Gouverner la guerre
Juillet 1793-décembre 1793
La guerre a-t-elle « accéléré » la Révolution ? La réponse est affirmative sans hésitation pour la « guerre civile », comme on a pu le voir précédemment. À partir de 1793, c’est la guerre de la nation contre ses ennemis qui joue le premier rôle, pour les contraintes qu’elle entraîne et qui s’imposent au gouvernement révolutionnaire. La nécessité de répondre à des attentes collectives, pour réussir la mobilisation d’un pays, se combine avec l’obligation de faire la part du feu, pour utiliser les énergies indispensables et maintenir un cap, au prix de contradictions apparentes. Au-delà des idéologies, l’exercice concret du pouvoir passe par l’endiguement des aspirations « populaires », par l’emploi des compétences, même les plus dévoyées, avant de les museler quand elles deviennent inutiles, voire dangereuses, enfin par la fixation d’objectifs prioritaires, comme la sécurité collective et la distribution des subsistances. Indépendamment des positions individuelles et des rivalités politiques, une conjonction d’administrateurs et de politiques se crée nécessairement en réponse aux urgences et aux règlements de comptes. Elle prélude à une autre organisation, tout aussi efficace et plus durable, qui sera réalisée autour de Napoléon pendant les premières années de l’Empire, organisation veillant aux moindres détails autant qu’à l’ensemble de la structure impériale.
Cependant, au lieu d’entrer dans une période dictatoriale au profit d’un homme, la France est soumise alors à la poursuite d’un idéal politique qui se contredit lui-même en imposant des modes de vie et en supprimant des libertés : le pays est ainsi déchiré entre la recherche de l’hyperpolitique, qui modèle les âmes et guide les sacrifices, et la tentation de l’antipolitique, qui refuse les contradictions pour garantir une société fusionnelle. La démocratie directe est requise pour résister à la contre-révolution, et les militants sont investis du contrôle des personnes et des biens, mettant en œuvre des mesures inquisitoriales héritées des pratiques communautaristes. Tout écart entre discours et actes est perçu comme une menace et tout « homme d’État » vu comme un possible privilégié. La France plonge alors dans le degré zéro de l’imaginaire et dans la brutalité de la pulsion. Il n’est pas anodin que, dans ce contexte où la chose et le mot doivent coïncider, la pornographie disparaisse chez les imprimeurs. Le « monde du verbe, de la rhétorique » est remplacé par le corps à corps et le cri. Il ne s’agit pas là d’une fatalité, mais d’une conséquence logique, quoique accidentelle, dans l’enchaînement des événements. Il ne s’agit pas non plus de l’essence de la Révolution, seulement de la réalisation d’un des possibles, présent depuis 1789, qui devient hégémonique pendant quelques mois, porté par les groupes des sans-culottes et des volontaires, permis par le vide de l’État et la remise en cause de la politique envisagée comme gestion des conflits.
Cette tentation se traduit aussi par le désir, compréhensible quoique inquiétant pour ce qu’il révèle d’ambition et de mépris de l’existant, de vouloir « régénérer le langage ». Le grammairien Domergue est investi un temps par le Comité d’instruction publique de la tâche, qu’il mène vigoureusement, traquant les mots et les livres contre-révolutionnaires, allant jusqu’à vouloir même les exiler hors de France. La même intention vengeresse conduit un Genevois, Jean Rondoni, à dresser aussi la liste des mots changés par la Révolution. L’invention du calendrier révolutionnaire, voulant tout à la fois se fonder sur la périodicité des équinoxes, les mystères égyptiens, la régénération révolutionnaire, et rejeter l’Ancien Régime chrétien, participe de ce même mouvement d’invention d’une communauté rêvée et utopique. Appuyé par la Convention, il devient un élément militant du républicanisme. Reste à ne pas considérer ces tentatives comme la seule réalité historique, mais de les comprendre à leurs places, contrôlées et endiguées par les hommes d’État qui cherchent des solutions politiques à la guerre mortelle qui menace l’avenir même du régime.
L’unité ou la mort
L’unité ou la mort n’est ni un slogan analogue au fameux « la fraternité ou la mort » à l’existence douteuse ni une formule justificatrice. Ces mots renvoient, prosaïquement, à la réalité vécue quotidiennement par les Français partisans de la Révolution, luttant pour leur survie. Ils interdisent de réduire la compréhension du processus révolutionnaire à des principes idéologiques ou à des concepts de philosophie politique.
Décrire la situation en juin 1793 passe ordinairement par l’énumération des périls. Les armées reculent sur toutes les frontières, les forteresses du Nord tombent, tout comme Mayence sur le Rhin. Dunkerque est assiégée, les Espagnols avancent vers Bayonne et Perpignan, tandis que les Piémontais franchissent les Alpes. Dans les Antilles, Saint-Domingue est la proie des groupes armés, alors que les Anglais et les Espagnols tentent d’y prendre pied. À l’intérieur, une soixantaine de départements entrent en résistance contre les sans-culottes parisiens, tandis que les vendéens assiègent Nantes, après avoir pris Saumur et Angers. La France semble ainsi un fruit mûr pour ses ennemis. Si ce tableau effrayant est vrai, il ne correspond pourtant pas exactement à la réalité. Les armées étrangères avancent lentement, sans vraie détermination, sous-estimant constamment la capacité des Français à leur résister. Leurs opérations sont mal coordonnées : l’échec du siège de Dunkerque donne la possibilité aux Français de composer une armée puissante et de contre-attaquer. Les divisions parmi les alliés, sur les moyens comme sur les buts de la guerre, leur interdisent toute progression, si bien que les opérations semblent en quelque sorte suspendues dans l’été 1793, tandis que des négociations compliquées sont menées dans le secret des chancelleries. Personne ne peut obtenir une victoire décisive, ce qui profite aux Français, avant que leurs propres déchirements, en septembre 1793, permettent aux Anglais et aux Espagnols de prendre pied sur le sol de la République.
La situation est identique en Vendée. La force des vendéens tient d’abord aux faiblesses de leurs adversaires. L’échec devant Nantes est significatif. La ville était sans vraie défense et ses habitants affaiblis par les querelles entre Girondins et Montagnards. Les vendéens avaient une supériorité numérique indiscutable. Mais, faute d’unité, Charette abandonnant ses positions à l’Ouest avant que ses alliés attaquent à l’Est, Nantes demeure républicaine, interdisant aux Anglais de disposer d’un port. La blessure du généralissime Cathelineau, qui meurt le 13 juillet suivant, aggrave l’échec. La Vendée contrôle un espace important et demeure longtemps dangereuse, mais elle a perdu la possibilité de modifier le sort du pays. Elle n’a en outre aucun contact avec les émigrés et les coalisés avant 1794. Contre elle, soixante-dix mille à cent mille hommes sont requis en permanence, dépendant de commandements opposés les uns aux autres. Montagnards en Bretagne et à Nantes, hébertistes à Tours et Saumur, sous la coupe de Ronsin, dantonistes à Niort se livrent entre eux une guerre inexpiable qui se termine par les exécutions de Quétineau, de Biron, et les mises à l’écart de Canclaux ou d’Aubert Dubayet à la fin de 1793.
La désorganisation est encore plus flagrante pour caractériser les manœuvres des fédéralistes et de leurs adversaires. Une fois passées les émotions du début juin, l’absence d’objectifs clairs, les rivalités entre insurgés et l’arrivée parmi eux de contre-révolutionnaires avérés profitant de l’occasion pour lutter contre la Révolution interdisent la création d’un mouvement coordonné et efficace. Malgré les efforts de la commission centrale de Bordeaux, le Grand Ouest se divise. Les Normands règlent des comptes avec Paris plus qu’ils ne proposent un programme politique. Bretons et Ligériens évitent de se retrouver seuls face aux vendéens et aux royalistes qui circulent dans les campagnes. Après quelques semaines d’hésitation, Nantes reconnaît l’autorité de la Montagne. Dans la vallée du Rhône et le Sud-Est, la multiplicité des intérêts en jeu interdit toute unité. La société populaire de Valence, animée par Claude Payan, et le Directoire du département de la Drôme, dirigé par son frère Joseph, jouent un grand rôle dans le maintien du pouvoir jacobin. Ces hommes dénonçaient depuis plusieurs mois les menaces girondines, les 24 et 26 juin ils invitent les sociétés populaires de toute la région à un congrès pour affirmer leur soutien à la Convention et s’opposer au fédéralisme des sections. Ils empêchent le lien entre Lyon et Marseille et accueillent le général Carteaux avec ses six mille hommes qui partent de Valence pour reprendre les villes fédéralistes. Sous leur pression, l’Ardèche et l’Isère se rangent de leur côté et la sécession du Gard demeure limitée.
