CHAPITRE V
Lo-An Noej princesse Bajjium de Yore leva la main.
— Silence, les filles. Il y a du nouveau !
Elles étaient cinq, rassemblées dans le poste de commandement du David-Shar, autour de l’amirale. Elles avaient entre elles un air de famille et même un peu plus que cela. Les coiffures différentes et le maquillage personnalisé ne cachaient pas vraiment leur extrême ressemblance. Toutes avaient comme Lo-An le visage ovale et long, le front haut, le nez petit, la bouche large et de grands yeux verts ombrés. Toutes étaient le portrait secret de Teherakli. Toutes étaient des clones de l’impératrice. Et l’une d’elles prendrait un jour, sans doute, la place de la princesse Bajjium de Yore.
Celle-ci guettait sur un écran un défilé d’images ultra-rapides, accompagnées d’un commentaire en idéogrammes codés qu’elle seule savait déchiffrer. Elle seule et un peu Sivid, l’aînée des sœurs clonales. L’aînée : la plus ancienne et la plus avancée dans sa formation. Celle qui avait le plus de chance de remplacer Lo-An après sa mort ou sa disgrâce…
Mais cela n’empêchait pas l’amirale du 26e groupe de flottes de l’aimer comme une sœur jumelle. Avec tendresse et indulgence, de tout son cœur et de tout son corps.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Sivid.
— Essaie de lire.
— Je n’y arrive pas : ça va trop vite ! dit naïvement la jeune fille.
Lo-An eut un soupir excédé. A son agacement se mêlait pourtant une secrète satisfaction : Sivid n’était pas très douée. Sivid n’était pas près de la remplacer !
Une autre jumelle s’avança : Lo-May. Elle se distinguait par une coiffure en hauteur qui dégageait et allongeait son visage. De toutes, c’était elle qui faisait le plus d’effort pour se différencier de l’amirale… Elle se planta sans aucune gêne devant l’écran du poste central, secoua son majestueux chignon roux et dit sur un ton impertinent :
— Moi, je comprends un peu !
« Lo-May ? pensa Lo-An. Elle aurait donc dépassé Sivid ? Ou bien elle se vante ! » D’un geste vers le faisceau de commandes, la princesse fit repasser le message.
— Nous t’écoutons.
— Ils ont trouvé le truc… la machine… l’engin uru !
Les autres tapèrent dans leurs mains. Lo-May les imita. On n’aurait su dire si elle saluait l’exploit des chasseurs de la flotte ou si elle s’applaudissait elle-même. La princesse ne put s’empêcher de penser : « Lo-May ! C’est bien d’elle que vient le danger ! » L’idée la révolta. Elle aurait dû se réjouir du succès de sa jumelle. La loi de l’Empire était à la fois douce et cruelle : c’était la loi.
A ce moment, une boule blanche et velue jaillit en glapissant. Karisme ! Le whitball se jeta avec fureur sur Lo-May. Il bondit à hauteur de sa hanche ; mais les longs poils qui pendaient de son museau l’empêchaient de mordre. Il retomba sur son derrière et Lo-May le repoussa d’un coup de pied bien ajusté. « Kar… » Lo-An resta sans voix. Le petit chien ne s’y trompait pas, lui : lo-May était bien le danger.
L’amirale repoussa les filles et reprit sa place devant l’écran.
— Ils ont repéré le module de liaison uru qui vient de quitter l’atmosphère… L’homme que nous cherchons est sans doute à bord… L’appareil ennemi était très bien camouflé, mais les nouveaux détecteurs font merveille… Le gros vaisseau que le module cherche à rejoindre doit se dissimuler dans la ceinture d’astéroïdes… Il ne sera pas facile de le déloger, même avec les nouveaux détecteurs… Les Urus ont poussé très loin le mimétisme de leurs vaisseaux…
L’amirale s’efforçait d’employer des termes simples et concrets pour être bien comprise de ses sœurs clonales. Leur éducation était sinon la première, du moins la plus précieuse de ses tâches. Sa rancune envers elles ne durait jamais très longtemps. Son amour fraternel l’emportait vite sur son secret ressentiment. Enfin, elle le pensait… Ce qui la troublait, c’était leur différence de réaction et même d’aptitude. Toutes provenaient – comme elle-même – des cellules intestinales de la reine Teherakli. Toutes avaient reçu le même matériel génétique. Leur similitude physique en témoignait de façon nette. Mais sur les plans mental et affectif, elles étaient très diverses. Lo-An avait bien sûr trouvé une explication… presque aussi troublante que le phénomène !
