De la révolution monarchique
à la révolution nationale
À quelle date la Révolution a-t-elle commencé ? Quand s’est produite la « dénivellation », pour reprendre la formule de F. Furet, qui a marqué la fin du système monarchique et l’entrée dans la Révolution ? La question a-t-elle du sens ? N’amalgame-t-elle pas trop de dimensions différentes et ne néglige-t-elle pas, comme on l’a vu avec le ministère Calonne, les modifications déjà apportées à la monarchie absolue par le gouvernement lui-même ? Ne faut-il pas dissocier la fin de la monarchie absolue, la fin du système « féodal », la fin de l’Ancien Régime, sans oublier la fin de la royauté, pour comprendre que, d’étape en étape, la Révolution a commencé en 1787 par une monarchie administrative avant de s’identifier à une monarchie parlementaire en 1789, puis de trouver d’autres formes ensuite ?
Il ne faudrait pas en conclure pour autant que nous sommes dépendants des récits élaborés par les contemporains, que nous avalisons naïvement leur « grand récit » indispensable à tout pouvoir. Deux raisons s’y opposent. Ce ne sont pas les députés aux états généraux qui ont imaginé cette scansion, et lorsqu’ils ont simplement cherché à interpréter les événements qu’ils affrontaient, ils n’ont réussi qu’à stigmatiser la monarchie devenue « l’Ancien Régime », sans organiser autour d’eux l’unité nécessaire pour donner du sens aux mutations et aux ruptures qui s’enclenchèrent. C’est précisément cet essai raté qui est l’objet des chapitres qui suivent, illustrant cette recherche pour établir une révolution toujours remise en cause, avant qu’une autre ne s’impose d’elle-même.
La révolution des mécontents
L’équilibre instable, jouant sur des emprunts pour rétablir l’autorité royale, devient impossible après la dissolution de l’Assemblée des notables et le retour, sous la direction de Brienne, à la politique menée par Calonne. Les parlements et le roi se retrouvent donc face à face. Logiquement, le 6 août 1787, le parlement de Paris refuse les édits financiers demandés et exige une vérification des comptes ! La réponse est l’exil des parlementaires à Troyes, ce qui les transforme en victimes mais radicalise les plus jeunes membres du Parlement, si bien que Brienne recule et les réinstalle en septembre. Le refus de la banqueroute trace la voie à suivre : la survie de la monarchie, liée aux emprunts, donc à la confiance dans l’État, oblige à la négociation et aux promesses de réunir les états généraux. La question est dorénavant de déterminer leur forme. Seront-ils issus des assemblées provinciales, dans lesquelles le tiers état se taille une part inédite, ou seront-ils convoqués dans le rappel des formes antérieures qui donne la primauté aux élites traditionnelles et aux groupes proches des parlementaires ? La question opère un nouveau classement parmi le front des opposants à la monarchie.
Il ne faut pas s’étonner si la « révolution » commence par une question fiscale. Rappelons que la circulation monétaire et le crédit sont au cœur de la vie quotidienne. Le pain lui-même est acheté à crédit chez les boulangers qui tiennent leur comptabilité en « cochant » les bâtons attribués à chaque famille créditrice. De petites sommes circulent entre les artisans ; de très nombreux épargnants possèdent des rentes, destinées à leur assurer des revenus ; de plus en plus d’ouvriers dépendent des métiers du luxe, pour lesquels les fournisseurs sont régulièrement créanciers de puissants, mauvais payeurs. Le Mont-de-Piété est fréquenté par toute la population parisienne, dont les artisans qui l’utilisent comme une véritable banque, au point où les blanchisseuses engagent le linge de leurs clients pour obtenir des liquidités. Au début de 1789, l’institution regorge d’argent. La France des années 1780 n’est plus un pays rural, engoncé dans des transactions lentes et des pratiques rituelles, tous ses habitants sont obligés de recourir au papier timbré, pour une facture, un prêt, un acte notarié, voire pour l’entrée en apprentissage. Dans ce système, qui repose sur un échafaudage de confiance du haut en bas de la société, la crainte de la banqueroute de l’État est réelle. Les faillites retentissantes de princes et de trésoriers font peur, alors que le roi n’a pas cessé de promettre qu’il les éviterait. Mais au moment où les achats de résidences royales choquent l’opinion et que la confusion demeure entre ressources de l’État, Trésor royal et biens de la monarchie, l’angoisse des Français est manifeste. Elle se traduit par des files d’attente devant la Caisse d’escompte notamment, dès l’annonce probable d’une suspension des paiements liée aux prêts que la Caisse aurait accordés au Trésor royal.
Comme tous les groupes sociaux sont directement concernés par les réformes fiscales, celles-ci donnent l’occasion de discuter de la solidarité collective ainsi que des principes qui régissent la société puisque, par contrecoup, les statuts sociaux et le rapport de chacun à l’État et à la nation sont remis en cause. Les mutations récentes ayant rompu, ou au moins altéré les solidarités urbaines et rurales dans les régions les plus marquées par les échanges, la discussion la plus technique devient éminemment politique : c’est le cas des assiettes de répartition des impôts, qui doivent être revues, et des cadastres inexistants, qui doivent être établis. La « nation » est donc en débat au moment où les corps intermédiaires, traditionnels ou nouveaux, ne jouent plus leur rôle face à un gouvernement qui, de son côté, ne donne pas les garanties d’une politique saine et s’appuie sur des groupes déconsidérés. En voulant introduire un impôt de quotité (lié aux revenus), uniforme (dégagé des ordres) et perpétuel (sa durée n’étant pas délimitée), Calonne avait cassé la figure traditionnelle et illusoire d’un roi sans impôts, vivant de son domaine, protecteur de ses peuples. Les plus politiques savent jouer de cet abandon des « Constitutions » du royaume et s’opposent à cette politique « moderne » que Brienne reprend, faute de mieux. Si bien que les plus frustres, mais ils sont nombreux et leurs réclamations se feront entendre pendant la Révolution, se sentent encouragés à espérer l’âge d’or que serait la fin des prélèvements !
Un des détonateurs est la réforme de l’impôt sur le papier timbré. Augmentant notablement les frais portant sur les billets de faible valeur, la mesure touche d’abord les urbains. À Paris, à la fin d’août 1787, de véritables émeutes se déroulent contre la réforme et contre les mouchards de la police, contre la Cour corrompue, mettant aux prises des jeunes gens avec les gardes-françaises. Il ne s’agit plus d’émotions « traditionnelles », réunissant des groupes cohérents, mais bien d’actions déterminées par un objectif à visée politique. S’amorce ici la série des soulèvements proprement révolutionnaires, opposés au pouvoir lui-même et à ses représentants, qui va culminer en juillet 1789. Il n’y a rien de commun entre les « rébellions » antérieures et celles-ci, ni même de liens autres que de coïncidence avec les mouvements ruraux liés à des mécontentements, qui ont lieu au même moment. Ces manifestations se généralisent au nom de la « nation », pour la défense de l’État, contre les dilapidateurs et les « privilégiés », voire contre les « traîtres ». Elles rallient à elles des foules de plus en plus nombreuses, de plus en plus âgées et aussi de plus en plus politisées. Le 1er octobre 1787, plusieurs milliers de Parisiens instaurent un « tribunal de la nation » et accusent Calonne d’avoir, notamment, détourné des fonds.