À Paris, les Conventionnels adoptent une position de compromis, sans doute pour garder une unité à l’Assemblée et échapper à une victoire complète des sans-culottes. Le mois de juin se passe en tractations ponctuées de mesures pour éviter que les modérés et les indécis ne soient amenés à se rallier au fédéralisme, si bien que la suspension des salaires des fonctionnaires et du pouvoir des administrations ne se réalise que sélectivement. L’organisation du vote prévu pour l’acceptation de la Constitution par la nation participe de cette politique de conciliation. La Constitution de 1793 est écrite par Hérault de Séchelles et Saint-Just, avec l’aide de Barère, en recourant à un langage fortement religieux, et est présentée comme les Tables de la Loi déposées dans l’Arche sacrée. Elle est éditée à près d'un million d’exemplaires et est traduite en flamand, en breton, en alsacien, ou lue dans les langues locales du Sud-Ouest. Les réunions qu’elle motive déconsidèrent les tentatives fédéralistes et marginalisent les extrémistes. Tous les électeurs y sont conviés, y compris dans les zones fédéralistes, obligeant ceux qui refusent d’y participer à montrer leur opposition à la République. Cette politique paie. Près de deux millions de personnes participent au référendum, chiffre honorable dans ces circonstances ; moins surprenant : 99 % des votants approuvent la Constitution. Les pratiques de 1792 ont été prolongées, les domestiques continuent d’être exclus, tandis que, ici et là, des femmes prennent part au vote – le fait n’est pas nouveau et elles participeront plus encore pour partager les communaux un an plus tard. Si seulement 30 à 35 % des électeurs ont voté, ils montrent leur conviction de faire partie du peuple souverain dans la suite des fédérations de 1789.
En outre, entre 10 à 20 % d’entre eux – soit grossièrement deux cent mille à quatre cent mille individus – proposent des vœux : ils délibèrent donc, au-delà de la simple approbation que la Convention attendait. Sans doute les vœux exprimés sont-ils très disparates, voire antinomiques, et l’incertitude qui pèse sur leur représentativité interdit-elle de tirer des conclusions tranchées. Ceux qui ont été étudiés se partagent sur la nécessité d’instaurer ou non un maximum des prix, sur le maintien ou le remplacement rapide de la Convention par de nouveaux députés… ils témoignent que l’électeur se sent possesseur d’un statut et que le « peuple », si mal défini soit-il, remplace le roi. Les fêtes locales illustrent par ailleurs l’inventivité des administrateurs locaux assurés de leur légitimité et tenant à en montrer l’efficacité. Ce vote a donc revêtu beaucoup de significations. Il a été couplé, ici et là, à d’autres élections d’administrateurs locaux ; il a aussi été compris par une partie des électeurs comme la possibilité d’élire de nouveaux députés, donc de remplacer la Convention existante ! Partout, il a été débattu dans les assemblées primaires, même si les opposants ne pouvaient guère s’exprimer. Reste que le texte constitutionnel rassure, faisant perdre aux Girondins leur avantage initial et faisant craindre qu’ils ne basculent dans la contre-révolution.
Le mouvement de contestation s’effondre. Les fédéralistes de la Normandie ou du littoral méditerranéen ont voté, ce qui n’a été le cas ni à Marseille ni à Toulon. À Lyon, le vote a eu lieu et la Constitution a été acceptée au moment où Châlier est exécuté. Les Bretons composent avec Paris et, sauf à Brest, où les Jacobins locaux pousseront les représentants en mission à réprimer les « fédéralistes », la répression demeure très limitée. L’armée bordelaise compte péniblement quelques centaines d’hommes, qui se dispersent sans combattre. L’armée normande, plus organisée, s’avance jusqu’à Pacy-sur-Eure où elle se disloque le 13 juillet devant les troupes venues de Paris. Ses généraux disparaissent : Wimpffen se cache avant de revenir dans l’armée après le 18 Brumaire et Puisaye s’engage parmi les chouans ! Fin juillet, le Jura et Bordeaux sont aussi rentrés dans le rang. Restent alors trois villes, Toulon, Marseille et Lyon, qui basculent dans la dissidence armée. Encore faut-il souligner que leurs adversaires ne les assiègent que lentement, à la fois par manque de moyens mais aussi pour permettre d’éventuelles transactions. Au-delà des discours parfois virulents, le réalisme commande la recherche de possibles compromis.
Sans-culottes, enragés et Montagnards
De leur côté, les sections parisiennes sont très divisées, quelques-unes ont même pris contact avec les fédéralistes normands. Par ailleurs, elles ne réussissent pas à finaliser la création de l’armée révolutionnaire voulue par quelques-unes d’entre elles. Décidée le 4 juin, cette création est annulée par le Conseil général de la Commune le 19, constatant que vingt-sept sections (sur quarante-huit) s’y opposent. S’agit-il là de l’expression des « vœux secrets de la bourgeoisie montante » (A. Soboul) ? En tout cas les « modérés » sont nombreux et puissants, puisque le 1er juillet, Hanriot, le candidat sans-culotte au commandement de la garde nationale parisienne, l’emporte avec 9 087 suffrages contre 6 095 attribués au « modéré » Raffet. La division des opinions est nette puisque certaines sections avaient annoncé d’emblée qu’elles n’obéiraient pas à Raffet si celui-ci était élu. Par ailleurs, la hausse des prix provoque des troubles exploités politiquement par les enragés. Roux et Varlet réclament la taxation générale et une loi contre les accapareurs ; c’est Hébert lui-même qui refuse au nom de la Commune, assurant que le ravitaillement est assuré, que la Convention s’en occupe et qu’il ne faut pas porter atteinte à la propriété !
Dans un jeu savant et compliqué, la Commune, le Comité de salut public du département de Paris et la Convention réussissent à contenir les mécontentements provoqués par le renchérissement du coût du savon et à discréditer Roux – qualifié de « prêtre hypocrite » par sa propre section, critiqué par Marat – tout en évitant de prendre des sanctions contre les sections modérées. Il s’agit bien d’une politique délibérée, qui rencontre l’attention portée par les rédacteurs de la Constitution acceptée au même moment. Ce texte est passé à la postérité notamment parce qu’il reconnaît le droit à l’insurrection, alors que la loi martiale est supprimée. L’exégèse de cette mesure phare illustre la complexité de l’entreprise. Le flou qui entoure ce nouveau droit, qui ne possède qu'un pouvoir évocateur, en limite l’exécution. Par ailleurs, les lois réglementant les attroupements sont maintenues, ne changeant pas véritablement le paysage répressif. Cet encadrement des expressions politiques a été réalisé aussi par les conditions du référendum à propos de la Constitution, puisque les assemblées primaires n’ont pas pu organiser les votes à leur guise. Le jeu est subtil entre représentation nationale et administration locale, illustrant l’importance des transactions continues entre ces deux niveaux de pouvoir.
L’assassinat de Marat reclasse d’un seul coup tout le paysage politique. Le 13 juillet, Charlotte Corday, venue tout exprès de Caen, tue Marat d’un seul coup de couteau. L’acte est isolé, commis par une jeune femme dotée d’un goût du sacrifice manifestement hérité d’une famille marquée par des traditions nobiliaires et religieuses, vivant dans un milieu partagé entre royalisme modéré et sensibilité girondine. Il est dicté par la volonté d’une personne prenant conscience des échecs des mouvements collectifs contre des prétentions hégémoniques parisiennes et il s’applique avec une grande justesse à l’encontre de la personnalité révolutionnaire la plus emblématique à cette époque. « Homme de sang », connu pour avoir dit qu’il fallait que « deux cent soixante-dix mille têtes tombassent », Marat incarne une position de « tribun de la guerre civile » justifiant la violence mise en œuvre par la Révolution. Charlotte Corday, aussitôt protégée par le député Drouet, est emprisonnée, jugée en bénéficiant d’un défenseur – contrairement à ce qui est régulièrement dit – et logiquement condamnée à mort. Elle est exécutée le 17 juillet, vêtue de la chemise rouge des parricides, après que deux peintres ont eu fait son portrait. L’opinion se divise sur son acte. Les sans-culottes insistent sur son geste qui viole la nature et traduit son côté « hommasse » ; les modérés la décrivent comme une vierge blonde sacrifiée. Quelques sections parisiennes expriment leur hostilité à Marat après la nouvelle de sa mort, ce que font aussi les fédéralistes de Bretagne.
Enfin, Marat devient lui aussi l’enjeu d’une compétition. Son corps est l’objet d’un véritable culte le transformant en icône sacrée. Malgré sa putréfaction, une suite de cérémonies grandioses, mêlant sublime et abjection, est organisée par des militants sans-culottes et surtout par les Citoyennes républicaines révolutionnaires. Meneurs sans-culottes et Montagnards s’investissent davantage dans la succession politique. Hébert en sort vainqueur, même si Robespierre améliore sa stature politique, confirmée par son entrée au Comité de salut public le 27 juillet, que Danton a quitté quinze jours plus tôt. Charlotte Corday a échoué : la surenchère révolutionnaire et les conflits dans le contrôle de l’appareil d’État sont relancés. Alors que, pendant son procès, elle argumente avec les membres du tribunal, l’émotion qu’elle a déclenchée submerge tous les raisonnements. Au final, son crime justifie la répression contre les nobles, dont elle fait partie, contre les Girondins, dont elle est proche, contre les femmes, de Marie-Antoinette aux femmes révolutionnaires, dont elle illustre les transgressions, et il consacre le coup d’État des 29 mai-2 juin soudant sans-culottes et Conventionnels, malgré leurs divisions, contre les ennemis.
