La victoire illusoire
Parmi les journées qui firent la France, le 21 juin 1791 compte autant que le 14 juillet ou les 5 et 6 octobre 1789. Ce jour-là, le roi et sa famille sont arrêtés à Varennes, petite ville de l’Argonne, alors qu’ils cherchaient à rejoindre les troupes du général Bouillé stationnées à Montmédy et à Metz. D’un seul coup, un équilibre fragile s’écroule, révélant les faiblesses des alliances et entraînant tous les acteurs dans des voies imprévues.
Pourtant jusque-là l’Assemblée s’est imposée dans la conduite des affaires du royaume, en dépit de l’extrême droite et des monarchiens. Elle lutte contre les nobles contre-révolutionnaires, les prêtres réfractaires et leurs ouailles encore considérées comme des égarés, et affronte dans la confusion métis et esclaves. Aidée par la masse des biens nationaux qui garantit vaille que vaille l’assignat et surtout assure des rentrées d’argent évitant le recours à l’impôt, l’Assemblée s’est rallié tant bien que mal une grande partie de la paysannerie et réussit dans le domaine des finances, pierre d’achoppement de la monarchie, en réorganisant notamment les finances nationales. Au terme de discussions serrées, restreintes au milieu politique parisien, un échafaudage institutionnel se crée en 1791, si efficace qu’il va traverser toute la Révolution. La Trésorerie nationale remplace le Contrôle général de la monarchie, devenant sans le dire un ministère dirigé par six commissaires placés sous la surveillance de trois députés. L’institution échappe de fait à l’autorité royale et prend ses distances avec l’Assemblée. Elle peut ainsi collecter les impôts et assumer les dépenses de l’État grâce à des bureaux reconnus pour leur compétence et leur efficacité. Deux de ses principaux promoteurs, Condorcet et Lavoisier, perdront la vie en 1794, mais la plupart des commis garderont leurs fonctions, attestant de la viabilité de l’institution qui assure la vie matérielle du pays. Malgré le naufrage des assignats qui suivra quelques années plus tard et la ruine des rentiers, la confiance en l’État et en ses dirigeants durera, garantissant les échanges et donc la Révolution.
Faut-il chercher les raisons de l’effondrement prochain du régime dans l’incapacité des députés au pouvoir à faire face aux émotions générées par les événements ? La difficulté à comprendre l’enchaînement des faits ne doit pas être sous-estimée. Étudiant le Salon de 1791, l’historienne Annie Jourdan avoue son incapacité à repérer des œuvres et des artistes inspirés par la « révolution » en cours. Elle ajoute « les contemporains ne me rendent pas la tâche facile » en ne distinguant pas les ouvrages imputés à une volonté politique des autres, portés par l’habitude. L’aveu est sympathique, mais confondant. Pourquoi vouloir que les Français de 1791 se sentent pris dans la Révolution, comme les historiens estiment qu’ils ont dû l’être ? L’indécision manifestée dans les réalisations artistiques correspond simplement au fait, attesté ailleurs, que pour la majorité de la population les camps ne sont pas tranchés, que l’attente des changements et des réformes masque les ruptures entre les orientations idéologiques et que c’est précisément cette situation, confuse aux yeux des historiens polémistes et partisans, qui se trouve rompue en 1791.
Le centre perdu
Après 1790, les députés provinciaux arrêtent de partager les logements qu’ils louaient à Paris avec des compatriotes pour s’installer en fonction de leurs affinités politiques. Le changement d’habitudes n’est pas anecdotique. Bien entendu, ces hommes ne composent pas des partis, inexistants pendant la période, mais créent ainsi des nébuleuses politiques avec leurs identités, leurs meneurs, leurs mots d’ordre et même leur placement à l’Assemblée. Bien que nombre d’entre eux refusent de se laisser catégoriser et changent régulièrement de place dans la salle, les « patriotes » avancés, membres du club des amis de la Constitution, appelé dorénavant club des Jacobins, se retrouvent à la gauche du président. Dans un centre fluctuant, Mirabeau, « parti à lui seul », côtoie les patriotes constitutionnels, La Fayette, Duport, les frères Lameth et Barnave. À la droite du président, une minorité de députés s’affirment monarchistes convaincus, comme l’abbé Maury, qui stigmatise le « crime » d’octobre alors qu’il avait toléré la « révolution » de juillet. Ces hommes sont proches des impartiaux et monarchiens, illustrés par Cazalès et Malouet, orateurs infatigables critiquant les incohérences et les ambiguïtés des lois.
Au-delà des clivages, considérables, tous se retrouvent pour organiser l’État, circonscrire l’espace politique et empêcher des dérives jugées inopportunes. Il s’agit bien de supprimer la spontanéité populaire, héritage de 1789, et d’achever la destruction des « corps », les ordres qui avaient causé la chute de la monarchie. Tous partagent une vision libérale de la société et de l’économie, gardant en mémoire les obstacles dressés par les privilèges et exemptions de toutes sortes qui avaient rendu les réformes royales impossibles. Par principe autant que par nécessité, ils s’engagent dans une politique d’élimination des concurrences possibles. Les tribunes ne se privent pas d’intervenir bruyamment contre les « aristocrates », allant même jusqu’aux voies de fait lorsque leurs hérauts semblent en mauvaise passe. Quand en novembre 1790 le duc de Castries, devenu défenseur de la monarchie après avoir adhéré à la Révolution, blesse en duel Charles de Lameth, une foule assaille son hôtel particulier qu’elle saccage, poussant le duc à émigrer. La Commune soutient ensuite de facto cet acte commis par « dix mille souverains » comme le proclame un pamphlet hostile à l’aristocrate.
Ce tableau des sensibilités politiques doit être précisé et nuancé, car tous les groupes sont parcourus de tensions, y compris le noyau dur des contre-révolutionnaires. Les princes partis en émigration, Artois et Condé notamment, incarnent le refus de toute compromission avec la monarchie régénérée et se posent en censeurs vigilants de la Cour. Condé défend en particulier des positions idéologiques très fermes, ancrées dans une conception très réactionnaire et très cohérente de l’histoire et des rapports sociaux. Son départ en émigration a été à son image. Ayant prévu que le roi « allait boire le calice jusqu’à la lie », il quitte la France au lendemain de la prise de la Bastille, prenant de multiples précautions et n’emportant que son épée. Il est vrai qu’il fait jouer la solidarité nobiliaire hors de France et que de fidèles intendants gèrent ses biens, ce qui lui permettra d’être ensuite un des pourvoyeurs de fonds de la contre-révolution. Parmi les émigrés, beaucoup sont réticents devant les prétentions d’Artois, peu soutenu par les souverains européens. À la Cour, il ne dispose que de l’appui de Madame Élisabeth, la sœur de Louis XVI, celui-ci et Marie-Antoinette se défiant de ses ambitions. Provence joue son propre jeu, sans désavouer ouvertement la position de son frère. Cette division entre les partisans de la royauté est destinée à durer. Ceux qui regrettent la France d’avant 1787, Artois en premier, ne pardonneront jamais à ceux qui ont accepté 1789, dont Provence, d’avoir compromis l’authenticité du royaume. À Paris, les partisans du premier groupe se retrouvent après 1790 dans le couvent des Grands-Augustins, avant d’aller au cloître Saint-Honoré tenir leur principal club, la Société des amis de la Constitution monarchique, qui sera interdit en mars 1791. Ces « noirs » divisés en tendances complexes ne seront jamais aussi bien organisés que leurs adversaires, mais ils disposent d’une presse « contre-révolutionnaire », active, brillante, animée par des plumes comme celles de Rivarol ou de Royou. Si, là encore, cette presse est disparate, souvent virulente, parfois démagogue, elle possède un lectorat important pour ses principales publications comme L’Ami du roi et les Actes des apôtres. Cette tendance « populiste » interdit de résumer la position de ces « aristocrates » au seul désir de restaurer un équilibre entre le roi et sa noblesse traditionnelle : elle explique la complexité, ainsi que la faiblesse, de la contre-révolution.