Dans ce climat tendu, la monarchie s’engage à réunir les états généraux en 1792, en contrepartie de la possibilité de lancer un emprunt. La séance des 18-19 novembre, qui devait entériner l’accord avec le Parlement, achoppe cependant sur le respect des formes. Alors que sur le fond il n’y a pas de divergences avec une partie des parlementaires, le roi entend cependant faire enregistrer l’accord qu’il vient d’obtenir. La demande est légalement inutile, le roi ayant siégé en séance royale et non pas en lit de justice. L’insistance sur cette formalité manifeste clairement la volonté du roi de marquer son pouvoir. Devant cette procédure imprévue, le duc d’Orléans proteste, d’une façon d’ailleurs peu claire, comme le rapportent les contemporains. À quoi le roi répond sans plus de clarté que « c’est légal parce que je le veux ». La phrase, régulièrement citée pour prouver le caractère absolutiste du monarque, relève plutôt d’une absence de sang-froid à propos d’un point secondaire. Reste qu’elle fait mouche, adressée à la tête de file du rassemblement des patriotes. Aux yeux de beaucoup, le duc remplacerait avantageusement le roi et sa lignée. La critique souterraine de la légitimité de la dynastie donne tout son poids à cet affrontement qui prend, en outre, un tour inattendu. L’exil du duc et l’emprisonnement de deux conseillers qui l’avaient appuyé sont ordonnés sur-le-champ, créant un scandale et enfermant les protagonistes dans une querelle vouée à toutes les surenchères.
La révolution des parlementaires
Après quelques mois de fermentation, l’escalade des antagonismes reprend. En janvier 1788, le Parlement s’élève contre les lettres de cachet et réclame la liberté individuelle, attestant que le pays a basculé dans une nouvelle configuration politique. Un conseiller au présidial de Blois emploie même dans une lettre à son neveu l’expression d’« Ancien Régime » pour parler de la monarchie ! Ces remontrances parlementaires créent, sans le vouloir, une dissociation radicale entre le roi et la nation, représentée par les parlements, ouvrant la voie à la Constitution de 1791. En ce début d’année 1788, l’affrontement vire au blocage des institutions. La légitimité du pouvoir est discutée entre des puissances antagonistes, campées sur des positions irréconciliables. Les dispositions fiscales, et notamment les augmentations des vingtièmes, sont contestées, voire refusées par nombre d’assemblées provinciales. Les parlements n’ont toujours pas oublié le coup de force du 19 novembre. Faute de recours à un tiers pouvoir, corps d’électeurs ou assemblées représentatives, le conflit change de dimension : chacun cherche à se concilier l’opinion, que ce soit celle des lettrés ou celle des gens ordinaires, pour discréditer définitivement un adversaire irréductible. La publication officielle du budget du royaume, établissant le déficit à 160 millions de livres, peut bien s’accompagner de paroles encourageantes à propos des économies à venir, la France entre néanmoins dans une crise vouée à durer près d’une dizaine d’années. L’homme fort du gouvernement, le garde des Sceaux Lamoignon de Basville, convaincu d’avoir raison, aurait dit : « J’ai tout prévu, même la guerre civile. » Il eut la guerre civile, il la perdit et il entraîna le pays dans une faillite de l’État et une concurrence des pouvoirs qui n’allaient s’arrêter qu’en 1797, voire en 1799.
En témoigne l’épisode qui suit et qui illustre le basculement du pays vis-à-vis des ministres et du roi. Tandis que Brienne et les parlementaires parisiens négocient pour éviter de nouveaux conflits, Lamoignon entreprend, en secret, une réforme capitale pour limiter le pouvoir des parlements. Alerté sur ces projets, le conseiller Duval d’Éprémesnil fait voter, le 3 mai 1788, une déclaration des lois fondamentales du royaume et l’engagement de ne pas céder aux réquisitions du roi. Deux jours plus tard, un ordre d’arrestation est lancé contre d’Éprémesnil et un autre conseiller, Goislard de Montsabert. Les deux hommes se réfugient au sein du Parlement, qui fait bloc autour d’eux et refuse de les livrer pendant quatorze heures. Par la suite, selon un plan concerté, le 8 mai 1788, Lamoignon, dans une séance en présence du roi, impose une réforme radicale de la justice. Il abolit la torture judiciaire mais supprime aussi nombre de juridictions intermédiaires et, surtout, double les parlements par quarante-cinq « grands baillages ». Au sommet, remplaçant le parlement de Paris, ces baillages sont couronnés par une cour plénière composée de pairs et de la Grand Chambre du parlement de Paris. Les parlements ont ainsi perdu tout rôle politique et sont mis en vacance immédiatement. La réforme est brutale. Dans d’autres contextes, elle aurait pu être défendue par une partie de l’opinion ; en mai 1788, elle jette le pays dans la désobéissance, d’autant plus facilement que quelques ducs et pairs prennent publiquement position contre le roi. Le contrôle judiciaire diminue, au point où l’inaction des parlements rend impossibles les condamnations à mort, ce qui inquiéte le bourreau de Rouen, dépendant d’un parlement particulièrement récalcitrant, qui déplore l’état languissant de son « industrie ».
Le 5 mai 1788, les représentants du clergé de France, qui ont déjà réduit volontairement le « don gratuit » au roi, le privant ainsi de plusieurs millions de livres, affirment le principe révolutionnaire : « nulle imposition sans accord des trois états », qui accompagne leur refus de la cour plénière. Ils y voient la disparition des « antiques Constitutions ». Les parlements refusent les uns après les autres d’enregistrer les édits, provoquant des affrontements avec la force armée. Ils sont rejoints par les états provinciaux qui refusent d’être assimilés aux assemblées provinciales ouvertes au tiers état. À Rennes, à Pau ou à Dijon les émeutiers font reculer les troupes du roi. La Bretagne délègue à Paris douze nobles, dont La Rouërie, vétéran de la guerre en Amérique et futur chef chouan, pour protester contre l’abaissement de la noblesse. Ils sont embastillés le 14 juillet 1788. L’événement le plus spectaculaire a lieu le 7 juin, à Grenoble, où la population jette des tuiles sur les soldats venus pour exiler les parlementaires qui avaient menacé de rompre l’alliance du Dauphiné avec le royaume. L’émeute les réinstalle dans leur palais, sans qu’ils apprécient pour autant cette initiative populaire.
Cependant, les parlementaires, qui apparaissent de plus en plus comme les défenseurs de l’ordre traditionnel et des privilèges nobiliaires, sont en train de perdre le contrôle du mouvement. Le 14 juin, à l’hôtel de ville de Grenoble, puis le 21 juillet, au château de Vizille, possédé par le riche industriel Périer, des délégués des trois ordres se retrouvent. Ils réclament le rétablissement des états du Dauphiné, en accordant au tiers état un nombre de sièges équivalent à ceux des deux autres ordres et en souhaitant que la nation légifère sur l’impôt. Il faut souligner la portée de cette proposition. La modernisation voulue par le roi est ainsi combinée aux structures anciennes par un courant d’opinion inédit, hors des institutions établies, dans une perspective véritablement révolutionnaire. On comprend comment le pays se retrouve divisé en « royalistes », en « parlementaires » et en « nationaux », ces deux derniers groupes faisant cause commune à ce moment-là. Les qualifications politiques essaient ainsi de coller aux tendances naissantes, requalifiant en totalité les clivages existant. La topologie politique est saisie d’une fièvre inventive, qui va durer une décennie, multipliant les dénominations et les anathèmes, créant en permanence des configurations mouvantes entre groupes et réseaux. Ainsi, des glissements importants se font jour chez un certain nombre de jansénistes influents, comme Le Paige, qui n’identifient plus la « nation » aux parlements mais la relient aux états généraux, ce qui contribue à l’autonomie des patriotes et à leur renforcement vis-à-vis du roi et des « privilégiés ». Par la même occasion, c’est toute l’histoire des rapports conflictuels entre jansénisme et monarchie qui est réexaminée.