Démocratie directe et représentants
Ce sont ainsi des centaines de milliers de soldats, de militants, de membres des clubs (six cents à huit cents couvrent toute la France), d’administrateurs qui font vivre la Révolution et qui incarnent la souveraineté, certes dans la confusion. L’idée qui voudrait que la Révolution ait été désincarnée est démentie vigoureusement par la fête du 10 août 1793 qui rassemble des « envoyés » à Paris pour consacrer l’acceptation de la Constitution.
Sept mille envoyés arrivent donc à Paris, obligeant à modifier le projet de la fête conçue par David. Celui-ci avait en effet prévu qu’une délégation de ces envoyés défilerait aux côtés des Conventionnels pour aller s’abreuver ensemble aux seins de la statue-fontaine de la Nature. La vision machiste de la fête est respectée à la lettre, s’inscrivant dans le processus continu qui ravale les femmes à un état érotisé qui les dépolitise. Les femmes révolutionnaires sont par exemple cantonnées dans une position subalterne, se tenant assises sur des canons. En revanche, l’objectif politique doit être revu. Les sept mille obtiennent de défiler en corps, rompant l’ordonnance et écrasant par leur nombre les députés. La fronde latente des envoyés n’est pourtant pas anodine. La crainte d’une violence populaire, analogue à celle de septembre 1792, est réelle, d’autant que la rivalité couve entre la Convention et les envoyés. Quelques-uns d’entre eux sont ouvertement girondins, comme les Nantais, attendant que la Convention se dissolve après le 10 août pour provoquer de nouvelles élections. D’autres promeuvent les réclamations des sans-culottes, réagissant aux défaites militaires et à la mort de Marat. Ils relancent le débat sur la taxation des prix, acceptée le 4 mai, confirmée le 27 juin, mais oubliée depuis. Les polémiques contre les « voleurs publics » sont orchestrées par Leclerc ou par Pauline Léon au nom des Citoyennes révolutionnaires et visent aussi la Convention. Un porte-parole des « envoyés », Claude Royer, venu de Châlons-sur-Saône, demande de mettre la Terreur à l’ordre du jour.
À ces réclamations, la Convention donne des gages. Elle adopte une loi punissant le « crime d’accaparement », qui évite le maximum général – la fixation autoritaire des prix demandée par les sans-culottes –, ce qui ouvre la voie aux contrôles et aux dénonciations. Le 9 août, elle crée les greniers d’abondance, sans abroger la loi du 4 mai, provoquant des conflits locaux liés à la taxation des prix des subsistances, surtout dans les zones où les besoins de l’armée sont importants. Elle présente un projet de Code civil qui confirme les avantages donnés aux ruraux, et notamment aux métayers, en consacrant la fin de la féodalité et le partage des communaux.
L’épisode permet de comprendre pourquoi la Convention va, quelques mois plus tard, suspendre la Constitution qui représentait une menace sur sa propre existence et aussi pourquoi, en 1795, les sans-culottes réclameront, au contraire, son application ! Faut-il estimer que cette Constitution n’est qu’un faux-semblant ? Si l’on s’en tient aux revendications qui continueront pendant deux ans pour l’appliquer, sûrement pas. Elle a rencontré des attentes, leur a donné un langage politique et créé une culture. Si l’on s’intéresse aux réalités des luttes, hors d’une histoire purement institutionnelle, les hébertistes et Claude Royer n’ont pas vraiment souhaité que des élections se tiennent pour remplacer la Convention. Celle-ci est maintenue comme point d’équilibre alors que le pouvoir est littéralement suspendu à l’issue des combats. Non pas seulement du fait des risques liés à la guerre ou à la guerre civile, dont on reparlera à nouveau, mais surtout parce que chaque détenteur d’une parcelle de pouvoir s’estime en droit de parler au nom du peuple souverain et qu’il est conforté dans sa position par les victoires qu’il remporte sur les ennemis. Or les risques de dévoiement de ce type de position n’échappent à personne. Les surenchères et les manipulations ne manquent pas, si bien que les débats politiques ne s’inscrivent pas dans un cadre théorique où les vertus de la démocratie directe ou de la démocratie représentative seraient discutées par des constitutionnalistes érudits. Ils sont menés par des partisans, se saisissant de toutes les occasions pour faire gagner leur camp.
Ainsi, un délégué d’une des sections de Paris déclare-t-il devant l’assemblée de la Commune, le 1er août 1793 : « Nous ne venons pas vous inviter à délibérer en aucune manière sur la volonté du peuple, nous apportons les ordres de nos commettants, il ne vous reste qu’à obéir. » Plus cyniquement, un ami de Roland, défenseur du libéralisme économique, n’hésite pas à parler au nom du peuple pour mettre la Commune et la Convention en difficulté, alors que la crise frumentaire est vive ! Il est appuyé par les enragés, adversaires idéologiques mais alliés objectifs, si bien que Roux, Leclerc et d’autres en profitent pour lancer un appel à l’insurrection, proposant l’envoi à la guillotine de catégories de population. Les banquiers, les députés enrichis ou les signataires des protestations contre le 20 juin 1792 doivent être englobés dans la « grande purification » à faire le 11 août. Hébert en profite pour réclamer des mesures exceptionnelles contre les « nouveaux brissotins », à savoir les amis de Danton !
Échec aux enragés
Devant cette alliance d’opposants, qui se targuent de leur légitimité, Robespierre, au nom du Comité de salut public, contre-attaque. Roux ne serait qu’un prêtre démagogue et Leclerc un ci-devant « patriote d’un jour ». Le 8 août, il fait citer la veuve de Marat pour qu’elle dénonce ceux qui usurpent le nom de l’Ami du peuple, tandis que les Jacobins répandent le bruit que la disette est le fruit d’un complot de « malveillants ». Roux essaie de soulever les sections. Il est mis en minorité et emprisonné dès le 22 août par sa propre section. Paris ne s’insurge pas. Le Comité de salut public a réussi à ravitailler la ville, ramenant de son côté Hébert et isolant les enragés pour de bon. Huit mois plus tard, celui qui avait lancé l’affaire, le rolandiste Cauchois est jugé et condamné à mort. Entre-temps le Comité de salut public a pris l’intégralité du pouvoir.
Il est alors possible de comprendre autrement ce qui s’est joué entre le 1er et le 10 août 1793. La fête s’est terminée par une destruction symbolique : l’embrasement d’un bûcher composé des « dépouilles » de la monarchie et des « hochets » de la noblesse – tapis aux fleurs de lys, objets d’arts – annonçant la vague de destruction des emblèmes rappelant l’Ancien Régime, statues des rois de Notre-Dame ou plaques de cheminée. L’occasion a été manifestement saisie pour brûler un tableau de Nanine Vallain, certes consacré à un prince, mais ceci permettant d’endiguer l’insupportable concurrence des femmes, même républicaines, dans l’art. Le même jour, le musée du Louvre ouvre ses portes, protégeant les œuvres d’art que la Révolution conserve pour ne pas être assimilée aux Vandales. Sacrifice expiatoire et constitution d’un patrimoine désacralisé se combinent, le premier fait écho ponctuellement à la charge émotionnelle, le second jette les bases d’un programme durable.
Cette gestion apparemment contradictoire a été exprimée, le 1er août, par Barère dans un grand discours consacré à la défense nationale. Focalisant tous les risques majeurs sur l’insurrection de l’Ouest, il propose de mettre Marie-Antoinette en accusation et de détruire les mausolées de Saint-Denis « pour célébrer le 10 août ». La dualité se prolonge dans les faits. La municipalité de Saint-Denis se plie à cet ordre, mais l’iconoclasme pratiqué est sélectif, puisque Dom Poirier préconise d’envoyer au musée des Petits-Augustins certaines pièces dans l’intérêt même de la nation. La profanation des tombeaux n’aura lieu qu’entre le 12 et le 25 octobre suivant, lors de l’exécution de la reine et de la déchristianisation des hébertistes. Barère s’en prend également à la Vendée, réclamant la destruction de ses « brigands » pour porter un coup fatal à Pitt. Mais la proposition du député Garnier de Saintes de faire assassiner ce dernier est repoussée par la Convention, hostile à des actes terroristes. Le succès de cette politique est évident lorsque, le 25 août, les envoyés acceptent de repartir dans leurs cantons, où ils sont censés jouer les premiers rôles auprès des représentants en mission. La Convention reste donc seule à représenter le peuple souverain, légitimée contre les menées fédéralistes girondines ou sans-culottes. Cet épisode, mal connu, permet pourtant de saisir comment le pouvoir des Montagnards et de la Convention s’est imposé en négociant avec une demande « démocratique » exprimée par les assemblées primaires et avec des porte-parole. Nous sommes loin des images convenues assurant que les jeux étaient faits dès juin 1793 et que les multiples institutions préparaient un quelconque « gouvernement révolutionnaire ». Tout a reposé, au contraire, sur les compromis entre forces antagonistes : la Convention, élément parmi d’autres, a composé avec le « peuple » colégislateur.
