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La chute de la maison Bourbon

Le déficit miraculeux

Sans déficit, la Révolution aurait-elle éclaté ? Rivarol et Cambon étaient déjà convaincus du lien entre l’un et l’autre. Inutile d’accabler la reine, dont les dépenses décriées ne jouent qu’un faible rôle dans la mise en difficulté du Trésor royal, d’autant que l’endettement de la monarchie française n’est pas exceptionnel. Celui du régime anglais est plus important, proportionnellement parlant, sans pourtant que les adversaires du gouvernement en profitent, car ce sont les modalités dispendieuses des emprunts souscrits ainsi que l’incapacité à simplifier et à uniformiser les impôts qui créent un problème proprement sans solution. Pour comprendre l’enchaînement qui se produit en France, il convient de revenir au début des années 1770, lorsque l’administration monarchique cherche des voies inédites pour sortir des difficultés laissées par la guerre de Sept Ans. À cette date, le déficit du Trésor, aggravé par les dépenses militaires, est évalué à une centaine de millions de livres et les recettes des années à venir sont d’emblée absorbées par le service de la dette. L’abbé Terray cherche de nouvelles sources de revenus, tout en entreprenant de réduire le train de vie de l’État, amorçant un retournement politique radical. Les intérêts servis sur les rentes de l’État sont brutalement réduits, des retenues ponctionnent pensions et gratifications et les fonctions municipales redeviennent des offices à acheter. Ces mesures, initialement acceptées par l’opinion, sont considérées comme iniques et injustes lorsque des pensions médiocres sont lourdement taxées. Les financiers, qui soutenaient le Trésor en avançant continuellement les fonds destinés à couvrir les dépenses, craignent que des troubles n’obèrent les rentrées de taxes et d’impôts dont ils vivent et font des « remontrances » au contrôleur général responsable de la politique financière du royaume. Celui-ci, dans l’été 1770, confirme pourtant sa politique de banqueroute en limitant les remboursements de rentes et de billets au porteur, ainsi qu’en renforçant les impôts existants et en lançant des emprunts, qui seront mal couverts malgré l’offre d’intérêts exorbitants.

En 1772, le résultat est apparemment favorable. Les charges ont été réduites et le budget ordinaire en expansion est même légèrement excédentaire. Pourtant la dette publique continue à augmenter, atteignant 116 millions. Surtout, les dépenses militaires, qui devaient diminuer, ne baissent pas et, en 1774, à l’arrivée de Turgot, le déficit budgétaire est évalué à 21 millions, sans compter 15 millions pour rembourser les arriérés d’une dette estimée à 235 millions. La politique de Terray a échoué, accentuant l’impopularité des réformes de Maupeou et confirmant la dérive « despotique » de la monarchie. Turgot a beau inaugurer son ministère en refusant les emprunts, les impôts et la banqueroute, il a beau lancer un programme de rénovation de l’économie et de la fiscalité, son action achoppe sur l’hostilité d’une majorité de l’opinion. Les uns ont peur des conséquences du libéralisme dans les échanges et dans les productions, les autres refusent la mise en place de régies contrôlées par l’État pour la levée des impôts indirects, ainsi que la transformation de la corvée en une taxe uniforme touchant les ordres privilégiés. L’opposition de Turgot à l’engagement de la France auprès des insurgents, aux dépenses de la Cour et aux demandes de Marie-Antoinette lui vaut sa disgrâce. Le budget national n’a pas été véritablement amélioré pendant ses années de ministère, le déficit réel demeure d’une trentaine de millions, le recours aux emprunts n’a pas été évité ; surtout, les parlements se sont mis en travers de ses décisions, conduisant à sa chute.

