Thermidor ou le désarroi
Thermidor est un concept autant qu’un événement. Dès le début de la révolution bolchevique, Lénine cherchait ainsi à prévoir qui organiserait « Thermidor ». Curieusement, les historiens de l’école « critique », qui mirent en garde contre les mirages créés par les acteurs de la Révolution à ses débuts et dénoncèrent le récit né en 1789, adoptèrent sans objection celui qui fut tenu en juillet 1794 autour de la chute et de la mort de Robespierre. S’ils analysèrent les rumeurs qui déclenchèrent et suivirent cet événement, ils ne remirent pas en cause la machine fantasmatique qui produisit autant de fumée en 1794 qu’elle l’avait fait cinq ans plus tôt. Ainsi, étonnamment, la Révolution commençait à une date flottante pour se clore dans sa phase la plus radicale, la Terreur, précisément le 27 juillet 1794, parce que si on ne pouvait pas croire les contemporains en 1789, on pouvait leur faire confiance cinq ans plus tard.
Sur ce point au moins, l’interprétation de juillet 1794, la convergence se réalisait avec les historiens, favorables à la Grande Révolution, de l’école « classique », ceux pour qui la rupture de 1789, portée par les cahiers de doléances et scandée par la Bastille et par la nuit du 4 août, avait inscrit dans le marbre l’entrée dans une époque nouvelle. Les choses étaient claires : Thermidor est un terminus, après quoi s’ouvraient, au mieux, des voies laborieuses pour bâtir la cité républicaine, au pire, la descente démagogique achevée par l’Empire. Dans cette perspective, les deux écoles se retrouvent aussi, plus discrètement, pour se concentrer sur l’action et le destin de Robespierre dans les mois qui courent d’avril à juillet 1794, comme si rien d’autre n’avait eu lieu.
Il convient de se méfier d’explications trop globales. L’emballement de la Révolution culminant dans la mise à mort du Grand Révolutionnaire n’explique pas plus que l’invocation de « circonstances » qui justifieraient des mesures jugées, malgré tout, nécessaires. Il convient aussi de contester des analyses plus récentes qui, insistant sur la dimension « culturelle » des actes collectifs, conduisent à penser qu’une fatalité a entraîné la société sur une pente inévitable. Rien de tout cela ne permet de comprendre la rupture provoquée par la personnalité de Robespierre, qui ne peut être appréhendée hors du maillage complexe des faits, des discours et des rumeurs. Si l’on peut reconnaître des mécanismes généraux à l’œuvre pendant ces mois, ressortissant notamment de la psychanalyse, il nous a semblé préférable d’insister sur les actes posés par des acteurs, à la fois jamais dépossédés de leurs décisions et toujours démunis face à leurs choix. Ces quelques mois apparaissent alors comme le temps exceptionnel d’un paroxysme qui a poussé jusqu’aux plus extrêmes limites l’exercice de la liberté humaine.
L’unité dans l’action
Après avril 1794, la centralisation du gouvernement autour du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale, dorénavant durable, provoque une mutation profonde. Les concurrences institutionnelles, qui ont disparu à Paris, s’estompent progressivement en province. La spécialisation des représentants en mission s’accompagne du rappel de près de la moitié d’entre eux, dont de fortes personnalités comme Barras, Fréron, Tallien, Fouché… En Vendée, un général, Huché, proche des hébertistes, est même emprisonné, tandis que l’un de ses officiers est poursuivi et fusillé à l’issue d’un bras de fer avec les comités révolutionnaires locaux qui reçoivent l’appui d’une partie de l’armée comme de Jullien, l’envoyé de Robespierre. L’éloignement de Turreau et des représentants en mission qui le soutenaient circonscrit la guerre et empêche les dévastations, au point où, à la mi-juin, l’amnistie est proposée aux rebelles, considérés comme des « égarés ».
Les contre-révolutionnaires ne sont pas inoffensifs pour autant mais, opérant dans des zones limitées, ils ne sont plus désormais l’obsession politique qu’ils étaient auparavant. Ce rééquilibrage permet de dégager des troupes pour les frontières, politique sanctionnée par des victoires. Le 26 juin 1794, la bataille de Fleurus donne ainsi l’avantage aux Français qui ont spectaculairement employé un ballon d’observation pour la première fois dans l’histoire militaire. La victoire française tient certes à la qualité des troupes, mais elle a reposé aussi sur le retrait partiel des Prussiens et des Autrichiens envoyés en Pologne, alors que Kościuszko tient tête aux Russes et ouvre une éphémère ère de liberté. La retraite des ennemis commence, elle se clôturera par la conquête de territoires voisins et par des traités de paix favorables à la France. Dans l’immédiat, le pays profite de la mise à disposition des biens de la Belgique, ce qui allège la charge financière, tandis que les avancées militaires se réalisent aussi en Catalogne et dans le Piémont. Seule note défavorable, le pied mis par les Anglais dans les îles de la Martinique, de Saint-Domingue et de la Corse.
L’unité du pays repose en effet sur l’effort de guerre. Autour de sept cent mille hommes se trouvent dans les armées de la Révolution, majoritairement jeunes, de plus en plus encadrés, qu’il faut armer, vêtir, nourrir, rémunérer et soigner ! L’image du soldat de l’an II mal nourri, mal armé et mal chaussé n’est pas une invention de la propagande, mais souvent une réalité. Le tournant amorcé par l’amalgame est confirmé par le renforcement du contrôle politique, notamment par la presse militaire, et par la priorité donnée aux talents sur les opinions pour désigner les officiers. La discipline des troupes s’acquiert par les nouvelles pratiques d’entraînement mises au point qui combinent cohésion et rapidité. Le ravitaillement mobilise des millions d’individus, à commencer par les ruraux requis dans chaque commune pour faciliter les convoyages de grains, de fourrage ou d’armes. La guerre, notamment sur le front nord, change de visage et se marque aussi par la violence accrue des engagements, comme par l’importance des pertes, hommes tués au combat ou morts des suites de blessures.
Une autre organisation de l’armée est ainsi enclenchée, fondée sur une spécialisation, qui a exclu les femmes des troupes combattantes, mais aussi sur l’emploi sans ménagement des hommes, jeunes, nombreux et coûtant moins que les soldats de ligne d’avant 1789. Cette mutation, qui s’achève en 1796-1798, modifie le rapport du pays à l’armée. Nul besoin d’invoquer une quelconque « théorie des circonstances » pour légitimer la radicalité des mesures politiques : le sort de la Révolution demeure toujours soumis à la fortune militaire et les succès ne sont pas définitifs. La formule de Robespierre : « La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis », mérite d’être prise au pied de la lettre tant elle donne le sens des actions quotidiennes. En outre, elle rend compte du soutien, volontaire ou contraint, que la plupart des Français accordent à l’État tel qu’il est dorénavant établi.
Paradoxalement, l’union entre nation et armée se réalise mieux que lors de la levée en masse fin 1793. Les coûts sont très lourds et les tensions, notamment pour assurer les fournitures indispensables et les faire parvenir aux troupes, sont considérables, mais l’effort collectif identifie la nation à la Révolution en guerre. Les raisons en sont multiples. Globalement, la guerre continue d’être financée par des émissions d’assignats considérables qui, malgré leur dépréciation, permettent à de nombreux exploitants agricoles, propriétaires, fermiers ou métayers, de continuer à acheter des biens nationaux, mis en vente par lots accessibles à la classe moyenne. La garantie explicite du droit de propriété assurée par la Convention, ainsi que son opposition marquée à toute « loi agraire » et même à toute limitation de la taille des fermes soudent autour d’elle de nombreux paysans. Les revendications sur le fermage continuent mais elles ne disposent plus de porte-parole pouvant intervenir sur les débats à l’Assemblée. Les commandes de l’armée profitent à de multiples catégories, depuis les métayers, qui peuvent vendre leur bétail sur pied hors des prix fixés, jusqu’aux milliers de personnes participant aux rouages administratifs, en passant par les ouvriers employés dans les ateliers d’armement, bien payés et écartés des réquisitions. Assurés d’être irremplaçables, volontiers contestataires, ils doivent cependant se soumettre aux horaires et aux salaires décidés par les entrepreneurs soutenus par les autorités. Le pouvoir attrayant de l’armée est considérable, rencontrant les sentiments nationalistes et les espoirs de faire carrière. À une époque où les risques mortels qui sévissent parmi une jeunesse nombreuse sont tellement courants qu’ils ne choquent personne, l’engagement militaire, guère plus dangereux que la vie quotidienne, est considéré comme une réelle chance de promotion.
