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Entre Révolution et réaction

Le 9 thermidor de l’an II ouvre une période traditionnellement considérée comme confuse et de médiocre intérêt. À côté des inventions de 1789 et des fulgurances de l’an II, la Convention thermidorienne (juillet 1794-octobre 1795) et le Directoire (octobre 1795-novembre 1799) font pâle figure. Ces régimes semblent scandés par des renversements d’alliances et des coups d’État, jusqu’au dernier, en brumaire an VIII (novembre 1799), qui clôt la liste, mettant fin à des luttes partisanes et personnelles. Alors que les protagonistes semblent perdus dans des querelles mesquines, les idéaux se dissolvent au moment même où les tensions sociales ne cessent de s’accroître et où l’expansion militaire croît inexorablement. Si l’on ajoute que les dénonciations et les calomnies accréditent durablement la noirceur des années précédentes assimilées globalement à la Terreur, cette deuxième moitié de la décennie révolutionnaire devient ce reniement de la Révolution que toute l’histoire ultérieure retiendra.

Il n’est pas plus dans notre intention de réhabiliter ou de juger ces cinq années que nous ne l’avons fait pour les précédentes. Nous continuons à insister, là comme avant, sur les mécanismes qui furent mis en place et contraignirent les acteurs. Le bilan humain demeure difficile, sinon impossible à faire. Dès 1795, les querelles à ce propos ont été importantes et improductives. Depuis, peu a été fait. Les estimations des condamnations judiciaires sont arrêtées depuis 1935 à une quarantaine de milliers, ne prenant pas en compte les massacres, tueries, exécutions et morts au combat. Rien que la guerre de Vendée a entraîné au moins cent soixante-dix mille morts et disparus. Il serait nécessaire de confronter les sources disponibles pour donner à la mémoire nationale une évaluation raisonnée et éviter autant les accusations polémiques que les explications justificatrices. À tous égards, il est inacceptable de minimiser le nombre des morts et de considérer qu’ils ne furent que des « rebelles et [des] traîtres » pour accepter leur sort.

Il faut reconnaître cependant que, plus qu’auparavant, la force des choses acheva de broyer les initiatives, puisqu’il fallait d’abord solder les comptes, stabiliser les institutions et garantir la sécurité, en bref, renouer a minima le lien social, dans un pays où au moins cinq cent mille hommes étaient sous les armes. Si l’on se rappelle que la France gagne alors la guerre menée contre tous ses voisins depuis plus de deux ans, les hésitations de la période ouverte en 1794 ne sont manifestement pas éloignées de celles que connut le pays, plus tard, après 1944, lorsque les alliances contre le nazisme se brisèrent, que les vengeances se libérèrent et qu’il fallut déterminer des politiques pour relancer une économie ravagée. Mettre l’accent sur les calculs et les incertitudes n’excuse pas les reniements des acteurs. La période fut aussi celles des « girouettes » et sans aucun doute y eut-il beaucoup d’individus troquant leurs opinions antérieures pour d’autres leur garantissant la fortune ou simplement la vie, souci qu’il demeure difficile de condamner lorsqu’on n’en éprouve pas le poids. Mais la plupart des Français du moment furent d’abord désappointés devant l’effondrement de tout ce en quoi ils avaient pu croire auparavant et durent reconsidérer ce qu’ils avaient vécu. Les Français du XXIe siècle, désorientés devant les champs de ruines laissés par les idées des années 1960-1980, devraient pouvoir comprendre le vide qu’un pareil chamboulement peut entraîner quand il se réalise en quelques mois. L’objectif des pages qui suivent est de retracer les étapes de ces événements en respectant leur ordre d’apparition. C’est pourquoi cette partie s’ouvre sur cette année dite de la Convention thermidorienne qui commença par une authentique « révolution », bien oubliée, pour s’achever dans la « réaction », mot qui semble résumer l’année tout entière.

La révolution de Thermidor

Si l’on décrit régulièrement Paris traversé de cortèges et de manifestations favorables ou opposées à Robespierre entre les 26 et 28 juillet 1794, toute la vie politique n’a pas été suspendue pour autant à ces événements. De leur côté, les ouvriers de l’Imprimerie nationale, protégés par leur statut mais mécontents de leurs salaires, parcourent les rues en criant contre le « f… maximum », en rendant responsable l’ensemble des Conventionnels, sans prendre part aux luttes qui se déroulent au même moment. Comme en mars ou en avril 1794, à propos des hébertistes ou des indulgents, ce qui se passe en thermidor n’est stricto sensu que l’élimination d’une faction à la Convention qui stupéfie le pays une fois de plus. Une fois de plus les déclarations les plus enflammées sont envoyées aussitôt par les représentants de l’autorité et les militants pour faire acte d’allégeance aux nouveaux détenteurs du pouvoir.

Parmi d’innombrables exemples régulièrement cités pour attester des reniements, voire de la servilité des révolutionnaires, le député Ricord, ami d’Augustin Robespierre, en mission à Grasse, s’empresse de dénoncer les « monstres » qui viennent d’être exécutés lorsque la nouvelle de leur mort lui parvient. Les principaux organismes politiques locaux lui emboîtent le pas ; seule la société populaire attend encore quelques mois pour se couler dans le conformisme unanime et prendre, tardivement, sa part dans le rejet du robespierrisme. Sans doute nombre de Parisiens impliqués dans le coup d’État du 9 thermidor et entendus par les vainqueurs recourent aux mensonges ou aux excuses pour justifier leur attitude éventuellement favorable à Robespierre, essayant d’éviter au moins la prison ou au pire la guillotine. Mais à l’évidence, ce que leurs témoignages, même fallacieux, montrent est l’incohérence de ces journées et la perte de repères politiques. Plus qu’à tout autre moment, les foules révolutionnaires sont dépassées par la marche souterraine des conflits qui les confine dorénavant à un « suivisme » destiné à durer. Le succès de la manipulation est indéniable.

Des milliers d’adresses sont ainsi envoyées à l’Assemblée, moins pour la féliciter que pour l’assurer de la fidélité des signataires qui participent à la curée. En retour, ceux-ci espèrent à l’évidence échapper à toute poursuite. Ce ne sera pas toujours le cas, nombre de représentants en mission sont en effet immédiatement rappelés à Paris et quelques-uns sont emprisonnés, comme le jeune Jullien ; l’École de Mars est rapidement dissoute, bien que les élèves soient venus aussitôt faire allégeance. Il ne s’agit pas d’un simple soubresaut : les acteurs ont bien conscience de vivre une nouvelle révolution, Thermidor ayant répondu aux journées des 31 mai-2 juin 1793. Si le peuple avait fait sa révolution en 1793, un an plus tard c’est la Convention qui vient de faire la sienne. Le discours officiel insiste sur la communion dans la liberté qui préside à ces deux révolutions liées avec une certaine audace pour justifier la fin des « tyrans ».