Les jumelles secouaient la tête en tous sens, se poussaient, pouffaient, échangeaient des clins d’œil mystérieux. Une seule semblait vraiment attentive : la dangereuse Lo-May.
— Crois-tu qu’on va l’attraper, amirale ? demanda Sivid.
Elle se moquait complètement du résultat de la chasse. Mais elle se rengorgeait, fière d’avoir dit « amirale », comme c’était la règle au poste de commandement – et non pas « chérie » ou « Lo-An ». La discipline était un jeu pour elle. Elle la respectait sans en comprendre l’esprit. Les autres étaient pareilles, sauf Lo-May, peut-être. L’amirale prit un air sévère.
— Tu dois t’exprimer clairement, Sivid. De qui ou de quoi parles-tu ? De l’homme que nous cherchons ? Du module uru ? Ou du gros vaisseau caché dans les astéroïdes ?
Sivid eut une moue boudeuse.
— Vah ! J’sais pas bien !
Lo-An se mordit la lèvre. « L’idiote ! L’idiote ! » Au même instant, elle sentit un liquide chaud couler sur ses cuisses. Karisme ! Elle n’avait même pas fait attention quand le whitball s’était réfugié dans son giron après avoir reçu le coup de pied de Lo-May. Il exprimait toujours ses frustrations par le langage de l’urine. Heureusement, elle avait désormais à bord-du David-Shar un robot nettoyeur d’humidité d’un modèle très sophistiqué, que lui avait procuré le Dr Jemmaleib. Elle plongea un doigt dans le faisceau pour appeler la machine.
Une seconde plus tard, Dajlo Jemmaleib lui-même hochait sur l’écran B le damier sentencieux de son crâne. « Coïncidence significative ! » pensa-t-elle en souriant.
— Votre Grâce…
— Je pensais justement à vous, docteur.
— A propos ? fit-il.
Le conseiller scientifique que lui avait imposé la reine était devenu son souffre-douleur préféré. Elle ne résista pas à la tentation de l’humilier devant les filles.
— A propos d’un pipi de chien !
Les jumelles éclatèrent de rire. Sauf Lo-May qui esquissa une grimace de dégoût. « La plaisanterie n’est pas assez distinguée pour mademoiselle ? Sale chipie ! » Le Dr Jemmaleib avait blêmi. Elle ne voyait que sa figure ridée d’Andin, mais elle l’imaginait sur son fauteuil d’infirme. Elle ne lui avait pas laissé le temps de se faire opérer. « Votre prestige sera renforcé auprès des officiers quand ils sauront que les Urus vous ont asticoté. » Asticoté ! Le mot, volontairement blessant, était resté sur le cœur du conseiller. De plus, son fauteuil roulant, bien que très perfectionné, lui rendait la vie très difficile à bord du David-Shar.
Lo-An ne savait pas très bien pourquoi elle le persécutait ainsi. Pourquoi elle se vengeait sur lui de sa mélancolie et de son amertume. Elle ne savait même pas d’où lui venaient mélancolie et amertume. Mais elle avait une certitude : elle affronterait fatalement le Dr Jemmaleib au cours de l’opération Marv – du nom de Marvoon, la planète des Anaes. Marv, c’était aussi le diable, le diable éternel. Sinistre symbole qui noircissait l’humeur de la princesse.
— Votre Grâce ! s’exclama le conseiller sur un ton de reproche.
Et il regardait Lo-An avec des yeux de chien battu qui auraient fait honte à Karisme. Elle décida qu’elle lui ferait regretter de ne pas être resté sur Foral. En même temps, elle lui envoya un sourire charmeur.
— Félicitations ! Vous aviez vu juste : les Urus grouillent sur Roma comme la vermine sur un cochon mort. Nous ne sommes pas arrivés assez vite pour les empêcher de récupérer Joren Lazar. Mais nous avons quand même une chance d’intercepter le module qui l’emporte. Bien entendu, si nous ne pouvons pas l’intercepter, nous le détruirons !
— Ce serait dommage, amirale. Nous perdrions ainsi…
Elle le coupa brutalement :
— Vous connaissez mon opinion, docteur. Dès que vous m’avez parlé de ce Joren Lazar, j’ai eu le sentiment que c’était un agent uru. Maintenant, j’en suis sûre. Mais enfin… supposons que je me sois trompée. Si votre protégé n’était pas déjà un espion, il est de toute façon au pouvoir du Kaerwea.
— Ce n’est pas du tout la même chose ! protesta le Dr Jemmaleib. Dans ce cas, nous pouvons le libérer, surtout s’il ne reste pas plus de quelques heures sous le contrôle des Urus.