La démocratie directe a montré ses limites. Elle permet toutes les manipulations et tous les renversements d’alliance. Roux et Leclerc en font l’amère expérience quand la Convention réussit à retourner l’opinion contre eux, avec l’appui des amis d’Hébert. Le mouvement sans-culotte, si tant est qu’il ait jamais existé, cesse d’avoir une unité et une efficacité, éclatant entre habitants des sections et militants de base, multiples agents et cadres intermédiaires, meneurs de courants et élus ou commis des grandes administrations communales ou nationales. Il y a quelque ironie à constater que le divorce entre ces différents groupes, décrit par des historiens ayant rédigé des œuvres érudites de grande valeur, a été minimisé lorsque ceux-ci (A. Soboul, H. Burstin) voulurent trouver du sens au vocable commode de « sans-culottes ». Si l’on cherche des caractéristiques spécifiques, les « sans-culottes » sont aussi « introuvables » que le « peuple » de la Révolution. Une orientation idéologique et sociale a recouvert des disparités considérables, le mot ne renvoyant ni à une abstraction ni à une catégorie sociale claire. La notion de « sans-culotte » s’apparente à celle de « Girondins » : plus que des réalités sociales, elles désignent des aspirations politiques, voire identifient des idéals types. Elles désignent des nébuleuses dont les efficacités ne se concrétisent qu’au moment de tensions.
Il ne faudrait pas conclure ces lignes par une condamnation des Conventionnels, suspectés de mauvaise foi. Ils sont prisonniers d’un dilemme entre le respect des demandes exprimées par un « corps social » qui se constitue par ses revendications et l’obligation de résister aux excès et dérives d’individus et de groupes parlant au nom du « peuple ». Cette vérité d’évidence, refusée longtemps par l’historiographie « progressiste », trouve une place nouvelle dans les approches historiographiques d’un XXIe siècle confronté aux diverses formes du populisme. Cette lecture doit s’articuler avec celle qui met en valeur les idéals types politiques que les différents courants illustrent : une société d’individus éducables et améliorables, selon Condorcet, une nation de citoyens vertueux, selon Saint-Just, une communauté des égaux, pour les sans-culottes, pour rappeler que l’explication historique se mène dans cet entre-deux inconfortable mais indispensable.
Armée du peuple, discipline et efficacité
Le 23 août, deux jours avant le départ des sept mille envoyés, l’Assemblée décrète la « levée en masse », modifiant les règles du recrutement militaire et satisfaisant une demande des délégués provinciaux. Au sens strict, cette décision s’inscrit dans la suite des mobilisations effectuées depuis 1791 et amorce la conscription du Directoire. Mais dans le contexte politique de 1793, la mesure trouve un autre sens plus politique. Pour les sans-culottes, il s’agit surtout de provoquer un déploiement des forces vives du « peuple » révolutionnaire par nature. Pour les Montagnards, il convient d’encadrer l’enthousiasme et de le discipliner. Le « peuple » est à édifier, notamment par l’action de la vertu. L’écart entre ces deux conceptions est considérable. Les sans-culottes estiment détenir la clé de la réussite militaire et sociale en faisant la guerre contre les ennemis, parmi lesquels se trouvent les riches. Les Montagnards récusent ce programme et n’entendent pas laisser ces troupes sans encadrement. L’enjeu est bien la définition de la nation, les sans-culottes estimant qu’elle peut se créer d’elle-même, dans la communion des égaux ; les Conventionnels demeurant convaincus que sa création doit être encadrée par l’État qui, en l’occurrence, doit garder le contrôle de l’armée hiérarchisée et disciplinée. Dans les faits, les appels au martyre au nom de la nation seront communs à tous les groupes, même si les Montagnards réussissent à les canaliser progressivement et à limiter les dérives. Dans les camps, des liens fraternels se nouent entre les soldats et leurs officiers, facilitant la cohésion des troupes, même si parfois cette unité repose sur l’acceptation du pillage et des exactions des soldats. Enfin, pour une partie non négligeable de la population, la soumission aux exigences militaires est mal acceptée. Ainsi, la levée en masse ne produit pas l’effet escompté par ses promoteurs sans-culottes. La raison d’État, avec ce qu’elle implique de négociations et d’ajustements, demeure prédominante sous l’égide des Conventionnels. En l’occurrence ceux-ci, et Barère à leur tête, adoptent apparemment le langage de leurs rivaux, profitent de l’élan suscité et détournent l’application à leur profit en maintenant leur maîtrise.
Seuls les célibataires et veufs sans enfants de dix-huit à vingt-cinq ans sont réquisitionnés, en revanche la nation est mobilisée, notamment dans la fabrication extraordinaire d’armes. Les résultats sont disparates. L’armée est bouleversée, comptant autour de cinq cent mille hommes, elle en reçoit trois cent mille de plus dans les mois suivants, au terme de campagnes de recrutement hétéroclites. Comme les recrues sont conduites sur des distances considérables vers leurs corps et amalgamées souvent dans des conditions difficiles avec les troupes plus aguerries, la levée en masse est à certains égards un leurre. Ajoutée à de multiples levées, effectuées à des dates proches, elle n’a été qu’une parmi d’autres. Elle ne donne pas à l’armée des moyens supplémentaires pour combattre, les victoires qui adviendront seront dues à d’autres facteurs, à commencer par la surveillance exercée sur les généraux. Ces gigantesques brassages d’individus désorganisent le pays, entraînent des hausses de prix, aggravent les tensions entre riches et pauvres et ne donnent pas, loin s’en faut, de résultats immédiats. Reste cependant que la grande masse de soldats, inédite pour l’époque, change la donne sur le terrain. Peu formés initialement, ils bousculent les habitudes et déstabilisent leurs adversaires – outre leur propre encadrement souvent –, imposant au reste du pays une charge considérable pour assurer leur ravitaillement, leur équipement et leur armement. Enfin, venant de toutes les régions, même éloignées des frontières traditionnellement menacées, et issus des groupes sociaux pauvres urbains mais aussi ruraux pour une part, ces nouveaux soldats participent de facto à la nationalisation de la Révolution, comme à l’imposition de mesures exceptionnelles et à l’accroissement de la productivité.
La Convention et les Comités mobilisent en effet au nom de l’efficacité. Il s’agit bien d’une innovation, puisque ce n’est pas l’élan politique qui compte, mais la qualification. Les ouvriers spécialisés sont ainsi retirés des troupes pour être intégrés dans toutes les fabriques d’armes et de munitions créées dans l’urgence sur tout le territoire, aggravant le sort des ruraux qui supportent directement l’impôt du sang. Toute la population est requise pour collecter le salpêtre des caves et le donner à des collecteurs désignés, avant de le transformer en poudre avec du soufre et du charbon de bois. À Paris, six mille ouvriers fabriquent des fusils, fondent des balles, coulent des canons dans d’innombrables ateliers (dont deux cent cinquante forges) établis notamment le long de la Seine. Leur production quotidienne aurait atteint mille cent fusils. Ces ouvriers sont parfois considérés comme des « muscadins » parce qu’ils échappent à la guerre et qu’ils bénéficient de paies très élevées, mais la Convention les soutient et leur impose peu à peu une discipline. La production met du temps pour devenir suffisante mais le pari est réussi malgré des charges accablantes. Toute une administration autonome organise des réquisitions, des convois de matières premières ou des livraisons d’armement, employant des myriades de voituriers et de bateliers. Les subsistances destinées aux troupes et aux ouvriers deviennent des priorités et leurs salaires échappent au maximum des prix et des salaires qui est en train d’être élaboré.
L’effort industriel est général et novateur. À côté des grandes poudrières qui se créent, notamment à Paris, le château de Meudon, dans la périphérie, est voué à des expériences secrètes autour des aérostats et des recherches d’explosifs. Le télégraphe Chappe est installé, au grand effroi des populations inquiètes des mouvements incompréhensibles des appareils. Les grandes fonderies, comme celle d’Indret, non loin de Nantes, sont soigneusement préservées des risques de guerre et des surenchères politiques. Elles sont laissées à des entrepreneurs privés, considérés comme plus aptes que des régisseurs, pour produire des armes de qualité en grand nombre. C’est aussi le 24 août 1793 que la Convention ouvre le « Grand Livre de la dette publique », pour rassurer les créanciers de l’État tout en les liant durablement. Toutes les dettes sont confondues et consolidées, l’État s’engage à verser une rente mais est déchargé du remboursement du capital.