Toutes les sensibilités s’expriment dans la joie provoquée par cette « heureuse révolution » : les sans-culottes opprimés par Robespierre, parfois jetés en prison, comme Babeuf, et qui sont représentés à la Convention par Collot d’Herbois et Billaud-Varenne ; les membres de la Plaine, Barère en tête, dénonçant la Terreur en faisant oublier leur contribution ; également les ex-Girondins demeurés dans des oppositions discrètes, ou emprisonnés depuis plusieurs mois. Couronnant le tout, les opportunistes, Tallien, Fouché en première ligne, donnent le « la » à la campagne antirobespierriste et antiterroriste qui envahit le pays. Les luttes politiques qui en découlent sont triangulaires, opposant Jacobins, Conventionnels et sans-culottes, les mots désignant plus des orientations et des nébuleuses que des groupes précis. Les vainqueurs de Thermidor ne souhaitaient pas changer la nature du gouvernement, ils voulaient seulement éliminer l’une des factions qui les menaçait en reproduisant un de ces épisodes coutumiers à la Révolution depuis 1793. Les événements ont pris une autre tournure, à l’évidence non calculée, parce que l’opinion a échappé à tout contrôle et a pris au sérieux les dénonciations des Barère et Tallien. La mutation s’est accélérée parce que Barère, gardien de la parole révolutionnaire, perd cette fois la partie en se révélant incapable de produire le récit interprétant le cours des choses en sa faveur, alors que Tallien, jusque-là moins inspiré, devient le fabricant du story-telling dominant.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les revirements des militants. Chahutés par des événements imprévisibles depuis cinq ans, mais désireux de mettre en place une société nouvelle, nombre de révolutionnaires tentent une nouvelle fois de garder un cap au travers de cette nouvelle tempête. C’est particulièrement remarquable pour quelques représentants en mission présents dans le Sud-Ouest qui confirment leur refus antérieur de toute « terreur », tout en combattant une quelconque réaction et qui, finalement, s’accrochent au gouvernement révolutionnaire considéré comme le garant de la stabilité. Ainsi le représentant en mission Mallarmé lance-t-il, à Toulouse, le 11 septembre 1794 une proclamation intitulée « République populaire ou la mort » pour lutter contre les anciens fédéralistes, sans permettre que naisse une campagne contre les sans-culottes qualifiés ailleurs de « terroristes ». Là où des représentants en mission ont pu éviter les conflits et ne cherchent pas à faire oublier leurs propres responsabilités dans la violence politique, les retombées de la chute de Robespierre ne dégénèrent pas. Dans l’Ouest insurgé, divisé par la guerre civile, les camps demeurent tranchés, obligeant au maintien des alliances. Ailleurs, les règlements de comptes priment.

Barère échoue dans sa volonté de limiter les conséquences du coup de Thermidor à « une commotion partielle » pour conserver l’intégrité du gouvernement, comme cela s’était déjà produit après l’exécution d’Hérault de Séchelles en avril 1794. Dès le 11 thermidor, les comités sont critiqués et la Convention décide de les renouveler par quart tous les mois. D’emblée les hommes réputés robespierristes, comme David, sont remplacés. Un mois plus tard, Barère, membre du Comité de salut public dès sa création, en est exclu, provoquant le départ de Collot d’Herbois et Billaud-Varenne qui démissionnent pour ne pas participer à l’évolution en cours ; contrepartie logique, le club des Jacobins rejette hors de son sein Tallien, Fréron et Lecointre. Thermidor devient, de fait, la Révolution accomplie par les Conventionnels contre les membres des comités annonçant le retour du pouvoir d’Assemblée inauguré dès 1789. Une semaine plus tard, les prisons sont ouvertes ; deux semaines après, le 7 fructidor, les comités révolutionnaires sont supprimés tandis que les pouvoirs des comités de gouvernement sont rognés et redistribués entre seize comités. Si le Comité de sûreté générale garde la police, les attributions du Comité de salut public sont limitées à la guerre et à la diplomatie, tandis que le Comité de législation s’occupe dorénavant de l’administration et des tribunaux, faisant éclater toute centralisation gouvernementale. Thermidor n’est pas seulement le remplacement d’une faction par une autre : si l’un des puissants du moment, Cambon, qui avait mené l’attaque, garde provisoirement son indépendance à la tête du Comité des finances, les conspirateurs du 9 thermidor ont perdu le contrôle de la machine qu’ils ont lancée.

Les Conventionnels maintiennent une orientation nettement républicaine, mais les règlements de comptes brouillent les positions, comme en témoigne la décision surprenante de faire entrer Marat au Panthéon, le 12 septembre 1794. Les députés s’opposent ainsi à leur manière à Robespierre en défendant la liberté de la presse, car c’est le journaliste qui est honoré en la personne de Marat. Ils relient autrement Thermidor aux 31 mai-2 juin 1793, critiquant du même coup le gouvernement révolutionnaire assimilé à la Terreur. Au sein des institutions, les conflits deviennent alors triangulaires, les « honnêtes gens » au pouvoir luttant contre les « néohébertistes » renaissants et les Jacobins sur la défensive. En octobre 1794 encore, Cambacérès, modéré s’il en est, continue de défendre le gouvernement révolutionnaire parce qu’il a « sauvé la République », annonçant la position que la IIIe République adoptera presque un siècle plus tard, mais qu’il abandonnera lui-même dans les mois à venir. La production d’un récit unificateur et explicatif des années qui viennent de s’écouler, que la mort de Robespierre et la victoire aux frontières semblent clôturer, s’impose à tous. Inutile de soupçonner les acteurs et les contemporains d’avoir des desseins encore plus sombres et pervers que ceux qui les animent déjà pour admettre que ce moment particulier a libéré des paroles proliférantes, voire délirantes, et engendré des réactions instinctives, alors que les digues contrôlant les mœurs et les opinions ont été submergées.

Le gouffre de la Terreur

Rien n’échappe en effet à la remise en cause. L’explosion de la poudrière de Grenelle, située au cœur de Paris, le 14 fructidor (31 août 1794), tuant plusieurs centaines de personnes, fait craindre un complot jacobin et accélère les réactions contre la militarisation imposée depuis près de deux ans à tout le pays. Pour s’opposer à l’omnipotence des comités et à leur politique du secret, les Conventionnels demandent que les recherches militaires menées au château de Meudon sur l’artillerie et l’aérostation soient rendues publiques, ce que Guyton-Morveau et Prieur réussissent à bloquer. En revanche, les avantages accordés aux ouvriers employés dans les ateliers militaires sont définitivement rognés, annonçant la mutation de la politique sociale qui se prolonge par l’organisation des ventes des biens nationaux au profit des plus gros acquéreurs et se conclut, le 24 décembre 1794, par la suppression du maximum, à vrai dire peu respecté depuis plusieurs mois. L’abandon de la politique précédente passe aussi, le 18 septembre, par la séparation de l’Église et de l’État. L’Église constitutionnelle n’est plus salariée, ce qui délie les destins du christianisme et de la Révolution, sans que la Convention ne s’engage pour autant dans une voie claire. La liberté des cultes ne sera établie que le 30 mai 1795, et les prêtres émigrés demeurent toujours susceptibles d’être poursuivis.

La fragilité de cet équilibre est rapidement démontrée. L’ouverture des prisons, à partir de septembre, a libéré pêle-mêle des contre-révolutionnaires, « modérés » pour la plupart, des Girondins protégés de la guillotine, ainsi que des opposants venus des courants sans-culottes ou indulgents. La diversité de leurs opinions demeure, mais tous dénoncent leur emprisonnement, rappellent leur peur de l’échafaud et s’en prennent à la Terreur et à Robespierre. La littérature de souvenirs, authentiques ou arrangés, devient à la mode, cherchant à toucher les sensibilités par des récits pathétiques, tandis que des publicistes se lancent dans le genre, par désir de revanche ou besoin de se refaire une virginité. L’exemple le plus représentatif est Méhée de La Touche, impliqué dans les massacres de septembre 1792, qui publie un pamphlet virulent, La Queue de Robespierre, ou les Dangers de la liberté de la presse, reprenant un testament apocryphe de Robespierre censé léguer « sa queue » aux Jacobins. Mariant la critique politique et l’esprit libertin, ce courant, dans lequel se distingue aussi le royaliste Ange Pitou, accuse les Montagnards et les membres des deux grands comités d’avoir du sang sur les mains. Ceci fait écho aux débats qui agitent la Convention autour des responsabilités de Barère, de Vadier, de Collot, de Billaud-Varenne, toujours libres de leurs mouvement, ou de Fouquier-Tinville déjà mis en accusation et qui s’est lui-même constitué prisonnier. La vie politique est dorénavant organisée autour des journalistes qui s’illustrent par la réunion des journalistes de droite, dont Lacretelle jeune, les frères Bertin, Tallien ou Fréron, qui deviennent de véritables chefs de parti. Multipliant les publications contre les Jacobins, ils agissent sur l’opinion, aidés de surcroît par des troupes de jeunes gens, les « muscadins », qui commencent à attaquer les Jacobins dans les rues.