La frontière est ténue entre ces conservateurs et les défenseurs de la monarchie parlementaire, même si ces derniers sont considérés comme faisant partie des responsables de la dérive politique que condamnent les premiers. Depuis les journées d’octobre 1789, certains monarchiens ont rejoint la contre-révolution militante, comme Mounier, parti en émigration, tandis que les autres, plus proches des « aristocrates », continuent de participer aux institutions et sont bien représentés à l’Assemblée. Appuyés sur des organisations cohérentes, notamment le club des Impartiaux, et sur des réseaux puissants, dont celui des colons et celui des évêques, ils sont représentés par des personnalités fortes, Lally-Tollendal, Champion de Cicé, Clermont-Tonnerre ou Malouet. Groupés autour de Virieu, ils réussissent à contrôler efficacement les débats de l’Assemblée et à installer leurs membres à la présidence. Leur apogée semble être atteint en janvier-février 1790, lorsqu’ils peuvent revendiquer l’accord donné par le roi aux mesures prises. Ce temps de grâce est bientôt balayé par la radicalisation des affrontements.
La division des « patriotes » est tout aussi réelle. Passé octobre 1789, leur unité a éclaté et le club breton est en perte de vitesse. La création en novembre de la Société des amis de la Constitution – le club des Jacobins – avait voulu répondre à ce déclin. Elle met en œuvre un réseau de correspondance de loin le plus efficace parmi tous ceux qui existent. Ceci explique son influence nationale, alors que son programme demeure flou, attaché d’abord à la défense de la « régénération ». Alors que les événements obligent à faire des choix véritablement politiques, une aile modérée se détache, jusqu’à la scission, autour de Duport, des frères Lameth et de Barnave, qui refusent les violences et souhaitent diriger le pays. Sur ce point, les rivalités personnelles, notamment entre La Fayette et Mirabeau, provoquent des conflits. Ces hommes veulent, par idéologie, voire par besoin d’argent pour Mirabeau, obtenir des positions de force ; en s’opposant les uns aux autres, ils contribuent à la division, mais aussi à la radicalisation des « patriotes », dont beaucoup refusent ces jeux de pouvoir.
Dans ce contexte, se constitue ainsi la puissante Société de 1789, autour de Condorcet, Sieyès, Mirabeau, La Fayette et Le Chapelier. Partisans de la Constitution, au point d’être appelés « constitutionnels », ces personnages puissants sont plus ou moins liés aux Jacobins, quelques-uns gardant la double appartenance. Se détachent particulièrement La Fayette, appuyé par son réseau, ainsi que du duc d’Orléans poussé par un véritable brain-trust. Le débat sur la paix et la guerre, l’inflexion de la répression du tribunal du Châtelet en mai 1790 contribuent à éloigner les hommes de 89 des Jacobins qui perdent leur influence au sein de l’Assemblée. Au final, Duport, les Lameth, Barnave contrôlent la vie politique, via les Jacobins, tout en tenant compte au centre de la Société de 1789, comme des personnalités marquantes. À gauche enfin, Robespierre s’impose par ses critiques des modalités de vote et par sa pugnacité.
Hors de l’Assemblée, le Cercle social joue un grand rôle. Il continue d’animer les débats et de rassembler les individus convaincus de la nécessité d’une politique marquée par les questions sociales. S’y retrouvent pêle-mêle des catholiques très rénovateurs, comme Fauchet, ou proches des « illuminés », comme Saint-Martin, des penseurs radicaux, comme Condorcet, des militants et des journalistes, comme Bonneville ou Danton, dans une entreprise de réflexion et d’interventions publiques. C’est dans ce cadre qu’une militante « féministe », Etta Palm d’Aelders, demande que l’on accorde des droits civiques aux femmes. Ce milieu très composite agite incontestablement les idées, puisque, en mai 1791, le journaliste Robert lance le Comité central des sociétés patriotiques qui va jouer un rôle central dans la mobilisation de l’opinion après Varennes. Sa femme, Louise de Keralio, première journaliste féministe, est l’auteur controversé d’un des rares pamphlets républicains de ces années, Le Républicanisme adapté à la France. Le Cercle social est sans doute lié aux fayettistes, via le journal le Jean Bart. La nébuleuse qu’il forme voit pourtant s’autonomiser en son sein le club des Cordeliers. Ceux-ci sont plutôt un groupement « d’action et de combat » qui, à partir de la section parisienne de la rive gauche, devient un mouvement critique envers la Constitution et l’Assemblée. Une authentique réflexion républicaine démocratique se développe, portée en outre par une effervescence de sociétés fraternelles, voire de sociétés charitables. Ces associations naissent pour contourner les interdictions faites aux citoyens « passifs » de créer des clubs ; elles prolongent ainsi les mobilisations populaires nées de la prise de la Bastille. Les Vainqueurs de la Bastille donnent notamment naissance au club des Ennemis du despotisme, qui demande, par exemple, la baisse des coûts d’inscription dans les clubs. Cette position revendicatrice s’accommode cependant de l’effort déployé auprès des habitants du faubourg Saint-Antoine pour les convaincre de ne pas incendier les barrières d’octroi dont la suppression est prévue pour le 1er mai. Pour ces militants, la démocratie doit être respectable. Il convient en effet de ne pas suivre les provocateurs et de garantir la crédibilité des assemblées populaires.
La vie politique se joue ainsi entre grands personnages, députés, militants de toutes espèces, ce qui implique que des échanges fort complexes s’établissent entre les doctrines, les programmes, les propagandes et aussi les manipulations. Les journaux populaires se rangent en effet entre les partisans de La Fayette, défenseurs d’un pouvoir fort, et ceux du duc d’Orléans, critiques envers les autorités et volontiers populistes, portés par des groupes de publicistes et de propagandistes, impliqués souvent dans des bagarres et des règlements de comptes. Dans ce milieu si composite on comprend que Marat, isolé dans son activité de journaliste prophétique mais plus ou moins soutenu par les Cordeliers, puisse tenir une place considérable. Son journal, L’Ami du peuple, diffuse à plusieurs milliers d’exemplaires, tout comme la Société des amis de la vérité, qui s’appuie sur le journal des Révolutions de Paris dirigé par Prudhomme, sans oublier les Tableaux de la Révolution française illustrant les textes de Fauchet et de Chamfort. Les « patriotes » de 89 ont donc gagné leur pari, mais ils se déchirent pour des raisons personnelles et idéologiques. L’une des crises les plus fortes se produit en janvier 1791, lorsque, pour contrer les ambitions de Mirabeau, les députés décident d’interdire que l’un d’entre eux puisse devenir ministre. La peur de voir apparaître un homme fort les conduit à fragiliser définitivement les ministères, dépourvus de prestige et de pouvoir décisionnaire, contribuant ainsi à dramatiser les débats dans l’Assemblée qui accapare de fait les pouvoirs législatif et exécutif.