— Bien entendu, si nous le récupérons, vous serez autorisé à tenter l’expérience. Mais je ne le laisserai pas échapper pour qu’il aille faire son rapport au Kaerwea !
Le Dr Jemmaleib soupira.
— Je suppose que vous avez raison. Mais j’avoue que je comptais vraiment sur lui pour entrer en contact avec les Anaes. De ce côté-là, selon mes renseignements, nous n’avons pas du tout progressé.
Lo-An eut un geste fataliste.
— Prendre contact avec les Anaes passe maintenant au second plan. Les Urus assiègent Marvoon. La planète est désormais en zone de combat. Wereben et Sandokar font face à la situation. Nous les rejoindrons bientôt. En tout cas, la question du protectorat est dépassée : personne ne nous contestera le droit d’appliquer la loi martiale en secteur de combat.
« De plus, les Urus vont forcément attaquer Marvoon. Et malgré nos défenses, il y aura forcément des morts parmi les habitants, c’est-à-dire les Anaes. Des morts sur lesquels nous pourrons prélever des quantités de cellules intestinales… les meilleures pour le clonage. Nous pourrons produire les clones qu’il nous faut sans déroger à notre sacro-sainte éthique. Tout va bien. Vous êtes heureux, monsieur le conseiller impérial ? »
— Vous êtes devenue bien cynique, amirale !
Lo-An lança un éclat de rire narquois que les filles
reprirent en chœur
— Tout va bien, répéta-t-elle. J’espère pouvoir vous rendre votre liberté d’ici peu. Vous rentrerez sur Foral et vous quitterez votre fauteuil roulant !
— Vous attendez que je vous donne, ma démission, amirale ? Je suis désolé. J’ai été nommé conseiller du 26e groupe de flottes par Sa Majesté. Je ne répondrai donc pas à vos provocations. J’espère cependant que vous ne m’empêcherez pas de travailler.
— Oh docteur… On a déjà empêché le Dr Jemmaleib de travailler, les filles ? Vous éviterez de montrer vos cuisses, n’est-ce pas, Litta ? N’est-ce pas, Lo-Dya ?
Le Dr Jemmaleib haussa les épaules.
— Je veux voir Joren Lazar dès que vous l’aurez capturé.
— Mais rien ne prouve que nous allons le capturer.
— Je veux qu’il me soit remis intact.
— Intact ? Il nous faudra beaucoup de chance pour qu’il arrive intact à bord du David-Shar.
— Vous savez très bien ce que je veux dire. Je désire l’interroger moi-même. Faites-le savoir à vos chasseurs et à vos officiers de sécurité, qu’ils lui fichent la paix.
— Vous demandez trop, docteur. Mes officiers de sécurité pensent comme moi que Joren Lazar est un espion. Si nous l’attrapons, ils prendront les mesures dictées par le règlement et l’expérience pour un cas de ce genre. Essayez donc de les convaincre que Joren Lazar n’eût pas un espion.
— Votre Grâce, dois-je m’adresser à la reine pour obtenir une meilleure coopération de votre part ?
Lo-An rougit. Elle attendait cette réflexion. Elle avait poussé le Dr Jemmaleib à bout dans l’espoir qu’il en viendrait là et qu’elle aurait ainsi l’occasion de lui jeter à la face la réplique qu’elle avait sur les lèvres et qu’elle retenait encore pour mieux en jouir.
— Vous parlerez à la reine si je le veux bien !
Avec un coup au cœur, Lo-An se rendit compte que son défi visait la souveraine elle-même. Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Le Dr Jemmaleib prit un air morose et peiné.
— Vous m’en voulez donc tant, amirale ?
L’amirale coupa la communication, se leva pour se mêler à ses sœurs qui l’entourèrent avec des gestes véhéments et de petits cris joyeux.
— Maintenant, les filles, laissez-moi. Je veux être seule.
Les jumelles s’enfuirent en babillant. Quelques secondes plus tard, un nouveau message apprit à Lo-An que le module uru avait rebroussé chemin dans l’atmosphère de Roma et tentait de se cacher à la surface de là planète… Un contretemps ennuyeux. L’amirale Bajjium de Yore aurait pu abandonner la chasse aux chasseurs et gagner le haut espace avec le David-Shar. Mais elle tenait à s’occuper elle-même de Joren Lazar, à cause de sa querelle avec le Dr Jemmaleib et pour d’autres raisons qu’elle ne distinguait pas clairement. D’un point de vue militaire, c’étaient de mauvaises raisons. Elle le savait et s’en moquait. Sa mauvaise humeur s’accrut. Elle serra les dents. Joren Lazar, l’espion uru, paierait pour tout : elle se le promit.