À cela s’ajoutent également les libertés individuelles et les égalités sociales accordées par les lois. L’instauration du divorce et du partage des héritages à égalité entre femmes et hommes, les politiques d’assistance – par exemple les aides aux filles mères –, d’éducation et de taxation des prix ont instauré de nouveaux modes de vie dont les effets ne seront pas oubliés de sitôt. À côté des fournisseurs aux armées, c’est bien toute la société acceptant la Révolution qui est irriguée par la guerre.
Explosions répressives
Ces efforts sont d’autant mieux acceptés qu’ils sont relayés par la hiérarchie institutionnelle. Celle-ci laisse dorénavant une autonomie réelle aux communautés locales débarrassées des incursions brutales des militants urbains. En outre, le maximum des prix et des salaires n’est pas respecté strictement. Adossé à un système d’assistance et de contrôle des prix, du pain notamment, il permet de nourrir les armées et les villes, mais laisse subsister une économie parallèle, en particulier autour du marché de la viande. Comment comprendre alors les mouvements sociaux, dont la complexité n’a cessé de s’accroître ? Des mécontentements populaires ont été parfois liés à des effets de mode, quand des produits devenus communs, comme le pain blanc, se raréfiaient, alors que les produits de base, comme le pain bis, demeuraient disponibles. Cette évolution complexe, dans laquelle des groupes entiers profitent des circuits commerciaux, est résumée par la révision du maximum commencée dans l’hiver 1793 et achevée en mars. Les nomenclatures ont été modifiées en intégrant d’innombrables produits, mais les prix ont été calculés du point de vue des producteurs, et non plus des consommateurs, entraînant l’abandon de la vision moralisatrice de l’économie qui prévalait en septembre 1793.
Le libéralisme s’impose, corrigé, donc, par les exigences de la guerre et par le souci de la cohésion sociale, ce qui interdit de dépouiller les « bons patriotes », y compris les rentiers. En résulte un dirigisme comparable à celui de 1914 : il respecte la propriété, s’appuie sur le consentement des administrateurs locaux et bénéficie de l’aval de la majorité des Français. Parler de « Terreur » pour qualifier cette période précise se comprend surtout en fonction des habitudes historiographiques, puisque moins encore que pendant l’hiver 1793-1794 les mots d’ordre politiques ne sont plus radicaux et que la centralisation de la justice révolutionnaire a fait chuter le nombre des exécutions. Reste que l’écart se creuse entre les élites révolutionnaires, capables de comprendre le sens des mesures prises, et la population « ordinaire ». La confiance s’effrite envers le gouvernement révolutionnaire, malgré les appels à l’unité nationale.
L’éloignement de la Corse et sa transformation en royaume anglo-corse illustre ce type d’évolution. Paoli, suspect de connivences avec l’Angleterre, est confronté à une élite de jeunes gens francophiles et partisans de la République, Saliceti, Aréna, les Bonaparte, si bien qu’il se retrouve appuyé par des groupes désireux de maintenir en l’état les libertés corses en même temps que les hiérarchies sociales. Alors que Paoli, lui-même, n’a pas fait montre d’un attachement au royalisme, il est accusé de contre-révolution dans le printemps de 1794. Avec le procureur général syndic Pozzo di Borgo, il met en échec les « révolutionnaires » obligés de quitter l’île, puis accepte la protection de la flotte anglaise, avant de se résoudre à la création d’un royaume anglo-corse dont les institutions sont inspirées de ses premières expérimentations en 1769. Cette continuité est évidemment comprise, vue du continent, comme une trahison nationale et politique.
Des zones de combats idéologiques et de répressions politiques persistent donc toujours. Quelques tribunaux extraordinaires subsistent à Arras, Orange, Brest et Bordeaux. À Arras, dans le Pas-de-Calais, Le Bon, dont l’administration énergique aide aux victoires militaires, s’implique personnellement dans les procédures et se rend responsable d’un accroissement des condamnations à mort. A-t-il été soutenu par le Comité de salut public, malgré Robespierre, dont il était l’un des proches ? Dans le Sud, à Orange, Maignet se fait remarquer initialement par un souci d’apaisement, puisqu’il a remplacé Fréron et qu’il a notamment redonné son nom à Marseille. Mais il est convaincu d’avoir devant lui des contre-révolutionnaires nombreux et d’autant plus dangereux qu’il doit lutter aussi contre les ultra-révolutionnaires qu’il a commencé par réprimer en envoyant Jourdan, dit Coupe-Tête, à l’échafaud. Avec Claude Payan, proche de Robespierre, il obtient la mise en place de la commission militaire d’Orange, le 8 mai ; celle-ci condamne à mort trois cent trente-deux personnes, dont trente-deux religieuses, en quarante-sept jours. Surtout, Maignet décide la destruction du bourg de Bédoin, où un arbre de la Liberté a été coupé, et il envoie à la mort soixante-trois hommes à la mi-mai 1794. Enfin, à Bordeaux, Jullien, qui remplace Tallien et Ysabeau, laisse le président de la commission révolutionnaire Jean-Baptiste Lacombe traquer les Girondins en cavale et leurs partisans réels ou supposés. Cent quatre-vingt-dix-huit individus sont guillotinés en un peu plus d’un mois. Les responsables de ces répressions régulièrement citées ont manifestement agi par conviction. Proches du Comité de salut public et de Robespierre ou de Saint-Just, ils ont des trajectoires éloignées des hommes auxquels ils ont succédé, mêlés aux conflits internes à la Convention et disposant de réseaux politiques importants et complexes.
À Brest, Jean Bon Saint-André, membre du Comité de salut public, en même temps qu’il relance la marine française en quelques mois, accomplissant dans ce domaine l’équivalent du travail de Carnot, obtient le maintien d’un tribunal extraordinaire en mars 1794. Autonome dans son fonctionnement, ce tribunal condamne soixante-dix personnes à mort, pour l’essentiel des fédéralistes et des émigrés. La volonté de faire un exemple politique est sanctionnée par la « victoire tactique » remportée au large d’Ouessant au début juin 1794 dans une bataille pourtant perdue contre les Anglais. Le combat héroïque de la flotte française permet à un convoi de rentrer dans Brest et, surtout, crée une page de gloire. Celle-ci est en outre largement réinventée. Le naufrage du bâtiment Le Vengeur est magnifié ; le bateau aurait coulé avec son équipage aux cris de « Vive la liberté ! » et « Vive la république ! ». Le retour inopiné du capitaine, capturé et relâché, ternira provisoirement la légende, mais l’équipage – et le capitaine – ont vaillamment résisté avant que les blessés, restés à bord, ne soient engloutis.
Ces répressions, aussi dramatiques qu’elles soient, demeurent cependant sans commune mesure avec les exécutions de l’hiver précédent. À l’instar de Saint-Just lors de ses missions dans l’Est, ces hommes pratiquent une politique rigoureuse, moralisatrice contre des ennemis de la Révolution identifiés par des actes précis : lutte armée, trahison, participation à la contre-révolution. Ces accusations sont étendues plus insidieusement aux activités de partisans avérés d’Hébert ou de Vincent, contre lesquels des poursuites sont lancées, notamment par le Comité de sûreté générale, pour achever la reprise en main de l’État opérée depuis mars. L’unité de la nation et de la Révolution achève de se nouer autour des représentants de l’État, creusant encore plus le fossé avec les mouvements populaires.