Échec au roi
Si le couple royal n’occupe plus le premier plan de la scène politique depuis l’été 1790, il n’est pas pour autant inactif. Engagé dans une concurrence complexe vis-à-vis des émigrés, il est à la tête d’un réseau contre-révolutionnaire disposant d’ambassadeurs auprès des souverains étrangers, en particulier le baron de Breteuil, véritable ministre des Affaires étrangères de Louis XVI. Le roi est soutenu par la plupart des cours européennes, même si son beau-frère, l’empereur d’Autriche, l’appuie médiocrement. Ce dernier, avec le roi de Prusse et le tsar, sont concernés essentiellement par le partage de la Pologne et n’envisagent pas d’intervenir dans les affaires françaises sans d’éventuelles récompenses. Ce n’est pas le cas pour le roi de Suède, Gustave III, qui, avec Fersen, organise depuis Aix-la-Chapelle un maillage d’espions contre-révolutionnaires préparant la fuite de Louis XVI et Marie-Antoinette. À vrai dire, si l’action du roi de Suède compte peu, en revanche le départ de Louis XVI hante les esprits. Redouté parce qu’il signifierait l’entrée du pays dans la guerre civile, il est régulièrement annoncé et dénoncé, les rumeurs folles se mêlant à de vrais préparatifs.
La stratégie royale est calculée. À côté de cette diplomatie secrète active, qui sera ensuite reprochée à Marie-Antoinette, le couple royal débauche Mirabeau, toujours en quête de revenus et de pouvoirs. En retour, celui-ci mène une politique d’accommodement, manipule l’Assemblée et cherche à renforcer l’autorité du roi et de l’exécutif. Sa mort brutale, le 2 avril 1791, crée un vide politique considérable, qui ravive les tensions et les rivalités et supprime les transactions entre les Tuileries et l’Assemblée. Les préparatifs de la fuite sont continués : le roi prend l’habitude de sortir des Tuileries pour aller à la chasse, tandis que la reine et le Dauphin rencontrent les Parisiens dans les jardins. Ces sorties banales n’arrivent pas à convaincre de leur bonne foi, comme l’illustre la manifestation qui avait empêché la famille royale d’aller à Saint-Cloud pour célébrer les Pâques, le 18 avril. L’agitation sociale est alors très grande, obligeant le maire, Bailly, à faire face aux sociétés politiques qui surveillent le roi, ainsi qu’aux grèves, notamment celles des charpentiers, très organisés.
Après plusieurs tentatives, la fuite de la famille royale a lieu sous la direction de Fersen, dans la nuit du 20 au 21 juin. La famille royale et ses proches partent dans une énorme berline qui suit un trajet jalonné par des troupes placées sous le commandement du général Bouillé. Alors que les risques semblent disparus, conformément à l’intuition du roi considérant que seuls les militants parisiens sont véritablement hostiles à la monarchie, l’entreprise échoue non loin de son but sous la conjonction de facteurs imprévus. La berline est lente et très voyante, le retard s’accumule, rendant les soldats qui devaient veiller sur la sécurité du roi suspects aux yeux des habitants des villes et villages. Le maillage militaire se disloque et, à Sainte-Menehould, un maître de poste, Jean-Baptiste Drouet, reconnaît le roi. Il obtient de la municipalité un mandat pour l’arrêter. Ce qui est fait lors de l’étape de Varennes, où il pousse le procureur-syndic Sauce à contrôler les passeports des voyageurs, puis à confondre Louis XVI, enfin à le forcer d’attendre la venue des émissaires de l’Assemblée lancés à sa poursuite.
Les soldats n’osent pas affronter la foule qui s’est massée dans la petite ville, et le roi ne réagit pas plus, alors qu’en partant de Paris il avait assuré qu’il serait bientôt un autre homme, « le cul sur une selle ». Faiblesse, indécision, souci de protéger sa famille : toutes les hypothèses courent pour expliquer son inaction. Le voyage de retour est scandé par des épisodes contrastés. Des manifestations favorables au roi ont lieu plus ou moins discrètement, provoquant parfois des réactions violentes. L’exemple le plus marquant est la mise à mort d’un seigneur venu ostensiblement prêter hommage au souverain, le comte de Dampierre, qui, il est vrai, était détesté de ses paysans. L’arrivée dans Paris s’effectue sous le contrôle de l’Assemblée qui a suspendu Louis XVI. Elle interdit les manifestations, impose le silence et assure que le roi a été victime d’un enlèvement. La « déclaration du roi à tous les Français à sa sortie de Paris », laissée derrière lui le 20 juin, dit pourtant explicitement le contraire, incriminant le cours de la Révolution et le rôle des clubs. L’opinion en est même informée, puisque le journal de Brissot, Le Patriote français, en fait un résumé et donne des extraits dans les jours qui suivent. Les conséquences de cet événement sont considérables.
Deux cent quatre-vingt-dix députés royalistes prennent le parti du roi, protestant contre sa suspension et considérant qu’il n’a enfreint aucune loi. Leur protestation, qui s’inscrit dans la logique de la politique du pire, achève de couper les aristocrates des modérés et affaiblit la droite. L’émigration des officiers nobles reprend avec vigueur, par conviction autant que par peur de représailles. Le général Bouillé, qui avait été proche de La Fayette, est évidemment l’un des premiers à partir, tout en revendiquant la responsabilité de la fuite du roi. La suspicion qui pesait sur les officiers nobles avait déjà conduit l’Assemblée à voter un décret les 13-15 juin 1791, exigeant d’eux une prestation de serment, sous peine d’être déclarés « infâmes, indignes de porter les armes et d’être comptés au nombre des citoyens français ». La mesure, vexatoire parce que plaçant les officiers sous la surveillance de leurs hommes, voulait pousser les amis du roi à la démission. Le décret avait suscité une levée de boucliers de la part de la droite, qui avait cependant conseillé de prêter serment. Le décret n’ayant pas été sanctionné par le roi, avant sa fuite, est corrigé le 22 juin. Les militaires doivent jurer de défendre la patrie contre les ennemis et d’obéir à l’Assemblée nationale. Toute mention relative à l’honneur est abandonnée, adoucissant le précédent projet. Mais cette deuxième formulation, qui oblige toujours à une prise de position publique, provoque la crise attendue et accélère la division dans l’armée.
L’opposition à la Révolution vient de changer de signification. Le roi, en voulant quitter le royaume, a montré que la légitimité n’est plus en France mais peut se trouver dans les rangs des troupes commandées par Artois, Condé et Mirabeau-Tonneau. La contre-révolution n’est plus une opinion, elle devient un délit, voire un crime, d’autant que le comte de Provence a, de son côté, réussi à gagner la Belgique, le 20 juin, montrant que les royalistes veulent reconquérir le pouvoir. L’unité de la contre-révolution ne se réalise pas pour autant. Breteuil, agissant au nom du roi, s’oppose toujours à Calonne, conseiller des princes, Artois, Conti, Condé. Ceux-ci doivent aussi rétablir Provence dans ses droits, sa naissance lui donnant une préséance sur Artois, malgré les deux dernières années passées en France à soutenir de fait la monarchie parlementaire. Tout ceci ne modifie pas l’attitude de l’empereur Léopold qui ameute les princes d’Empire sur le sort du couple royal sans se fonder sur les émigrés.