Les habitudes culturelles conduisent le pouvoir dans une impasse. L’idéal accepté par tous voudrait que le roi vive de son domaine et que les impôts correspondent à des services donnés ou à des circonstances particulières, comme l’état de guerre. La monarchie a fait accepter depuis longtemps la pérennité des impôts, quelles qu’en soient les raisons, sans pour autant faire disparaître cette tradition qui l’oblige à justifier toute demande supplémentaire. Les raisons des dysfonctionnements sont importantes. Beaucoup sont anciennes, on serait tenté de dire structurelles : les impôts sont calculés en fonction des dépenses, leur répartition dépend des statuts des imposés, qu’ils soient personnels ou collectifs, et leur levée est confiée aux communautés ou à des régies de financiers. La négociation des sommes demandées est la règle, excluant une contribution proportionnée aux revenus, entraînant des délais considérables, rendant les intermédiaires nécessaires ainsi que le recours permanent à l’emprunt et aux émissions de rentes : le royaume vit continuellement sur le crédit parce que ses rentrées d’argent sont mal contrôlées et mal organisées, augmentant les dépenses inutiles, et que la connaissance exacte de la situation financière est quasi impossible. Tout le système ne tient que par la confiance accordée d’un côté au roi, de l’autre à l’État et aux différentes caisses qui couvrent ses dépenses, si bien que le roi et ses conseils ne peuvent qu’essayer des solutions spéculatives ou des passages en force, d’autant qu’il n’y a pas de transparence sur les comptes, comme cela existe en Angleterre.

Un mécontentement inédit naît paradoxalement de l’efficacité du gouvernement lorsqu’il entreprend d’améliorer la vérification du rôle des tailles, accroissant de facto la pression fiscale. L’un des exemples suivis dans cette voie par Necker, lors de son deuxième ministère, est celui de l’intendant Bertier de Sauvigny qui applique, avec intelligence et rigueur, les principes brutaux d’une saine administration fiscale dans la généralité de Paris – ce sera une des raisons pour lesquelles il sera massacré en 1789. Techniquement, ces mesures sont pertinentes, si bien que si la France, pays riche, ne croule pas sous les impôts, moins lourds qu’en Angleterre par exemple ; le pays suffoque cependant sous l’iniquité du système fiscal. Les parlements, le clergé, les corps intermédiaires, les grandes régies personnelles et les princes peuvent arguer avec une bonne foi apparente que toute levée d’impôts doit être consentie par une assemblée ad hoc – assemblée des notables ou états généraux – pour garantir les Constitutions du royaume. Tous se retrouvent finalement unis sur le maintien, là encore communiant dans une position bien éloignée du modèle anglais, d’une société fondée sur le privilège et l’exemption, tandis que le roi, ne voulant pas répéter les errements de son grand-père, refuse de mettre l’État en faillite et d’imposer ses sujets sans leur consentement.

La quête du crédit

Les années entre 1776 et 1787 sont ainsi marquées par l’absence d’une politique de gestion claire et par les querelles, à l’intérieur de la Cour, entre partisans de la reine et conseillers du roi. Ce dernier hésite toujours, si bien que le ballet des nominations de ministres dépend des faveurs obtenues plus que des résultats effectifs, notamment dans le domaine qui devient prioritaire, celui des finances du royaume. Dès la nomination de Necker comme directeur du Trésor royal en 1776, la dérive est inévitable. Banquier, protestant et étranger, Necker devient ensuite directeur général des Finances, titre équivalent à celui de contrôleur général auquel il ne peut pas prétendre, puisqu’il est protestant. Il s’engage à combler un déficit de 24 à 39 millions de livres uniquement par son propre crédit, alors que les politiques d’économie et de rationalisation inaugurées par Terray et suivie par Turgot sont abandonnées. La « magie » du banquier a joué, présageant des jours difficiles que le roi et la reine n’ont pas voulu prévoir.

À côté des mesures financières, Necker cherche à réformer l’administration pour améliorer la rentrée des impôts et stimuler l’économie régionale, relançant une politique dont les conséquences demeurent aujourd’hui encore discutées. Il prend la suite des tentatives faites dans les années 1760 par le contrôleur général L’Averdy, notamment pour contrer les résistances de certaines provinces face aux empiètements des agents du roi sur leurs prérogatives – dès 1771, certaines d’entre elles, comme la Franche-Comté, réclament la réunion des états généraux. La réorganisation du royaume semblait tout aussi nécessaire pour de nombreux penseurs et politiques, ainsi Turgot et son ami Dupont de Nemours s’étaient-ils intéressés à cette question, le dernier rédigeant un Mémoire sur les municipalités. Avant 1789, différents projets d’assemblées emboîtées, de la paroisse à la nation, sont ainsi imaginés, voire expérimentés, préfigurant les échelons administratifs que la Révolution mettra en place. Sur proposition de Necker, le Conseil du roi crée les assemblées provinciales, dont la première est installée en 1778 dans le Berry. Elle est composée pour un tiers de membres nommés, eux-mêmes désignant les deux autres tiers ; les trois ordres y sont inégalement représentés. Cependant, le tiers état obtient autant de représentants que les deux premiers ordres et le vote se pratique par tête.