Nouveaux équilibres
Au printemps 1794, les Conventionnels ont les mains libres. Ils ont conquis la liberté, ils doivent dorénavant la conserver. Leur réussite a dépendu d’alliances tactiques autant que de compromis entre sensibilités ; elle les entraîne dorénavant dans des rivalités personnelles, puisque les courants hostiles sont vaincus ou marginalisés et qu’il faut installer la Révolution dans une continuité et une permanence. Les membres des comités ont mis en place une politique cohérente privilégiant la réussite de l’État, mais qui les a placés au sommet de pyramides d’assemblées et de délégués dévoués, les faisant renouer avec les logiques monarchiques du pouvoir. Dans ce qui devrait être compris comme un régime fort caché sous l’apparence d’un régime démocratique, les difficultés naissent mécaniquement des chocs entre les principaux acteurs du gouvernement. Carnot et Saint-Just se retrouvent en rivalité ouverte à propos de la conduite de la guerre, lorsqu’ils s’opposent directement ou par hommes de confiance interposés, pour décider de la forme des combats, du choix des généraux et des objectifs. Saint-Just a eu beau placer le bureau de police sous la tutelle collective du Comité de salut public, il n’en est pas moins considéré comme son instigateur par les membres du Comité de sûreté générale. Les oppositions entre personnalités prennent ainsi le pas sur les débats d’idées au moment où il convient de trouver un nouvel élan à la Révolution. L’effervescence continue du choc des partis a cédé la place à un encadrement efficace et accepté, qui a pour conséquence de « geler » la Révolution, comme Saint-Just le regrette.
Reste à relancer l’enthousiasme par l’exaltation du sacrifice militaire, par la solidarité et la fraternité, troisième élément problématique de la trilogie républicaine, qu’il ne convient pourtant pas de surinterpréter. L’échec des courants catholiques révolutionnaires autour de Fauchet et du Cercle social ainsi que la mise en veilleuse des sociétés fraternelles ont été irrémédiables, tout comme la disparition des fraternisations, exigeantes, voire virulentes, des sans-culottes. L’élan patriotique qui traverse le pays se traduit par l’engagement de milliers d’administrateurs bénévoles dans les comités de bienfaisance, ainsi que par une nouvelle vague de dons effectués par des particuliers. Dans cet espace hors du politique, où les femmes peuvent intervenir, l’action des individus et des associations philanthropiques se poursuit ainsi depuis 1790. Des sociétés, comme la Société philanthropique et patriotique de bienfaisance et de bonnes mœurs, fondée initialement par Palm d’Aelders, ou la Charité maternelle reçoivent le soutien de la Convention, même si l’aide financière de l’État ne cesse de décliner et si le contrôle politique est renforcé sur leurs actions. Il s’agit d’éviter des débordements, mais aussi de donner du sens à une Révolution qui se réduirait, sans cela, à un simple changement de pouvoir à la tête de l’État. La dimension philanthropique qui a inspiré les débuts de la Révolution retrouve ainsi une actualité dans cet espace contrôlé par un gouvernement qui a limité, de facto, les affrontements entre factions et l’exercice de la vie politique dans ce qu’elle possède de diviseur.
En 1794, la bienfaisance nationale est devenue « une priorité nationale » insérée dans un programme politique, achevant un processus lancé depuis 1764 et surtout depuis 1790-1793. De février et mars 1794, depuis les décrets de Ventôse, jusqu’au discours de Robespierre du 18 floréal an II (7 mai 1794) instaurant la « fête du Malheur », l’État affirme la solidarité avec les pauvres, sans pour autant exclure les riches – précaution importante à rappeler pour comprendre la spécificité de la période. La question sociale en tant que telle entre ainsi dans la politique de l’État et dans l’histoire de la France. Louis Blanc, historien et homme d’action, en tirera plus tard toutes les conclusions théoriques et pratiques en l’inscrivant notamment au cœur de la Révolution de 1848 et, surtout, en ne la confondant pas avec la lutte des classes, dont ni lui ni le gouvernement révolutionnaire de 1794 ne voulaient.
Ces limites expliquent la loi du 12 mai 1794 (23 floréal an II) décrétant que la bienfaisance nationale est « une priorité politique nationale ». S’ajoutant aux décrets de Ventôse pour recenser les pauvres et leur faire accorder des subsides par les administrations locales, cette loi programmatique fait référence à l’ensemble du projet social, traite des secours publics à domicile, mais aussi de l’éducation, de la famille et de la propriété. Deux autres rapports, l’un sur le mode de distribution des secours territoriaux, l’autre sur l’extinction de la mendicité dans les villes, devaient suivre ; ils ne virent jamais le jour. Dans les régions où les élites sont ralliées sans réserve à la Révolution, ces mesures leur donnent l’occasion d’exercer la philanthropie, voire de revendiquer hautement les pertes qu’elles subissent au nom du bien commun, tout en conservant leur pouvoir, puisque aucune autre concurrence véritable n’est à craindre et que la participation financière « volontaire » est un moyen de limiter les menaces sur leurs biens.
Ainsi, au sein du Comité de salut public, Billaud-Varenne, Robespierre et Barère se concurrencent-ils sur ce terrain. Au travers de trois interventions différentes prononcées entre le 1er et le 23 floréal (20 avril-12 mai), ils s’accordent pour aider les plus pauvres, unir les Français dans une révolution morale et proposer un programme d’éducation collectif au travers de fêtes mobilisatrices, dont la fête du Malheur. À Billaud-Varenne qui déclare le 1er floréal : « Nous avons promis d’honorer le malheur, il serait bien plus beau de le faire disparaître », fait écho Barère proposant, le 22 floréal, que ce soit « la première fête nationale », suivant en cela Robespierre qui l’a incluse dans sa propre nomenclature de fêtes. Sur ce terrain partagé, puisque Fouché avait organisé le 29 septembre 1793 une fête en honneur du malheur et de la vieillesse, Robespierre prend des initiatives qui changent le cours des choses. Peu importe ici ce qui détermine son action et si elle est plus ou moins marquée par des prédispositions au sacrifice. Comme pratiquement tous ses collègues des comités, et notamment Saint-Just qui affirmait le 26 février 1794 (8 ventôse an II) que « les malheureux sont les puissances de la terre », il entend refonder la nation et garantir le fonctionnement de l’État.
Cette orientation collective correspond aussi au besoin de trouver une solution pour constituer le « peuple » après les épreuves. Saint-Just, Robespierre et Billaud-Varenne sont conscients de la nécessité de fonder la nation sur des corps représentés par des députés mandataires pour garantir l’unité entre peuple et nation. Il s’agit là, indéniablement, d’une « fiction » dont on peut souligner, au choix, les dimensions mythique, tactique ou utopique ; mais toute politique ne repose-t-elle pas sur une fiction collective ? En l’occurrence, celle-ci correspond à une certaine opinion montagnarde.
L’aventure robespierriste
Pourtant, elle crée la rupture qui couvait depuis décembre 1793 et que l’arrêt de la déchristianisation avait sanctionnée. Au lendemain de l’exécution des dantonistes, le 6 avril, Couthon avait annoncé un projet de fête décadaire dédiée à l’Éternel, avant que, le 14 avril, la Convention ne décide que Rousseau soit porté au Panthéon et que Payan proclame à la Commune que « la Raison n’est autre que l’Être suprême ». Le 7 mai (18 floréal), Robespierre fait décréter, outre une liste de fêtes décadaires, que « le peuple français reconnai[sse] l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme ». Les convictions spirituelles ou religieuses de Robespierre ne sont guère à mettre en doute, même si elles demeurent indéterminées ; ici, elles sont conjuguées avec des préoccupations politiques, voire politiciennes. Pour entraîner l’adhésion de l’Assemblée, Robespierre n’a pas hésité à invoquer les « martyres » de Bara et de Viala, mythe dont il est l’inventeur avec Barère. Ce mélange, qui complique les interprétations, permet de comprendre les réactions de la majorité des Conventionnels qui y voit à l’œuvre une machine de guerre tournée contre des ennemis, dont elle risque elle-même de faire partie. Jusque-là, l’anticléricalisme a rassemblé les députés, même si de nombreux représentants en mission « modérés » ont suivi des lignes politiques inspirées des Évangiles ou marquées par le catholicisme. La proclamation déiste de Robespierre marque un tournant. Elle confirme le refus de l’athéisme militant et la condamnation de ses promoteurs, comme Fouché, déjà en délicatesse avec Robespierre. Elle explique l’hostilité visible de Carnot, alors qu’il préside la Convention, contre des propositions déistes de Jullien.