La France sans le roi ?
À Paris, l’Assemblée, aidée par la Commune et la garde nationale, a littéralement pris le pouvoir qu’elle exerce pendant plus de trois semaines dans une sorte d’interrègne qui mêle volontairement et ouvertement les pouvoirs de l’exécutif et du législatif. En assurant que le roi a été enlevé, les députés exercent le contrôle politique du pays sans aucun contre-pouvoir. Des commissaires sont envoyés dans tout le royaume et des levées de volontaires organisées. Pourtant les limites constitutionnelles sont respectées, l’Assemblée refuse d’empiéter sur l’exécutif en composant un comité exécutif avec les ministres. Cette volonté d’enraciner les principes révolutionnaires dans un cadre légaliste est mal comprise, car elle bute sur des réactions violentes et incontrôlables. La crainte et la peur entraînées par la fuite du roi ont fait renforcer le contrôle aux frontières, lever des milices, contrôler plus étroitement les contre-révolutionnaires avérés et même ceux qui paraissent « suspects ».
Un peu partout, les Jacobins locaux surveillent le courrier, censurent la distribution des journaux royalistes, violent le principe du secret de la correspondance. Comme en 1789, les réflexes de la Grande Peur jouent à nouveau dans l’Ouest où les seigneurs en font les frais. Dans les villes, notamment à Paris, les signes de la royauté sont détruits par des foules rassemblées spontanément, tandis que libelles, pamphlets et caricatures dénoncent, souvent de façon obscène et scatologique, le roi et sa famille. Bailly réussit à étouffer le mouvement, qui reprend, sous une autre forme, au moment de l’entrée du souverain à Paris, avec des manifestations populaires imposantes. Lettres et pétitions circulent entre les clubs et sont adressées en masse à l’Assemblée. À Valence, par exemple, les délégués de vingt-deux sociétés jacobines se réunissent pour demander qu’un procès soit intenté au roi. L’opinion met en cause la nature même du régime et bascule majoritairement contre Louis XVI. Cependant, lorsqu’une partie des Cordeliers prend la tête du mouvement « républicain », l’initiative divise le club et fait scandale, les autres sociétés populaires ne la suivant pas.
Les Jacobins sont divisés à propos de la république. Majoritairement ancrés dans une culture politique inspirée de Rousseau, ils s’accordent à penser que la république ne peut pas convenir aux grands États, estimés incapables d’être gouvernés par une démocratie directe. En outre, dans une tradition beaucoup plus ancienne, « république » renvoie à la res publica, désignant indifféremment tous les régimes politiques dans lesquels le pouvoir s’exerce par le peuple, qu’ils soient « démocratiques » ou « tyranniques », à la différence des autres qui relèvent de la monarchie. Ainsi le mot « république » comporte-t-il une ambiguïté qui n’échappe pas aux principaux protagonistes et qui le rend quasiment tabou à l’Assemblée. Cependant, comme pour de nombreux autres termes, le sens du mot ne cesse de se modifier, ne serait-ce qu’en réaction à la brutalité politique des hommes au pouvoir, traquant les militants cordeliers et employant la garde nationale soldée contre les mouvements sectionnaires. Le système politique installé depuis juillet 1789 montre ses limites, prêtant le flan à la critique « républicaine » lancée par des publicistes appartenant au Cercle social, comme Bonneville, Lavicomterie, Mandar et Paine. Celle-ci développe l’idée d’une république inspirée des modèles antique ou utopique, telle que James Harrington l’avait imaginée en 1656 dans son roman Oceania. Sous l’impulsion de Condorcet et de Paine, connaisseurs de Priestley et de Price notamment, dans la ligne ouverte par la République américaine, « république » devient le synonyme d’un régime de citoyens vertueux, éduqués et solidaires. Il s’épure donc en conséquence, même s’il demeure soutenu par une nébuleuse hétéroclite de militants cosmopolites et démocrates, à laquelle Robespierre ne se rallie pas véritablement, tandis que Sieyès en conteste l’intérêt.
La vulgarisation de l’idée républicaine, identifiée à la défense de la nation par des citoyens égaux quel que soit leur statut, crée un vocabulaire qui trouve un écho dans des groupes urbains attachés à leurs cadres de vie ainsi qu’à leurs relations de proximité, mais qui ne se retrouvent pas dans les programmes véritablement politiques élaborés par les Jacobins. Vivant au sein de leur quartier dans une sorte de démocratie directe confortée par le sentiment de représenter le « souverain », encadrés par des militants qui se posent en critiques des élus, même quand ceux-ci siègent à la Commune de Paris, ces hommes et femmes expérimentent des pratiques qui sont dans les franges de la vie politique exprimée dans les assemblées. Ils se reconnaissent davantage dans les positions des divers porte-parole qui s’affirment comme intermédiaires en invoquant des principes « démocratiques » ou « républicains ». Ainsi une logique politique inédite se différencie et s’oppose d’abord aux logiques de la monarchie « absolue » instaurées par Louis XIV, ensuite à celles de la monarchie « administrative » de Louis XVI, enfin à toutes les logiques sociale, sécularisée, individualiste et utilitariste mises en place depuis les années 1750 en Europe par les physiocrates, les économistes et tous ceux qui veulent créer un État fondé sur la liberté individuelle.
Le lien entre Cercle social, club des Cordeliers, sociétés fraternelles et mouvement populaire des faubourgs se noue étroitement dans ces circonstances : les uns politisent des ressentiments, sans pour autant accepter la violence latente des masses ; les autres trouvent un espace politique ouvert, dans lequel ils peuvent imposer des revendications taxatrices et communautaristes. L’essor de ces sociétés se réalise malgré le découpage récent de l’espace parisien en sections et s’appuie sur la vitalité du journalisme politique qui atteint certainement son apogée à ce moment. Aucune unité n’existe entre des hommes aussi différents que Condorcet, Marat, Lanthenas ou Bonneville, sauf leur recherche d’une démocratie aussi directe que possible. La fédération des sociétés fraternelles, lancée par le journaliste Robert, tente de renforcer ce courant composite qui inquiète les Jacobins, qu’ils soient ou non au pouvoir. Le divorce entre ces deux forces se produit précisément en juillet 1791, lorsque les intellectuels du Cercle social se rallient aux Girondins ou s’éloignent de la scène politique, tandis que les sociétés fraternelles se révèlent inaptes à tenir un discours politique mobilisateur et se cantonnent à des revendications sociales. Les militants populaires prendront le contrôle le club des Cordeliers, critique des députés et des clubs « bourgeois ».