Cette situation, si instable qu’elle soit, correspond indéniablement à la volonté d’une partie des Conventionnels d’instaurer une nouvelle orientation politique. En témoigne la « commission philanthropique » instituée par le député Boursault à Rennes pour réexaminer les dossiers des prisonniers et libérer les victimes de l’arbitraire, tout en évitant de mettre le sens de la Révolution en question. Là aussi le mouvement échappe à ses promoteurs. Le meilleur exemple est donné par la dénonciation du vandalisme par Grégoire, qui prononce trois discours successifs, les 31 août 1794 (14 fructidor an II), 29 octobre 1794 (8 brumaire an III) et 14 décembre 1794 (24 frimaire an III), suivis d’un rapport sur les monuments publics, le 10 janvier 1795 (21 nivôse an III), au travers desquels il popularise l’accusation de vandalisme portée contre les sans-culottes et contre Robespierre.

Les sans-culottes sont accusés d’avoir détruit des biens, tué des savants, dévasté la langue elle-même par ignorance, grossièreté et barbarie. Grégoire dresse un catalogue pointilliste des dévastations, rapidement augmenté par d’innombrables contributeurs trop heureux d’apporter, eux aussi, leur pierre contre la Révolution. Naît alors la phrase attribuée au président du Tribunal révolutionnaire, Dumas, assurant : « nous n’avons plus besoin de chimistes » pour justifier la mort de Lavoisier. La formule, qui n’a jamais été prononcée, est promue à une longue destinée et à de savantes gloses sur le caractère brutal de la Révolution. Lavoisier devient ainsi un martyr, image qui nie la complexité des luttes de l’été 1794 et l’incertitude générale qui pesait sur le sort des savants, quels que soient à l’époque leurs fonctions et leurs pouvoirs.

Dans ce jeu émotionnel, le débat mené depuis 1791 par une partie des révolutionnaires eux-mêmes pour protéger les objets de valeur, indépendamment de toute signification politique, a perdu son sens. Grégoire y avait déjà joué un rôle, facilitant la création des musées en octobre 1793 contre les entreprises des sans-culottes. Ce qui est dit à la fin de 1794 et au début de 1795 n’est inédit en aucune manière. Le « vandalisme » n’avait jamais rallié tous les suffrages, loin de là, et les sans-culottes avaient perdu la partie de facto dès le début de 1794. La nouveauté, un an plus tard, vient des tensions nouvelles qui transforment ces positions connues en condamnation radicale de la période qui s’est écoulée jusqu’en juillet 1794. L’opinion s’en est emparée, avant qu’une partie de l’historiographie décidément oublieuse de la complexité de la situation réelle de 1790 à 1794 ne le fasse elle aussi pour noircir encore plus l’image de la Terreur. Qu’il y ait eu des discussions sur les destructions et la conservation des éléments du passé sous la monarchie, avant 1789, n’est plus retenu par personne ! En janvier 1795, la Révolution est devenue vandale et cannibale.

Les habitudes intolérantes et les pratiques violentes héritées de la vie publique menée avant 1789 ont empêché la révolution de 1789 de respecter les règles de la démocratie et de permettre l’expression d’opinions divergentes. Les mois incertains de 1794-1795 illustrent à nouveau cette incapacité à instaurer un dialogue politique démocratique. Contrairement à ce qui est régulièrement assuré, il ne s’agit pas seulement d’une impossibilité théorique dépendante de positions intellectuelles imposées par des meneurs. Plus prosaïquement, les émotions sont tellement puissantes qu’elles font repartir les balanciers des violences sans pouvoir en contrôler l’amplitude. Toute la société est ainsi traversée par des sentiments de haine et de vengeance ancrés dans les décennies antérieures et ranimés par les événements récents qui, ajoutés aux calculs tactiques des uns et des autres, rendent impossibles les conciliations ou simplement les coexistences tant que l’État n’impose pas, par sa force, l’oubli ou le rappel.

Les députés hésitent entre « clore le gouffre de la Terreur », promulguer l’oubli, reconnaître la responsabilité d’un groupe de députés, voire de toute la Convention. Quelques-uns, comme Fréron, accusent tout le pays, coupable de ne pas avoir lutté contre le « tyran », accablant les Français comme les Anglais, incapables de se débarrasser de Pitt, d’être des peuples qui trahissent les règles du droit. Ces débats ne débouchent sur rien d’autre que le refus tactique de tout procès immédiat, en attendant que le rapport des forces trouve un nouvel équilibre. La chute de Robespierre et son interprétation en « système de terreur » relèvent des jeux politiques ordinaires, tels qu’ils ont été mis en œuvre en juin 1793, en mars et avril 1794, contre les Girondins, les hébertistes et les indulgents. Le processus est toujours le même, la différence tient dans la création de ce nouveau paradigme qui explique tout ce qui s’est écoulé jusque-là comme un système de terreur.

Du désordre des mœurs

Le climat du moment ne permet aucun recul face aux souvenirs et aux interprétations. L’abbé Morellet, partisan et propagandiste de la philosophie des Lumières en même temps que traducteur des romans noirs anglais, avait été privé de son état et d’une partie de ses biens par la Révolution. « Cherchant à soulager les sentiments d’horreur et d’indignation » qui l’oppressent, il écrit dans l’été 1794, avant Thermidor, un pamphlet, Le Préjugé vaincu. Il y propose « aux patriotes, qui font une boucherie de leurs semblables, de manger la chair de leurs victimes » et de nourrir la nation de cette façon. L’ouvrage demeure inédit, mais Sade, dans La Philosophie dans le boudoir, publie de son côté en 1795 une diatribe intitulée « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » qui adopte le même point de vue en l’appliquant à d’autres tabous, à commencer par l’inceste. Au-delà de l’ironie ou de la provocation, la question posée explicitement par Morellet est de comprendre comment la digue qui protégeait de tels excès a été rompue. La civilisation aurait dû empêcher de pareils actes, ils ont été rendus possibles par le rassemblement des foules. Il en conclut, reprenant ce qu’il disait déjà auparavant, qu’il ne faut pas confier la politique à tous les individus, mais aux seules personnes capables de gouverner, à recruter parmi les propriétaires.

La liberté de la presse permet l’explosion littérale des publications dénonciatrices. Parmi les mémoires qui commencent à envahir les librairies, ceux de Mme Roland, édités pieusement par Bosc et Louvet, connaissent un succès considérable et participent à l’accusation contre les Jacobins. Ceux-ci sont surtout pris à partie à propos de leurs mœurs par une littérature renouant avec celle qui avait porté atteinte à la réputation des aristocrates et du couple royal avant 1789. Parmi ce renouveau des publications libertines et érotiques, Restif de La Bretonne, avec L’Année mémorable des femmes nationales, Sade, avec Aline et Valcour, et Nerciat, avec Les Aphrodites, illustrent la complaisance qui accompagne les récits des violences récentes, filon que de nombreux polygraphes moins talentueux exploitent jusqu’à la nausée. Les descriptions des débauches et des orgies des représentants en mission sont la trame ordinaire sur laquelle s’ajoutent les condamnations plus politiques des Jacobins déchus. Les représentants en mission deviennent les hommes sanguinaires, lubriques, cupides, dépravés et fous, que la mémoire nationale va retenir, en même temps que les Jacobins sont des monstres et des buveurs de sang, bref des individus à exclure de la société. Ces accusations copient celles déjà utilisées auparavant contre les contre-révolutionnaires considérés comme des monstres étrangers à l’humanité. Robespierre lui-même n’échappe pas à ce genre de calomnies, très éloignées pourtant de ce que l’on sait, même à l’époque, de l’austérité de sa vie.

Dans le même temps, la littérature libertine et érotique fait sa réapparition dans les échoppes et chez les revendeurs. Il ne s’agit pourtant ni du retour à la situation antérieure ni d’une réaction contre une austérité imposée. Cette production est dorénavant pleinement intégrée dans le marché économique, annonçant la professionnalisation du XIXe siècle ; surtout, les textes publiés ne cessent de faire écho aux viols commis pendant la Terreur dans les armées ou dans les prisons, à la présence de prostituées dans les troupes, à la licence qui accompagnait certains groupes de révolutionnaires, inaugurant un genre promis à une longue postérité. Il s’agit moins d’une libération des mœurs, comme il est souvent dit, que de la libération de la parole pour rendre compte, en exagérant, voire en inventant, des péripéties invraisemblables, des violences et des débordements restés tus jusque-là. L’année 1794 n’a pas été vertueuse avant Thermidor pour devenir débauchée après ; seule la façon de parler a muté du tout au tout.