La composition de ces assemblées, réunissant des propriétaires, annonce clairement les principes qui seront retenus pour les assemblées révolutionnaires, entre corporatisme et individualisme. 1789 n’est pas en ce domaine une novation radicale. L’assemblée se tient régulièrement, déléguant ses pouvoirs, dans l’intervalle des sessions, à un « bureau d’administration » ou commission intermédiaire. Celle-ci accueille notamment des procureurs syndics parlant au nom du roi – principe qui sera repris aussi en 1789 – et elle applique et contrôle l’exécution des décisions. L’essentiel des travaux de l’assemblée est consacré aux impôts, aux routes et à la charité. Une autre assemblée est installée en haute Guyenne, les séances se tenant à Villefranche en 1779. Après le départ de Necker, ces deux assemblées travaillent, jusqu’en 1787, à la réforme des impôts, supprimant notamment la corvée, à l’amélioration des routes, des canaux et de l’agriculture, enfin en établissant le cadastre. Le bilan concret demeure très limité, et l’institution déçoit autant les conservateurs que les novateurs. Les premiers contestent la confusion des ordres, ou la diminution du pouvoir du roi, les autres regrettent que les membres ne soient pas élus et que les ordres demeurent distincts ! Les parlements estiment que l’initiative va rogner leurs prérogatives. Les intendants, enfin, récusent la concurrence de la commission intermédiaire.

Les avis divergent davantage sur la politique financière menée par Necker lors de ce premier ministère, de 1776 à 1781. Prend-il des « mesures de réduction des dépenses, de centralisation de la trésorerie et de bonification des revenus » ou s’engage-t-il dans des opérations spéculatives ? Pour une partie des historiens contemporains, sa réhabilitation est en marche. Alors que le soutien à la guerre américaine exige des sommes astronomiques – au total une estimation d’un milliard de livres – il réussit à limiter les dépenses, notamment celles de la Cour, ce qui lui vaut une popularité nationale dont les effets sont cependant à double tranchant. Il stigmatise ainsi le train de vie de quelques courtisans, qu’il se met à dos, et, en outre et surtout, discrédite la Cour, ce qui ruine la confiance dans le roi et participe à l’aggravation de la crise du crédit. Il remplace des officiers par des commissaires révocables, accroissant la centralisation et la bureaucratisation des administrations financières du royaume. Le résultat demeure limité, tandis que le mécontentement des officiers, fort influents dans la société, met à mal le lien entre le roi et les corps intermédiaires traditionnels, toujours prêts à dénoncer le despotisme. Une autre lecture historiographique voit dans ces remplacements la mise en place d’institutions administratives qui permettent une gestion des fonds d’État dans une optique purement bancaire et spéculative, ordinaire aux banquiers genevois, pour lever des fonds. Necker impose en effet des spéculations qui font florès, notamment la vente de rentes viagères, véritables pyramides financières permettant aux initiés de gagner beaucoup d’argent en jouant à terme et en revendant des titres jamais payés. Entre le tableau à charge dressé par Herbert Lüthy, peignant Necker en financier dangereux, et Robert Harris calculant que, tout compte fait, les emprunts ne sont pas si dispendieux, on peut conclure que pendant quatre ans et demi les finances du royaume ont été engagées dans une politique aventureuse que les gains obtenus, notamment en centralisant encore les rentrées d’impôts indirects, n’ont pas pu compenser.

Ce qui sauve Necker de l’impopularité risque de noircir le personnage. Richissime, franc-maçon, philanthrope et esprit des Lumières, il tombe en 1781 pour avoir voulu établir ces assemblées provinciales et avoir publié un Compte rendu au roi qui présente son bilan de façon positive. Il insiste sur les 20 millions de bénéfice que le Trésor royal aurait récupérés, ce qui n’est qu’une illusion comptable. En représailles, sa demande d’entrer dans le Conseil du roi est catégoriquement rejetée. La mesure est apparemment anecdotique ; elle met en lumière la place des vanités et des rivalités dans les luttes politiques, chose ordinaire quelle que soit l’époque, et révèle la résistance des structures traditionnelles du régime monarchique à toute innovation. L’aventurisme spéculatif et populiste de Necker a trouvé, provisoirement, ses limites. Il sera utile quelque temps plus tard, quand la seule sortie de crise envisageable passera par le recours à la personnalisation du pouvoir autour d’un homme charismatique. Pour nombre d’administrateurs comme Maurepas, qui avaient évité jusque-là que l’opinion puisse avoir accès au débat réservé aux cercles étroits des conseils du roi, des parlements et des princes, Necker a créé un précédent totalement scandaleux qui participe de l’affaiblissement de la monarchie.