Le pouvoir royal sort donc vaincu de l’affrontement dans lequel il est entré. Il ne peut réunir la cour plénière faute de convaincre les membres nommés de siéger, tandis que le ministre libéral Malesherbes, quitte ses fonctions. Ses commissaires et ses armées n’ont pas été capables d’imposer ses décisions, si bien que des officiers reculent devant les manifestants. Quelques militaires, par exemple à Rennes, s’intercalent pourtant entre les mécontents et leurs soldats au nom de l’unité de la nation. Les ordres du roi ne sont donc pas respectés au moment où la banqueroute menace toujours. Alors qu’il ne contrôle plus directement le pays, le gouvernement, par un arrêt du 5 juillet, lance une consultation pour la tenue des états généraux. La manœuvre est bien vue, mais risquée : elle vise à faire éclater les contradictions entre les différents groupes. La tenue des états est irrémédiable et la liberté de la presse est établie de fait : si bien que tous les Français sont autorisés à émettre leur opinion, entraînant un flot de libelles et de pamphlets que le parlement de Paris n’ose pas interdire, alors qu’il se sent, lui aussi, débordé. Le 8 août 1788, la convocation des états généraux est fixée le 1er mai 1789. L’annonce ne donne pourtant pas le répit escompté au gouvernement. En faisant valoir que les députés allaient porter les vœux de la nation, il discréditait d’avance toute manifestation d’opposition parlementaire ou populaire. Mais le projet de payer pour partie en papier monnaie les dettes de l’État soulève un tel tollé que Brienne est amené à démissionner, le 25 août, laissant la place à Necker. L’urgence pèse toujours.
La démission de Brienne suscite des fêtes spontanées dans Paris, qui dégénèrent en émeutes et sont réprimées violemment, notamment le 29 août. Le gouvernement ne s’avoue pas vaincu. La pugnacité de Lamoignon demeure. Il anime la propagande royale et recrute des publicistes comme Volney, qui dénoncent les « privilégiés » et les « aristocrates ». Le climat insurrectionnel parisien a pourtant raison du ministre, et Lamoignon est renvoyé, à son tour, le 17 septembre, suscitant de nouvelles manifestations festives prolongées elles aussi en affrontements, dont le plus violent, le 24 septembre, laisse derrière lui entre cinquante et quatre-vingts morts – un bilan qui n’est pas éloigné de celui du 14 juillet suivant marqué par la prise de la Bastille. Significativement, l’avocat « patriote » Augeard estime qu’il faut poursuivre Lamoignon pour crime de « lèse-nation », crime aussi grand que celui de lèse-majesté. L’accusation est inédite, elle atteste de ce transfert de pouvoir qui est en train de se produire entre le roi et la nation dès 1788. Elle est vouée à un long destin.
Ainsi, à cette date, sous l’effet conjugué de la volonté et de la maladresse royales, la monarchie traditionnelle a-t-elle disparu, sans que rien ne remplace les institutions existantes. La forme même du régime dépend des états généraux, pour lesquels rien n’est fixé, tandis que le salut du gouvernement est dans les mains d’un ministre financier, investi de la confiance nationale. La France est bien entrée en « révolution » avant 1789. La preuve, involontaire et a posteriori, en sera donnée le 30 septembre 1791, lorsque, pour affirmer l’union entre les Français autour de la Constitution acceptée par le roi, une amnistie couvre tous les actes violents commis depuis le 1er mai 1788. Le combat contre Brienne et Lamoignon a été le moment initial d’un changement de régime, que la mémoire nationale ne retiendra pourtant pas comme tel.
« C’est une guerre entre le tiers état et les deux autres ordres » (P.-V. Malouet)
Le recul du pouvoir est entériné par Necker : laissant les clubs ouvrir, il consacre le pouvoir de l’opinion. Toute une nouvelle sociabilité politique s’exprime. Les cafés deviennent des lieux de contestation où se discutent les milliers de pamphlets qui popularisent les enjeux du moment. L’occasion permet que soient aussi réimprimés des libelles déjà publiés en 1771, amalgamant les questions qui avaient opposé les parlements à Maupeou et la situation présente. Une véritable campagne électorale se déroule, animée par des militants « patriotes » ou « aristocrates ». À côté du Palais-Royal, fief du duc d’Orléans, accusé d’accueillir un « club des Enragés », une société se réunit chez Adrien Duport, conseiller au Parlement, depuis janvier 1788. Ce groupe, appelée ensuite la Société des trente, rassemble des nobles libéraux, des proches du duc d’Orléans et des soutiens des ministères précédents, comme Mirabeau et Condorcet passés dans l’opposition, et s’appuie sur les arguments du juriste Target, défendant le doublement du tiers. Les opposants, nobles le plus souvent, sont mobilisés de leur côté, notamment en Bretagne, Franche-Comté et Bourgogne, développant leurs arguments et s’organisant en groupes de pression. Le 21 septembre 1788, le parlement de Paris se prononce pour la réunion des états généraux selon la forme de 1614, refusant le doublement du nombre des députés du tiers. Une partie de la noblesse opposée au renforcement du pouvoir royal, dont les princes, sauf Provence et Orléans, le rejoint dans ce qui devient le parti « aristocrate ». La contre-offensive de la Cour est rendue plus aisée. Marie-Antoinette se proclame en effet « la reine du tiers » ; Necker fait décider le doublement du tiers et organise les élections au sein du clergé à parité entre curés, vicaires et haut clergé. La conséquence immédiate est que les évêques ne sont plus assurés d’être élus à l’Assemblée, tandis que les chanoines sont mis à l’écart et ne peuvent pas être députés. Les pamphlétaires, soutenus par le Trésor royal, dénoncent l’égoïsme des « privilégiés » : l’idée que le pays « réel » s’oppose à l’oligarchie d’une poignée d’aristocrates se répand. Ainsi, entre décembre 1788 et janvier 1789, le roi et Necker sont loin d’avoir perdu la main : ils rédigent quatre textes qui réglementent les élections aux états généraux et prévoient le travail législatif de l’Assemblée.
Le cadre politique qui va régir le pays pendant les années suivantes est en place. Les principes véhiculés par la culture politique rencontrent les tactiques et les calculs, faisant jouer rivalités et ambitions. Les débats se polarisent de façon manichéenne autour du changement et de l’immobilisme, autour des oppositions entre intérêt général et intérêt particulier, ou entre vertu et privilège, piochant allègrement dans le fonds commun légué par les années précédentes, et usant jusqu’à l’abus de mots jamais définis : « peuple », « nation », « souverain », avant que les affrontements ne provoquent des cristallisations de sens qui en limiteront l’ampleur, sans jamais les fixer. Apparaissent aussi les faiblesses des élites et des guides « naturels » de l’opinion ; incapables de surmonter leurs divisions pour proposer des solutions claires, ils désappointent leurs fidèles et rendent possibles toutes les concurrences, comme toutes les surenchères. Présenter les choses ainsi n’est ni dévaloriser les événements ni désacraliser le cours de l’histoire. La France traverse un premier moment d’apesanteur politique qui contredit toutes les explications linéaires et réifiantes prétendant rendre compte de la « marche de la Révolution ». Aucune « machine » politique ou idéologique ne préexiste, qui viendrait d’un passé issu de l’Antiquité, de la Renaissance ou des Lumières, pas plus qu’il n’existe de réseaux associatifs capables de contrôler les événements. Tous les Français baignent dans un gigantesque bouillon de culture politique, brassant les idées débattues depuis un siècle, agité par les mémoires collectives et les haines recuites, nourri par les apprentissages scolastiques des collèges et des couvents.