De ce renversement de perspectives, les opposants à la Révolution en tirent des conclusions plus immédiates. La liberté d’agir est saisie par les jeunes gens communément appelés « muscadins » dès 1793, qui lancent avec leurs compagnes, les « merveilleuses », à la fois une nouvelle mode vestimentaire et surtout une nouvelle expression politique. Le refus des contraintes imposées par les Jacobins et les sans-culottes se manifeste par le port de vêtements luxueux pour les hommes, de tuniques en mousseline et de châles transparents pour les femmes. Tous arborent des coiffures provocatrices, gros favoris pour les hommes, cheveux coupés court pour évoquer la guillotine ou perruques blondes pour les femmes qui affectent de sortir quasi nues dans les rues sous la protection de leurs chevaliers servants, porteurs de solides bâtons. Le scandale est augmenté par les personnalités qui incarnent ce courant aux intentions politiques affirmées.

Mme Tallien est l’une de ces figures de proue, connue pour ses frasques sentimentales autant que pour ses positions antiterroristes. Surnommée Notre-Dame de Thermidor ou de Bon Secours, elle entraîne avec elle la veuve Beauharnais, qui devient en 1796 l’épouse du général Bonaparte, changeant son prénom de Rose en Joséphine, Mme Hamelin, célèbre autant pour ses talents de danseuse que pour ses exhibitions publiques, et d’autres beautés richissimes attirant des artistes, inventant un nouveau style d’ameublement et intriguant dans les cercles politiques dirigeants, parmi lesquels se détache Talleyrand revenu en France. La dénonciation de la Terreur passe autant par l’exposition de la richesse que par l’émotion suscitée par les cols cascadant des chemises des hommes ou les croisillons « à la victime » des robes des femmes, évoquant les uns et les autres la guillotine.

C’est aussi contre la Terreur que se multiplient les jardins de plaisir et les salles de bal où la valse devient la danse à la mode, rompant avec les normes collectives pour imposer la danse en couple. La frénésie de la valse s’est-elle accompagnée de « bals des victimes » comme le veut la légende qui naît alors et demeure ensuite constante ? Les preuves manquent. Mais le choc que ces bals provoquent dans l’opinion est d’autant plus fort que la misère des gens ordinaires est accrue par l’abandon du contrôle des prix, le licenciement d’ouvriers des ateliers d’État et enfin les effets d’un hiver particulièrement éprouvant. Ainsi les ouvriers de l’atelier Marat viennent-ils protester contre les administrateurs qui ont « mis la terreur à l’ordre du jour contre les ateliers ». Alors que les suicides de désespérés se multiplient, affectant surtout des femmes seules, éventuellement chargées de familles, que la prostitution est réapparue dans les rues, l’écart social et politique introduit par la « jeunesse dorée » modifie la vie politique.

Les muscadins et les merveilleuses les plus en vue ne représentent qu’une minorité de ce groupe de jeunes urbains. Fort au total de quelques milliers de personnes, présents surtout dans les grandes villes, ils passent rapidement de ces manifestations spectaculaires mais limitées à des opérations autrement plus violentes et décisives. Dès la fin de 1794 les bandes de muscadins s’opposent aux manifestations rappelant la Révolution, imposent le chant Le Réveil du peuple contre La Marseillaise. Ils s’affrontent aux sans-culottes reconnaissables par leurs pantalons et leurs cheveux plats pour les hommes, ou par les jupes rayées des femmes. Les premiers sont battus, voire jetés dans la Seine ou le Rhône, puisque Paris et Lyon sont les villes les plus concernées ; les secondes sont fessées publiquement, rappelant les pratiques de 1791, souvent molestées, voire violées. Alors que Jacobins et sans-culottes demeurent encore divisés par leurs haines mutuelles héritées du printemps et de l’été 1794, la « réaction » prend forme, favorisée par la prise du pouvoir dans les sections par les partisans de la Convention. Quelques députés prennent la tête de cette passion antiterroriste et lancent des journaux, Tallien, avec L’Ami du peuple, et surtout Fréron, qui est l’animateur de ces bandes, avec L’Orateur du peuple.

La mort de Carrier : le tournant de Brumaire ?

Le basculement se produit lorsque le Tribunal révolutionnaire, sans Fouquier-Tinville, entreprend, le 8 septembre 1794, le procès des notables nantais que Carrier lui avait envoyés dès son arrivée à Nantes et qui attendaient leur jugement. Sur les cent trente-deux emprisonnés, quatre-vingt-quatorze ont survécu, se transformant aussitôt d’accusés en accusateurs. Aidés par une plaidoirie de Tronson-Ducoudray, qui avait été l’avocat de Marie-Antoinette, ils sont acquittés huit jours plus tard sous les acclamations des spectateurs. Leur odyssée suscite une floraison extraordinaire de textes, pamphlets et brochures qui prennent la suite de la publication de Méhée et relancent la campagne antijacobine transformant la guerre de l’Ouest en scandale national.

Dès le 28 septembre, Turreau est arrêté, et le 8 octobre suivant (17 vendémiaire an III), c’est au tour des membres du comité révolutionnaire nantais. Leur procès est ouvert huit jours plus tard. Plus de deux cents témoins comparaissent, certains étant décrétés d’arrestation pendant l’audience comme complices, portant le nombre des accusés à trente-trois. Une masse de faits réels ou inventés est déversée devant un tribunal qui, mal dirigé, est incapable de classer les accusations. Les atrocités commises dans l’hiver 1793-1794 sont décrites avec profusion par les journalistes et les pamphlétaires hostiles aux Jacobins, insistant sur les noyades et les « mariages républicains » promus spécialité nantaise. Le nombre des noyades demeure toujours imprécis, le bilan des victimes variant entre mille huit cents et quatre mille personnes ; la réalité du supplice, consistant à attacher ensemble deux personnes nues avant de les précipiter dans la Loire, est sans doute vraie ponctuellement, sans qu’il soit possible pour autant d’en faire une généralité. Les récits les plus apocalyptiques et les moins vérifiables se succèdent, donnant naissance à des pamphlets illustrés de femmes dénudées, de vieillards noyés et de prêtres massacrés, insistant sur la pollution de l’eau, pourtant élément purificateur.

La responsabilité de ces abominations est rejetée par les accusés sur Carrier, les dénonciations rejoignant celles qui avaient déjà été portées contre lui par Fréron en septembre. Un pamphlet illustre ce moment, passé inaperçu à l'époque, mais destiné à une longue carrière, Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Le texte est commis par François-Noël (Gracchus) Babeuf, sans-culotte jeté en prison par Robespierre et libéré par Thermidor. Il accuse le Comité de salut public d’avoir entrepris de « dépopuler » la France, pratiquant un « populicide » en Vendée mais aussi à l’encontre des révolutionnaires eux-mêmes. En accablant les Jacobins qui ont failli lui faire perdre la vie, Babeuf se venge de Robespierre, tout en étant peut-être manipulé par Fouché qui lui fournit une aide financière pour l’impression. Son texte a moins retenu l’attention des contemporains que des historiens ultérieurement, mais il participe de ce courant dénonciateur vigoureux qui réussit à faire de Carrier un affidé de Robespierre, contredisant l’antagonisme mortel qui les a opposés. Nantes et la Vendée deviennent ainsi, en 1794 et pour les siècles qui suivent, des endroits témoignant de la volonté criminelle de Robespierre. Babeuf a été dépassé par la dynamique dans laquelle il s’est inscrit. S’il accuse un groupe de terroristes d’avoir détourné la Révolution de ses vraies perspectives, c’est pour défendre la République. En 1794, son propos se retourne contre lui. Quelques mois plus tard, Babeuf refusera cette réaction à laquelle il a prêté sa plume et reviendra sur l’opprobre jeté sur Robespierre.