La division s’accentue quand, dans le droit fil du 18 floréal, Robespierre, président en exercice de la Convention, dirige aussi la fête de l’Être suprême, le 8 juin (20 prairial), jour de la Pentecôte. Au cours de la cérémonie grandiose organisée par David, Robespierre met le feu aux figurations de l’Athéisme et de l’Égoïsme devant la statue de la Sagesse qui est, de façon imprévue, enfumée et noircie. L’incident et la posture de Robespierre, vêtu d’un bleu qui rappelle le symbolisme chrétien, suscitent des désapprobations et des critiques parmi les députés. Ces incidents ne sont pas des anecdotes. Les Conventionnels sont hostiles, pour partie, à ce retour du religieux, et beaucoup sont inquiets devant ce qu’ils voient être les prémices d’une scission au sein des comités, voire d’une prise de pouvoir individuel. À cette occasion, Robespierre a-t-il été un « fin politique ou un vrai dévot » ? Fut-il « stratège, ou pontife » ? (M. Ozouf) À ces deux questions, il est tentant de répondre ni l’un ni l’autre. Voulut-il rassembler la nation divisée depuis la question du serment et la déchristianisation ? Sans mettre en doute ses convictions, relevons qu’il reprend des idées « rabâchées », dont il se fait « l’écho ».
Le 8 juin, la fête de l’Être suprême discrédite la déchristianisation et illustre la recherche en sacralité dans laquelle la Révolution est engagée depuis ses origines. Pourtant, les résultats sont médiocres. L’incertitude est grande sur le sens de la fête, indépendamment de ce que les historiens peuvent en voir comme la figuration d’une société à venir, celle « de l’union et de la transparence, de l’humanité réalisée et de la liberté » (F. Brunel). La fête est célébrée partout en France mais parfois confondue avec les cultes de la déesse Raison. Elle est aussi souvent interprétée comme un signe d’apaisement politique, éventuellement comprise comme la reconnaissance du catholicisme – un village de l’Oise s’en inspire, le 24 juin suivant, pour la fête de saint Pierre –, ce qui suscite le désarroi, voire l’hostilité, des sans-culottes locaux. Si la liberté du culte est réaffirmée, la mainmise de l’État sur la religion se renforce : les catholiques sont toujours suspectés d’être contre-révolutionnaires, et les partisans de l’Être suprême n’ont pas le droit d’organiser des cultes librement. Nombre de sans-culottes sont déconcertés par la disparition des fêtes autour des martyrs reconnus. Si le culte de l’Être suprême a logiquement fait l’objet d’interprétations multiples et contradictoires ou complémentaires, en revanche la lecture politique est unanime : à partir de ce moment Robespierre occupe une place nettement excentrée au sein de l’appareil d’État.
Vers une révolution morale ?
Cette position est accentuée lorsqu’il appuie le projet de loi déposé par Couthon le 10 juin (22 prairial) et qui est passé à la postérité sous le nom de loi de Grande Terreur. De la discussion menée ailleurs, il convient de retenir que la loi prolonge l’effort de centralisation et de clarification des procédures judiciaires destinées à lutter contre les « ennemis du peuple ». Reprenant le principe de commissions dédiées au tri des accusés pour ne faire comparaître que des individus clairement identifiés par des actes contre-révolutionnaires, dans le fil des décrets de Ventôse, la loi renforce le contrôle des deux grands comités sur le Tribunal révolutionnaire. En simplifiant à l’extrême les procédures, elle donne l’impression d’une accélération dangereuse des modalités de jugement, d’autant qu’elle laisse un doute sur les définitions précises de ce que peuvent être des « ennemis du peuple » en prenant en compte les intentions morales et en laissant les juges statuer selon leur conscience.
La loi du 22 prairial est donc à comprendre dans cet entre-deux qui institue à la fois « moins de Terreur et plus de Terreur », selon l’historien Baczko, sans s’inscrire clairement d’un côté ou de l’autre, ce qui va susciter des inquiétudes, y compris chez Saint-Just. Si elle accélère la punition des ennemis reconnus comme tels, validant l’entreprise régénératrice de la Révolution, elle corrige la brutalité de la loi du 19 mars 1793 qui envoyait à la mort sous vingt-quatre heures tout porteur de cocarde blanche ou d’arme, sans autre formalité que l’enregistrement de son identité. L’institution des commissions de tri qui n’envoient au Tribunal révolutionnaire que ceux qui n’ont pas de circonstances atténuantes implique aussi que tous les suspects ne sont pas ipso facto destinés à la mort, comme ils pouvaient l’être depuis le 19 mars.
Si la procédure de comparution est réduite au tribunal lui-même, l’existence d’une instruction, si brève soit-elle, devant ces commissions, donne encore la possibilité reconnue à des défenseurs officieux d’intervenir pour orienter la destinée de l’accusé. Il ne s’agit pas d’innovations sans précédent. Nombre de tribunaux n’ont pas appliqué strictement la loi du 19 mars 1793, à la différence des commissions militaires et de tribunaux ad hoc. Beaucoup de juges ont maintenu un respect des procédures, n’acceptant de juger extraordinairement que parce qu’ils estimaient avoir en face d’eux des opposants avérés à la République, impliqués dans des faits de guerre. La conséquence fut que dans un certain nombre de villes il n’y eut que peu d’accusés envoyés au Tribunal révolutionnaire de Paris après avril 1794. La loi du 22 prairial s’inscrit donc dans des logiques antérieures qui contrôlent les procédures extraordinaires et réduisent les interventions populaires dans le politique. Elle copie, sur l’essentiel, la commission d’Orange dont la création avait été adoptée par la plupart des membres du Comité de salut public. En aucun cas cette loi ne peut passer pour être née de la seule volonté de Couthon et de Robespierre, pourtant elle isole Robespierre et Couthon au sein du Comité de salut public et face au Comité de sûreté générale.
Elle possède en effet deux défauts majeurs. D’une part, elle institutionnalise un processus qui avait été mis en place coup par coup. Elle rend donc visible une orientation prise dans le feu de l’action et oblige les Conventionnels à rendre compte de leurs actes – voire de leurs reniements. D’autre part, elle fait craindre le retour des épurations au profit d’un groupe déterminé à prendre le pouvoir, dans le droit fil de celles qui viennent d’être réalisées à l’encontre des hébertistes et des dantonistes. Elle inquiète aussi les sans-culottes qui sont victimes de poursuites judiciaires entamées par la Commune tenue par des amis de Robespierre, au moment où la hausse des prix les pousse à des manifestations et à des grèves – y compris dans l’imprimerie du Comité de salut public. Les prisons recueillent ainsi des militants populaires désabusés qui sont mêlés aux opposants avérés. La répression est devenue illisible : on comprend déjà que la chute de Robespierre sera l’occasion de se débarrasser de celui qui a engagé la Révolution dans cette voie.