Deux pamphlets témoignent de cette situation incertaine et obtiennent, l’un et l’autre, des échos considérables. Qu’est-ce que le tiers état ?, d’un abbé bien implanté dans le milieu patriote, proche du duc d’Orléans, Sieyès, dénonce l’appropriation de la représentation nationale par les membres de la noblesse, qu’il propose de renvoyer « dans leurs forêts de Franconie ». Il reprend à son compte les vieilles querelles sur le sang « franc » des nobles différent du sang « celte » des roturiers. Il justifie les demandes du tiers, qu’il n’entend pourtant pas confondre avec le « peuple ». La disqualification des nobles aura des conséquences redoutables, que Sieyès désavouera. Le Mémoire sur les états généraux, leurs droits et la manière de les convoquer, d’un cadet de famille, Antraigues, est un brûlot contre la noblesse traditionnelle, le pouvoir absolu et divin, faisant l’apologie de la Constitution et de l’histoire nationale. La critique radicale, menée au nom de la défense des corps existants, y compris des corporations, participe certes du projet « patriotique », mais à terme elle annonce le passage vers la défense des libertés anciennes, qui sera une des revendications de la contre-révolution dans laquelle Antraigues jouera un grand rôle. Une campagne se développe ainsi contre la noblesse, dénoncée comme un « corps parasite », composé de débauchés, de corrompus et d’égoïstes. Dans certaines provinces, comme la Bretagne, le Poitou et la Provence, la polémique prend des allures brutales.
Alors que les intendants suivent difficilement les évolutions de la politique royale et que les parlementaires sont pour la majorité d’entre eux entrés en résistance, la politisation, unifiant le pays autour de mots d’ordre unique, gagne du terrain. Les affrontements se multiplient entre nobles et roturiers, ou plutôt entre « aristocrates » et « patriotes », c’est-à-dire entre des groupes qui s’identifient peu à peu à des projets de changements sociaux et institutionnels. L’exemple breton est particulièrement représentatif de cette accélération des choses. Le 27 janvier 1789, la réunion des états de Bretagne est l’occasion d’un affrontement violent. L’inégalité entre les ordres est particulièrement criante, en effet, si tous les nobles siègent de droit, les roturiers ne peuvent pas être plus de quarante-trois. Ceux qui, en Bretagne, appuient le doublement des députés des états généraux, réclament que les états locaux suivent l’exemple. Les heurts qui suivent débouchent sur la mort de trois hommes, dont deux nobles. Ils ont mis aux prises, d’un côté, la noblesse traditionnelle aidée des portefaix, du petit peuple urbain, et de l’autre, les étudiants en droit de la ville, les membres de la « bourgeoisie » et de toutes ces classes moyennes et aisées, dont une partie anoblie vient d’être ravalée brutalement dans la roture. Les clivages ne passent donc pas simplement entre nobles ou privilégiés et roturiers, mais entre ceux qui participent de la société organiciste, hiérarchisée, verticale, des plus puissants aux plus pauvres, contre ceux qui, surtout organisés autour des groupes intermédiaires, inventent une société plus fluide, plus « démocratique », ouverte à la concurrence des savoirs et de l’argent. L’hostilité contre la noblesse dans ce qu’elle représente d’immobilisme est une réalité. Ces fractures expliquent les conflits qui ont lieu à Aix-en-Provence autour de Mirabeau, tout juste élu à la députation, plébiscité par le tiers état au prix de véritables émeutes qu’il est le seul à pouvoir contrôler. Il n’est guère étonnant que tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas pu trouver leur place dans le deuxième ordre, les Antonelle, d’André, Cottin, Le Chapelier et Mirabeau, se retournent violemment contre lui, et favorisent la Révolution, au moins dans un premier temps.
L’exemple de Marseille participe de ce mouvement insurrectionnel inédit, qui balaie la France en ce début d’année 1789. Émeutes frumentaires et rébellions connaissent leur apogée, avec au moins onze cas en janvier, seize en février, quatre-vingt-dix-neuf en mars, cent cinq en avril. Ces mouvements populaires changent de nature, puisque les foules s’attaquent directement aux personnes et aux biens des notables, les obligeant à prendre des mesures sociales, taxant les prix des subsistances, supprimant des taxes communales compensées par des impôts sur le luxe ou des mesures politiques, introduisant les représentants des corporations et de l’artisanat dans les conseils municipaux. Le contrôle de l’ordre, qui échappe complètement aux forces armées, est capté par des meneurs acceptés, comme Mirabeau à Marseille, ou passe aux milices bourgeoises organisées in extremis pour défendre les propriétés, comme à Montpellier, à Rennes et à Marseille. Dans cette dernière ville, l’autorité royale n’est rétablie, par la force, que le 14 mai.
À Paris, les 27 et 28 avril, une formidable émeute se produit contre les manufacturiers Henriot et Réveillon, menaçant leurs vies, détruisant leurs manufactures et leurs résidences. S’agit-il d’un mouvement provoqué par une parole maladroite de Réveillon ? Ce brillant self-made man, fabricant de papiers peints au sommet de son art et de sa réussite sociale, aurait annoncé la possibilité de réduire les salaires de ses ouvriers. S’agit-il d’un soulèvement populiste contre un capitaliste industriel ayant rompu les habitudes de travail et de vie des ateliers traditionnels ? S’agit-il d’une explosion manipulée politiquement par le clan du duc d’Orléans ? Comment comprendre que des pancartes en appellent au « tiers état » ? Autant de questions qui demeureront sans doute sans réponse, comme le nombre des morts causés par les affrontements, au moins cent cinquante, peut-être trois cents. La répression a été vive, mais les gardes-françaises se sentent désavoués par le pouvoir qui les accuse de ne pas avoir fait correctement leur devoir. Quelques-uns sont même incarcérés, aggravant la dislocation de l’ordre public à Paris, à l’image de ce qui se passe en France. Face aux manifestants, le roi et ses représentants, peu nombreux, ne peuvent plus compter que sur les soldats de ligne, tandis que les autres forces se rangent maintenant sous des autorités émergentes, qu’elles reconnaissent comme légitimes.
Le 4 mai, au moment où les états généraux se réunissent à Versailles, une insurrection se déclenche à Limoux, dans l’Aude. Les bureaux du conseil municipal sont ravagés par des émeutiers qui imposent la taxation des prix, dans le déni marqué de toute légalité. Cet exemple, anecdotique, témoigne que le pays est entré dans une voie inédite, que l’on peut dire révolutionnaire dans la mesure où les cadres ordinaires ne sont plus respectés et où les autorités ne peuvent rétablir l’ordre qu’en faisant appel à de nouveaux protagonistes, députés aux états généraux ou « électeurs », membres des sociétés militantes. Les individus qui ont participé aux assemblées électorales se targuent en effet de cette responsabilité, montrant à quel point la création des états généraux est perçue en soi comme un nouveau régime politique. En partant des travaux de G. Lefebvre consacrés à la Grande Peur, dont on parlera bientôt, il est aisé de voir comment ce mouvement de fond, commencé depuis 1787, se prolonge ainsi de la Provence jusque dans la Picardie, le Hainaut, dans la région parisienne et à Versailles, avant de concerner Lyon autour du 7 juillet, où la foule s’en prend à l’octroi et aux taxes. Dans l’Orne, par exemple, l’insubordination et le refus des droits mobilisent des bandes de centaines de ruraux, parfois entraînés par un notable local.
Pour autant, la grande majorité des Français entend assurer l’union entre les ordres, allant contre le pamphlet de Sieyès, certes célèbre mais mal accepté. Les cibles des émeutes sont d’abord stigmatisées parce qu’elles refusent l’unité de la nation. Les « patriotes » comptent dans leurs rangs de très nombreux nobles, d’ancienne ou de récente noblesse, destinés à des carrières politiques, à commencer par le duc d’Orléans. Les brandons de la discorde existent indiscutablement, ils contribueront à l’éclatement des conflits, mais, en 1789 et jusqu’en 1790, voire 1791, la concorde au sein de la famille nationale est toujours recherchée. Il convient par conséquent de prendre des distances autant avec les leçons de l’école fataliste ou marxiste, insistant sur la misère et les tensions inéluctables, qu’avec celles de l’école critique, dénonçant l’agitation fomentée par les clubs porteurs d’une idéologie rousseauiste aux relents totalitaires. La France de 89 affronte une crise grave dans l’espoir partagé d’une régénération généreuse, pour reconstituer une famille harmonieuse. C’est l’échec de cette utopie qu’il faut expliquer en suivant les événements. Faut-il penser qu’il a tenu à la différence des attentes des différents groupes de Français, les uns souhaitant une régénération plus rapide que les autres, selon qu’ils seraient plus ou moins « révolutionnaires » ? Rien n’est moins sûr puisque les opinions ne sont pas arrêtées, que la régénération est portée par un large courant et que la difficulté viendra de la brutalité des événements et de la radicalisation inattendue des positions.