A 2125 t, elle brancha l’ensemble Vigilance 1, qui commanderait à sa place, pendant quarante minutes, le 26e groupe de flottes. Elle avait absolument besoin de se détendre. La main gauche ouverte, elle examina le chronosystème imprimé dans sa paume. Tous les signaux y étaient codés, même l’heure. Les filles jalousaient beaucoup cet attribut secret de sa puissance, un peu magique à leurs yeux.
— Je vais te quitter une demi-heure, dit-elle à Vigilance. Naturellement, je branche mon whisper et tu me transmets toutes les infos de classe A et B.
— Tout va bien, répondit le Veilleur de sa voix androgyne, unissant douceur et fermeté. Je vous conseille de passer un moment au tournoi et d’oublier la flotte. Le David-Shar et les unités d’accompagnement se préparent à quitter le système Komo dès que le module uru aura été capturé ou détruit. Cette affaire concerne les chasseurs de L’Etoile de Yore, pas l’amirale. Amusez-vous bien.
A 2126 t, Lo-An bondit sur l’onde porteuse de sa voie privée. Destination A 82 N, sur le 13e pont. Là se trouvait le champ de tournoi.
Tandis que l’onde la tirait dans le silence chuintant du tube, l’amirale, d’une pression sur le col de sa veste, fit disparaître tous les insignes de son grade, ne gardant que la croix étoilée de Grakforal sur la poitrine. En même temps, son uniforme bleu nuit passa au gris métallisé anonyme. Mais elle constata avec déplaisir que ~ malgré l’intervention rapide du robot nettoyeur, l’urine du chien avait laissé quelques auréoles sur son pantalon.
Tournoi, cratère, funnel : les termes abondaient pour désigner le jeu le plus populaire à bord des vaisseaux impériaux. On disait le plus souvent le Jeu.
Lo-An vit tout de suite que les joueurs étaient peu nombreux, en raison de l’heure, peut-être. « Mais non. Le David-Shar est en état d’alerte. Les permissions doivent être rares… » Le champ avait la forme d’un entonnoir très évasé, avec un puits de dégravité à la place du goulet. Les malchanceux restaient suspendus dans le puits, où ils flottaient en apesanteur sans pouvoir s’évader. Le cratère mesurait environ deux cents mètres de diamètre. La piste avait donc plus de six cents mètres à l’extérieur. Elle s’inclinait vers le centre suivant une pente progressive : à peine plus de quinze degrés en haut et au moins quarante-cinq degrés sur la voie courte qui frôlait le puits.
La musique, les cris, le crépitement de la propulsion magnétique, la sourde vibration qui montait du puits et, bien sûr, cette griserie de la vitesse, de la lutte parfois, qui touchait même les spectateurs… Lo-An aimait follement le tournoi. Elle s’attarda peu dans le hall d’entrée. Elle avait hâte de chausser les patins et de s’élancer sur la piste. Elle respira à fond, passa dans le sas, puis le vestiaire. Elle avait besoin d’une détente immédiate, comme le Veilleur l’avait remarqué. Si les chasseurs capturaient Joren Lazar, une crise grave se produirait : elle ne pouvait pas l’affronter dans l’état nerveux où elle était. Le Jeu valait mieux que n’importe quel traitement.
Le robot de service fit semblant de ne pas la reconnaître. Ou bien il n’était pas programmé pour identifier les humains. Elle ne s’intéressait pas à ces détails. Elle choisit des patins lourds. Le robot la regarda avec étonnement. Seuls les hommes de plus de cent quatre-vingts livres prenaient ce modèle.
— Eh bien, quoi ? fit-elle. Tu te demandes s’il n’y a pas une erreur quelque part, pauvre mécanique ? Il n’y a pas d’erreur. Ces patins pèsent quarante pour cent de mon propre poids, je le sais. J’ai une assez bonne pratique du tournoi pour me permettre ça. Qu’en dis-tu ?
L’autre eut un sourire béat, la bouche en cul-de-poule. Les androïdes de cette catégorie avaient pour habitude de copier au maximum les gestes, les intonations des humains et même leurs grimaces et leurs tics.
— Je connais le talent de Votre Grâce.
Flattée et honteuse de l’être, la princesse bougonna :
— Inutile de me proposer une casaque blanche, hein !