Tout joue contre Robespierre : sa personnalité, sa trajectoire solitaire, ses emprunts idéologiques à ses collègues, à commencer par Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, sans oublier sa popularité indéniable et la force de ses réseaux personnels. Ne l’accuse-t-on pas de disposer d’une armée prétorienne, composée des élèves rassemblés dans l’École de Mars, créée sous l’égide de Bara et de Viala, et dont la fête est programmée le 10 thermidor ? Ne lui reproche-t-on pas aussi d’influencer beaucoup les femmes ? Là encore, le reproche n’est pas anecdotique. Après la répression qui s’est abattue sur les Citoyennes républicaines révolutionnaires et l’éviction des femmes de la vie politique, il ne leur est resté qu’une place morale dans l’espace public. Femmes allaitantes, femmes secourables, filles porteuses d’avenir, elles ont été réquisitionnées dans les fêtes soigneusement calibrées de 1794, faisant oublier leurs interventions déchristianisatrices. Alors que la majorité, si ce n’est la quasi-totalité des Conventionnels se défie des femmes, leur présence ajoute à la peur de voir Robespierre s’emparer du contrôle de l’opinion.
L’encerclement
Sur le modèle de la dénonciation des fédéralistes qui avait touché les Girondins, ou de la « faction des étrangers » qui avait balayé les hébertistes et les dantonistes, une campagne se développe contre la tyrannie et se focalise sur Robespierre. Mais les logiques de la stigmatisation apparaissent plus clairement. La première rassemble les opposants. Contre Robespierre se dressent d’abord les « terroristes » que celui-ci a contribué à rappeler à Paris : Fouché, Carrier, Barras et Tallien, qui craignent logiquement pour leur vie. Tallien est particulièrement concerné. Il a été remplacé de fait par le jeune Jullien, envoyé spécial du Comité ; il a été critiqué pour sa mission à Bordeaux et sa maîtresse, Thérésa Cabarrus, est emprisonnée le 22 mai, puis envoyée à Paris, vouée à la guillotine.
À ce premier groupe s’adjoignent les membres du Comité de sûreté générale et d’une partie du Comité de salut public, dont Carnot. Ils récusent l’orientation religieuse de Robespierre, dénoncent son influence et redoutent l’extension de son pouvoir. Certains, venus de la gauche, comme Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Vadier ou Amar, ont aussi des comptes à régler depuis l’élimination des hébertistes et la liquidation de la Compagnie des Indes. La critique est d’autant plus facile que la Commune est détenue par des proches de Robespierre : Claude Payan, l’agent national – appelé précédemment procureur-syndic –, qui a remplacé Chaumette, Hanriot, commandant de la garde nationale, et Fleuriot-Lescot, maire de Paris. Dès avril 1794, des affiches ont été apposées nuitamment pour dénoncer la volonté tyrannique de Robespierre. Des questions restent sans réponse. Barère participe-t-il de la manœuvre ? Quelles sont les relations entretenues par ces hommes avec le cabinet anglais et quelles sont leurs implications éventuelles dans des affaires de corruption ? Là encore, il ne s’agit pas d’anecdotes, mais les éléments manquent pour en évaluer le poids. Faute de mieux, il convient de les mentionner.
Une autre logique tient à la conjugaison d’événements disparates suscitant des rumeurs. Le discours de Robespierre du 7 mai (18 floréal) a inspiré l’envoi de nombreuses adresses de félicitations, tournant pour beaucoup d’entre elles à une célébration de l’homme en tant que tel. S’il n’y a rien de neuf depuis le culte entretenu autour de Mirabeau et avant celui qui se tiendra autour de Bonaparte, ces déclarations inquiètent les membres des comités qui, en retour, émettent des signaux hostiles. C’est manifestement un avertissement qui est envoyé à Robespierre lorsque, le 10 mai, Madame Élisabeth, sœur du roi, est décapitée. Il l’avait en effet protégée jusque-là ; une rumeur l’accusait même de vouloir l’épouser pour accéder au trône. Deux mois plus tard, la même accusation sera répétée, mais cette fois en désignant Marie-Thérèse, la fille de Louis XVI, emprisonnée au Temple.
Les 22 et 23 mai, deux attentats sont dénoncés, l’un contre Collot d’Herbois, commis par Admirat, l’autre contre Robespierre, par Cécile Renault ; or Admirat assure qu’il souhaitait initialement tuer Robespierre. La réalité tangible de ces tentatives demeure fragile. Cécile Renault est une énigme. Est-ce un personnage particulièrement falot ou a-t-elle été délibérément empêchée de s’exprimer ? En tout cas, l’écho qui résulte de ces tentatives est considérable et accrédite la thèse d’un Robespierre « roi de la Révolution ». En témoigne la campagne orchestrée autour d’un humble révolutionnaire, Geffroy, blessé lors de l’arrestation d’Admirat. Geffroy est transformé en martyr temporaire, proposé pour être honoré le 10 juin, lors de la fête de l’Être suprême, tandis que l’Assemblée débat de la constitution de gardes personnelles à accorder aux deux victimes des attentats. Robespierre, qui reçoit à cette occasion de véritables « témoignages d’idolâtrie », réagit fortement. Il dénonce la manœuvre d’un intrigant, Rousselin, et refuse toute distinction personnelle, dans la ligne de ce qu’il avait déjà dit au moment de la mort de Marat.
Le lendemain, 26 mai (7 prairial), on apprend à Paris que des soldats français victorieux ont épargné des ennemis anglais. La nouvelle est sans importance apparente mais elle déclenche un débat à l’Assemblée et une agitation dans la ville. La générosité des soldats est jugée comme résultant des préjugés qui ne doivent plus avoir cours. Si bien que Barère, citant les journaux européens qui parlent des « soldats de Robespierre », propose un décret adopté sur-le-champ, dans les acclamations, ordonnant de ne plus faire prisonnier aucun soldat anglais ou hanovrien. Le décret s’inscrit dans les déclarations précédentes de Robespierre contre les Anglais, mais son adoption vise moins à suivre sa position qu’à insister sur son rôle prééminent dans la Révolution. Alors que ce décret entend précisément lutter contre les tyrans et leurs suppôts, dans un « jeu de miroir » qui n’a pas pu ne pas être calculé, Robespierre est fait héraut de la Révolution, donc tyran potentiel. Ce décret n’aura pas eu d’application, renforçant cette lecture qui insiste sur la manipulation.
Le piège
Si un dispositif est installé, rien n’est encore déclenché au moment où les commissions populaires liées aux décrets de Ventôse, chargées de trier les suspects, se mettent en place sans susciter d’opposition des membres du Comité de sûreté générale. Ce seraient la fête de l’Être suprême et le discours de Couthon, présentant la loi du 22 prairial, qui auraient cristallisé les oppositions à Robespierre. Le 11 juin (23 prairial), des adversaires personnels de Vadier sont décapités. Le Tribunal révolutionnaire les fait exécuter sans passer par une quelconque commission, puisque la loi adoptée la veille n’est applicable que le 25. Le même jour, Robespierre s’affronte violemment à Fouché à propos de la déchristianisation et, le 12 juin, il est accusé de vouloir envoyer des députés devant le Tribunal révolutionnaire. Il s’en défend, tout en laissant penser que certains d’entre eux, dont Tallien et Bourdon, sont des scélérats. Le même jour, enfin, il s’oppose, avec Barère, à Cambon qui propose la réduction de fait des rentes sur l’État. Tous ces hommes joueront un rôle clé dans l’affrontement de Thermidor.