Dans l’immédiat, le procès des membres du comité nantais tourne en défaveur de Carrier. Le président du tribunal refuse que la Convention soit compromise par les actes commis et que ceux-ci puissent être justifiés par les massacres de septembre 1792. Après deux jours de débats, l’Assemblée crée, le 30 octobre, une commission d’enquête de vingt et un membres choisis par tirage au sort qui, le 11 novembre, met Carrier en état d’arrestation. Le soir même le club des Jacobins de Paris est envahi par la jeunesse dorée, qui commet là sa première action politique d’envergure. Après deux autres jours de discussions à l’assemblée, Carrier est envoyé devant le Tribunal révolutionnaire par quatre cent quatre-vingt-dix-huit voix contre deux, le 23 novembre. Que la quasi-unanimité des députés accepte ainsi le jugement d’un de leurs collègues – ce qui avait été craint et refusé depuis avril 1794 – marque bien un tournant, même s’il faut noter que deux cent soixante députés sont absents au moment du vote. Le procès de Carrier commence le 27 novembre et se conclut, logiquement, le 16 décembre 1794 (26 frimaire an III) par la condamnation à mort et l’exécution de l'accusé et de deux Nantais, Grandmaison et Goullin, les autres étant acquittés. Seuls les témoins à charge ont comparu, les militaires comme Marceau ou Kléber, dont on sait les liens avec Carrier, n’ont pas été convoqués. La recherche de la justice a été moins au cœur du procès que celle d’un bouc émissaire.

Le calcul manifeste d’une partie des Conventionnels fait long feu. Le procès de Carrier est-il devenu celui de la Révolution ou n’est-il que celui des Jacobins, confondus avec les Montagnards partisans du centralisme gouvernemental ? L’hostilité contre les clubs jacobins qui va prendre des proportions dramatiques dans certaines régions n’est pas généralisée avant mars 1795. La mort de Carrier demeure isolée, tandis que Turreau, Le Bon ou Fouquier-Tinville, pour ne citer que des exemples célèbres, restent emprisonnés sans que leurs procès ne s’ouvrent aussitôt. Comme précédemment, les actes les plus éclatants ont voisiné avec les tractations et les compromis réalisés selon un rapport de force jamais définitif. C’est ce qu’illustre, le 9 décembre 1794 (19 frimaire an III), la réintégration des soixante-treize députés girondins incarcérés à la maison des Écossais, qui sont reçus par l’Assemblée où leurs collègues qui avaient décidé de leur détention proclament qu’ils ne veulent pas « regarder en arrière ».

Une partie des Conventionnels a décidé d’inscrire l’oubli à l’ordre du jour de la Convention. Ils butent cependant sur les réclamations de proscrits comme Lanjuinais réclamant justice et sur les habitants de Bédoin voulant faire juger Maignet coupable de leur exil et de la mort d’une partie d’entre eux. La Convention louvoie mais accable les Montagnards. Sieyès théorise le cours des années précédentes, qualifiant la période qui a couru jusqu’au 31 mai 1793 d’époque pendant laquelle la Convention était opprimée par le peuple trompé, et la période suivante, jusqu’au 9 thermidor, comme le moment pendant lequel la Convention asservie opprimait le peuple. Ce « travail de l’oubli », pour reprendre la formule de M. Ozouf, n’est pas un recul de la Révolution, mais un rebond. La réintégration des Girondins proscrits a renversé les alliances et fracturé le camp des thermidoriens. Les membres des comités de l’an II sont même accusés d’avoir voulu couronner Louis XVII !

Les avancées incertaines

Le procès de Carrier a donc aggravé les tensions et accéléré l’évolution. L’hiver 1794-1795 est marqué par une accumulation de conflits qu’il faut cependant se garder d’identifier au succès attendu de la « réaction », voire de la contre-révolution. Si l’on veut bien admettre que la Révolution ne se résume pas à l’exercice du pouvoir par les sans-culottes et par l’aile la plus radicale des comités de gouvernement, les révolutionnaires « modérés », mais républicains convaincus, gardent le contrôle du pays en cherchant de nouveaux équilibres. L’exemple le plus éclatant est donné par les négociations qui débouchent le 17 février 1795 sur la paix conclue avec les vendéens de Charette, à la Jaunaie, près de Nantes. Même si un an plus tard le même Charette est fusillé à Nantes après la reprise de la guerre, l’événement a du sens et éclaire précisément ce moment incertain de 1794-1795.

L’accord obtenu dépend pour une part de l’incapacité mutuelle des adversaires à s’engager dans de nouvelles opérations décisives. L’armée républicaine, qui a pris l’habitude depuis plusieurs mois d’encercler la zone insurgée sans chercher à la réduire, n’a ni la volonté ni les moyens en hommes et en ravitaillement pour attaquer. En outre, les massacres commis au printemps, qui ont provoqué un renforcement de la détermination des vendéens, ont affecté le moral des troupes, à la tête desquelles le nouveau général en chef, Dumas, dont le fils deviendra le romancier célèbre, adopte une stratégie défensive. En face, les contre-révolutionnaires sont divisés entre eux, ne reçoivent d’aide ni de la part des Anglais ni des princes, et font cohabiter leurs petits royaumes, tandis qu’au nord de la Loire la chouannerie peine plus encore à s’organiser et à durer. La liaison entre les insurgés se réalise par ailleurs de façon spectaculaire, ceux-ci profitant du froid rigoureux qui s’abat sur la France pour traverser la Loire gelée.

Les mutations politiques expliquent également ce changement. Les représentants en mission envoyés dans l’Ouest après Thermidor ne sont plus aussi radicaux que leurs prédécesseurs ; la moitié d’entre eux n’a pas voté la mort du roi en janvier 1793 et aucun n’envisage de s’investir dans une répression violente. La promesse d’une amnistie est lancée envers les « habitants égarés des campagnes » qui cessent ainsi d’être considérés comme des « brigands » à exterminer ; si les prêtres réfractaires doivent toujours être fusillés, il est recommandé par Carnot de ne pas en rencontrer. À la Convention, Boissy d’Anglas utilise le cas de la Vendée pour appeler à la modération et à la liberté des cultes, en accusant les comités d’avoir enferré la France dans la guerre civile jusqu’en juillet 1794. Charette, s’adressant aux révolutionnaires nantais, ne dit pas autre chose lorsqu’il accuse les extrémistes des deux bords de la responsabilité de la guerre. Il va même jusqu’à proposer aux membres de la société populaire nantaise d’être dorénavant « amis de cœur et d’affection » pour que « tous les bons citoyens » puissent ainsi s’opposer aux « fripons et [aux] scélérats ». On peut douter de la sincérité du général vendéen, même s’il va ensuite parader avec son état-major dans les rues de Nantes aux côtés des représentants en mission ; en revanche, son argumentaire correspond parfaitement à la volonté des Conventionnels de réaliser l’unité des « honnêtes gens » contre les « anarchistes ».

Après des tractations rocambolesques, les républicains, qui ont abandonné leurs prétentions préalables sur le dépôt des armes ou des insignes par les insurgés, accueillent la délégation vendéenne pour proclamer l’amnistie, le 9 janvier 1795. Ils acceptent les demandes de Charette réclamant la liberté du culte, l’exemption militaire ainsi que le maintien de son contrôle sur le territoire rangé sous ses ordres. La seule contrepartie est une formule peu reprise dans l’historiographie : « Nous ne sommes ici, tous, que des républicains », proférée par Charette devant le représentant en mission Ruelle qui a dirigé la négociation. Sur cette base très inégale, le traité de paix entre la France républicaine et la Vendée de Charette est conclu le 17 février 1795, signé des seuls républicains, les vendéens se contentant de l’approuver. Les soldats vendéens demeurent sous les ordres de leurs chefs et doivent porter un uniforme vert au titre de leur emploi dans la garde territoriale, le remboursement des assignats émis pendant les combats est accepté, le désarmement est limité aux canons, l’exercice du culte est libre, permettant aux prêtres réfractaires d’occuper leurs églises.