La révolution politique et fiscale
La rédaction des cahiers de doléances participe de cette recherche de la nation par elle-même. Demandés par le roi, en même temps qu’il fixait les conditions de la désignation des députés aux états généraux, ces cahiers, qui appartiennent aux institutions les plus anciennes du royaume, sont pourtant perçus comme les derniers témoignages de la culture politique de l’Ancien Régime et comme les textes annonciateurs de la Révolution. Pourtant les réunions nécessaires à leur confection sont souvent comprises comme le premier acte électoral, « démocratique », de la période révolutionnaire. Peut-on concilier ces deux lectures ?
Ces cahiers sont avant tout porteurs de la culture traditionnelle à laquelle ils participent de plein droit. Ils sont traversés par toutes les questions posées quotidiennement dans tout le pays, autour des impôts, de la circulation des denrées, de la pression seigneuriale et des conflits religieux, sans oublier les problèmes créés par la présence des soldats dans les zones frontalières. Ils sont rédigés par des intermédiaires locaux, hommes des seigneurs ou citadins venus briguer des suffrages. Nombre d’entre eux sont simplement la copie d’un modèle circulant dans une province, adapté le cas échéant aux sensibilités locales. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le groupe actif animé par Choderlos de Laclos et Sieyès, autour du duc d’Orléans, est l’auteur d’un modèle très diffusé dans le pays. En tout état de cause, il est peu raisonnable de chercher dans ces cahiers l’explication des événements qui vont suivre, sauf à s’intéresser en priorité aux conditions mêmes de leur création.
Ils ont été adoptés dans des assemblées qui s’apparentent plus aux rassemblements communautaires et paroissiaux – les « généraux », indispensables aux urgences de la vie quotidienne – qu’à des réunions électorales. Y sont venus des habitants de plus de vingt-cinq ans, payant des impôts, y compris des femmes lorsqu’elles sont considérées comme des chefs de famille. C’est ce qui explique les pourcentages de présence, souvent très élevés, de 30 à 75 %, voire 100 %, dans les communautés les plus petites. Des hommes sont délégués dans les baillages, d’où sont désignés, après un nouveau vote, les députés envoyés à Versailles. Ceux-ci ne sont pas, au sens strict, des élus, mais des représentants possédant la confiance de commettants. D’emblée, nombre de communautés se fractionnent selon des clivages très « politiques », choisissant entre « aristocrates » ou « patriotes » et attestant ainsi que la culture politique est dorénavant influente. Un nouvel espace de prise de parole s’ouvre et débouche, sans que personne y ait pris garde, sur des réclamations inédites, tandis que des acteurs se sentent alors investis d’un rôle local, voire national, dont ils n’imagineront plus qu’on puisse le leur retirer avant des années. Les « patriotes » de la Société des trente, mêlant nobles et roturiers, décident ainsi de briguer des suffrages dans les différents ordres et pas seulement dans le tiers état, prônant par les faits l’unité nationale. Ces élites « patriotes » réfléchissent déjà autour de la reconnaissance de l’égalité des hommes entre eux et de leur liberté native. Les affrontements peuvent être vifs. À Paris, où les débats tentent d’organiser les députations de la ville et des corporations, la noblesse est majoritairement attachée au vote par ordre, ce qui bloque les désignations : les délégations ne se font pas avant le 25 mai – soit trois semaines après l’ouverture des états généraux ! –, tandis que nobles « libéraux » et « aristocrates » ont été à plusieurs reprises à deux doigts de s’affronter en duel. En Bretagne et en Poitou, les nobles, déjà opposés à toute mutation, refusent simplement de déléguer aux états généraux, amorçant ainsi la contre-révolution.
La réunion des états généraux, dernière solution restant à la monarchie pour maîtriser la situation, s’inscrit clairement dans la tradition. Le 2 mai 1789, le roi reçoit les membres du clergé, de la noblesse et du tiers état selon des protocoles très différents : portes fermées pour les premiers, ouvertes pour les seconds et en défilé pour les derniers. Ceux-ci sont, en outre, habillés uniformément d’un habit noir, selon une modestie éloignée des vêtements ornementaux du haut clergé et de la noblesse, comme si la richesse des roturiers devait disparaître au regard des hiérarchies anciennes. Cette stigmatisation se reproduit le 4, lors de la messe inaugurale, pendant laquelle l’évêque de Nancy, La Fare, condamne les excès du luxe et les critiques des philosophes, alors que des députés contestent que les meilleures places soient réservées à la haute noblesse. Le 5, l’inauguration politique répète les discriminations dans le cortège et dans l’organisation des lieux, puis le roi, suivi de ses ministres, rappelle aux états généraux leur rôle restreint, mais logique, de dispensateur de règlements fiscaux. Le décalage est considérable entre la politique royale, minimale, et les attentes, importantes, des députés, sans oublier leurs commettants, informés grâce aux nouvelles envoyées régulièrement de Versailles vers le reste du pays. Le roi, la cour et le gouvernement n’ont pas assez perçu à quel point la politisation a changé le pays, exigeant d’eux une autre attitude que celle qui était la leur quelques mois plus tôt. L’ambassadeur américain Gouverneur Morris avait aperçu dès avril 1789 qu’une révolution était en marche, lancée par « quelques personnes […] étonnées de leur propre ouvrage ».
Les réseaux militants ne sont certes pas étrangers à cette mutation, mais il faudra pourtant attendre septembre ou octobre 1789 pour que les divisions politiques organisées autour de principes marquent véritablement l’assemblée. La mise en place est longue, même si les mille cent soixante-dix-sept députés initialement prévus ne sont pas tous présents. Beaucoup arrivent peu à peu ou sont remplacés, comme les envoyés de l’île de la Réunion, morts noyés dans un naufrage. Dans l’immédiat, le 5 mai, les députés, conscients de l’importance de leur mission, sont heurtés par le silence fait sur les problèmes de l’heure. D’autant que la stratégie royale, qui a doublé les représentants du tiers et permis aux curés de supplanter les évêques et les abbés, n’a pas statué sur la question du vote : se fera-t-il par ordre ou par tête ? Une autre question demeure également en suspens, celle de la vérification des pouvoirs des députés ; se fera-t-elle à l’intérieur de chaque ordre ou collectivement ? Ces points de règlement laissés sans réponse par un gouvernement qui avait cherché des astuces pour imposer ses vues sont apparemment techniques. Pourtant ils deviennent des pierres d’achoppement. La distribution des salles distinctes pour les réunions des ordres et les assemblées générales n’a pas été mieux préparée. Faute de locaux assez vastes disponibles, les députés du tiers siègent dans la salle des Menus-Plaisirs, où les rejoignent les autres ordres au moment des délibérations collectives. L’ironie de l’histoire joue encore une fois : cette disposition inattendue donne au tiers un rôle central au moment où l’avenir des institutions se discute. Comme les débats ne peuvent commencer qu’après la vérification des pouvoirs de chaque député, l’Assemblée s’empare seule de la résolution du problème. D’un seul coup, elle montre qu’elle possède une importance et une légitimité beaucoup plus grandes que celles des notables et même des parlements. Preuve a contrario que les équilibres symboliques de la royauté ont déjà été changés, la mort du Dauphin, le 4 juin, ne donne lieu à aucune cérémonie publique d’obsèques. Rien n’est donc organisé pour celui qui aurait dû succéder à Louis XVI et qui était un personnage de l’État. En outre, le roi et sa famille ont reçu les condoléances des évêques et des grands nobles et refusé une délégation du tiers. Les états généraux sont ainsi entraînés dans des affrontements simplistes qui rendent difficiles les négociations.