La casaque blanche signifiait le refus de combattre. Les débutants la portaient toujours. Et aussi ceux qui se sentaient trop fatigués pour disputer un tournoi. Parfois les hauts responsables du bord qui ne pouvaient se permettre un séjour plus ou moins long dans le puits de dégravité…
— Une casaque noire ? proposa le robot.
Lo-An hésita. Elle n’avait mis qu’une fois la casaque noire. Et elle avait eu très peur. Ce choix l’obligeait à accepter n’importe quel défi. N’importe qui pouvait l’attaquer et la précipiter peut-être dans le redoutable puits. Par exemple un ce ces mastodontes de la planète Volberg qui pesaient facilement deux cent cinquante à trois cents livres. Mais elle se sentait maintenant d’humeur à prendre tous les risques.
— Une casaque noire ! dit-elle.
Le robot l’aida à enfiler le vêtement ultra-léger pardessus son uniforme ; et tandis qu’elle enfilait son demi-masque, un loup de même couleur que la casaque, il lui accrocha le télécom de jeu à l’épaule.
— Parée, Votre Grâce ?
Trente secondes plus tard, Lo-An pénétrait dans l’accélérateur sous la poussée du robot. Happée immédiatement par la piste magnétique, elle fut précipitée en avant. Les débutants sortaient le plus souvent de l’accélérateur le nez au sol et les fesses en l’air, salués par les rires moqueurs des spectateurs. Elle regarda d’un air narquois la vitesse affichée s’élever rapidement et se fit éjecter à cinquante kilomètres à l’heure. Elle jaillit en haut de la piste en retenant son souffle.
De nombreux applaudissements éclatèrent. Les casaques noires avaient toujours du succès dans l’assistance.
Il y avait une casaque blanche, deux casaques vertes et une bleue en action. En principe, elle ne courait aucun risque. Sauf que… une casaque verte se maintenait en haut de piste, juste devant elle, à une vitesse très modeste. Elle devait l’éviter adroitement. De toute façon, elle devait passer sur une piste inférieure pour descendre environ à mi-hauteur du cratère. Elle accéléra un peu, demanda un affichage de vitesse par le télécom de jeu. Cinquante-neuf kilomètres à l’heure. Elle s’attendait à plus, impression due aux patins lourds. C’était bon pour sauter. Elle sauta. Là aussi, les patins lourds étaient un désavantage. Elle passa assez bien, mais avec effort. Elle eut un léger vertige et commença à sentir la fatigue.
La deuxième piste tournait à soixante-dix kilomètres à l’heure. Elle décida de se laisser porter sur un tour. Elle regrettait un peu d’avoir pris une casaque noire. Une rouge ou une brune aurait suffi. Même une bleu foncé… Parfois, des joueurs puissants et bien entraînés s’habillaient de vert ou de bleu clair pour faire une hécatombe dans ces couleurs en donnant au robot un faux numéro de classement. Ils n’échappaient pas aux sanctions prévues par la Règle du Jeu. Ils s’étaient bien amusés, mais ils ne remettaient pas les pieds au tournoi de 100 ou 200 T. Ils pouvaient même à l’occasion perdre leur grade, leur fonction, voire leur poste dans la flotte impériale. Le Jeu, c’était pour les Foraliens presque aussi important que la guerre.
Lo-An sourit. Pour la plupart des marins et pour beaucoup d’officiers, le tournoi comptait beaucoup plus que la guerre. « Une chose, pensa l’amirale avec humour, qu’un espion aurait du mal à expliquer à son maître, le kaerwea ! »
Elle frôla en la dépassant la casaque verte qui ne réagit en aucune façon. Les casaques claires pouvaient se mettre à deux pour attaquer une noire. Mais cela ne se faisait plus ou presque plus. Le public n’appréciait pas.
Lo-An passa sur la troisième, puis sur la quatrième piste. Elle tournait maintenant à plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure. Elle avait décidé de faire une sortie de trente tours, ce qui représentait environ dix minutes. Peut-être tenterait-elle une deuxième sortie, si elle se sentait bien après quelques minutes de repos. Elle n’arrivait pas à se détendre et se fatiguait plus que d’habitude. Elle se résigna à rester sur une piste moyenne, la cinquième. Une casaque bleue tournait sur la sixième. Il y avait douze pistes en tout et la douzième tournait à cent kilomètres à l’heure. Au-delà, vers le centre, s’étendait la glissière immobile, large de soixante-quinze à quatre-vingts mètres : une pente de quarante-cinq degrés, tout autour du puits. La glissière n’était pas tout à fait lisse. Des aspérités permettaient de s’accrocher et même, pour un joueur très agile et muni de patins légers, de remonter jusqu’au bord de la dernière piste. Mais celle-ci tournait très vite. Il était réellement difficile et dangereux de la prendre en marche. Le joueur coincé dans cette position avait besoin du secours d’un ou plusieurs autres pour se dégager. Parfois, il (ou elle) ôtait son masque et se faisait connaître. C’était une des complications excitantes du tournoi… Lo-An n’avait pas goûté de la glissière ni du puits depuis des années. Elle se prit à souhaiter une attaque. Même une attaque de mastodonte volbergien !