On serait tenté de penser que la guerre de Vendée a été gagnée, à ce moment, par Charette, d’autant que la pression qu’il continue d’exercer sur Nantes ne cesse pas, au point où la famine est crainte en avril. On ne saura certainement jamais si une clause secrète a garanti la venue en Vendée du fils de Louis XVI, toujours détenu au Temple. Charette doit imposer à une partie de ses officiers cette nouvelle situation, tandis que, de leur côté, les représentants en mission affrontent la fronde de certains réfugiés républicains qui s’estiment lésés par cet accord. Comble de cette situation paradoxale, Stofflet, qui a refusé de s’engager dans cette voie, est attaqué par les troupes républicaines qui profitent de la neutralité de Charette. Quelques mois plus tard, Stofflet doit lui aussi suspendre les hostilités, ainsi que les chouans sous le commandement de Cormatin.

Ces trêves sont fragiles, parce que les populations locales demeurent divisées par les luttes politiques et marquées par les souvenirs des combats et des massacres. Une partie des chouans, autour de Cadoudal dans le Morbihan, continue la guerre, soutenus par les réseaux d’émigrés et par les Anglais. Des émissaires contre-révolutionnaires porteurs d’ordres et d’argent sont régulièrement envoyés sur les côtes bretonnes pour préparer le débarquement voulu par le général chouan Puisaye qui a convaincu le gouvernement anglais. Si la loi du 15 novembre 1794 prévoit toujours la mort pour tout émigré pris sur le sol français, elle n’est manifestement pas appliquée, permettant que nombre d’entre eux entrent par la frontière suisse avec de faux passeports. Dans l’Ouest, des zones entières échappent au contrôle de la République, comme l’illustre le passeport « de par le roi » qui permet à un correspondant de Mallet du Pan, agent de l’empereur d’Autriche, de circuler librement sur « le territoire des chouans ». Ainsi, un quart du territoire national échappe-t-il manifestement à la République, puisque des royalistes possèdent de véritables fiefs ou ont été investis de pouvoirs municipaux, tandis que des bandes de « brigands » tiennent les campagnes en alerte.

Si la Révolution demeure toujours contestée, la République a pourtant gagné. Pendant tous ces événements, l’armée française continue d’engranger des succès, dans la suite de la victoire de Fleurus, en juin 1794. Cette victoire aura servi à renverser Robespierre, en permettant que la pression exercée par la guerre se relâche et en donnant une liberté inédite aux Conventionnels, car « l’expansion militaire » (J. Godechot), qui se réalise à partir de la fin 1794, non seulement correspond aux vues d’une partie des députés opposés à la politique de paix que préconisait Robespierre, mais garantit la survie de la nation. Alors que la guerre était sans autre issue que la victoire ou la mort, rompant avec tous les autres conflits précédents, la victoire permet que le régime devienne pérenne, contribue à la richesse nationale et noue étroitement le sort des armées à celui de la République.

Haine et vengeance

En France, l’équilibre politique repose dorénavant sur la puissance d’un groupe de Conventionnels modérés, les républicains « mitigés », qui rallient d’ex-Girondins n’ayant conservé des principes « girondins » de 1793 que la haine des radicaux et l’acceptation de la guerre extérieure. Alliés aux royalistes constitutionnels, ils rejettent dans une même condamnation une gauche composite allant des Montagnards aux sans-culottes. Ces ex-Girondins sont rejoints par les déçus du Cercle social qui ont désapprouvé les massacres de Septembre, au point où certains, comme le journaliste Prudhomme, se livrent désormais à des dénonciations contre-révolutionnaires. Gardant un idéal républicain, l’Anglo-Américain Paine, toujours propagandiste d’une république vertueuse et empreinte de religiosité, illustre cette nébuleuse déphasée par rapport aux événements récents, perdue dans les nouveaux conflits qui rebattent les cartes.

À gauche, certains s’effacent de la scène publique en arguant de leur passé d’opposants à Robespierre, voire de leur passage en prison, pour éviter d’être compromis dans la répression. L’exemple le plus significatif est Fouché, qui attire autour de lui certains de ses anciens fidèles ayant servi à Lyon, ce qui a pour effet de resserrer les accusations contre Collot, promu seul responsable des tueries de 1793. D’autres, plus nombreux, tentent de faire front en unissant leurs positions. Antonelle, lui aussi victime de Robespierre, renoue avec les sociétés populaires qu’il faut qualifier dorénavant de néohébertistes pour comprendre leur évolution, parce qu’elles sont attachées à la Constitution de 1793 et au maximum, sans Robespierre ni gouvernement révolutionnaire. Avec Collot d’Herbois ou Billaud-Varenne notamment, un groupe de députés se pose en derniers Montagnards, appelés brièvement les « crétois » parce qu’ils siègent au plus haut de l’amphithéâtre, sur la crête. La remise en cause des catégories retenues jusque-là pour parler de l’« humanité », du « peuple », et pour justifier l’action des « représentants » de la nation, désorganise complètement les opinions.

Alors que les soixante-treize Girondins réhabilités sont revenus à la Convention depuis le 9 décembre et que Carrier a été guillotiné le 16, une autre étape est franchie, le 27 décembre, quand Vadier, Barère, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne sont à leur tour mis en accusation par les Conventionnels et traduits devant une commission de vingt et un membres présidée par Saladin, qui vient lui-même de sortir de prison. Le procès intenté aux « Quatre » hésite entre les identifier à Carrier, et alors condamner la Convention dans son ensemble pour crime, ou considérer qu’ils n’ont commis que des « erreurs » ne remettant pas en cause la marche même des institutions. Des accusations semblables s’abattent sur d’autres représentants en mission, Dartigoeyte ou Javogues, pris dans de véritables « cercles d’infamie », ainsi que sur des militaires ayant eu des responsabilités en Vendée, comme Huché ou Grignon. Des membres du comité révolutionnaire d’Angers sont également poursuivis pour avoir participé au tannage de peaux humaines, reproche fait également à Vadier.

Le débat qui s’engage alors dans l’Assemblée sur les responsabilités des « Quatre » va durer deux mois qui deviennent insupportables pour la jeunesse dorée réclamant une « justice » plus prompte. Le mécanisme qui avait conduit aux massacres de septembre 1792, la « justice populaire » se substituant aux tribunaux jugés trop lents, joue à nouveau, mais dans une orientation politique inversée à celle qui avait prévalu trois ans plus tôt. Significativement, les cendres de Marat sont sorties du Panthéon, le 8 février 1795, mais contrairement à une légende tenace, elles ne sont pas jetées à l’égout mais réinhumées discrètement. La bascule politique se fait contre les Jacobins, Montagnards et sans-culottes indistinctement et concerne tout le pays. Dans l’Orne, par exemple, des procès sont intentés contre des révolutionnaires jugés responsables de pillage ou de meurtres commis dans l’été 1792.

L’abandon, au même moment, des mesures prises à l’encontre des Lyonnais, amnistiés et rétablis dans leurs droits, accroît la tension qui existe dans la ville devenue le principal centre de la contre-révolution et de l’espionnage anglais. Les autorités ayant des comptes à régler avec les Jacobins dorénavant dépourvus de pouvoir ne font rien pour les protéger et même, au contraire, les stigmatisent. À partir de février 1795, les attentats contre d’anciens administrateurs, juges ou membres des comités révolutionnaires se multiplient, commis par de petits groupes. Le 14 février, le meurtre d’un ancien membre de la commission révolutionnaire, Fernex, est accompli de jour, malgré la présence d’une escorte d’une cinquantaine d’hommes impuissants à contenir la foule qui se saisit du « terroriste » et le noie. À partir de ce moment, la vengeance s’exerce librement à Lyon et de là dans les environs puis dans toute la vallée du Rhône, jusqu’à Nice, livrée aux « barbets », créant ce qui deviendra la Terreur blanche aux yeux de la postérité, d’autant que la publication d’une « liste générale des dénonciateurs et des dénoncés » donnant les noms et adresses des uns et des autres jette de l’huile sur le feu. Parents de victimes, déserteurs, royalistes impliqués dans les compagnies de Jésus, dont l’existence n’est pas contestable, composent des bandes armées, agrégeant le cas échéant des spectateurs et témoins favorables à leurs actes, qui tuent impunément les « terroristes » – ou « mathevons » dans le langage consacré à Lyon – de février à juin 1795. Les Jacobins et sans-culottes sont littéralement désarmés, assignés à résidence par une loi votée le 23 février 1795 à la Convention, contrainte qui les livre à leurs ennemis. Luttes politique, religieuse, clanique et sociale, paysans catholiques pauvres contre bourgeois protestants républicains, en Ardèche notamment, s’entremêlent encore dans la suite des affrontements de 1790, voire des actes de banditisme social des années 1780.