La décision de soutenir les insurgents américains pour prendre une revanche sur l’Angleterre après la guerre de Sept Ans aggrave singulièrement les déficits. Il faut relancer les programmes de reconstruction d’une flotte de guerre pour pouvoir intervenir directement sur les côtes américaines à partir de 1780. Alors que le roi possède une véritable compétence en ce domaine et qu’il est aidé par une équipe de ministres, unis malgré les divisions personnelles qui les clivent, l’entrée en guerre est mal négociée, plaçant la France dans une dépendance de fait vis-à-vis des États-Unis. La fin de la guerre, qui aurait pu replacer la France au centre de la diplomatie mondiale et lui procurer des avantages, se conclut sans elle, après la victoire américaine, en 1783. Elle ne tire de l’épisode qu’une dette monumentale et l’affaiblissement du pouvoir. Non seulement le roi a échoué à contenir les ordres privilégiés et les parlementaires, à réformer les finances et à restaurer la confiance dans l’économie, mais il rate ce qui était devenu une des clés de la monarchie louis-quatorzienne, le renforcement de son image au sein même de la Cour et des ministres.

La relance et l’opinion

Le départ d’un personnage aussi influent que Necker porte un coup à l’image de la monarchie, d’autant que son successeur immédiat, Henri d’Ormesson, échoue à rassembler les capitaux exigés par la participation à la guerre contre l’Angleterre. Ormesson se lance dans des emprunts dispendieux, y compris auprès de la Caisse d’escompte, elle-même en difficulté, inquiétant les rentiers par l’instauration d’un cours forcé des billets de la Caisse. Il s’aliène les financiers du royaume en liquidant la ferme générale qu’il entend remplacer par une régie placée sous la conduite de directeurs intéressés aux bénéfices. La rétractation du marché financier et l’hostilité publique qui suit provoquent son renvoi par le roi et son remplacement par l’intendant Calonne. Intrigant, bien en cour auprès de la reine et d’Artois, Calonne a contre lui une partie de l’opinion et le roi lui-même. Sa nomination comme contrôleur général et comme ministre des Finances en 1784 est vue comme l’aboutissement d’une stratégie individuelle et collective, annonçant une politique différente de celles qui ont été menées auparavant, ne serait-ce que par son éloignement des préconisations des réformateurs des salons.

Confronté à l’insuffisance des recettes alors que les dépenses s’envolent, Calonne réinstalle la ferme générale, relance la Caisse d’escompte, facilite la circulation de l’argent et emprunte pour des travaux d’intérêt général, lançant le creusement du canal de la Saône, la création d’une route dans la Meuse, soutenant la forge du Creusot. Dans cette politique que l’on peut qualifier positivement de keynésienne avant la lettre, il recrée la Compagnie des Indes, signe en 1786 un traité de commerce avec l’Angleterre et modifie les rapports entre les cours de l’or et de l’argent dans l’espoir de favoriser l’activité économique. Ces opérations sur les titres des compagnies financières les plus importantes, la Caisse d’escompte, la Compagnie des eaux de Paris et la banque Saint-Charles, fondée en Espagne, suscitent des critiques accusant Calonne d’enrichissement frauduleux et de spéculations, d’autant que pour éviter les dépréciations des emprunts d’État qu’il a lancés, il décide de bloquer les cours et de baisser la valeur des actions.