Presque aussitôt, elle souhaita qu’on lui fiche la paix. Elle n’était pas en forme. Ses patins pesaient une tonne et sa tête le double. « Qu’est-ce qui m’arrive, par l’Empire ? » Elle se mordit la lèvre. « Tu t’écoutes un peu trop, amirale ! Il faut te cravacher ! » Elle passa sur la sixième piste, où elle ne resta pas plus de quelques secondes. Puis sur la septième.
Bizarrement, elle se sentit plus à l’aise. L’avantage des patins lourds, c’est qu’on n’était pas gêné par la pente. Elle boucla son cinquième tour. A ce moment, de nouveaux joueurs s’élancèrent en haut de piste. Trois casaques vertes, une rouge et une brune. Cette combinaison lui rappelait quelque chose. « Au diable Marv ! » Ces cinq silhouettes fines, élégantes et identiques… Trois claires et deux sombres ? Oui, c’étaient les filles ! Lo-An se demanda qui étaient les sombres. Sivid, probablement, à cause de son ancienneté. Et peut-être Lo-May. La terrible Lo-May… «Elles ont appris d’une façon ou d’une autre que j’étais au tournoi. Elles ont voulu me rejoindre, bien qu’elles sachent que je n’aime pas ça. Qu’est-ce qu’elles vont faire ? Est-ce qu’elles vont m’attaquer ? Et comment ? Deux vertes ensemble pendant qu’une sombre me gênera ? Lo-Ann remonta sur la cinquième piste pour se donner une marge de sécurité. Non sans mal. Les patins lourds ne l’aidaient pas dans cette manœuvre.
La tactique des filles se dessina. Elles avaient choisi une méthode d’attaque assez subtile. « Tiens, elles sont plus malignes que je pensais. Hé, ce sont mes petites sœurs… » Les vertes allaient se placer devant elle pour l’obliger à changer de piste. « Ce n’est pas si facile que ça. Elles vont voir ! » Sur les deux premières pistes, à « mouvement composé », on pouvait régler sa vitesse à volonté. Les débutants peureux ne se faisaient pas faute de traîner leurs patins comme des escargots de Bételgeuse !
Au-dessous, il fallait suivre la piste… ou la précéder en ajoutant sa propre vitesse à celle du mouvement. Les casaques sombres glissaient en général à quinze ou vingt kilomètres à l’heure. Ce qui leur permettait de friser le cent à partir de la sixième ou de la septième piste. En tournoi, c’est-à-dire en combat, cette vitesse supplémentaire était décisive… On pouvait, à l’inverse, se faire freiner par la piste lente, à droite ; mais c’était assez acrobatique. Les casaques claires qui tentaient le coup pour une raison ou pour une autre se retrouvaient en général dans le puits !
Lo-An passa sur la huitième piste et se laissa porter à environ quatre-vingt-dix. Tout ce que ses sœurs pouvaient faire, songea-t-elle, c’était lui gâcher sa sortie. Elles s’y employaient de leur mieux. Les trois vertes passèrent au milieu du cratère, se mirent en file sur la sixième piste, se laissèrent rattraper par Lo-An, puis sautèrent une trentaine de mètres devant elle en l’encadrant : une sur la neuvième, une sur la huitième, une sur la septième. Technique d’obstruction classique. Elles se donnèrent la main pour régler leur vitesse sur la plus lente. Derrière elles, Lo-An qui continuait de se faire porter se rapprocha légèrement. C’était ennuyeux mais sans danger. Le danger venait des casaques sombres, la rouge et la brune. Ces deux filaient en toute tranquillité sur la cinquième piste pour s’échauffer. Lo-An n’avait pas le droit d’attaquer les vertes. Elle serait cependant exonérée de toute responsabilité en cas de collision… si l’obstruction était reconnue par l’arbitre. Le signal musical du télécom de jeu tinta sur son épaule. L’arbitre l’interpella par son numéro de jeu : 79.264 ACK noir.