Le 15 juin, alors que Robespierre préside la Convention, Vadier annonce l’arrestation de Catherine Théot, dont le nom est déformé en Théos. Cette vieille prophétesse, qui se dit la « mère de Dieu », est fort connue dans le faubourg Saint-Marcel, où elle réunit autour d’elle plusieurs centaines d’adeptes, dont certains de qualité, comme Dom Gerle, lui-même protégé par Robespierre. Elle marie la prophétie chrétienne avec l’eschatologie révolutionnaire et appartient à cette efflorescence quasi mystique que la Révolution a suscitée à côté des manifestations des religions « séculières » que l’on met en relation avec les fêtes liées à l’État révolutionnaire. À Paris ou en province, des groupes interprètent les événements selon des grilles de lecture prophétique, échappant de facto à des classements politiques ; comme le « philosophe inconnu », Saint-Martin, ils sont convaincus que la Révolution est plus un châtiment qu’une persécution et qu’elle bâtit plus qu’elle ne démolit. L’arrestation de Catherine Théot participe aussi du regain d’intérêt de l’État envers les croyances religieuses, qui continuent à lui échapper et organisent souterrainement des réseaux, même dans les grandes villes. L’incarcération remonte au 17 mai, mais son évocation arrive à point nommé pour jeter le discrédit sur Robespierre dont le nom n’est pas cité explicitement par Vadier. Mais qui ne sait pas qu’il est visé ? Une lettre apocryphe incluse dans le dossier fait de Robespierre un prophète, envoyé de Dieu, aux yeux de Catherine Théot. Dans l’immédiat, Robespierre est condamné au silence.
Le 17 juin, après que le rapport a été présenté à la Convention le 14 par Élie Lacoste, membre du Comité de sûreté générale et hostile à Robespierre, cinquante-quatre personnes sont guillotinées, revêtues de la chemise rouge des parricides. Cette « charrette » comprend Admirat, Cécile Renault et une partie importante de sa famille, mais aussi les Saint-Amaranthe, mère et fille, connues pour leur maison de plaisir, ainsi que des proches du baron de Batz accusés notamment d’avoir coopéré avec Chabot et Hébert pour des projets d’évasion de la reine. À Paris, des rumeurs assurent que Robespierre aurait fréquenté le salon des Saint-Amaranthe, tandis que l’exécution de parricides le désigne comme le « père » de la nation. Il est inutile de chercher dans cet épisode l’existence de la névrose de Robespierre vis-à-vis du sexe et de l’argent. Plus qu’agent actif, Robespierre a été l'objet d’une manœuvre, si bien qu’il faut accepter l’emphase d’H. Guillemin estimant qu’« une pluie de sang lui tombe sur la tête ».
Cette exécution spectaculaire amorce l’accroissement brutal des comparutions devant le Tribunal révolutionnaire, sans que les commissions populaires prévues par la loi du 22 prairial fonctionnent. Les chiffres sont connus, ne seraient-ce que parce qu’ils servent à accuser la Révolution d’avoir emballé la Terreur et à en rendre Robespierre responsable. Si mille deux cent cinquante et une personnes ont été exécutées du 1er mars 1793 au 10 juin 1794, elles sont mille trois cent soixante-seize ensuite, jusqu’au 26 juillet – relevons cependant que près de 20 % des personnes qui comparaissent sont acquittées. La proportion est en baisse par rapport aux mois précédents. Elle demeure pourtant significative alors que les procès sont organisés dans une intention d’épuration évidente. La majeure partie des accusations relève des « conspirations » qui auraient été fomentées dans les différentes prisons parisiennes. L’accélération est nette, entre le 19 messidor et le 8 thermidor (7-26 juillet), deux cent quarante-trois prisonniers, choisis dans différentes prisons, sont envoyés à la mort, ayant été manifestement désignés sur des rapports venus de « moutons » – les espions présents dans les lieux d’incarcération et en liaison avec les opposants de Robespierre. Avec ce sabotage délibéré de la loi effectué par Fouquier-Tinville et le Comité de sûreté générale, la responsabilité de la « nausée de l’échafaud » est reportée sur la loi de Prairial, donc sur Robespierre, sans que celui-ci puisse se défendre aisément.
Comme dans le jeu de go, l’incapacité de Robespierre à agir boucle logiquement le piège qui lui a été tendu. Sa « dictature » est évoquée dans une publication des émigrés. Placé au cœur de rumeurs, qu’il ne peut que confirmer s’il essaie de s’en défendre, il tente de se dégager de toute responsabilité particulière, notamment le 21 juin quand il réfute les allégations de la presse anglaise rapportées complaisamment à la Convention, qui font de lui le roi de la Révolution et l’auteur du décret du 7 prairial. Il intervient à nouveau, le 26 juin, pour obtenir du Comité de salut public la suspension des poursuites dans l’affaire Théot, puis devant les Jacobins, pour réfuter des amalgames effectués entre Être suprême et affaire Théot dans une fête sectionnaire : tout ceci le place en porte-à-faux vis-à-vis de ses collègues et du Comité de sûreté générale. D’autant qu’il menace directement les « ennemis intérieurs ». L’opinion lui échappe. À la mi-juin, un registre a été ouvert dans la section de la Montagne – d’opinion modérée malgré son appellation – pour recueillir les signatures de ceux qui veulent la mise en vigueur de la Constitution de 1793, donc la fin du gouvernement révolutionnaire. Il est rapidement couvert par deux mille noms, les sans-culottes se ralliant à la démarche, avant que la Convention ne condamne l’initiative et n’ordonne que le registre soit brûlé. En juillet 1794, « le gouvernement révolutionnaire était comme suspendu dans le vide », conclut A. Soboul.
La stratégie du bouc émissaire
En mars 1794, Vincent et Ronsin avaient été entraînés à voiler la Déclaration des droits de l’homme. Ils s’étaient ainsi placés dans une illégalité que leurs adversaires attendaient pour pouvoir les supprimer. En décembre 1794, l’intransigeance de Carrier et son isolement politique le conduiront à revendiquer haut et fort son obéissance aux ordres de la Convention pour expliquer les massacres de Nantes, ce qui lui vaudra une condamnation quasi unanime de la part de ses collègues qui le feront exécuter. En juillet 1794, Robespierre est, lui aussi, poussé dans la position de hors-jeu que ses adversaires ont patiemment préparée, pour que la Convention l’élimine à son tour et qu’il porte du même coup la responsabilité du désarroi creusé à un moment où la Révolution entre dans une nouvelle phase.
Les victoires militaires se confirment. Du 16 juin à la mi-juillet, les troupes françaises ont vaincu les Autrichiens, repris la Belgique, définitivement cette fois, repoussé les Prussiens sur le Rhin, les Piémontais dans les Alpes et les Espagnols dans le Roussillon. L’expansion recommence en Europe et avec elle la possibilité d’agrandir le territoire national jusqu’aux « frontières naturelles ». Cette perspective hante une partie des Conventionnels, dont Carnot. Elle apparaît aussi comme le moyen de faire payer le déficit national par les pays conquis, ce qui est une des préoccupations constantes d’une autre partie des députés, dont le tout-puissant Cambon. Cette ligne politique, appliquée à la Belgique puis aux Pays-Bas avec un cynisme sans bornes, est aux antipodes des positions de Robespierre et de Saint-Just qui ne se sont sans doute pas assez souciés des inquiétudes des créanciers de l’État et qui n’assignent que la frugalité et le partage comme objectifs aux institutions révolutionnaires à venir.
Les victoires avivent d’autant plus les conflits internes au Comité de salut public que celle de Fleurus peut être portée au crédit de Saint-Just, fragilisant Carnot du même coup. Ce dernier peut en revanche s’appuyer sur le Comité de sûreté générale pour rester au pouvoir – et peut-être en vie, car depuis la loi du 22 prairial il se sent directement menacé. Il est difficile de ne pas lui donner raison sur ce point, puisque le 27 juillet, devant les Jacobins, Robespierre minimise le sens des victoires aux frontières et accuse « les ennemis intérieurs » qui déversent des calomnies sur son compte. Carnot en tire la conclusion, rendue publique, que Robespierre souhaite la défaite de la France. Une autre occasion de heurt naît de l’éloignement de Paris des canonniers de la garde nationale favorables à Hanriot. Réalisée par un agent de Carnot, Pille, l’affaire est dénoncée par son propre adjoint Sijas, qui donne à Robespierre l’occasion de s’emparer de l’affaire.