Les sensibilités s’expriment de façon de plus en plus précise et agressive. D’un côté, les volontaires qui s’engagent dans les armées le font au nom de la défense de la patrie dont on pressent qu’elle est menacée autant de l’intérieur que de l’extérieur ; de l’autre, nombre d’individus s’estiment trahis par le roi et lui reprochent d’avoir rompu le pacte qui les unissait tous ensemble. Si la tradition « pactiste » d’une monarchie chrétienne, populiste et organiciste ne subsiste plus guère que dans la péninsule Ibérique et dans les possessions d’outre-mer en Amérique latine, elle demeurait en France, en toile de fond, sous le vernis des mutations imposées par l’État monarchique et le début de la Révolution économique et industrielle. Varennes et plus largement le choc révolutionnaire donnent donc l’occasion de voir comment la nation est perçue sous deux formes antagonistes mais liées l’une à l’autre. La monarchie constitutionnelle continue sans doute d’être respectée formellement, mais la royauté traditionnelle est certainement morte définitivement à ce moment-là, expliquant que le discrédit du couple royal soit complet : le roi est représenté comme un gros cochon goinfre et la reine comme une Messaline étrangère et traîtresse. On comprend que toute une partie de l’opinion ne s’étonnera plus ensuite de leur sort. Pourtant, beaucoup demeurent attachés au principe monarchique, qu’ils soient contre-révolutionnaires ou simplement attachés à une unité nationale au travers d’un homme, incarnation d’un pouvoir extraordinaire et dispensateur de protection et de justice. Necker et Mirabeau avaient été pressentis pour ce rôle. D’autres tenteront de le remplir avant l’essai impérial et la restauration royale. La peur du trône vide, qui hante la France depuis des années, et notamment depuis 1789, s’accroît brutalement, entraînant angoisses et violences. Ce mois de juillet 1791 est exceptionnel, accordant à l’opinion la liberté politique la plus large qui soit – la presse contre-révolutionnaire est aussi particulièrement active et populaire – avant que les restrictions ne la réduisent suite aux événements dramatiques qui vont se dérouler. S’expérimentent toujours les difficultés à définir « le peuple », difficultés restées sans solution plus de deux siècles après.
Première terreur ?
Cette crainte et la révolte qu’elle suscite donnent le sens des manifestations populaires « républicaines » lancées par le Cercle social et les Cordeliers à la mi-juillet, lorsque l’Assemblée se saisit enfin de l’épisode de Varennes pour statuer officiellement et tenter de refonder les institutions. Pour les Jacobins constitutionnels au pouvoir, l’enjeu est clair : terminer la Révolution et empêcher toute nouvelle radicalisation. Dans cette perspective, Barnave joue un rôle ambigu de médiateur auprès de la reine, sans que l’on puisse estimer la duplicité de la reine et la naïveté de Barnave qui n’obtient pas plus le soutien du couple royal que Mirabeau auparavant. Trois mois plus tard, le 14 septembre suivant, date à laquelle le roi prête serment à la Constitution, les puissants, Duport, Lameth et Barnave, auront réussi à clôturer officiellement l’épisode de Varennes – exonérant le roi de toute responsabilité en accusant son entourage – et à opérer leur prise de pouvoir. Mais pour arriver à ce résultat, ils ont dû vaincre une véritable offensive révolutionnaire.
Les débats à l’Assemblée s’ouvrent du 13 au 16 juillet 1791. La crise politique a remis en cause l’orientation même de la Révolution. Le choix se pose entre risque de banqueroute d’État et recherche d’une égalité sociale. Pour éviter la première, il convient de rassurer les possédants en isolant les contre-révolutionnaires avérés, mais aussi en honorant les dettes contractées envers tous ceux qui ont perdu des places et des biens du fait de la Révolution. Pour établir la seconde, les démocrates poussent au contraire à arrêter d’indemniser les anciens privilégiés et autres détenteurs d’offices ou de droits. Seule une minorité parmi les Jacobins – dont les Jacobins orléanistes, comme Choderlos de Laclos – réclame l’envoi du roi devant un tribunal et son remplacement par un régent ou un conseil exécutif élu, tandis qu’un courant des Cordeliers, voulant instaurer une république, exige sa déchéance. Le « moment républicain » qui se manifeste n’est donc pas dû aux députés, mais à la pression de la rue parisienne, le prétexte étant apporté par la question récurrente de la garde nationale. Garde soldée ou garde « bourgeoise », celle-ci entretient de mauvais rapports avec les citoyens passifs, qui ne peuvent pas en faire partie, autant qu’avec les militants, qui lui reprochent de n’être qu’une troupe dévouée à son chef, La Fayette. Les choix à opérer pour réaliser la Révolution se traduisent ainsi par l’opposition rugueuse entre les « patriotes » en uniforme et les « démocrates » des clubs.
Toutes les questions essentielles sont donc posées en même temps : le sens de la Révolution, le sort de Louis XVI et l’avenir des mesures sociales. Les acteurs n’en ont pas clairement conscience, mais les affrontements qui redoublent quotidiennement créent une situation explosive. Alors que la monnaie manque, que les billets de confiance se multiplient, favorisant la hausse des prix, la question sociale est formulée par les ouvriers des ateliers de charité. Ils peuvent se poser en héros et en victimes d’une Révolution en train de les abandonner à leur destin et se proposent d’organiser une manifestation à l’occasion de l’anniversaire du 14 Juillet. Les autorités veulent les canaliser, sans pouvoir interdire les mouvements populaires, comme celui qui s’empare provisoirement de canons de la garde nationale. La question politique est plus confuse encore, puisque tous les partis sont divisés face aux décisions à prendre à propos de Louis XVI. Alors que des foules font pression pour poursuivre le roi, des pétitions circulent parmi les Jacobins, dont Danton, ainsi que parmi les Cordeliers menés par Bonneville et Robert. Le 15, sous l’impulsion de Bonneville, une grande manifestation partie des Cordeliers traverse Paris, portant des bannières frappées des mots : « La liberté ou la mort. » La formule, percutante, n’est pas une préfiguration de la Terreur ; elle relève des discours sur la liberté et la mort qui ont fleuri depuis la Révolution américaine et précisément depuis que l’homme politique américain Patrick Henry, futur gouverneur de la Virginie, l’a popularisée en 1775.
L’Assemblée, en plein débat sur le sort du roi, s’oppose à toute démonstration, ce qui met les Jacobins de gauche, minoritaires, en porte-à-faux vis-à-vis des Cordeliers, à la fois concurrents et alliés. Le 17 juillet, par souci de légalité et pour éviter de suivre une démonstration populaire, ces Jacobins renoncent à la pétition et laissent les pétitionnaires seuls face au maire de Paris, Bailly, et au chef de la garde nationale, La Fayette. Dans la prévision d’un coup de force, les personnalités les plus en vue, Danton, Marat, Robert, reçoivent le conseil de se cacher hors de Paris pour éviter une répression inévitable dont il convient pourtant de limiter les effets dévastateurs.
Dans la matinée du 17 juillet, alors que les manifestants commencent à se rassembler sur le Champ-de-Mars, deux voyeurs désirant profiter du défilé des femmes venant signer la pétition sur l’estrade sous laquelle ils sont cachés, sont découverts et aussitôt lynchés. La peur constante de la conspiration s’est encore traduite par la violence immédiate. L’exaltation augmente sur la place où les mots d’ordre sont de plus en plus déterminés, mais aussi à l’Assemblée et à la mairie, cette dernière envoyant des troupes contre ceux qui apparaissent comme des émeutiers. Dans un climat rappelant ceux qui avaient précédé la Grande Peur et la prise de la Bastille, négociations, bruits alarmistes, confusion des pouvoirs et manque de sang-froid se cumulent. Tout cela débouche sur un face-à-face tendu entre des gardes nationales, éprouvées par l’hostilité déployée à leur égard depuis des semaines, et une foule disparate, sans vrai leader, épuisée par une journée entière passée entre exaltation et exaspération. Une fusillade éclate, qui provoque la panique. Au moins une douzaine de personnes sont tuées, peut-être une cinquantaine, comme le bruit circule ensuite.