L’épreuve de force commence le 10 juin, quand le tiers, qui s’intitule « Communes », en allusion à la situation anglaise, « invite » les autres ordres à se joindre à lui pour vérifier les pouvoirs des députés, ce que la noblesse refuse, malgré une minorité libérale. L’appel nominal commence le 12, le tiers étant rejoint à partir du lendemain par quelques curés, au total une quinzaine lors de la clôture de la vérification le 16. Le 17, le tiers, représentant les « quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation », selon la formule de Sieyès, se proclame Assemblée nationale, ce qu’un vote confirme par quatre cent quatre-vingt-onze voix contre quatre-vingt-dix. En cet instant fondateur, les députés ont réussi la révolution politique qui fait entrer le pays dans la voie parlementaire, sans avoir été ni des factieux ni des aventuriers. Le poids des événements – ou la force des choses – a modifié l’opinion en faveur des thèses de Sieyès et des députés bretons, très hostiles à la noblesse. La radicalité politique trouve ici un début d’application, mais le climat global n’est pas affecté, si bien que les opposants se rallient à la décision prise majoritairement, et tous attendent l’union avec les autres ordres. Reste que l’Assemblée confirme qu’elle occupe tout le champ institutionnel, puisqu’une proclamation solennelle place « dès à présent les créanciers de l’État sous la garde de l’honneur et de la loyauté de la nation française » (H. Lüthy). Le 17 juin 1789, la crise financière a trouvé sa solution : le roi défaillant est remplacé par la nation.
La révolution par inadvertance
Deux jours plus tard, après des débats tumultueux, le clergé se rallie à l’Assemblée nationale, par cent quarante-neuf voix contre cent trente-sept, mais la résistance de la majorité de la noblesse et surtout celle du roi reclassent les antagonismes autour des deux pôles, « patriotes » contre « aristocrates ». Ne comprenant pas ce qui vient d’arriver, le roi fait fermer la salle des Menus-Plaisirs le 20 juin, poussant involontairement les députés à réagir. Rassemblés dans la petite salle du Jeu de paume, non loin du palais royal, ceux-ci prêtent le serment de donner à la France une Constitution, rompant pour de bon la loyauté due au souverain. Historiquement, le serment demeure un geste constitutif du pacte unissant la nation à son chef. Mais, dans cette circonstance, plus que d’un rappel à la tradition, le serment inaugure le lien entre les députés, représentants de la nation, hors du roi et même contre lui, car les députés affirment que « partout où [ils] sont réunis, là est l’Assemblée nationale ». En retour, la répression les menace. Un seul député, Martin Dauch, cède sous la pression et ne prête pas serment, s’attirant en retour la désapprobation générale. Bailly, qui assure la présidence, doit même le protéger des violences. L’intolérance vis-à-vis des opposants devient ordinaire.
Le divorce s’accroît avec la réunion de l’ensemble des députés, le 23 juin, sous la présidence du roi qui exige le retour à l’ordre monarchique et la fin de l’Assemblée, tout en acceptant l’essentiel des revendications fiscales et sociales. La concession faite aux aristocrates en reconnaissant « l’ancienne Constitution » du royaume est tardive et inutile, même si elle devient la « charte » de la contre-révolution attachée à une monarchie limitée. Véritable « lit de justice » déguisé, inspiré des pratiques royales contre les parlements, la réunion, commencée en humiliant les députés du tiers par une entrée retardée dans la salle, échoue totalement. Les députés refusent de se soumettre puis de se séparer, alors que le maître des cérémonies le leur demande. Le conflit est ouvert, illustré par le mot de Mirabeau assurant que les députés siégeraient même sous la menace des baïonnettes. Le lendemain, l’ordre de la noblesse se rompt. La minorité libérale se rallie à l’Assemblée au prix d’affrontements verbaux tellement violents que certains députés portent la main à l’épée. Le 26, les « électeurs » de Paris, qui viennent de désigner leurs députés aux états généraux et qui continuent de se réunir illégalement – comme d’innombrables autres assemblées d’électeurs en France –, interviennent tout aussi illégalement pour approuver l’Assemblée ès qualités ! La nation se reconnaît donc dans l’Assemblée. Le 27, le roi recule et appelle tous les députés à siéger ensemble. Victoire du tiers ou calcul du roi ? Les 28 et 29 juin, Parisiens et Versaillais fêtent « une des plus grandes révolutions qu’ait vues l’Empire français », tandis que des nobles, humiliés à leur tour, entrent dans une résistance destinée à durer et à s’accentuer.
Même si aucun programme politique précis n’existe, le climat a changé, les rivalités et les demandes sociales entrent dans un nouveau cadre de pensée. À Lyon, la fête organisée en l’honneur de la réunion des ordres, le 30 juin, se heurte à ceux qui veulent souligner la victoire du tiers comme à ceux qui attendent la suppression des octrois et des impôts indirects. Bagarres, émeutes et incendie des barrières d’octroi secouent la ville pendant cinq jours, avant l’arrivée de dragons et de Suisses chargés de la répression. Les mutations politiques incitent à la contestation. Au nom du tiers ou au nom du roi, des groupes rejettent les impôts, les redevances ou des droits jugés insupportables, comme la possession de pigeonniers, provoquant une vague de révoltes dans de nombreuses régions, Normandie, Franche-Comté, Bourgogne. Les espérances les plus imprécises se mêlent aux peurs de complots et alimentent des craintes en retour. Le tout suscite des mobilisations armées autour des « électeurs », ces individus réunis pour l’élection des députés qui restent groupés en comités. Ces rébellions, attestées à chaque fois qu’un vide politique s’instaure, sont dorénavant colorées par les discours politiques qui circulent dans le pays. Car une voie politique tente de se définir.
L’Assemblée instaure un comité de Constitution et ajoute le 9 juillet « constituante » à sa dénomination. L’ajout de l’adjectif consacre la victoire de Sieyès qui, depuis la fin de 1788, a argumenté la distinction entre pouvoirs « constituants » ou pouvoirs « constitués ». Si, dans le second cas, ils ne peuvent que légiférer dans le cadre de lois existantes ; dans le premier ils ont le droit, au nom de la souveraineté qui les légitime, en l’occurrence la nation, d’innover constitutionnellement. Quelle est la nature de la rupture qui vient de se produire ? Elle est véritablement « révolutionnaire » dans l’esprit de quelques députés, mais beaucoup plus l’estiment comme la suite logique des décisions prises depuis le 17 juin et surtout comme la garantie indispensable pour résister aux menaces d’interventions armées contre l’Assemblée. Au même moment, plusieurs centaines de députés, absents de Paris parce que retournés auprès de leurs électeurs, voient la possibilité d’établir enfin la Constitution qu’ils préconisaient contre la monarchie absolutiste. Les députés de la droite, jouant avec le feu, rappellent même que l’Assemblée, ayant été convoquée par le roi, ne peut représenter en elle-même une menace de nature révolutionnaire. L’intention politique d’instaurer de nouvelles règles sociales prime sur la protection des personnes et des biens et s’affranchit de toutes légitimations religieuses ou coutumières. S’agit-il d’une « auto-institution de la société » comme il est dit, liée au « pouvoir constituant » que la France inaugurerait ? Entre 1789 et 1790, on peut en douter ; les conflits internes et Varennes changeront la donne. Les orientations débattues prennent clairement la suite des discussions conduites depuis des décennies et sont portées par des groupes aussi hétérogènes que les « patriotes », les « monarchiens », les « aristocrates », et une partie de la Cour. Le principe monarchique n’ayant pas cessé d’organiser la société, l’Assemblée « régénère » plus qu’elle ne « révolutionne ». Même s’ils en sont accusés par leurs adversaires et si une partie des « patriotes » entend changer les structures, très rares sont ceux qui veulent supprimer la royauté. Il s’agit plutôt de pousser les logiques de la rationalisation, de l’homogénéisation et de l’autonomie des Français vis-à-vis du pouvoir aussi loin que possible. À ce moment précis, c’est la vacuité du pouvoir qui donne des arguments à ceux qui voient l’unité nationale comme seule solution possible à la crise que le pays traverse.