— Obstruction caractérisée, dit-il. C’est régulier. Nous vérifions que ces trois joueurs ont bien droit aux casaques vertes.
— Tu peux dire : ces trois joueuses. Je les ai reconnues. Elles veulent m’emmerder… et elles en ont le droit !
— O.K., dit l’arbitre. Je vais quand même les avertir. Vous avez le droit de leur lancer une sommation par mon intermédiaire. Le faites-vous ?
— Pas la peine, dit Lo-An.
La rouge et la brune amorcèrent leur manœuvre de descente. L’amirale sourit et serra les poings d’instinct. Fatigue et mélancolie s’étaient envolées. La saveur du combat lui faisait monter l’eau à la bouche… Les casaques sombres vinrent se placer sur la septième piste en glissant un peu pour garder la distance. Le signal tinta de nouveau à l’oreille de Lo-An.
— Ici l’arbitre. C’est une coalition contre vous, 79.264 ACK, n’est-ce pas ?
— J’en ai l’impression. C’est régulier, d’ailleurs, puisque je suis en noir.
— O.K. A condition que tous vos adversaires reconnaissent le fait et désignent un seul attaquant.
— Elles vont accepter, dit Lo-An. Elles sont bonnes joueuses. Je les connais bien.
— Votre Grâce, dit l’arbitre, nous les avons reconnues aussi. Il s’agit d’une situation très particulière. Je suis embarrassé. Si vous le désirez, je peux arrêter la partie pour raison technique, par exemple un ennui de piste…
— Non, non, tu ne me connais pas, tu ne connais personne… et on continue. Je parie que l’attaquant sera la casaque brune !
— Je parie que ce sera la rouge !
L’étau se resserrait. En se laissant porter, Lo-An avait perdu son élan, ce qui la plaçait en position de faiblesse. Elle opéra un mouvement classique, rétrogradant par petits sauts en souplesse, jusqu’à la quatrième piste. Elle se trouva derrière une casaque bleue qui n’avait rien à voir à l’affaire. Le joueur passa aussitôt à la cinquième piste pour lui laisser le champ libre.
L’arbitre appela :
— Vos partenaires reconnaissent l’effet de coalition. Elles ont désigné la casaque rouge comme attaquante.
— Tu as gagné. Je t’invite à prendre un verre au pont 1.
— Impossible, Votre Grâce. Je ne suis qu’un androïde de classe 4 ! Bonne chance !
Les casaques vertes entreprirent de remonter. L’une d’elles tomba et se fit traîner. Lo-An descendit en prenant de l’élan. « Vous croyiez que vous alliez m’avoir comme ça, mes petites ? » Les casaques vertes commencèrent à redescendre en trébuchant et en vacillant. « Mais qu’est-ce qu’elles essaient de faire, toutes ? » La casaque rouge passa sur la neuvième piste. Comme elle avait peu d’élan, elle glissait à peine plus vite que Lo-An sur la huitième. L’amirale décida d’utiliser la tactique du taureau de fer. Avec ses patins lourds et face à des adversaires qui ne pesaient pas plus qu’elle-même, ça devait marcher. Elle poussa son élan. Elle était maintenant à vingt-cinq à l’heure, sinon plus, au-dessus de la vitesse propre de la huitième piste. Elle allait foncer et tout bousculer sur son passage. Elle n’avait pas le droit d’attaquer les vertes ; mais elle avait le droit de foncer sur sa piste. Et puisque les autres avaient reconnu la coalition, elles n’avaient qu’à se sortir de devant !
Un son minuscule grésilla derrière l’oreille de Lo-An. Ce n’était pas le télécom du jeu, mais le murmureur de Vigilance. « Info classe B, dit une voix neutre, à peine audible. Info classe B, opération Marvoon. Le module uru ayant à son bord le suspect Joren Lazar s’est enfoncé dans une forêt d’Adrianie. La chasse se poursuit. Accusez réception. Terminé. A vous. »
L’amirale coupa un instant le télécom de jeu.
— Message reçu. Terminé.
Le tournoi retenait toute son attention. Elle se moquait complètement de la chasse à l’espion. Tel était le miracle du Jeu.
La casaque brune bondit soudain sur la huitième piste, à trois ou quatre mètres à l’avant. « Cette idiote recherche la collision ou quoi ? » Lo-An hésita une seconde. Accepter le choc, avec le risque de déstabilisation… sauter à la septième piste en sacrifiant une partie de son élan… ou à la neuvième en se rapprochant dangereusement du puits… Le choix lui fut évité. La casaque brune ne put reprendre son équilibre et s’envola les bras en croix pour s’abattre sur la neuvième. Lo-An eut un coup au cœur. « Chère petite idiote. Est-ce que tu sais que tu peux te faire très mal ? » Le système antichocs amortit le plongeon de la chère petite idiote. Les pistes avaient une élasticité normale qui réduisait le nombre et la gravité des accidents.