Dans un paradoxe apparent, ce sont les gardes nationaux « bourgeois » qui ont tiré, alors que les gardes soldés, c’est-à-dire les anciens gardes-françaises de la royauté, sont restés disciplinés. Manque de professionnalisation, sentiment d’illégitimité, crainte de débordements se sont conjugués au besoin d’en découdre après une tension accumulée depuis des semaines, qu’aucune transaction politique ne semblait pouvoir apaiser. La peur a joué son rôle ordinaire sur des groupes armés non professionnels. En 1848, ce seront aussi, de la même façon, les jeunes gens juste engagés dans la garde nationale qui tireront sur leurs anciens camarades montés sur les barricades de juin. Politiquement parlant, la violence latente a été tranchée par la violence d’État. La loi martiale est maintenue jusqu’au 25, tandis que le Comité des recherches de l’Assemblée poursuit les principaux meneurs démocrates. Après les répercussions de Varennes, cette fusillade achève de bouleverser tout l’échiquier politique.
Gauche et droite se redistribuent face à l’articulation de la violence populaire et de la violence d’État, même si la confusion prévaut. Il serait abusif d’opposer « peuple » et garde nationale, puisque presque un tiers des signataires de la pétition avortée du 17 juillet étaient des gardes nationaux. Les clivages ont suivi des sociabilités et des sensibilités plus que des orientations politiques strictes. Le milieu des « démocrates républicains » des sociétés fraternelles, des Cordeliers, du Cercle social est brutalement décapité et leurs journaux, comme La Bouche de fer, disparaissent. Mais beaucoup de Jacobins, désarçonnés, quittent aussi leur club purement et simplement pour se distinguer de ces « républicains » dangereux. À Paris, une grosse minorité d’entre eux se retrouve dans le couvent voisin des Feuillants. Ils en prennent le nom et reçoivent l’appui d’une cinquantaine de clubs de province. Le noyau jacobin subsistant est cependant rejoint par la majorité des provinciaux et se range, de son côté, à la gauche de l’Assemblée. Les Feuillants, soutiens du pouvoir, se trouvent ainsi dans une position difficile. Ils contrôlent de fait les principales institutions et sont responsables de l’identification de l’unité nationale au salut de la patrie. Mais ils sont en rupture avec toutes les autres forces politiques, de l’extrême droite à la gauche démocratique. Par ailleurs, il ne faut pas oublier l’hostilité du roi à leur égard ni les antagonismes qu’ils suscitent à propos des réformes religieuses et sociales. Ils ne peuvent s’appuyer que sur les frères dorénavant ennemis que sont les Jacobins maintenus, devenus de facto les seuls porteurs des espoirs populaires à l’Assemblée.
L’unité postulée entre peuple, nation et Révolution vient d’éclater. La fusillade du Champ-de-Mars a rompu l’enchantement. Affirmant que la Révolution était faite, ses responsables ont isolé les « sans-culottes » : le mot commence à se propager pour identifier péjorativement la « populace » coupable des violences des mois précédents. Cependant, entre juillet et décembre 1791, sous l’influence du journaliste Gorsas, lié aux Cordeliers, la signification du sobriquet est renversée et le mot devient l’emblème revendiqué de tous ceux qui s’opposent à l’aristocratie, à la contre-révolution, ainsi qu’à la bourgeoisie révolutionnaire incarnée par les Feuillants. Du fait de ses origines polémiques, l’appellation « gauloise et satirique » (M. Reinhard) ne correspond à aucune situation économique précise, mais elle donne au « quatrième état » un symbole, ainsi que des soutiens politiques : les Cordeliers passés aux Jacobins, partisans du pouvoir des classes moyennes. L’accélération de la logique de stigmatisation et d’identification se retournera bientôt contre ces derniers, comme on le verra rapidement. Dans l’immédiat, ces Jacobins, parmi lesquels les tendances « girondines » commencent à se faire jour, défendent les violences vues comme des réactions légitimées par le refus de l’orientation politique prise par l’État.
Varennes et le Champ-de-Mars auraient-ils été, en outre, les premières marches d’une terreur, annonciatrice de ce qui serait la « Terreur de 93 » ? La question, récemment posée, voudrait faire d’une pierre deux coups. Il s’agirait d’abord de prouver que la violence révolutionnaire s’est imposée peu à peu, au fur et à mesure des affrontements, ensuite qu’elle n’a pas été le fait unique des Jacobins, mais aussi des Feuillants, considérés comme modérés par toute l’historiographie. Soulignons encore une fois que répondre à ce problème, c’est se couler dans l’invention thermidorienne et réactionnaire de la « Terreur » après août 1794. Rappelons que, jusqu’en 1793-1794, aucun comité de gouvernement ne voulait établir un tel régime, ce qui fut dit explicitement. Redisons aussi que les pratiques de défense communautaire, de punitions juridiques expéditives et de violences politiques étaient communes à la monarchie avant 1789. Celle-ci avait de surcroît l’habitude de laisser exploser les émeutes populaires, faute de moyens, avant de punir exemplairement quelques meneurs pour amorcer le retour au calme. Les exécutions publiques et les expéditions militaires ou de police étaient les choses du monde les mieux partagées. Les intendants, gouverneurs et municipalités y avaient recours dès qu’ils s’estimaient assez forts pour les entreprendre. Les Feuillants n’ont innové que dans la mesure où ils se sont inscrits dans un univers politique différent.
Finir la Révolution ?
Reste à comprendre leur orientation. La panthéonisation de Voltaire, retardée par la fuite du roi, est organisée le 11 juillet ; elle affirme un idéal révolutionnaire mâtiné de sentiments anticléricaux qui permet de rallier la gauche aux hommes en place et de critiquer Louis XVI. La fusillade du Champ-de-Mars fait pourtant basculer l’Assemblée vers la droite, une nouvelle fois, quelques jours plus tard. Significativement, l’Assemblée rappelle la nécessité du respect du secret des correspondances contre les exigences jacobines. Le jeu des opinions est suffisamment ouvert pour que La Gazette de France puisse lancer une campagne nationale auprès des nobles pour que des volontaires se désignent en otages et garantissent ainsi la liberté du roi, lui-même comparé au Christ. Le journal défend le « pacte de famille » qui doit unir le roi et ses sujets, en réponse aux pétitions démocrates qui circulent au même moment autour de la fête du 14 Juillet. Le 24 août, une première liste d’otages, se proclamant « frères de l’ordre de la famille », est solennellement remise au président de l’Assemblée. Au total, quatre mille noms sont rassemblés.