La fin des sans-culottes

Dans les mois qui suivent, les massacres endeuillent la région, tandis que Paris connaît les démonstrations de force des sans-culottes. Ces deux séries d’événements sont régulièrement citées et étudiées séparément, au point souvent qu’aucun lien n’est explicitement fait entre elles, comme si elles relevaient de fatalités distinctes qui auraient poussé les « réacteurs » à tuer les « terroristes », d’une part, alors que, d’autre part, les « sans-culottes » et les derniers Montagnards se lançaient dans un baroud d’honneur. Il n’en a rien été. En 1795 comme dans les années précédentes, où il est possible de relever préparations des journées, recherches d’alliances et différentes tactiques, ces mois de violence sont des exutoires pour le potentiel de vengeances indéniable qui existe dans le pays. Les hésitations subtiles et embarrassées des députés sont balayées par l’irruption du « peuple », qu’il vienne des faubourgs ou des beaux quartiers, dans les deux cas désireux de solutions immédiates, loin des arguties des députés.

L’opinion « publique » cesse d’être la source attendue de la légitimité, les observateurs reconnaissant que compte d’abord l’opinion dominante. Ils forgent alors l'expression d’« opinion dominique » pour qualifier cette bizarre configuration qui se met à contrôler la vie publique. Sur fond de disette continue et de hausse vertigineuse des prix, tandis que l’assignat perd de sa valeur tous les jours et que les tumultes se multiplient devant les boutiques, redonnant l’initiative aux femmes qui renouent ainsi avec les années 1791 et 1792. À vrai dire, leurs réclamations ne sont pas toujours d’une parfaite clarté. Si elles souhaitent voir le retour du pain à bon prix, elles mêlent parfois le regret du temps de Robespierre avec un royalisme populaire, invoquant ainsi la protection d’une autorité. L’intervention de militants néohébertistes, actifs dans des clubs de quartier – structures souples destinées à durer dans les années suivantes –, aidés par le rapprochement de tous les courants de gauche, contribue à politiser ces mécontentements. Ils débouchent sur des marches de protestation dans Paris, tandis que des bagarres opposent muscadins et sans-culottes.

Brutalement, la tension se cristallise lorsque le 21 mars 1795 (1er germinal an III) Sieyès fait voter la « loi de grande police » qui, notamment, édicte la peine de mort contre les manifestants qui menaceraient la Convention, insulteraient les députés ou proféreraient des cris séditieux. Sieyès évoque même la possibilité de replier la Convention à Châlons-sur-Marne pour se soustraire à la pression parisienne. Le lendemain, les députés entament le débat sur la suite à donner à l’accusation des quatre « terroristes », repoussant toute idée d’amnistie – qui sera adoptée à la fin de l’année –, et lancent en même temps la préparation d’une nouvelle Constitution, aggravant les troubles. Tandis que des fusils sont distribués aux « bons citoyens », les sans-culottes reprennent le contrôle d’une partie des sections parisiennes, réclamant le retour de la Commune, de la Constitution de 1793 et du maximum. Le 1er avril 1795 (12 germinal an III) le mouvement débouche sur une agitation désordonnée qui entraîne la mise de Paris en état de siège et le désarmement des anciens terroristes. Les Quatre sont condamnés à la déportation en Guyane, ce qu’évitent Vadier, déjà enfui, et Barère qui se cache. Dans les jours qui suivent, seize autres Montagnards sont arrêtés et emprisonnés, puis Fouquier-Tinville et quinze autres membres du Tribunal révolutionnaire sont exécutés après un procès qui a duré plus d’un mois et demi. La difficulté des Conventionnels au pouvoir pour se situer face à 1793 est flagrante ; le processus commencé en Thermidor par l’oubli et le compromis se continue par le conflit et se prolonge par la décision, le 12 avril, de rédiger des lois organiques pour permettre l’application de la Constitution de 1793. La conduite de l’État dépend étroitement des affrontements entre groupes rivaux qui se recomposent sous l’effet des événements.

C’est particulièrement flagrant lorsque le 20 mai 1795 (1er prairial an III) les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel se mobilisent au son du tocsin et que des cortèges de femmes puis de gardes nationaux marchent sur la Convention. La gravité de la crise a jeté les femmes dans la rue ; mais l’opinion a été agitée par les Jacobins et les hébertistes emprisonnés qui ont préparé le 19 une journée populaire analogue à celles qui existaient deux ans auparavant. La manifestation est illustrée par le pamphlet L’Insurrection du peuple pour obtenir du pain et reconquérir ses droits. Ce texte rompt de fait avec les pratiques collectives qui avaient cours jusque-là et annonce les modalités d’action des révolutionnaires du XIXe siècle, lançant des mots d’ordre et regroupant des militants. Dans l’immédiat, les femmes envahissent la Convention dans un désordre aggravé par des rumeurs, font connaître leurs revendications, massacrent et décapitent le député Féraud pris pour son collègue Fréron. Le meurtre est revendiqué par certaines femmes, comme Charlotte Carlemigelli qui regrette de n’avoir pas pu tuer Boissy d’Anglas donné pour être responsable de la famine. Celui-ci, chargé de la présidence de l’Assemblée, « s’incline » devant la tête de son collègue avant de refuser de signer les décrets qu’une dizaine de Montagnards ont préparé pour revenir à la Révolution de 1793. L’intervention des gardes nationaux des beaux quartiers chasse la foule à minuit.

Rien n’est joué, le peuple de Paris, muet depuis un an, semble à nouveau puissant et dangereux. Le lendemain, les hommes ont pris les commandes de l’insurrection. Les bataillons des faubourgs, et notamment les canonniers, cernent la Convention, mais les insurgés hésitent à prendre l’initiative, si bien qu’au soir du 21 mai l’occasion est passée. La répression commence le 22 ; cavaliers, « bons citoyens » et jeunesse dorée sont placés sous le commandement de Menou. Après une résistance vite arrêtée, l’insurrection est matée et l’instruction de la commission militaire commence aussitôt. Trente-six condamnations à mort sont prononcées, en même temps que des peines d’emprisonnement et de déportation à l’encontre de soixante-dix hommes, tandis que des femmes sont poursuivies pour leurs actions commises depuis 1792. Le désarmement des sans-culottes est ordonné, tout rassemblement de plus de cinq femmes dans la rue est interdit, tout comme leur présence dans les tribunes. L’exclusion des femmes hors de l’espace public, qui avait été commencé en octobre 1793, est ainsi achevée.

Plus d’un millier de personnes sont arrêtées lors de ces opérations de désarmement. Il ne faudrait pas conclure pour autant à un écrasement radical de la gauche politique populaire. Selon un mécanisme déjà rencontré, les conflits et donc la répression sont d’autant plus violents et marquants qu’ils se produisent dans des groupes hétérogènes. Les sans-culottes sont réprimés surtout dans les sections du centre et de l’est parisien qui rassemblent des populations très diverses et qui ont été le lieu d’affrontements constants. Dans les sections des beaux quartiers, bien contrôlées par les modérés, la répression est ciblée à quelques individus. Dans les sections demeurées sous le contrôle « populaire », l’homogénéité limite les dénonciations et les emprisonnements. L’opposition de gauche y trouvera ses bastions.

