pas de données suffisantes sur sa vie, ses souvenirs, son environnement. Il serait maintenant trop long de les réunir. Enfin, la probabilité que Tana soit encore sous l’influence du Kaerwea est beaucoup plus grande. Les risques pour moi sont bien plus sérieux. Je refuse de les prendre. Le jeu ne vaut pas la chandelle.
« Pour Joren Lazar, je dois mentionner un point d’éthique. Grakforal ne peut pas perdre son âme dans la guerre… Il est souhaitable que Joren Lazar nous donne son accord. Je me sentirais beaucoup plus à l’aise pour agir et pour me mettre en communion spirituelle avec lui… »
— Mais il n’est pas capable de comprendre ce que nous voulons faire… pour son bien. Et encore moins de mesurer l’enjeu. Je crois qu’il m’appartient, et à moi seule, de décider. Pour lui et pour toi.
Le Veilleur insista.
— Je veux qu’il soit averti, Votre Grâce. S’il ne l’était pas, j’aurais beaucoup de peine à réussir ma fusion avec lui.
— Pourquoi ?
— Je ne suis qu’un simple système de Vigilance. Mais je représente Grakforal. J’aurais honte pour l’Empire.
— Grakforal vaincra… si Dieu le veut, dit Lo-An.
Epuisée, elle s’étendit sur son lit à champ hypograve. Elle régla son poids à vingt kilos et demanda au climatiseur de diffuser une brume de repos isotonique. Les idéogrammes dansaient dans sa tête comme ils avaient dansé devant ses yeux pendant de longues minutes. Elle songea : « Il faudra que Lo-May s’entraîne au maniement des idéogrammes. Mais a-t-elle encore envie de me succéder ? »
Karisme avait rejoint sa maîtresse. « Tu ne vas pas encore me couvrir de pipi, petite chose ? » Depuis quelques jours, l’incontinence d’urine de whitball s’était sérieusement aggravée. Le chien se mit à geindre sur un ton plaintif, presque désespéré. « Qu’est-ce qu’il y a, Kari chéri ? Tu sens que ta maîtresse est malheureuse ? Pourquoi pas ? Le Veilleur l’a bien deviné et il n’est pas si intelligent que toi ! »
— Dis-moi, fit-elle à voix haute, qu’est-ce que tu ferais à ma place pour Joren Lazar ? Pour lui et pour nous, je crois qu’il faut tenter la chance. N’est-ce pas ?
« Karisme n’est qu’une petite bête inoffensive, se dit-elle. Je devrais en parler à Lo-May… qui n’est pas inoffensive ! » Elle se sentait coupable de n’avoir pas associé les jumelles à ses discussions avec le Veilleur. Mais les filles étaient-elles toutes capables de garder un gros secret ? Maintenant, la question des Anaes de Marvoon l’obsédait, mobilisait toute son attention et son énergie… Il fallait en finir. Elle prit soudain sa décision, sans attendre que le Veilleur l’eût informée des précautions qu’il envisageait pour se garder d’une invasion du Kaerwea. « On tente la chance ! En cas d’échec, on débarque en force sur Marvoon, on occupe la planète et on soumet les Anaes au protectorat de l’Empire. Tant pis si le Veilleur a des états d’âme ! »
— Je n’ai pas d’états d’âme, Votre grâce !
— Comment peux-tu savoir que j’ai pensé…
— Empathie. Il y a en moi beaucoup de vous-même. Je suis un peu vous et…
— Tu m’as appelée pour me dire ça ? Je voulais être tranquille une heure !
— Désolé, fit le Veilleur. Le vice-amiral Wereben ne me considère pas comme un véritable amiral. Il veut vous parler personnellement. La situation se tend dans le système de Marvoon. On dirait que le Kaerwea se prépare à envahir le monde des Anaes.
Lo-An se leva en oubliant qu’elle était sur une couchette hypograve. Elle fit un bond en l’air. Bousculé, Karisme hurla et lâcha un formidable jet d’urine.