Dans ces jeux qui demeurent indécis, parce que les positions de Barère ou même de Saint-Just ne sont pas clairement fixées, Robespierre commet sans doute les faux pas qui le rendent définitivement vulnérable. Alors qu’il a fait suspendre les poursuites contre Catherine Théot, un affrontement particulièrement violent a lieu au Comité de salut public le 29 juin. Il est traité de « dictateur », de nouveau Gessler, quand il demande la révocation de Fouquier-Tinville. Seul Saint-Just se range de son côté. À compter de ce jour, il ne paraît plus à la Convention mais intervient régulièrement aux club des Jacobins, qu’il utilise comme tribune concurrente pour récupérer son pouvoir.
Pendant trois semaines, jusqu’au 22 juillet, il se défend de la « dictature » dont on l’accuse et promet « une guerre à mort contre les tyrans et les traîtres ». Il sous-entend qu’elle s’appliquera à ses collègues, tout en reconnaissant qu’il prêche dans une assemblée dorénavant dépourvue de pouvoir et de surcroît présidée par des opposants à sa personne depuis le 10 mai sans interruption. Le 14 juillet, il réussit même à faire exclure Fouché des Jacobins en revenant sur la répression à Lyon. Il échoue cependant à le faire mettre en jugement et Fouché a beau jeu de rappeler que son rapport sur Lyon a été accepté par la Convention. Comme déjà en mars et en avril, la subtilité de la manœuvre politique a contribué à détacher les comités de gouvernement de toutes les autres institutions qui sont dépassées par les enjeux et peu enclines à s’engager dans des luttes où elles n’ont rien à gagner, mais tout à perdre. Au niveau des sections parisiennes, l’incompréhension est totale. La Commune n’ayant plus les moyens de mobiliser les sans-culottes, désormais réticents à son pouvoir, aucune campagne n’a été organisée pour les préparer à une marche contre la Convention comme cela avait eu lieu en juin 1793. La légalité révolutionnaire est bien aux mains des Conventionnels et d’eux seuls. La stratégie que Robespierre, notamment, avait mise en place depuis l’automne 1793 s’est retournée contre lui.
L’affrontement
Dans ces journées, alors qu’il ne paraît plus à la Convention, le retrait de Robespierre du devant de la scène est toujours une énigme. Est-ce une manœuvre ou l’effet de ces fatigues dont il est coutumier ? Son silence ne l’empêche pas de continuer à signer les ordres du Comité de salut public qui envoient des condamnés au Tribunal révolutionnaire et à l’échafaud. Il n’a donc pas rompu avec ses collègues et il soutient la politique menée. Ceci n’enlève rien aux luttes intestines aggravées par la campagne des « soupers » fraternels qui a lieu fin juin-début juillet dans les rues de Paris, à l’initiative des sections. Initialement, ces rassemblements encore mal connus avaient été approuvés par Hanriot. Ils prennent la suite des banquets organisés depuis le printemps 1794 et qui servaient souvent d’exemples à la « fraternité » révolutionnaire. Entre-temps, ils ont manifestement changé de signification. En juillet, ils participent du détachement que les sans-culottes et les Parisiens expriment vis-à-vis du gouvernement révolutionnaire. Des individus de toutes les couches sociales s’y retrouvent, exprimant leur envie de fraternisation autant que leur lassitude devant les exigences de la Révolution. Pour Robespierre, ainsi que pour Barère, il s’agit d’une machination « hébertiste » et « modérantiste ». Robespierre estime même que les indulgents sont devenus « anthropophages ». Payan, au nom de la Commune, fait interdire ces banquets, ce qui, en retour, confirme l’image d’opposant à toute forme de démocratie sectionnaire qu’il possède déjà.
Or, si les hébertistes sont traqués par la Commune et par certains comités révolutionnaires parisiens – dont les membres sont nommés par le Comité de salut public – depuis plusieurs mois, ces militants sont protégés par le Comité de sûreté générale. Les scissions s’accroissent dans les sections, ce qui ajoute au malaise lié à la politique sociale et au refus de l’Être suprême. Les sans-culottes sont heurtés notamment par l’emprisonnement d’un membre d’un comité révolutionnaire de section, Legray, qui a tenu des propos hostiles au Comité de salut public et au Tribunal révolutionnaire, puis par la politique économique de la Convention, qui réduit brutalement les salaires. Les cris « Foutu maximum » retentissent dans les rues, marquant l’opposition grandissante des prolétaires au Comité de salut public et évidemment à Robespierre qui en demeure la figure marquante.
Au sein des deux comités, un compromis est tenté in extremis – a-t-on envie de dire en anticipant sur la suite – les 22 et 23 juillet, lors d’une réunion rassemblant tous les membres qui acceptent, enfin, la création des quatre commissions populaires liées aux décrets de Ventôse et de quatre autres commissions ambulantes devant trier les suspects avant leur envoi devant le Tribunal révolutionnaire. La mesure est favorable à Saint-Just et à Robespierre : elle permet de mettre en œuvre la loi du 22 prairial en en respectant l’esprit. Est-ce là une manœuvre, pour renforcer l’image de Robespierre comme révolutionnaire sanguinaire puisque les exécutions continuent à un rythme soutenu – incluant André Chénier dans une charrette du 25 juillet – tandis qu’en contrepartie Saint-Just approuve le départ des canonniers de Paris ? Robespierre n’accorde aucune confiance à ses collègues, qu’il critique à mots couverts, sans doute à raison. Des rumeurs circulent d’ailleurs, annonçant la « grande arrestation de Robespierre » et de ses amis à la Commune. Tout ceci rappelle les épisodes qui avaient préludé aux journées des 31 mai-2 juin 1793, ou à l’arrestation des hébertistes.
La tension est très forte et l’affrontement inévitable. Il se déclenche le 26 juillet, quand, pendant deux heures, Robespierre, de retour à la Convention, critique toutes les orientations prises par le Comité de salut public. Il justifie sa conduite en insistant sur son acceptation de la mort et attaque indistinctement des « hommes pervers », des « fripons », dont Cambon, nommément cité. Alors qu’il est sommé de nommer les « ennemis du peuple » qu’il dénonce, il ne répond pas, laissant Cambon contre-attaquer vigoureusement pour défendre sa réforme des rentes. L’envoi de son discours à l’impression est, dans un premier temps, décidé avec l’approbation de Barère. Puis il est soumis à la décision des comités, ce qui signifie la censure de l’Assemblée, revirement que Barère approuve encore. À ce moment, seul Couthon a soutenu Robespierre. Paradoxalement, ce dernier est invité par les Jacobins, qui expulsent Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, soulignant la rupture entre la Commune et les partisans de la sans-culotterie. Le lendemain, 27 juillet (9 thermidor), Tallien et Billaud-Varenne empêchent Saint-Just de prendre la parole parce qu’il s’est rallié à Robespierre. Alors qu’il avait préparé son discours au siège du Comité de salut public, ils lui reprochent de ne pas l'avoir préalablement soumis au Comité. Robespierre et Couthon ne peuvent rien contre l’agitation qui saisit les députés. Sous les cris de « à bas le tyran », Robespierre, Couthon, Lebas, Saint-Just et Augustin Robespierre, le frère cadet, sont mis en accusation et arrêtés. Hanriot, qui vient à leur secours au Comité de sûreté générale, est arrêté et enfermé avec eux.
Si Robespierre est muet, il n’est cependant pas sans allié ; la Commune, siégeant en assemblée générale, fait sonner le tocsin et donne la consigne aux directeurs de prison de refuser d’incarcérer les accusés. Libérés, ceux-ci se réfugient à l’Hôtel de Ville, d’où ils appellent les sections à se lever contre la Convention, qu’ils tiennent un moment sous la menace, parvenant à faire relâcher Hanriot resté en prison. L’insurrection n’est pourtant ni déclenchée par la Commune ni par Robespierre avant 23 heures, ce qui laisse à la Convention le temps de rétablir sa position et de contacter les sections. L’exemple de celles du faubourg Saint-Marcel suffit à comprendre la confusion qui règne. Les Parisiens doivent choisir entre la Commune et la Convention pour se ranger dans les groupes armés qui s’organisent dans la nuit. Ils sont sollicités par les observateurs envoyés par chaque parti, prenant des distances avec les comités révolutionnaires locaux qui cherchent de leur côté à ne pas contrevenir aux ordres des comités de gouvernement. Les hésitations s’accroissent au gré de l’amplification des rumeurs : Robespierre serait le nouveau Cromwell, il voudrait épouser la fille de Louis XVI, monter sur le trône et serait devenu royaliste. Avant de basculer en faveur de la Convention, des délégations armées se sont soumises en fin d’après-midi aux ordres d’Hanriot, donc de la Commune, et ont prêté serment devant Augustin Robespierre qui accuse de son côté les Conventionnels d’être royalistes et de vouloir faire sortir le « jeune Capet » du Temple.