Employer les violents
Les effets sont considérables. Dans l’immédiat, le pouvoir des hébertistes est renforcé. Les revendications sans-culottes se combinent avec l’organisation montagnarde pour modifier les tactiques militaires. La pique est plus que jamais vue comme l’arme révolutionnaire par excellence ; son usage renouvelle les méthodes de combat et contribue à renforcer les exercices militaires, même si les résultats ne sont pas probants. Ce dogme provisoire n’est pas contesté tant que les fournitures militaires sont indisponibles. La baïonnette devient de fait l’arme la plus utilisée. La radicalisation des mots d’ordre modifie également la conduite de la répression à l’intérieur. Cette levée donne aussi aux représentants en mission un rôle local important au moment où ils passent sous le contrôle accru de la Convention. Interprétant parfois les lois de façon erronée, ils sont les moteurs de la mobilisation, points d’équilibre entre toutes les institutions départementales ou communales, sociétés populaires, comités de surveillance qui se concurrencent entre eux. Si bien qu’ils organisent à leur gré les réquisitions face aux pressions des sociétés populaires comme face aux résistances paysannes de plus en plus vives. Plus qu’une politisation de la guerre, leurs actions concrètes font sens : ils imposent une unité, vaille que vaille, au nom de la nation. Ils incarnent l’irruption du politique.
Dans son discours du 1er août, Barère a désigné la Vendée comme l’ennemi essentiel, faisant décréter la destruction des « brigands », sous réserve de protéger les femmes, les enfants et les vieillards. La précaution est importante, elle ne considère pas les « vendéens » comme un groupe à détruire, puisque les catégories ordinaires – le sexe et l’âge notamment – continuent d’être opératoires et qu’aucune définition, même géographique, d’un groupe n’est apportée. Que les pratiques des troupes soient incontrôlables sur le terrain, Barère le sait aussi, qui cite le sac du Palatinat de 1688 en connaissance de cause. Mais il ne crée pas un ennemi « substantiel » (C. Schmitt), opposé en tant que tel à la Révolution, et donc soumis à la destruction, puisqu’il faudra examiner les caractéristiques de chaque personne pour la ranger ou non parmi les « brigands ». Il couvre à l’avance les débordements répressifs causés par l’urgence, la conviction politique ou simplement la haine. Dans tous les cas, il prépare l’avenir en rendant possibles l’arrêt de la répression, la réconciliation avec les « non-brigands » et aussi l’accusation de ceux qui auront outrepassé des ordres flous. « L’ennemi » demeure ainsi une catégorie parfaitement historicisée, dépendante de l’état des luttes. Une levée spéciale d’hommes est décidée contre les vendéens douze jours plus tard.
Ce discours laisse donc le champ libre aux représentants en mission et aux armées pour agir dans l’urgence. Il s’agit là d’une politique cynique, qui s’illustre, par exemple, par la création, dans l’Ouest, d’une compagnie des hussards américains rassemblant des « citoyens de couleur » sous la pression sans-culotte. La Convention s’opposant à l’envoi de cette compagnie dans les colonies, elle est déployée sur le front vendéen, où elle commet des exactions couvertes par le représentant en mission pendant plusieurs mois. De la même façon, nombre de troupes plus ou moins régulières vont se livrer aux pratiques ordinaires des soldats en campagne, aggravées ici et là par le radicalisme – et le laxisme – de représentants en mission ou d’officiers. Destructions de biens, viols, violences diverses accompagnent le passage de ces soldats, assurés de l’impunité et de leur bon droit. Tuer les « brigands » est légitime et même nécessaire. Sous l’effet des discours sur la nation régénérée, les sensibilités s’émoussent et les mises à mort se banalisent, voire deviennent les marches vers la gloire. Faut-il rappeler que la guerre se mène alors en exerçant les pires brutalités sur les populations envahies ou vaincues ? L’attention portée aux exactions des révolutionnaires est pour une part liée au contraste entre ces faits et les idéologies et les mots d’ordre proclamés.
Reste que les recrues étant travaillées par la propagande sans-culotte, régulièrement hostile au commandement et souvent au Comité de salut public, certains généraux en font les frais. Les sans-culottes réclamant l’épuration de l’armée, au profit de généraux nommés par Bouchotte, la Convention et le Comité de salut public lâchent littéralement Houchard. Ce général sorti du rang, commandant l’armée du Nord après que les officiers nobles ont été démis, remporte une victoire difficile à Hondschoote, le 8 septembre 1793, mais ne poursuit pas les Anglais défaits pour laisser ses soldats se reposer. Transformé en traître, il est destitué, jugé et exécuté le 25 novembre. Le général Custine, détesté pour son arrogance, son indépendance et son souci de la discipline, est également envoyé devant le Tribunal révolutionnaire à la suite de défaites et exécuté le 28. En Vendée, le général Biron perd la véritable guerre qu’il menait contre Ronsin et Bouchotte ; il est destitué de son commandement en juillet et, lui aussi, exécuté le 31 décembre 1793.
Ces multiples actions, qui terrifient l’armée et la nation et profitent aux sans-culottes, renforcent en définitive le Comité de salut public qui centralise toutes les opérations et va tirer le bénéfice de cette radicalisation une fois les sans-culottes éliminés. Un certain nombre de généraux, comme Canclaux, appuyé par Carnot, n’ont jamais cédé sur la nécessité du maintien de la discipline. La preuve en est donnée par la décision prise par les représentants en mission réunis à Angers le 8 septembre à propos du discours de Barère du 1er août. La destruction des « repaires » des « brigands » doit être décidée par les généraux seuls ; tout officier, sous-officier ou soldat qui contreviendrait serait responsable des dégâts et considéré comme « rebelle à la loi ». L’emploi des violents est une pratique délicate répondant à la nécessité de gagner la guerre par tous les moyens. Cette politique est assumée par les Douze du Comité de salut public.
Terreurs ou « Terreur » ?
Que la conduite de la guerre soit prioritaire sur toute autre considération est illustrée par les solutions politiques adoptées en septembre. Les sans-culottes sont, à ce moment-là, la force indispensable et le danger pour la Convention. Celle-ci va encadrer et réglementer autant qu’elle le pourra la répression réclamée par les militants sans-culottes par une partie des députés eux-mêmes et des représentants en mission. Même si ses lois ne sont pas respectées exactement, elles donnent des arguments de résistance autant aux administrateurs éventuellement contestés par les sociétés populaires qu’aux prévenus. Camille Desmoulins, ironisant, allait jusqu’à dire que même les sociétés fraternelles édictaient des lois et qu’il suffisait d’une publication dans un journal pour qu’une « loi » soit considérée comme valide ; la Convention empêche les lois de vengeance, les proscriptions catégorielles ou les dénonciations malveillantes. Il faut vaincre pourtant, au cœur d’une complexité inouïe, qu’il convient, ici, de suivre cas par cas.
À Saint-Domingue, le conflit triangulaire entre esclaves ralliés aux Espagnols, colons soutenus par les Anglais et libres de couleur républicains se complique avec l’arrivée du nouveau gouverneur Galbaud, planteur, vétéran de Valmy et proche de Dumouriez. Il s’empare provisoirement du Cap-Français, avant que ses adversaires, Sonthonax et Polverel, les commissaires envoyés par Paris, sauvés in extremis de la capture, ne reconquièrent la ville dévastée et ne lancent contre lui une contre-offensive victorieuse ! Ils peuvent ainsi contrôler une partie de la colonie, tandis que Galbaud, les colons royalistes et douze mille esclaves émigrent vers les États-Unis ou les Caraïbes. Sonthonax et Polverel décident alors d’accorder la liberté aux esclaves combattant pour la République, puis, de leur seule initiative, abolissent l’esclavage les 29 et 31 août 1793. Ils organisent des élections de députés à la Convention qui accueille en février 1794 les trois députés, le Noir Belley, le sang-mêlé Mills et le Blanc Dufay.
Une évolution similaire affecte la Corse mais, dans ce cas, en défaveur de la République. Les conflits ouverts au printemps 1793 entre paolistes et Jacobins ont comme conséquence de rendre Paoli responsable de l’échec de l’expédition militaire lancée contre la Sardaigne, alors que l’hostilité des troupes – venues pour partie de Marseille – envers les Corses a joué un rôle essentiel. Dénoncé comme traître à la patrie, décrété d’accusation, Paoli demeure pourtant l’homme fort de l’île et ses partisans chassent ses adversaires, dont la famille Bonaparte. En juillet 1793, l’île est de fait séparée de la France, négociant le soutien de la marine anglaise, ce qui débouchera en juin 1794 sur la constitution d’un royaume anglo-corse.