Pour cela, il se met au cœur d’une cabale, révélatrice de la fragilité de la monarchie, en s’appuyant sur des aventuriers. Des banquiers suisses, inventifs et peu scrupuleux, Panchaud et Clavière, émigrés depuis l’échec de la « révolution » genevoise, fournissent des arguments à des pamphlétaires salariés comme Brissot, regroupés derrière Mirabeau. Celui-ci signe des pamphlets dénonçant publiquement les compagnies rivales pour faire baisser la valeur de leurs actions. Il va jusqu’à critiquer les mesures brutales de Calonne ! Pour ce dernier, cependant, le succès est total, cassant la spéculation. En retour, les spéculateurs et les rentiers sont mécontents, tandis que le public est passionné par ces polémiques ravageuses dans lesquelles sont impliqués les grands financiers et entrepreneurs comme Cabarrus – dont la fille, future Mme Tallien, est promise plus tard à la célébrité –, Le Couteulx ou Périer et leurs plumes mercenaires, dont Beaumarchais. Même la cour d’Espagne, intéressée par la banque Saint-Charles, réagit aux outrances de Mirabeau. Calonne fait machine arrière, laisse la justice condamner les pamphlets, tout en faisant en sorte que Mirabeau s’engage dans une carrière provisoire d’envoyé extraordinaire à Berlin et puisse ainsi échapper aux poursuites. La monarchie est ainsi brutalement mise à nu : elle dépend de l’opinion et, plus précisément, des intrigues nouées entre courtisans, spéculateurs, intrigants, libertins et demi-mondaines.

L’année 1785, déjà agitée par tous ces tracas, connaît en outre un événement retentissant. Alors que le pays est choqué par les sommes dépensées par la reine et ses proches qui profitent de libéralités extravagantes, favorisées par Calonne lui-même, le roi ordonne, le 15 août, l’emprisonnement à la Bastille du prince-cardinal de Rohan, accusé d’avoir commandé un bijou exceptionnel, d’une valeur de 1,6 million de livres, sans l’avoir payé, et surtout d’avoir passé cette commande extravagante pour conquérir la reine. C’est le début d’une affaire politique et judiciaire sordide, maintenant bien connue. Rohan a été la victime, crédule, de manipulateurs habiles, cherchant une dupe dans la haute noblesse qui servirait de prête-nom pour l’achat d’un collier d’un prix exorbitant, demeuré invendu. Rohan s’est prêté à cet achat, tandis que les escrocs, une fausse comtesse de La Motte, son mari et son amant, revendaient le collier. À quelques exceptions près, ce petit monde mélangeant prince libertin, aventuriers et prostituée se retrouve à la Bastille. Mais la dimension politique dépasse rapidement l’anecdote graveleuse. Rohan, proche des philosophes et des magiciens, ancien ambassadeur à Vienne, cristallise sur sa personne tout le mépris qu’une partie de l’opinion porte aux grands et à la famille royale. On dit que la reine serait liée au milieu interlope de la capitale et collectionnerait les diamants et les parures, en se livrant à des amours de passage.

Le pire reste à venir. L’arrestation du prince-cardinal fait scandale puisque, à cette occasion, le roi a exercé son pouvoir sur un haut dignitaire de l’Église, membre d’une famille princière. Pour éviter un déni de justice, Rohan est traduit en mai 1786 devant le parlement de Paris, qui l’acquitte – la responsabilité étant rejetée en entier sur ses complices. L’affront porté à la réputation de la reine – et à l’autorité du roi – par les parlementaires, appuyés par une partie importante de l’opinion, est manifeste. Louis XVI et Marie-Antoinette se retrouvent impuissants devant la nation ; le roi est réduit à exiler Rohan sur ses terres, hors de France. Paradoxalement, cet exil lui sauvera la vie pendant la Révolution ! En attendant, pamphlets orduriers, chansons obscènes ou malveillantes, objets ridicules – on vend des tabatières en ivoire marquées d’un point noir, dites « au cardinal blanchi » – révèlent l’ampleur du discrédit dans lequel la reine est tombée. Présentée comme débauchée, dépensière, autoritaire, « Autrichienne » à la solde de son pays, elle est accusée d’exercer une mauvaise influence sur le roi et de conduire le pays à la ruine. Le couple royal contre-attaque. La reine soutient publiquement la cause de trois paysans de Chaumont condamnés au supplice de la roue par le parlement de Paris. Cette institution, déjà impliquée dans l’affaire Calas, protestant toulousain exécuté sur la base d’un faux témoignage, se retrouve à nouveau mis sur la sellette. De son côté, le roi entreprend un voyage à Cherbourg pour honorer de sa présence le chantier du port et cultiver sa popularité. La monarchie se rend ainsi sur le terrain même de ses adversaires, en sollicitant l’opinion pour garantir son pouvoir réel. Le prestige naturellement attaché à la personne du roi est en débat et nul ne l’ignore.