Passé minuit, la Commune, mise hors la loi par la Convention, perd ses soutiens. Les citoyens sont dorénavant effrayés de transgresser la légalité garantie par la Convention. À 2 heures du matin, le 10 thermidor (28 juillet), les hommes de la Convention investissent l’Hôtel de Ville et se saisissent des insurgés. Robespierre reçoit un coup de pistolet dans la mâchoire – on ne saura vraisemblablement jamais s’il a tenté de se tuer ou si le gendarme Méda est l’auteur du coup de feu –, Le Bas se suicide, Augustin Robespierre et Couthon tentent de l’imiter. Dans la mesure où tous ces hommes ont été mis hors la loi, la procédure abrégée permet qu’à 6 heures du soir Robespierre et vingt et un partisans, dont Hanriot et Claude Payan, soient guillotinés place de la Révolution. Dans les jours qui suivent, quatre-vingt-sept « robespierristes » sont également jugés et exécutés, dont Prosper Sijas qui avait dénoncé le départ des canonniers de Paris.
La mort de Robespierre n’arrête pas son histoire. On serait tenté de dire qu’elle la commence. À l’instar de ce qui avait eu lieu contre le roi et la reine avant 1792, pamphlets et dénonciations fleurissent et se diffusent dans le pays pour l’éclairer sur la personnalité de celui qui voulait devenir roi et aurait projeter de vouloir fêter ensemble le 10 août et le 9 thermidor. Un sceau à fleur de lys est opportunément « trouvé » à la Commune pour authentifier les déclarations de Barère, de Collot et de Billaud. Les comités s’emploient à propager ces bruits qui sont d’autant plus facilement crus, qu’ils permettent à tous ceux qui les reprennent de se désolidariser des « monstres » et de se poser en victimes des « conspirateurs ». Un certain nombre d’individus sauvent leur tête en faisant oublier qu’ils se sont mobilisés, un moment, en faveur de la Commune. D’autres, plus nombreux, se joignent à la curée, dont les membres des clubs jacobins de province, dépassés par ces révélations fracassantes qui s’ajoutent à toutes les révélations des mois précédents. D’anciens proches de Robespierre se rallient aussi à l’opinion victorieuse, comme le jeune Jullien qui avait déjà pris ses distances depuis plusieurs semaines avec son mentor ; il sauvera sa tête après, il est vrai, un séjour en prison. La légende noire s’installe. En mai 1797, l’évêque constitutionnel Le Coz accusera Robespierre d’avoir voulu faire disparaître les prêtres assermentés pour les remplacer par les prêtres réfractaires et se poser ainsi en « restaurateur de la religion en France ».
S’agit-il de la suite de la Terreur et de l’imaginaire particulier qu’elle aurait fait naître ? Depuis les années 1780, les paniques et les complots n’ont pas cessé de travailler les esprits. Depuis 1793, les révélations des trahisons successives des Girondins, des hébertistes, des dantonistes ont achevé d’ébranler les certitudes. L’éloignement des révolutionnaires ordinaires vis-à-vis des dirigeants de la Révolution a atteint ici son point culminant après ces nuits d’indécision et d’incompréhension. Barère assure, le 11 thermidor, que le système de la Terreur est aboli et voue le tyran aux gémonies de la République : il donne le sens de tous ces événements surprenants et permet à tous de s’y rattacher. Outre le fait que la moindre réserve passerait pour une désapprobation de la politique des maîtres du pays et porterait des risques évidents et immédiats, qui, en effet, peut comprendre ce qui vient de se jouer ? Cette situation demeure cependant sans comparaison par rapport aux « journées » et aux épurations précédentes. L’invention de la Terreur, ajoutée aux éliminations successives, achève de discréditer le discours politique qui ne peut plus être expression d’un idéal alors qu’il est devenu signe d’appartenance à un groupe. L’opprobre qui va s’abattre sur les « girouettes » du Directoire naît à cet instant où la versatilité des engagements est dévoilée devant une opinion désorientée. De cette expérience, Jean-François La Harpe ou Germaine de Staël et Benjamin Constant dénonceront dans les années à venir l’abus du langage par les révolutionnaires, dénonciation qui deviendra durablement un stéréotype et un lieu commun pour qualifier la période.
Paradoxalement, la figure de Robespierre, accablée dans l’immédiat comme dans les mois qui suivront, en sortira plus tard auréolée d’une façon exceptionnelle et sera transformée en icône. Sa personnalité et sa trajectoire ont impressionné le pays, mais disons pourtant que d’autres avaient joué des rôles comparables. La postérité qu'acquiert Robespierre n’est pas due, nous semble-t-il, au fait que « la Révolution parle à travers lui son discours le plus tragique et le plus pur » (F. Furet). Sans aucun doute, il bat indiscutablement Mirabeau sur ce terrain. Il avait eu en Marat un rival plus coriace, voué à la Révolution au point de refuser tout compromis gouvernemental. Ce qui fait de Robespierre l’incarnation de la Révolution, c’est l’action de ses amis d’hier devenus ses ennemis pour l’éternité, qui lui imputent, et à lui seul, la violence politique appelée « la Terreur » et font, sans le comprendre, basculer la Révolution dans une direction imprévue, brutale et sans issue. Bizarrement, son itinéraire mythologique rejoint dans sa fabrication comme dans sa renommée celui de la Vendée, dont il devient le bourreau dans les mémoires.
Repères bibliographiques
BACZKO B., Comment sortir de la Terreur ? Thermidor et la Révolution, 1989.
BERTAUD J.-P., La Révolution armée, 1979.
BIARD M. (dir.), Les Politiques de la Terreur, 1793-1794, 2008.
BRUNEL F., « Institutions civiles et Terreur », article mis en ligne le 21 mai 2006 sur http://revolution-francaise.net/2006/05/21/43.
BURSTIN H., Une révolution à l’œuvre, le faubourg Saint-Marcel, 2005.
CLARKE J., Commemorating the Dead in Revolutionary France, Revolution and Remembrance, 1789-1799, 2007.
Colloque Bercy, 1991, État, finances et économie pendant la Révolution française, 1991.
DARNTON R., Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France, 1650-1800, 2010.
DUPRAT C., Le Temps des philanthropes, 1993.
EUDE M., « Le Comité de sûreté générale en 1793-1794 », 1985.
GUILLEMIN H., Robespierre, politique et mystique, 1987.
HAMEL E., Histoire de Robespierre, 1867.
JESSENNE J.-P. et alii, Robespierre, de la nation artésienne à la République et aux nations, 1994.
MARI E. de, La Mise hors la loi sous la Révolution française, 19 mars 1793-9 thermidor an II, 1991.
MARTIN J.-C., Révolution et contre-révolution en France de 1789 à 1995. Les rouages de l’histoire, 1996.
—, La Révolte brisée. Femmes dans la Révolution et l'Empire, 2008.
OZOUF M., La Fête révolutionnaire, 1789-1799, 1976.
—, L’École de la France, 1984.
SOBOUL A., Les Sans-Culottes parisiens de l’an II, 1958.
SOREL A., L’Europe et la Révolution française, t. IV, 2003.
THOMPSON J. M., Robespierre, 1935.