À Marseille, la municipalité provisoire a lancé une offensive vers Avignon, prise le 8 juillet et perdue le 26. L’épisode donnera naissance, en 1794, à la légende du jeune Viala, enfant républicain tué en résistant aux « fédéralistes ». La contre-offensive menée par le général Carteaux profite des divisions internes aux Marseillais, puisque des royalistes poussent l’insurrection vers le rapprochement avec la flotte anglaise, tandis que des sections populaires se soulèvent contre la municipalité « modérée » et royaliste. Le 25 août, Marseille est reprise et la répression est spectaculaire. Un programme de destruction est annoncé et un tribunal criminel extraordinaire mis en place aussitôt, envoyant cent soixante-deux personnes à l’échafaud. En réaction, les insurgés de Toulon, qui ont été rejoints par des royalistes et contre lesquels se dirigent les troupes républicaines, font appel à la flotte anglo-espagnole. Le 28 août, treize mille marins et soldats débarquent dans le port. Le 1er octobre, Louis XVII est proclamé roi et la ville identifiée par le drapeau blanc. Le siège commence le 8 septembre et va durer plus de deux mois. Plus au nord, Lyon a cédé dès le 7 octobre, après un siège resté longtemps incomplet, autorisant les Lyonnais à profiter des brêches, mais qui a vu là aussi l’affrontement caractérisé entre les forces révolutionnaires d’un côté et les contre-révolutionnaires avérés de l’autre, les royalistes ayant pris une part remarquée à la défense de la ville.
À Paris, les premiers jours de septembre voient se développer les réclamations contre la vie chère, contre les généraux nobles et les fédéralistes de Lyon et de Toulon – la prise de Toulon par les Anglais est connue le 2 septembre. Le 3, la Convention décrète le premier impôt sur la fortune que la France ait connue, un emprunt forcé sur les riches. Alors que sans-culottes et modérés s’affrontent pour le contrôle des sections, un rassemblement spontané est récupéré le 4 par Chaumette qui promet la création d’une armée révolutionnaire capable d’assurer le ravitaillement de la ville. Le 5, une foule se présente à la Convention pour obtenir satisfaction. Les débats sont confus. Danton galvanise l’assemblée, élimine les tensions, mais refuse de revenir dans le Comité de salut public. Billaud-Varenne, qui a pris le parti des manifestants, y rentre au contraire, avec Collot d’Herbois. Barère, qui a parlé au nom du Comité, alors que Robespierre a quitté la présidence de la Convention pour avoir l’appui des Jacobins, sait, une nouvelle fois, déporter la demande. Une armée révolutionnaire rassemblera six mille hommes et mille deux cents canonniers, les comités révolutionnaires pourront poursuivre les suspects et les Girondins emprisonnés seront jugés.
Au sens propre, la terreur n’est pas mise à l’ordre du jour de la Convention, qui refuse également que les suspects puissent être mis à mort sans jugement. La loi est requise contre les « brigands », qu’il faut combattre sans les imiter. Parallèlement, les assemblées de section sont limitées à deux par semaine, leurs participants peuvent percevoir une indemnité de quarante sous, ce qui les met dans la dépendance de l’État. Le même jour, Roux est jeté en prison – il s’y suicidera. Varlet et Leclerc, qui dénoncent aussitôt les limitations apportées à la démocratie directe, connaissent aussi la prison quelque temps, tandis qu’une offensive se déclenche contre les Citoyennes républicaines révolutionnaires et qu’enfin, pour faire bon poids bonne mesure, les têtes de Marie-Antoinette et de Brissot sont jetées en pâture.
La demande radicale des sans-culottes a été ainsi, à nouveau, utilisée et émoussée. Ce que comprend et accepte Hébert. Étant débarrassé des enragés, il soutient les décrets de la Convention qu’il exagère à dessein, insistant sur l’élimination des nobles et des prêtres des postes qu’ils occupent. Les assemblées de section réagissent aussi aux contrôles imposés, les militants s’organisent en sociétés populaires, nouvelle dénomination qui permet de contourner le contrôle des Jacobins. En retour, ceux-ci imposent que ces sociétés s’épurent et s’affilient à leur club pour éviter tout risque de « fédéralisme » et d’« aristocratisme ». Ces luttes sourdes, mais profondes, annoncent la rupture qui surviendra en janvier-mars 1794.
Encadrer la violence
Dans les jours qui suivent, la Convention continue son exercice équilibriste de radicalisation contrôlée ; le 7, les biens des banquiers étrangers sont mis sous séquestre, répondant à une demande du département de Paris et aux attentes des sans-culottes ; le 11, le maximum des fourrages et des grains, ce contrôle des prix si désiré, est décrété, annonçant le maximum général, décidé le 29 septembre. Le principal effet en sera la rupture entre paysannerie et monde urbain, mais les craintes des sans-culottes peuvent peser dorénavant sur les paysans contre lesquels les armées révolutionnaires vont agir. La responsabilité de la Convention dans le ravitaillement quotidien diminue d’autant et les demandes réitérées de démembrement des grandes fermes sont ignorées par les députés qui refusent d’entrer dans une politique de redistribution des biens. Le 13 septembre, une loi est votée pour attribuer les terres des émigrés aux pauvres. Mais pour protéger malgré tout les campagnes dont dépend l’approvisionnement militaire, la loi sera édulcorée et peu appliquée, d’autant que les généraux peuvent, après le 15 septembre, vivre sur leurs conquêtes, soit piller les zones conquises sans avoir à se soucier de les rattacher à la France révolutionnée.
Le 17, la Convention légifère sur les suspects. Le 12 août, l’arrestation des personnes suspectes avait été demandée ; la question est posée à nouveau, notamment par Collot d’Herbois, le 4 septembre, puis par des sections voulant emprisonner les « mauvais citoyens », les « accapareurs », les fonctionnaires suspendus… Après trois rédactions, le texte de Merlin de Douai est accepté le 17. Sa cohérence est réelle mais ses limites sont tout aussi cohérentes. Dénommée par toute l’historiographie « loi des suspects » et régulièrement considérée comme une ignominie terroriste, elle instaure de fait des garde-fous contre les proclamations tenues par les sections et encadre les poursuites. Ainsi, les prêtres insermentés ou les fonctionnaires réintégrés ne sont plus concernés par la loi. Seule concession aux sans-culottes, qui en usent aussitôt : l’absence de certificat de civisme désigne le suspect. Le pouvoir des comités révolutionnaires trouve ici sa confirmation, mais ce motif demeurera très minoritaire dans l’ensemble des procédures lancées contre les suspects. Là encore, les jugements ne sont pas laissés à l’appréciation subjective de chacun et l’ennemi n’est pas « substantialisé ». Seuls les nobles « qui n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution » sont suspects, clause qui ouvre la voie à de nombreux recours. La loi n’est pas liée au « machiavélisme » de Merlin et des Conventionnels, mais « aux luttes au sein de l’appareil d’État révolutionnaire » et Merlin de Douai a été manifestement obligé de se dédouaner de ses positions modérées en endossant ce texte. Dans l’immédiat, les sans-culottes gardent, là encore, leur capacité à arrêter les suspects, mais n’arrivent plus à organiser les contrôles qu’ils voulaient mettre en place, tandis que les relations personnelles continuent de jouer le plus grand rôle dans la répression.
Le grand emprunt, quant à lui, avait déjà été débattu à l’Assemblée, décidé le 20 mai, après avoir été lancé à Montpellier dès mars 1793 ; il se combine, en outre, avec le grand emprunt volontaire mis en place le 24 août 1793. Son inspirateur, Cambon, est l’homme fort des finances de l’État et dispose du soutien des réseaux financiers montpelliérains. Il s’agit tout à la fois de récupérer de l’argent pour la guerre, de contenter les demandes sociales, mais aussi de réduire la circulation monétaire, donc l’inflation, et de s’attacher enfin le concours des plus riches qui échappent à l’emprunt forcé s’ils ont souscrit à l’emprunt volontaire – aux conditions fort avantageuses. Au final, le paiement s’étala jusqu’en l’an VII et rapporta autour de 288 millions – un mois de guerre coûtant 250 millions –, soit le quart de l’estimation. Les riches payèrent mais furent gagnants et les communes rurales échappèrent à la contribution, les élus municipaux assurant qu’aucun riche n’y vivait ; les villes « fédéralistes » payèrent, quant à elles, le prix de leur révolte. Enfin, en quelques jours, les banquiers, inquiétés, retrouvent leur liberté de manœuvre, grâce notamment à Cambon qui a l’aval de la Convention. Entre-temps, la manœuvre a servi aussi à éviter que les spéculations à la baisse sur la monnaie française ne ruinent le budget, si bien que l’on peut se demander si les sans-culottes n’ont pas été manipulés par des contre-révolutionnaires bien informés ! Le Comité des finances en ressort renforcé et peut continuer à traiter avec les banquiers et même à exporter du numéraire.