La casaque brune nagea un moment sur la voie rapide, bras et jambes écartés, pareille à une étoile de mer emportée par un tourbillon. Lo-An qui allait plus vite que la neuvième voie la dépassa aussitôt avec un signe complice de la main gauche. L’amirale regrettait d’avoir mis les patins lourds. Les traumatismes les plus sérieux étaient en général causés par les patins, lors des attaques ou des collisions. « Eh bien, tant pis pour elles. L’hôpital du David-Shar est un endroit idéal pour la méditation ! »
Les vertes revenaient !
Sans leurs casaques claires, on aurait pu les prendre pour des virtuoses en train d’effectuer une démonstration de voltige. Elles papillonnaient au-dessus des pistes, plus ou moins en perdition, ballottées comme des feuilles au vent. En se donnant la main, elles réussissaient pourtant à tenir debout. Pas pour longtemps, sans doute. Elles se sacrifiaient dans une opération de diversion. Elles espéraient s’accrocher à la glissière et s’en tirer en s’entraidant. Et le puits ne devait pas trop les effrayer.
Elles se placèrent de nouveau sur la trajectoire de Lo-An, en occupant les septième, huitième et neuvième pistes. Sur la huitième, Lo-An filait à près de trente kilomètres à l’heure vers la casaque verte du milieu. Elle cessa de patiner, enfonça la tête dans les épaulés, ramena ses bras autour de son visage, perdant ainsi de vue, pendant quelques instants, les deux casaques sombres. Elle se prépara au choc, la jambe gauche soulevée malgré le poids du patin pour pivoter sur la droite et passer, tandis que la casaque verte serait catapultée en avant et à gauche… si tout allait bien.
Le choc fut très dur. Elle eut l’impression de s’écraser contre un mur. Elle ne put s’empêcher de crier en heurtant le dos de sa sœur… la chair de sa chair. Etait-ce Sivid, Litta ou une Lo ? Un cri lui répondit, aigu et long comme un appel au secours. Elle passa à droite, entre les deux jumelles qui tentèrent l’une et l’autre de s’accrocher à elle et qui la manquèrent toutes les deux.
Elle fit un tour complet sur elle-même, en amorça un second avant de retrouver un semblant d’aplomb. Elle pensa : « Je suis passée ! » A l’instant même, la casaque rouge surgit sur la dixième piste, coupa d’un bond la neuvième et plongea en élongation dans les jambes de Lo-An.
C’était calculé avec une précision diabolique et un mépris total du risque.
Lo-An, encore en demi-déséquilibre, n’avait pas retrouvé son élan. Sous l’effet de la surprise, elle se déplanta et essaya de se dégager vers l’avant, sur sa piste, au lieu de passer sur la neuvième où elle aurait eu l’avantage avec ses patins lourds. Elle bascula sur le côté et son poids l’entraîna. La casaque rouge s’agrippait toujours férocement à ses genoux, glissant avec elle sur la pente. Lo-An se cogna la tête contre la surface caoutchoutée, ses muscles se relâchèrent, ses paumes s’ouvrirent. Elle franchit la onzième piste… La casaque rouge avait perdu son serre-tête, son chignon se dénoua et un flot de cheveux roux se déploya dans le vent de la course, trahissant l’identité de la jumelle. C’était Lo-May. Toujours Lo-May. Lo-An sentit une main s’accrocher à sa ceinture. Sa sœur ne la lâchait pas.
Elle comprit que Lo-May avait choisi la tactique du kamikaze, ce qui était tout à fait inusité. Entraîner l’adversaire au puits était une… une folie. Aucune règle ne l’interdisait. Personne n’avait pensé à l’interdire, tant c’était contraire à l’esprit du Jeu.
Impossible dans ces conditions de se retenir aux rugosités et aux saillies de la glissière. Lo-An ne se rendit pas compte qu’elle franchissait la douzième piste. Le système protecteur très sophistiqué effaça presque entièrement le choc. Vertige. Nausée. Lo-An ferma les yeux, puis les rouvrit quand la chevelure parfumée de sa sœur balaya son visage. D’instinct, les deux jumelles se serrèrent l’une contre l’autre et filèrent enlacées, vers l’abîme du puits.
— Chérie, je t’aime ! souffla Lo-May.