Dans l’immédiat, alors que les députés se répartissent dans trente bureaux, chargés de gérer la vie quotidienne, indépendamment des ordres dont la signification a disparu, les opposants, dont le roi et la Cour, font le gros dos. Il faudra le coup de force d’octobre pour leur faire accepter les nouvelles règles du droit. Dans le même temps, des armées convergent vers Versailles, notamment quatorze mille hommes des troupes suisses. Ces mouvements considérables ne passent pas inaperçus et alarment. Les soldats étrangers, peu accessibles à la persuasion, sont mieux que les gardes-françaises le rempart ultime du pouvoir monarchique. Leur exemple rappelle aussi que la monarchie est liée aux souverains étrangers qui ont jusque-là jugulé les révolutions voisines dans les Pays-Bas ou à Genève. La crainte de la répression est d’autant moins un fantasme que des nobles se vantent de jeter la « prétentaille » du tiers par la fenêtre, voire de la massacrer. Le propos d’un député noble du Poitou, assurant à son compatriote du tiers, Thibaudeau, que lui ne serait pas pendu, n’est pas particulièrement réconfortant. Quelques-uns, comme Artois, laissent entendre qu’ils se retireront à l’étranger, en Espagne par exemple, pour revenir à la tête d’une armée. La violence, verbale et physique, n’est pas l’apanage d’un seul camp. Les menaces et les agressions sont déjà communes envers les opposants aux réformes, comme en fait l’expérience l’archevêque de Paris qui avait pris le parti du roi le 23 juin et que la foule conspue. Dans ce climat tendu, l’annonce du renvoi de Necker par le roi, le 11 juillet, est ressentie comme un véritable coup d’État opéré par ce dernier.
Le ministre financier avait été appelé un an plus tôt comme le sauveur de la monarchie. Il était indiscutablement le garant d’une politique respectant les engagements du monarque vis-à-vis de ses sujets, surtout lorsque ceux-ci étaient avant tout ses créanciers et aussi les assujettis à l’impôt. La disgrâce de Necker, d’abord cachée à l’opinion, est comprise comme une reprise en main royale. La panique saisit les Parisiens. Des bruits parlent de bombardement de Paris depuis Montmartre et de pillage par des troupes lancées dans la ville. La mobilisation qui existe de façon presque ininterrompue depuis l’automne précédent se renforce. À partir du 28 juin, les « électeurs » des districts parisiens, siégeant illégalement à l’Hôtel de Ville, mettent en place un « comité exécutif » sous la direction de Flesselles, prévôt des marchands de Paris. Ils inaugurent un pouvoir parallèle comme il en existe déjà d’innombrables un peu partout, la plupart dureront jusqu’en 1794-1795. Les meneurs du tiers résolus sont au Palais-Royal, qui les abrite et les protège, grâce au statut spécial du duc d’Orléans, son propriétaire. Enfin, les gardes-françaises ébranlés depuis l’affaire Réveillon, sensibles à l’opinion elle-même travaillée par la hausse continue du prix du pain, refusent d’obéir aux ordres des agents du roi.
Dans cette ambiance traversée de peurs réciproques, les cavaliers du prince de Lambesc chargent le 12 juillet les promeneurs dans les jardins des Tuileries, où des manifestants promènent des bustes de Necker et du duc d’Orléans. Un homme est blessé, puis réputé mort : la nouvelle provoque des manifestations dans la nuit, selon un schéma insurrectionnel que les « révolutions » de 1830 et de 1848 répéteront. Les négociants, inquiets de l’avenir et de l’effondrement du crédit, libèrent leurs employés, permettant ainsi que se forment des groupes d’individus mécontents et inquiets. Dès le 13, la ville devient le lieu de manifestations hostiles aux signes de l’autorité royale. Les bandes brûlent les octrois et les bâtiments du guet, pour le plus grand bonheur des fraudeurs et autres contrebandiers. Elles démolissent les murs d’enceinte en cours de construction, forcent les prisons et cherchent des armes pour équiper les milices. L’épisode a moins retenu l’attention que la journée du lendemain. Il faut cependant insister sur la destruction de quarante des cinquante-trois barrières d’octroi qui contrôlaient les échanges autour de Paris. Ces dévastations témoignent du refus de l’autorité qui s’exprime avec une vigueur imprévue. Le 13, elles n’ont guère de dimension politique, ce qui adviendra le lendemain après la prise de la Bastille. Les aléas de cette rencontre annoncent les malentendus qui suivent, lorsque les attentes et les exigences collectives ne coïncideront pas avec les orientations proprement politiques prises par les détenteurs des pouvoirs.
Révolte ou révolution ?
Tout a été dit sur la forteresse qui menace le faubourg Saint-Antoine depuis le Moyen Âge. Si elle demeure le symbole de l’arbitraire royal et de la féodalité archaïque, elle est aussi prison à la mode pour les intellectuels contestataires. En juillet 1789, elle n’enferme plus que sept prisonniers – après le transfert huit jours plus tôt du marquis de Sade dans une autre prison – gardés par une garnison d’invalides encadrée, il est vrai, par des troupes suisses aguerries. Ces caractéristiques ont été régulièrement évoquées pour minimiser la prise de la Bastille et souligner, en revanche, le meurtre de son gouverneur, manifestement dépassé par les circonstances, incapable de tenir des engagements simples devant des émeutiers eux-mêmes mal assurés de leur légitimité et de leurs objectifs. Le 14, après une nuit d’incendies et de pillages, alors que la force armée hésite et n’intervient pas, les Invalides sont pillés, livrant quarante mille fusils aux insurgés qui viennent se masser au pied de la Bastille. Au cours d’un siège marqué par des revirements, des négociations mal menées, mal comprises, et des échanges de coups de feu, l’affrontement tourne à l’avantage des assiégeants, dont une centaine sont tués. Le gouverneur, de Launay, est mis à mort au cours d’une bousculade. Sa tête tranchée est mise au bout d’une pique, exemple d’une violence déjà coutumière dans les mois précédents. Flesselles, suspecté de duplicité, est lui aussi mis à mort dans des conditions similaires. Cent mille hommes sont sans doute sous les armes à ce moment, plus ou moins contrôlés par les « électeurs ». Ceux-ci se dotent d’un comité militaire pour encadrer une milice arrêtée à vingt-quatre mille hommes, dont six mille sont soldés, provenant des gardes-françaises. Dans tout le pays, prolongeant ce qui était lancé depuis un mois, des formations armées sous la direction des municipalités ou des « comités » sont instituées en réponse à la Grande Peur ou aux tensions entre roturiers et nobles. Dès août, le maillage de ces organisations paramilitaires couvre littéralement la France, la plus connue étant la compagnie des Vainqueurs de la Bastille, devenue immédiatement un enjeu politique et un instrument de promotion.