Le suicide devient-il alors la seule protestation qui reste ? Quelques faits marquants l’indiqueraient. À Paris, la famille Dunel se tue en mangeant une omelette empoisonnée – le mari échappant à la mort. Trois députés montagnards, Duquesnoy, Romme et Goujon, se poignardent lors de leur procès le 17 juin (29 prairial), les trois autres accusés, Bourbotte, Soubrany et Duroy, n’y parviennent pas et meurent sur l’échafaud. De ces échecs, les militants hébertistes ou montagnards tirent des conclusions pratiques. Les uns, dont Babeuf, se tournent vers l’activité clandestine, amorçant comme Briot les sociétés secrètes jacobines, d’autres, dont Antonelle ou Bazin, tentent d’intervenir publiquement par des journaux et dans les clubs électoraux, annonçant davantage la politique d’opposition républicaine. La gauche française est dotée ainsi d’une « classe politique » autonome, en cours d’organisation, séparée des mouvements populaires demeurés confus qui vont ensuite se porter vers d’autres adhésions. En revanche, il n’est pas certain que la droite des notables soit sortie victorieuse de ces affrontements, comme l’historiographie « classique » l’assure. Car le balancier ainsi lancé contre la gauche va prolonger sa course au-delà des effets attendus, provoquant la Terreur blanche que les Conventionnels, apparemment victorieux, devront arrêter à son tour.

Terreur blanche et royalisme

Les massacres de Jacobins qui avaient eu lieu à Lyon ou à Nîmes en février-mars 1795 reprennent en avril et mai, relancés par les journées parisiennes. Dès le 23 avril, des rafles sont organisées à Lyon, emplissant les prisons. Le 4 mai (15 floréal) des prisonniers sont massacrés. À Aix le 11 mai, à Tarascon le 25, puis encore les 20 et 21 juin, à Marseille les 5 et 6 juin, des foules de quatre cents à cinq cents personnes forcent les portes des prisons et massacrent les Jacobins détenus, prenant soin d’épargner les autres. Partout les autorités sont au moins débordées, parfois consentantes. Partout les meurtres sont commis en plein jour par de petits groupes devant des spectateurs venus éventuellement en famille, renouvelant ainsi les pratiques des « septembriseurs ». Le comble est certainement atteint lorsque tout le Midi s’enflamme à l’annonce de la révolte des Jacobins de Toulon qui massacrent de « bons citoyens » avant d’envoyer une armée contre les villes passées à la « réaction ». Une vraie bataille a lieu qui se solde par l’échec des Jacobins, préludant à un paroxysme de tueries. Au total, ce sont sans doute plus de deux mille personnes, Montagnards, sans-culottes, agents municipaux, membres de tribunaux, dénonciateurs, qui sont ainsi lynchés, noyés, sabrés, pendus, dans des explosions de violence spectaculaires. Comme il est d’usage dans ce genre de situations, les comptes se règlent et les « dérapages » se produisent ; dans les Bouches-du-Rhône, un homme est pendu pour avoir violé une femme à qui il a transmis une maladie vénérienne ; un massacreur conserve par-devers lui l’oreille d’une de ses victimes…

Se soldent ainsi des vengeances anciennes qui avaient déjà trouvé des exutoires entre 1790 et 1792, lorsqu’une faction s’était emparée du pouvoir, qui avaient été exacerbées dans l’été 1793, au moment de la crise fédéraliste, et qui, après le silence imposé par le gouvernement révolutionnaire et la mise sous le boisseau des extrémistes, peuvent continuer à s’exprimer. Ces rivalités factionnelles, politiques et familiales ne sont pas près de s’éteindre, elles seront fortes encore en 1814-1815 dans toute la vallée du Rhône. Il convient d’en comprendre les mécanismes profonds car ce genre de situation est inconnu, à cette échelle, partout ailleurs. Les « terroristes » sont bien poursuivis et punis à La Rochelle, en juin 1795, au terme d’une procédure juridique qui règle des contentieux politiques et sociaux. Mais l’exemple demeure isolé dans l’Ouest, où la guerre civile reprend, avec son lot de tueries et de batailles, débordant ces rivalités locales pour les intégrer dans un tissu continu de combats. Dans le Sud-Ouest, au contraire, l’encadrement mis en place par les autorités républicaines entrave la plupart des vengeances, empêchant les tensions sous-jacentes de pouvoir s’exprimer.

Il ne suffit pas d’invoquer d’hypothétiques « furies » ou des phénomènes d’échos, 1795 réagissant à 1793, les différentes régions se comportent selon des habitudes collectives. Le Sud-Est et la vallée du Rhône sont agités par des interactions provoquées par l’irruption de la politique nationale dans des sociétés fondées sur des systèmes claniques, familialistes et factionnels, manifestement en place sur tout le pourtour méditerranéen. Ce schéma est différent de celui qui prévaut dans les sociétés organisées autour des luttes de classes au nord de la Loire, ou autour des fidélités clientélaires dans l’Ouest, enfin autour des structures administratives dans le Sud-Ouest ou dans les Alpes. Peut-on penser que la France se différencie selon une partition qui ferait du Sud-Est la zone des clans et des familles, du Nord celle des capitalistes, de l’Ouest celle des seigneurs, du Sud-Ouest, enfin, celle des notables locaux ?

Ce qui unifierait le pays serait les réclamations qui se font jour un peu partout pour rouvrir les églises et libérer le culte, y compris dans des zones républicaines « bleues ». Ces demandes attestent que les questions religieuse et politique sont déliées et que les populations rurales gardent une autonomie que la centralité révolutionnaire n’a pas anéantie, annonçant le maintien de traditions politiques complexes au XIXe siècle. Des exemples de ces rééquilibrages locaux se trouvent un peu partout en France, que ce soit dans le pays de Weppes ou dans ce village des Authieux-sur-le-Port-Saint-Ouen où la communauté sort de Thermidor sans brutalité mais en remettant les hiérarchies anciennes au lieu et place du pouvoir « sans-culotte ». Avec un peu d’anachronisme, il est tentant de penser que le pays « légal » est remis en adéquation avec le pays « réel », comme dans l’Eure, où les mécontents, appuyés par les bandes chouannes, peuvent se faire entendre.

Les raisons expliquant la Terreur blanche sont manifestement moins liées à des convictions idéologiques qu’à un empilement de mécontentements au sein de populations divisées entre elles. Ont joué ainsi le rejet des mesures terroristes dans des régions où même les révolutionnaires « modérés » et girondins ont payé de lourds tributs à la radicalisation ; ce sentiment s’est ajouté au refus des levées d’hommes, de la déchristianisation, voire des réquisitions de biens débouchant, plus largement, sur des intrusions de l’État. La Terreur blanche est moins liée aux interventions des émigrés et des contre-révolutionnaires qu’aux ressentiments locaux. Si la présence de troupes « blanches » en Auvergne, de bandes de muscadins et des compagnies de Jésus à Lyon, des compagnies du Soleil dans le reste de la vallée du Rhône est avérée, et si ces hommes ont joué incontestablement un rôle dans les manifestations de violence, ils n’ont pas réussi à rallier à eux l’ensemble des opposants au « terrorisme », plus conservateurs que contre-révolutionnaires. Ils ne sont en définitive d’aucun parti, ne souhaitent pas revenir à l’Ancien Régime ; on comprend qu’ils se rallieront ensuite sans difficulté à l’Empire.

Dès la fin mai, les autorités locales et nationales, qui avaient laissé les vengeances s’accomplir, prennent malgré tout peur du poids des royalistes, si bien que des représentants en mission sont envoyés pour garantir l’ordre républicain. Des troupes vont à Lyon, mise sous état de siège, si bien qu’en septembre suivant aucun trouble n’aura lieu au moment de la tentative royaliste de prise de pouvoir à Paris. Cette évolution se vérifie dans le Comtat et Avignon, où le chef royaliste, Lestang, est isolé avant d’être capturé et exécuté en février 1796. La Terreur blanche n’a vraiment rien à voir avec l’Ouest des fiefs vendéens et chouans, dans lesquels les doctrines royalistes sont expressément mises en œuvre.

 

La reprise en main du Sud-Est par la Convention est réussie de facto après juillet 1795, après cette phase, cynique ou inévitable selon le jugement de chacun, de règlements de comptes et de recentrage. La formule peut faire frémir, elle correspond au sentiment le plus commun parmi les élites politiques qui se regroupent pour garantir les acquis de la Révolution depuis 1789. Cependant, la situation politique qui prévaut, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières, leur donne raison. La Révolution, désormais liée à son armée, est en train de vaincre ses ennemis et de trouver une assise.

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