L’État éclaté
Dans l’ensemble du pays, les assemblées de section et toutes les institutions sont épurées, la terreur étant mise de facto à l’ordre du jour dans de nombreuses villes, car répondant à une attente partagée par des militants sans-culottes ; le mot d’ordre lancé depuis le 1er août circule. Porté par une partie des révolutionnaires, il permet de terroriser des ennemis, malgré ou peut-être à cause de son imprécision. À quoi renvoie « ordre du jour », puisque la terreur n’a pas été inscrite à celui, très formel, de la Convention ? Quatre conclusions doivent être tirées de cette situation. En premier lieu, aucun système politique de gouvernement fondé sur la terreur n’a été institué, la Convention ayant collectivement mis en avant la notion de justice. Si bien que, deuxième point, un grand nombre de représentants ont exercé une « terreur douce ». Il ne s’agit pas d’un simple oxymore, mais bien d’une politique alliant des déclarations redoutables à des exigences, limitées pratiquement, inspirées par l’état d’un pays en guerre. Ceci expliquerait que ces agents aient été peu inquiétés après Thermidor et que l’effort militaire ait pu être accepté par des populations consentantes, passives, ou habiles à ne pas donner prise aux interventions du pouvoir central ! Ensuite, troisièmement, l’automne et l’hiver 1793-1794 sont incontestablement l’apogée de l’indépendance des communautés rurales dans des campagnes épargnées par les conflits internes. Des régions refusent ainsi fédéralisme et sans-culottisme, illustrant le fait que la politisation n’a pas été le seul mode de vie des Français dans la guerre et que le républicanisme s’est enraciné indépendamment des mots d’ordre partisans. Enfin, et dernière conclusion, des représentants et des groupes constitués autour d’eux ont, cependant, profité de l’occasion pour exercer des violences et des exactions. Leur nombre est resté néanmoins marginal, mais l’attention des contemporains et des générations suivantes s’est logiquement focalisée sur eux. Concrètement, seules les régions de « guerre civile », là où ces hommes ont pu agir sans contrepoids, ont été soumises à des déchaînements incontrôlés de répression pendant les phases les plus aiguës des combats.
Il n’y a donc pas à dénoncer, pendant cette période, une orientation unique inventant un système, que ce soit l’exclusion de catégories d’individus, un quelconque prétotalitarisme, voire un génocide. Tout au contraire, c’est la faiblesse des pouvoirs centraux, provoquée par des concurrences importantes et par les incertitudes sur la définition même de l’État, qui a permis ces réponses disparates aux urgences. Si la terreur a été exercée par des individus et des groupes se réclamant de la légitimité de l’État, ou prétendant conquérir la légitimité de l’État par ces moyens, il n’y eut pas une violence d’État édictée par les plus hautes autorités. En témoignent les cas nombreux où des suspects et des accusés, même nobles, sont sauvés par les garanties données par leurs voisins et amis venus les défendre devant un tribunal. Même pendant la « pleine Terreur », pour reprendre une expression véritablement dénuée de sens, les liens communautaires, lorsqu’ils sont maintenus, priment sur l’idéologie et démentent toute systématicité d’une répression politique. Les exemples sont fréquents, que ce soit dans l’Essonne, autour de Nantes ou de Lyon. Pragmatisme, cynisme, nécessité et détermination ont compté davantage, dans un mouvement plus régressif qu’innovateur, que les idéologies et les mots d’ordre avancés comme des étendards mobilisateurs. À cela s’est ajouté l’héroïsme devant la mort, qu’elle soit revendiquée, acceptée ou infligée. Le tout compose un moment particulier pour lequel les comparaisons s’imposent plus avec la France de 1914 qu’avec l’URSS de Staline ou l’Allemagne d’Hitler.
Preuve en est donnée par les luttes byzantines que se livrent hébertistes et Montagnards à partir de septembre 1793. Le conflit naît à l’occasion du congrès de Valence organisé à partir du 7 septembre par des sociétés populaires à l’initiative du sans-culotte marseillais Isoard, qui, après avoir fui Marseille, est devenu délégué d’Hébert. Robespierre s’oppose directement aux mille deux cents délégués qui souhaitent l’application de la Constitution, notamment de tous les articles qui peuvent limiter le pouvoir des députés. Il entend au contraire maintenir le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix et empêcher toutes les liaisons entre les comités centraux de sociétés populaires qui établiraient une légitimité concurrente de celle de la Convention reliée de son côté aux institutions départementales et locales. Le congrès suivant, qui se tient à Marseille du 3 octobre au 21 novembre, à l’initiative d’Isoard, tourne court. Les revendications hébertistes veulent explicitement doubler l’exécutif en mettant le ministre de l’Intérieur sous la coupe des sociétés populaires. Ces prétentions sont contrées non seulement par les Conventionnels, mais aussi par les sociétés populaires de la ville ainsi que par le représentant en mission Fréron.
Ce dernier revendique habilement la « terreur à l’ordre du jour » pour rallier à lui les militants contre Toulon mais aussi contre le « fédéralisme » sans-culotte ! Les hébertistes, menacés de passer pour des fractionnaires ou des intrigants, sont obligés de revendiquer un mot d’ordre plus neutre – « du pain et du fer » – avant de l’abandonner. Quelques mois plus tard, Fréron met la ville en état de siège et persécute les meneurs sans-culottes, à commencer par Isoard qui peut être suspect de menées contre-révolutionnaires ! Avec moins d’enjeux, le même schéma se reproduit en octobre et décembre 1793 dans le Nord, où des clubs organisent des fédérations pour mettre en place une démocratie directe et des armées révolutionnaires. L’hostilité habile des représentants en mission et le peu de soutiens à ces initiatives les rendent caduques. Mais leurs existences attestent que si la légitimité de la Convention est établie, son pouvoir effectif ne l’est pas encore.
Ce qu’illustrent les transactions d’octobre. Le 10 octobre, alors que la Commune renforce son contrôle politique, que des bruits de corruption circulent sur le compte de députés et de sans-culottes, la Convention déclare le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix, repoussant l’application de la Constitution sine die, et douze jours plus tard une commission des subsistances est créée sous l’autorité exclusive du Comité de salut public. Saint-Just déclarant le même jour précisément (19 vendémiaire an II), « les lois sont révolutionnaires, ceux qui les exécutent ne le sont pas », légitime le coup de force de la Convention et du Comité de salut public. La possibilité de censure accordée aux citoyens par la Constitution est annulée, la démocratie semi-directe refusée, l’Assemblée s’engage dans un régime clairement représentatif en mêlant les attributions de l’exécutif à celles du législatif.
Alors que la tension populaire est forte et que les sections et les administrations sont saisies d’une volonté d’épuration qui s’alimente aussi aux rivalités personnelles, le 2 octobre quarante-huit députés girondins et Marie-Antoinette sont envoyés devant le Tribunal révolutionnaire – rappelons que Robespierre réussit à maintenir soixante-quinze autres Girondins sous simple arrestation. Sont-ce des compensations accordées aux sans-culottes ? Le 16 octobre, la reine est exécutée à la suite d’un procès où les preuves de sa trahison ne comptent pas plus que les accusations portées par Hébert d’inceste avec son fils. L’énormité de la charge atteste de la misogynie et de la brutalité qui anime nombre de sans-culottes, qui réduisent au silence les Citoyennes républicaines le 20, et guillotinent Olympe de Gouges le 3 novembre, Manon Roland le 8, et la Du Barry le 8 décembre. C’est manifestement un règlement de comptes de même nature qui envoie les Girondins à l’échafaud, le 31 octobre, après une intervention d’Hébert pour que le procès soit abrégé, et que le duc d’Orléans, Bailly et Barnave les suivent.
Derniers feux
L’automne 1793 voit la « terreur » se confondre avec l’état d’exception. Aux frontières, l’avancée des ennemis marque le pas, mais ce sont les représentants en mission qui se signalent par leur détermination implacable. Ils sont sur le front et envoient les généraux battus ou incapables à la guillotine. Le Comité de salut public s’affirme ici avec Carnot et Saint-Just. Après décembre, l’offensive française reprend sur toutes les frontières, libérant le territoire des invasions espagnole et piémontaise.
À l’intérieur, en Vendée, les rivalités politiques sont déterminantes. Les hébertistes, qui contrôlent l’armée de Saumur, vont d’abord abandonner à leur sort les autres armées, de Brest et de La Rochelle, engagées dans une opération d’encerclement commencée en juillet et qui doit s’achever en septembre. En résulte une série de défaites surprenantes, cachées autant que possible à l’opinion nationale, mais qui a comme conséquence de donner le pouvoir militaire aux sans-culottes Rossignol et Ronsin, grâce à Vincent, homme fort du ministère de la Guerre. Rossignol mis à la tête de l’armée de l’Ouest, ses rivaux montagnards et dantonistes éliminés, l’offensive reprend en octobre et débouche logiquement sur l’écrasement des vendéens à la bataille de Cholet. Cependant, les troupes républicaines, incapables de parachever leur victoire, laissent les vaincus partir vers le nord, dans la « virée de Galerne », du nom du vent de nord-ouest. La colonne, forte de plusieurs dizaines de milliers de personnes, traverse Maine et Normandie pour prendre Granville et ouvrir un port à la marine anglaise au prix de combats d’une grande brutalité. Le siège de Granville échoue et les vendéens, aidés de Bretons, repartent vers la Loire suivant un itinéraire dépendant des batailles. Au Mans, plusieurs milliers de personnes perdent la vie pendant les combats au sein même de la ville, puis du fait de la répression qui suit. Une partie des vendéens traverse la Loire et s’engage dans une guerre d’escarmouches ; la majorité des rescapés, poursuivie par l’armée, est écrasée à Savenay où des prisonniers sont fusillés. La Vendée tient toujours Noirmoutier et une partie du Bocage, ainsi que le Bressuirais et les Mauges.