L’unité des contre-révolutionnaires n’existe toujours pas. Quoique puissants dans l’opinion, ils se déchirent, s’accusent mutuellement d’avoir contribué à l’affaiblissement du pouvoir royal et hésitent sur la stratégie à mener, entre émigration militaire et agitation politique. Une partie d’entre eux continue la politique du pire, critiquant les mesures des Feuillants avec des arguments populistes proches de ceux employés par la gauche. Cette confusion est accrue par la déclaration officielle faite le 27 août à Pillnitz, en Saxe, par le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche. Ils se disent prêts à garantir « les bases d’un gouvernement monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être des Français », au besoin en donnant des « ordres convenables » à leurs troupes. La proclamation est rhétorique : le roi et l’empereur, toujours préoccupés par la Pologne, maintiennent leurs distances avec les émigrés et veulent éviter de s’engager dans un conflit avec la France. Mais, en France, elle fait l’effet d’une bombe. Les révolutionnaires s’en inquiètent, craignant encore plus les contre-révolutionnaires comploteurs et accusent le roi, mais aussi l’Assemblée, de double jeu. La radicalisation est ainsi relancée par ces peurs réciproques.
L’adoption de la Constitution par l’Assemblée le 3 septembre, puis par le roi les 13 et 14 septembre 1791, tente en récusant les positions des « noirs » de rompre cet enchaînement, tout en brouillant davantage les cartes. La discussion sur la nature du régime a été marquée par des rebondissements et des ambiguïtés jusqu’au dernier moment, clôturant le processus entamé en 1788. Ainsi les principes fondamentaux sont-ils réaffirmés, tout en étant infléchis par le souci de l’ordre social. Même la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est amendée, réinitialisant en quelque sorte la Révolution ! Le fameux article limitant la liberté à celle d’autrui comprend désormais la nécessité de respecter, en outre, « la sûreté publique ». La Constitution civile du clergé, quant à elle, n’a pas été incluse dans la Constitution, laissant le champ ouvert à une possible réconciliation des deux Églises, envisagée dans les débats le 14 septembre 1791. La Révolution n’est pas achevée.
Dans le droit fil de 1789, cependant, la nation reste la seule source de la souveraineté, déléguant ses pouvoirs à l’Assemblée, au roi et à des juges élus par le peuple. Le roi est pris dans « la race régnante » selon la primogéniture des mâles, « à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leurs descendances ». (On notera que la fameuse loi salique, régulièrement invoquée, trouve enfin et in extremis la formulation écrite qu’elle n’avait jamais eue auparavant.) Mais il est dorénavant le « roi des Français », « premier fonctionnaire public », comme les débats initiaux l’avaient envisagé. Il nomme des ministres qui ne dépendent que de lui, n’exerce aucun pouvoir sur l’Assemblée et partage avec celle-ci l’essentiel de ses attributions, y compris la nomination d’une partie des officiers ou la conduite de la diplomatie. S’il est à la fois irresponsable et « personne inviolable et sacrée », en tant que représentant de la nation assujetti à la loi, s’il possède une liste civile en propre ainsi qu’une garde personnelle, afin de résister aux pressions populaires, il n’en demeure pas moins un « nain » face à l’Assemblée.
Celle-ci possède en effet un éventail important de pouvoirs : l’initiative des lois, ainsi que le dernier mot sur elles une fois le veto suspensif du roi épuisé, le contrôle réel des recettes et des dépenses, donc la surveillance des ministères, ainsi que la faculté de régler les litiges judiciaires non résolus par le tribunal de cassation. Tous les pouvoirs administratifs et judiciaires relèvent de facto directement ou indirectement de sa compétence. Quant aux administrateurs élus, ils ne peuvent revendiquer « aucun caractère de représentation » et doivent appliquer les lois votées par l’Assemblée au nom du roi. La séparation des pouvoirs est donc ainsi à la fois stricte et fictive, faisant de l’Assemblée le seul corps représentant la nation. Sa supériorité sur la personne du roi vient aussi de sa composition même, car les députés sont élus selon un système qui combine un nombre fixe de représentants par les départements – trois pour chacun, sauf Paris qui ne délègue qu’un député –, avec des nombres calculés selon la part de population et de contribution directe de chaque département.
La désignation repose donc sur des critères territoriaux, démographiques et économiques assurant, en théorie, une légitimité irréprochable à l’Assemblée. Elle n’est pas, au sens strict, une assemblée censitaire, même si pour être élu il faut être un homme, contribuable, de plus de vingt-cinq ans. Il faut, en outre, avoir passé deux barrages, qui furent âprement discutés. Le premier, pour être électeur dans l’assemblée primaire, donc citoyen actif, demeure relativement aisé à franchir, sauf pour les populations ouvrières urbaines : il faut payer autour de trois journées de salaire. Le second, pour être éligible, exige de verser une contribution directe, variant entre cent cinquante et quatre cents journées selon les communes. Cette condition a été introduite en août 1791, en remplacement du système prévu auparavant qui exigeait des éligibles qu’ils soient propriétaires fonciers et qu’ils paient une contribution plus élevée, correspondant à un marc d’argent. Le courant démocrate, illustré par Robespierre en l’occurrence, a fait rejeter cette mesure, ce qui a permis aux « capacités », hommes de loi notamment, de voter avec les plus riches. Le régime n’est pas une ploutocratie, comme l’Angleterre parlementaire à la même époque, mais il n’en cherche pas moins à éviter que les non-propriétaires puissent intervenir dans la politique. La nature de la Constitution amène à se demander si elle participe de la Révolution de 1789-1791, comme les députés l’affirment, ou si elle n’a pas enfin arrêté les principes de la régénération lancée depuis les années 1780, en payant le moindre tribut possible à la Révolution qui l’a rendue possible ?
La stabilisation impossible
C’est ce que les ambiguïtés survenues le 14 septembre incitent à penser. Le roi, venu prêter serment devant l’Assemblée ce jour-là, est reçu sans que les règles du protocole soient clairement arrêtées. Dès le début de sa courte intervention, les députés s’assoient et se couvrent dans un geste qui rappelle le 5 mai 1789. Après une hésitation, le roi achève de parler et s’assoit à son tour dans un fauteuil identique à celui du président de l’Assemblée, lequel doit se lever pour répondre. Il faudra une quinzaine de jours pour que des règles précises soient fixées, accordant au roi un fauteuil orné de fleurs de lys, placé au centre de l’Assemblée, et au président un fauteuil ordinaire, à sa droite. Ces petits accrocs protocolaires, que l’on peut comprendre comme mesquins ou ridicules, sont liés aux maladresses des uns et des autres, mais aussi aux contradictions de leurs stratégies. Les Feuillants s’attachent d’autant plus aux prérogatives nées de la Révolution qu’ils s’emploient à la contrôler. Le roi fait bonne figure tout en menant un double jeu. Il ne cesse de garder ses distances à l’égard des émigrés comme de ses frères, et même envers la reine ou sa propre sœur, plus radicales que lui dans le rejet des institutions ; dans le même temps, il prend conseil en permanence auprès de Duport, Barnave et des Lameth. Tous achèvent le tour de passe-passe qui a transformé la fuite du roi en « départ » involontaire en amnistiant ceux qui ont été l’objet de poursuites pendant les dernières années.