La prise de la Bastille conclut un moment de tensions perceptibles dans tout le pays, répondant aux peurs de coups d’État provoqués par la Cour et la noblesse et alimentant en retour les rumeurs d’un complot politique, notamment au profit du duc d’Orléans. Ces journées d’émeutes sont considérées comme inacceptables par une partie de l’aristocratie déjà prête à émigrer et qui considère que sa sécurité personnelle n’est plus assurée. Le comte d’Artois et les princes de Condé et de Conti, dénoncés comme ennemis de la patrie depuis plusieurs jours par les manifestants, quittent le pays peu après. Cette émigration « toute politique et toute féodale [fut] le plus absurde et le plus funeste des anachronismes dans la France de 1789 » (A. Sorel), au moment où l’Europe a les yeux fixés sur la France et où la prise de la Bastille est vue comme la réalisation des espérances portées par les philosophes. Preuves en sont données, par exemple, par les émeutes qui éclatent dans les mois qui suivent, en s’inspirant des événements parisiens, à Carouge, dans la Savoie piémontaise, et même en Carélie russe.
Après discussion au sein de sa famille, Louis XVI décide de rester à Versailles et de ne pas rejoindre une ville de garnison comme cela lui a été proposé. Indécis, il veut éviter et la guerre civile et l’épreuve de force. Sur son ordre, les troupes qui entourent Paris et Versailles rétrogradent, tandis que Necker est rappelé au ministère. Enfin, le 17 juillet, il se rend à Paris où il est accueilli par Bailly. Astronome réputé, savant incontesté, Bailly a été élu député aux états généraux où il s’est fait remarquer pour ses positions « patriotes ». Avec une ostentation toute politique, il affiche l’habit noir qui avait été imposé au tiers et dont lui, le notable arrivé, se fait gloire. Au lendemain du 14 juillet, il devient maire de Paris par acclamation, rejoignant le conseil de la Commune formé par les « électeurs » des districts. L’insurrection a gagné. Le roi le reconnaît de facto en recevant les clés de la ville et la cocarde bleu-blanc-rouge composée pour l’occasion : elle mêle les couleurs de la monarchie à celles de Paris. Louis XVI en gagne une popularité réelle qu’il ne faut pas négliger à ce moment précis. La monarchie est régénérée, tous les espoirs sont permis.
Les « ennemis » dispersés et battus, la légalité rétablie autour du roi et de l’Assemblée nationale constituante, la France a-t-elle réussi sa « révolution » au prix d’un petit nombre de morts, comme il est immédiatement dit, dans le pays et en Europe ? Juillet 1789 marque la fin du processus de tensions né en 1771 et ravivé depuis 1787. L’unité inédite du souverain et des représentants de la nation peut être la solution à la crise. Faut-il, au contraire, parler de mystification, voire d’automystification, pour qualifier cet épisode dont la factualité n’a rien à voir avec les résonances considérables qui lui sont attachées ? Une chose est indéniable : la prise de la Bastille est la première tentative pour arrêter la déliquescence dans laquelle le pays est plongé. Des élites nouvelles remplacent les groupes qui ont échoué les uns après les autres à résoudre la crise financière, la disparition de l’autorité légitime et l’expansion de la violence. La force active du « peuple » a validé l’affirmation de la représentation nationale du 17 juin. Il ne s’agit pas d’une formule : depuis le 20 juin, des adresses sont envoyées à l’Assemblée pour la soutenir contre le roi, signées par des « électeurs » et par des groupes de citoyens en association avec les députés présents à Versailles. La circulation des nouvelles établie parallèlement aux circuits officiels consacre la légitimité des militants, réunis depuis la convocation aux états généraux et qui se sentent investis d’une autorité nouvelle. Dès le 28 juin, les habitants de Pontivy s’étaient élevés contre la force employée par le roi envers l’Assemblée, en lui interdisant d’entrer « dans le temple de la Patrie », des milices et des pactes fédératifs sont organisés mi-juillet, avant même que les événements parisiens soient connus. La prise de la Bastille, connue immédiatement, s’est inscrite dans ce courant de contestation qui a concerné tout le pays et qui forge la nation. L’événement « prise de la Bastille » prend ainsi toute sa dimension par ces échos attestant de l’existence d’une opinion attentive, mobilisée et déterminée à résister.
Au risque de décevoir les tenants de l’opposition entre une Révolution française « abstraite » et « moderne », inventant le « pouvoir constituant », et une Révolution américaine « conservatrice », la réalité historique a tenu davantage du compromis et de l’accidentel que de l’innovation calculée. L’ambiguïté qui a prévalu autour de la réclamation d’une Constitution du royaume a joué bien plus que tout autre objectif véritablement révolutionnaire. Ce qui ne veut pas dire que les conséquences ne seront pas révolutionnaires au sens propre, justifiant à retardement le coup de tonnerre que représente de facto la saisie du pouvoir constituant par un groupe politique. Mais pour que la révolution se fasse, il faudra que la force des choses joue ensuite en profitant de la brèche créée. En 1789, même en juillet, la situation s’inscrit encore majoritairement dans des dimensions « corporatives et prémodernes » et la quasi-totalité des députés est bien loin de véhiculer une volonté « principielle » d’instituer un absolu politique à ce moment. Enfin, il est difficile de penser que « les masses » ont légitimé cette rupture par la prise de la Bastille. Il n’existe pas encore de « sans-culottes », les manifestants se sont inscrits dans la suite des affrontements des années précédentes ; leur rassemblement a été aidé par le mécontentement des Parisiens les plus riches craignant la banqueroute, ainsi que par le jeu des partisans du duc d’Orléans. Sans doute les révolutionnaires français sont-ils moins « provinciaux » (B. Baylin) et plus frottés de réflexions politiques que leurs homologues américains, cela ne suffit cependant pas pour estimer que la révolution de 1789 en France inaugure la modernité révolutionnaire. La question ne se posera pas pour 1792, la brutalité du 10 Août rompant le cours de l’histoire. Cependant, en 1789, la présence de la foule parisienne et l’union sacralisée entre le « peuple » et les députés porteurs des idéaux régénérateurs créent l’événement, lui donnent sa dimension inédite et inscrivent d’emblée l’histoire à venir dans une perspective fort éloignée des révolutions qui avaient eu lieu ailleurs auparavant. N’avait-on pas vu les foules urbaines prendre le parti des orangistes aux Pays-Bas ou des plus modérés en Belgique ? La foule française est du côté de la révolution, ou de la régénération, la question n’est pas tranchée à ce moment ; en tout cas, elle n’est pas du côté du refus. La conjoncture française a été provoquée par les chocs, elle débouche logiquement sur la mise en place de structures de pensée et d’action.
Plus que jamais, l’écriture de l’histoire est indispensable pour éviter de céder aux analyses de philosophie politique aussi séduisantes que systématiques, proposant de nouveaux « grands récits » pour remplacer ceux qui ont fait faillite depuis les années 1970-1980. Ces lectures globalisantes s’appuient sur des raccourcis qui provoquent de curieux courts-circuits idéologiques. Accréditer la « rupture » constituante en 1789 fait se rejoindre les tenants du coup de force, qu’ils viennent de l’extrême droite comme de l’extrême gauche, tous communiant dans la conviction que le pouvoir se prend dans l’émotion collective. L’historiographie favorable aux révolutionnaires avait accrédité ce type de conclusion en insistant sur la détermination des « révolutionnaires » rejoignant « la foule révolutionnaire » du 14 Juillet, en oubliant tout ce qui ne confirme pas cette image d’Épinal légitimatrice de la IIIe République. L’historiographie adverse avait gardé le même schéma, mais pour dénoncer l’irréalisme de révolutionnaires entraînant le pays dans la « terreur ». L’isolement de Sieyès, le calcul des contre-révolutionnaires anti-absolutistes, la maladresse continue du roi et de la Cour, les traditions de révolte ont provoqué un tournant qui deviendra « révolutionnaire » et véritablement « constituant » dans les mois qui suivent. On peut reprendre sans a priori les démonstrations de Durkheim pour insister sur « l’effervescence » qui façonne les foules et les inscrit dans un nouveau régime d’historicité.
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