Le commandement sans-culotte a montré son incompétence. Rossignol, puis L’Échelle ont été incapables d’assurer la victoire, due aux talents de Kléber et de Marceau, proches du représentant en mission Carrier. Les rivalités entre généraux ont marqué la conduite des combats, le dantoniste Westermann attaque parfois à contretemps pour essayer de s’approprier un succès et déclare notamment qu’il a « foulé sous les pas de ses chevaux » les femmes et les enfants tués à Savenay. La formule, destinée à justifier de sa détermination révolutionnaire, ne lui épargne pas la guillotine et lui vaut une réputation détestable dans l’historiographie ignorante des nécessités de la surenchère. Pour les mêmes raisons, un général, noble, dantoniste et maladroit, Desmarres d’Estimauville, présente un petit accrochage où il a été défait en insistant sur la mort héroïque d’un jeune tambour, Bara, qui l’avait suivi à l’armée. Il ne sauve pas non plus sa tête pour autant, tandis que Bara, héros aux qualités incertaines, est utilisé par Barère et Robespierre dans la reprise du pouvoir politique en janvier 1794.
En décembre, l’arrivée du général Turreau est censée mettre l’armée sous un chef montagnard accepté par les sans-culottes, tandis que la répression envers les prisonniers capturés par milliers bat son plein au sein des tribunaux extraordinaires des villes, des commissions militaires, voire de commissions ad hoc créées par des représentants en mission. Des milliers de personnes, prêtres réfractaires, combattants, mais aussi femmes, enfants sont exécutés. Les Nantais se signalent particulièrement en organisant des noyades dans la Loire avec la bénédiction de Carrier. Malgré tout, la répression respecte plutôt des règles de justice, tient compte des administrateurs locaux, entend même les témoins qui intercèdent en faveur de condamnés. La « terreur » dans l’Ouest n’a pas été uniquement un rouleau compresseur aveugle. Là encore, les déchaînements de violence ont eu lieu quand les liens communautaires étaient rompus, que les voisinages ne jouaient plus leur rôle protecteur, laissant des individus libres de commettre des actes extrêmes.
Violence politique, privée ou sacrificielle ?
Dans le pays, un peu partout, les armées dites « révolutionnaires » se sont multipliées depuis le printemps 1793 – notamment dans la Vienne et dans la Creuse pour faire face à la menace vendéenne –, malgré les réticences des Conventionnels ou d’Hanriot, à Paris, mettant face à face garde nationale et armées révolutionnaires. Souvent mal commandées, impliquées dans les rivalités politiques et personnelles, elles sont parfois des « armées privées ». Elles demeurent des « armées de civils » réquisitionnant et réprimant, coûtant cher et d’un rapport médiocre, d’autant qu’elles accroissent l’hostilité des ruraux, surtout quand ceux-ci sont attachés à la religion. Dans le pire des cas, les hommes deviennent des « aides-fusilleurs [sic], bourreaux subalternes, tortionnaires auxiliaires » (R. Cobb). La « terreur » ainsi expérimentée n’est pas qu’une méthode de répression ou une manière de gouverner, mais « une façon de vivre » pour des « hommes de sang ». Ces armées sont les meilleurs vecteurs de la déchristianisation portée par une partie de la sans-culotterie et des Conventionnels. Tous utilisent un langage mystique recourant au sacrifice et à la rédemption, que ce soit pour détruire les objets sacrilèges, glorifier les « actes héroïques » des révolutionnaires tués ou blessés dans les combats, ou lancer le culte des « martyrs de la Liberté », Le Peletier, Marat et Châlier – celui-ci étant, comme Marat, l’objet d’un véritable rituel de la part de « fidèles ».
À côté de cette concurrence avec la religiosité catholique, un messianisme révolutionnaire existe, dont rendent compte les intentions symboliques et philosophiques de Fouché par exemple – même si elles ont dû échapper à peu près totalement aux participants des fêtes qu’il organise. Lequinio, dans l’Ouest, s’investit également dans un prosélytisme anticlérical, paradoxalement au nom de la tolérance, s’appuyant sur des sans-culottes aux convictions plus simples. Les destructions de statues, d’ornements sacerdotaux, les processions carnavalesques et les profanations d’églises, ainsi que les descentes de cloches ou les spectaculaires et ambiguës « fêtes de la déesse Raison » marquent les esprits en même temps que la « chasse de l’or » remplit les caisses, mais n’affectent que des zones précises. Au-delà de régions du Bassin parisien très anticléricales, la déchristianisation est liée à des agents précis, comme Fouché dans la Nièvre, ou Dumont dans la Somme et l’Oise. Les destructions, si impressionnantes qu’elles soient, demeurent limitées, épargnant entre autres Notre-Dame à Paris ou la cathédrale de Chartres. Autour de cinq mille prêtres se marient, mais ce chiffre ne représente qu’un quart des abdicataires – loin des cent trente mille prêtres de 1789 –, tandis que les religieuses demeurent attachées au célibat à 99 %. Les prénoms révolutionnaires ne sont attribués que pendant les quelques mois de l’automne-hiver 1793-1794, sans qu’il soit possible de savoir ce qu’ils traduisent des intentions exactes des parents : volonté blasphématoire, soumission à la pression locale, manifestation politique contre les Conventionnels ?
Les résistances à la déchristianisation sont considérables, elles sont « plébéiennes », évidentes dans les campagnes comme dans les villes, notamment à Paris où Noël 1793 est fêté. La déchristianisation, portée par une minorité hétéroclite et souvent violente, est contre-productive, suscitant des oppositions virulentes et créant une Église clandestine destinée à une longue postérité. Elles s’expriment, sous d’autres formes, chez les Conventionnels, qui, comme Grégoire, tiennent à la religion catholique, ou qui, comme Robespierre, récusent l’athéisme. La mise en place du calendrier révolutionnaire, le 5 octobre 1793, avait préservé l’ambiguïté de la démarche, laissant la possibilité d’un Être suprême et s’inscrivant dans un horizon surchargé de symboles culturels et religieux. Le découpage en décades pour remplacer les semaines et supprimer les dimanches achoppe sous le double refus de ceux qui ne veulent pas perdre un repos tous les sept jours et de ceux qui gardent le dimanche pour le jour du Seigneur. Quatre sensibilités découpent dorénavant la France. La plus importante est attachée au catholicisme, résistant souterrainement, incarnée par exemple par Clorivière à Paris1 ; une autre lie la défense du trône et la religion ; une troisième, illustrée par Grégoire entend, contre vents et marées, concilier christianisme et révolution ; une quatrième, minoritaire, fractionnée, est hostile au christianisme.
Le mélange détonant entre religion et politique effectue alors un curieux retour. Même s’il y a parfois confusion entre l’iconoclasme des sans-culottes et des autorités, il n’y a jamais eu de vandalisme d’État. Face aux manifestations déchristianisatrices à Paris en octobre et novembre, les réactions de Grégoire, prônant la liberté des cultes et refusant d’abjurer, malgré les menaces à son encontre, et celles de Robespierre, dénonçant les ambitions politiques suspectes des sans-culottes, sont violentes et s’appuient sur une résistance exprimée au sein même des sections. La déclaration de Robespierre assurant que l’athéisme est contre-révolutionnaire constitue une véritable menace, qui pousse Chaumette et Hébert à affirmer publiquement que le Christ est le fondateur des sociétés populaires. Le Comité de salut public fait reculer Chaumette et Hébert qui se dissocient des minorités agissantes, puis obtient, le 6 décembre 1793, que la liberté des cultes soit à nouveau inscrite dans la loi. La politique n’a pas perdu ses droits. Chaumette cherchait à renforcer la Commune au détriment du Comité de sûreté générale en s’appuyant sur les comités révolutionnaires. Le 4 décembre, quand la Convention décrète le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix, affirmant sa suprématie et sa légitimité, les Cordeliers comprennent la leçon et excluent Chaumette. La révolution populaire a vécu.
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1- L’ancien jésuite ne doit pas être confondu avec un cousin, exact homonyme, chef chouan et proche de Cadoudal (connu sous le nom de Limoléan), émigré aux États-Unis où il participe à la fondation d’un ordre religieux.