Le sens de l’opération est donné par les propos du député noble Briois de Beaumetz. Au nom des Comités de constitution et de révision de l’Assemblée, ce dernier, cité sous le nom de Beaumetz dans Le Moniteur, justifie l’amnistie proposée avec ces attendus : « L’Assemblée nationale, considérant que l’objet de la Révolution française a été de donner une Constitution à l’Empire, et qu’ainsi la Révolution doit prendre fin au moment où la Constitution est achevée et acceptée par le roi ; considérant qu’autant il serait désormais coupable de résister aux autorités constituées et aux lois, autant il est digne de la nation française d’oublier les marques d’opposition dirigées contre la volonté nationale, laquelle n’était pas encore généralement reconnue ni solennellement proclamée ; qu’enfin le temps est venu d’éteindre les dissensions dans un sentiment commun de patriotisme, de fraternité et d’affection pour le monarque qui a donné l’exemple de cet oubli généreux. » Dit autrement, il faut enterrer les dissensions parce que la Révolution est finie. Plutôt que de discuter encore cette formule, qui n’avait pas cessé d’être invoquée dès qu’un accord se dessinait entre les protagonistes, depuis juin-juillet 1789, il convient de l’éclairer.
La réception du roi par l’Assemblée le 14 septembre a été clôturée par le président Thouret, lequel déclare : « Qu’elle doit être grande à nos yeux, Sire, chère à nos cœurs, et qu’elle sera sublime dans notre histoire, l’époque de cette régénération, qui donne à la France des citoyens, aux Français une patrie, à vous, comme roi, un nouveau titre de grandeur et de gloire, et à vous encore, comme homme, une nouvelle source de jouissances et de nouvelles sensations de bonheur ! » La formule fait réagir Robespierre. Il répond qu’il n’y souscrira pas tant qu’il verra autant d’ennemis subsister contre le régime ; elle fait aussi réagir le comte d’Artois qui, dans une très longue lettre, publiée depuis son exil par Le Moniteur, s’appuie sur la déclaration de Pillnitz pour demander des comptes à son frère et l’avertir qu’il agira pour le bien du royaume, au besoin contre lui. Le désir des Feuillants d’institutionnaliser l’État, ou de donner enfin des Constitutions à la France, ce qui avait été l’objectif de nombreux députés de 1789, a donc été atteint. La régénération est réussie. Mais ce succès est dû à la violence de la Révolution, dont les mêmes hommes ne savent plus quoi faire, sauf la faire oublier pour fermer ce qui n’aurait été alors qu’une parenthèse. Ce faisant, par faiblesse tactique et théorique, ils laissent à leurs rivaux de gauche et de droite la possibilité de se positionner mieux qu’ils ne font à propos de la violence qui ne cesse de rôder. Les pages du Moniteur sont, par exemple, remplies des nouvelles de l’insurrection de Saint-Domingue.
L’incapacité des hommes au pouvoir à affronter la gravité des tensions est patente à l’occasion de deux débats qui marquent la fin de l’Assemblée constituante. En quelques semaines, la loi d’amnistie est profondément transformée et replacée dans une perspective véritablement révolutionnaire. La loi, adoptée le 14 septembre, concernait tous les hommes de guerre impliqués pour des faits délictueux depuis le 1er juin 1789 ; elle est élargie à tous les condamnés pour fait de révolte depuis le 1er mai 1788, avant d’être étendue par l’Assemblée législative, le 31 décembre 1791, aux soldats mutins du régiment de Châteauvieux. Même si l’amnistie remonte jusqu’en mai 1788, moment des premiers affrontements contre Lamoignon, ce n’est plus la régénération qui est concernée, mais bien des actes révolutionnaires. Dans le même temps, le Code pénal crée une peine infamante, la dégradation civique, que Duport lui-même fait décréter le 23 septembre. Tous ceux qui ont pris position écrite contre la Constitution et qui ne se seront pas rétractés ne pourront ni garder ni obtenir d’emploi civil ou militaire. La conciliation envisagée envers les prêtres réfractaires, notamment le 14 septembre, a fait long feu et l’Assemblée avalise donc la rupture révolutionnaire. L’amnistie est-elle l’effacement des tensions et « des émotions de la démesure » (S. Wahnich) ? Peut-être, mais c’est aussi à la fois une reconnaissance des débuts de la Révolution reportée un an avant la prise de la Bastille, soulignant l’identité profonde entre Révolution et régénération, ainsi que la volonté de tourner la page et, enfin, la recherche proprement révolutionnaire de règles institutionnelles inédites. Les précautions des Feuillants pour garder le contrôle du pays les amènent à ces positions incertaines.
C’est dans cette optique qu’il convient de lire l’affrontement qui oppose Le Chapelier et Robespierre dans les tout derniers jours de la Constituante à propos de la liberté de la presse et des interventions des clubs et sociétés populaires. Le rapport sur les sociétés populaires pose brutalement le problème : « Lorsque la Révolution est terminée, lorsque la Constitution est faite, alors il faut que tout rentre dans l’ordre le plus parfait, que plus rien n’entrave l’action des pouvoirs constitués, que la délibération et la puissance ne soient plus que là où la Constitution les a placées. » Il s’agit bien de statuer sur les possibilités d’interventions populaires dans les affaires publiques, déjà restreintes en 1789 et 1790. Le Chapelier propose et obtient des sanctions à l’encontre des pétitionnaires et des journalistes, Robespierre plaidant en faveur de la liberté des idées et des interventions politiques. Indépendamment des jugements personnels que les historiens peuvent porter sur la question, dans le système institutionnel aussi déconcentré qui est en œuvre, le maillage existant entre des sociétés politiques pose problème. Par leurs réseaux, elles ont un pouvoir supérieur à celui que le gouvernement et l’Assemblée possèdent. Dans les départements, la rivalité entre associations de militants et élus de la nation ou « fonctionnaires » élus dans les administrations tourne à l’avantage des premiers. Le Chapelier soulève ainsi une difficulté qui demeure irrésolue avant l’écrasement des sans-culottes et des royalistes en 1795 : la possibilité donnée aux militants de se poser en arbitres, voire en juges, des autorités légalement élues ou nommées. En 1791, Le Chapelier, mal soutenu par son groupe, hésitant entre compromis avec le roi, régénération à bas coût et révolution, permet que la gauche obtienne l’assouplissement des décrets, ce qui préserve l’autonomie des militants. Deux ans plus tard, dans l’hiver 1793-1794, Robespierre se retrouvera dans le rôle de Le Chapelier, entre-temps guillotiné, face aux sans-culottes et aux hébertistes.
L’acceptation de la Constitution est donc une victoire à la Pyrrhus ; elle ne doit pas être minimisée parce qu’elle sanctionne le mouvement de fond qui approuve la Révolution. Elle doit aussi être vue comme l’expression du rêve entrevu en 1788 par les « patriotes ». Elle clôt une période, fonde un État, mais annonce des crises qu’elle n’a pas su résoudre. L’État qui naît ainsi de la Révolution se trouve dans un état de fragilité qui le rend immédiatement peu crédible. Le souvenir qui en est resté a contribué tout à la fois à rendre la Révolution toujours attirante et la stabilisation étatique toujours suspecte. Les constituants de 1791, avec leur grandeur et leurs faiblesses, face à la tâche colossale qui est l’institutionnalisation d’une révolution, n’ont fait ni plus ni moins mal que beaucoup d’autres, à commencer par les Américains des années 1780 ; mais ils ont été englués dans des contradictions et fragilisés par des rapports de force qu’ils n’ont pas été à même de dépasser. Si bien que cette violence qu’ils ont été incapables d’affronter va les balayer rapidement et faire basculer le pays dans une aventure proprement révolutionnaire.
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