Le basculement qui se produit à cette date peut être considéré comme l’aboutissement du processus enclenché depuis plusieurs années. Si la naissance de ses enfants a éloigné les menaces qui pesaient sur la légitimité de la reine, les achats de châteaux, Marly, Rambouillet, surtout Saint-Cloud, acheté par le roi pour 6 millions de livres et qui lui a été donné, entraînent des critiques. La constitution d’un patrimoine personnel est considérée comme inhabituel pour une reine en France. Le signe de cette autonomie passe par les livrées spécifiques qu’elle fait pour ses domestiques et le contrôle qu’elle exerce sur les invitations, à Trianon par exemple. Son cercle d’amis est toujours une autre source de reproches. Non seulement ils sont accusés de libertinage, mais ils sont surtout décriés pour les prébendes et autres faveurs dont ils jouissent. Le comte d’Artois a englouti une fortune dans la construction du château de Bagatelle et laisse, comme la reine, des dettes de jeu considérables. La famille de la « favorite » Polignac accumule les fonctions rémunératrices, tandis que la première gouvernante des enfants de France, la princesse de Guémené, est obligée d’abandonner sa charge à la suite de la faillite retentissante de son mari, qui laisse un passif de 30 millions de livres en 1782.

Les choses les plus anodines prennent dès lors une signification politique. Lorsque Élisabeth Vigée-Lebrun, peintre amie de la reine, expose en 1783 un tableau représentant Marie-Antoinette en « gaulle », vêtue d’une robe légère, de mousseline blanche, serrée à la taille, les réactions sont extrêmement négatives. Le vêtement apparaît comme une indiscrétion commise dans l’intimité de la reine, mais aussi comme un abaissement de la dignité royale, puisque Marie-Antoinette serait ainsi vêtue « comme une femme de chambre ». Enfin la mousseline semble une invite à délaisser les fabrications de soie françaises. Sur ordre, le tableau est retiré du salon du Louvre. Lorsque, deux ans plus tard, Louis XVI est portraituré en habits ordinaires, sans aucune distinction, donnant l’aumône incognito, cela permet d’insister sur le seul rôle qui lui reste, celui de « père de son peuple », alors que son embonpoint important et les titubations que la fatigue provoque quand il se trouve dans une assemblée détériorent son image publique. Encore deux ans plus tard, en 1787, Mme Vigée-Lebrun tarde à remettre au salon du Louvre un nouveau portrait de la reine en mère de famille, à la manière de Cornélia, mère des Gracques, qui estimait que ses enfants étaient toute sa richesse. L’espace laissé vide suscite des sarcasmes, dont le mot resté légendaire : « Voilà le Déficit ! » Marie-Antoinette est devenue Mme Déficit, expression résumant avec une grande efficacité une des principales accusations qui accablent le roi et les courtisans : avoir abusivement confondu leurs destins personnels et celui de la nation.

Les réformes dans l’urgence

Après 1786, Calonne opère des revirements inefficaces. Alors qu’il continue à faire vivre le Trésor d’expédients, vente d’offices, opérations boursières et financières, il essaie de trouver des solutions plus stables et proprement révolutionnaires ! Il accorde le principe électif des assemblées sans pour autant achever l’édifice par l’organisation d’une assemblée nationale élue par les représentants des assemblées provinciales, ce qui était instauré au même moment en Toscane par le grand-duc Léopold, frère de Marie-Antoinette et futur empereur d’Autriche, opposant à la Révolution. Calonne prépare pendant de longs mois une refonte du système des impôts pour supprimer le déficit, dont il peine à mesurer l’ampleur. Incertain du succès, sans doute impliqué personnellement dans des manœuvres d’agiotage dont il aurait été bénéficiaire, ou qu’il laisse au moins se développer pour rassurer les prêteurs, il est mêlé à une polémique qui enfle. Révisant ses positions antérieures, il soutient à la hausse la Compagnie des eaux, financée par les Périer, mais aussi la Compagnie des Indes, devenant opposé à ceux qui jouent à la baisse, comme Clavière qui continue à faire écrire des pamphlets par Brissot dont l’un, Dénonciation de l’agiotage au roi et à l’assemblée des notables, est signé par Mirabeau. Ce best-seller, paru en 1787, discrédite Calonne, dans l’opinion d’abord, auprès de la majorité des historiens ensuite.

Pour sortir de cette crise qui oblige à trouver une légitimité en dehors de la Cour et des parlements, il ne reste que les voies contournées. Si bien que Calonne propose de réunir cent quarante-quatre notables, venus des trois ordres, pour conseiller le roi dans l’espoir que leur représentativité contrebalancera le poids des parlements et permettra la réforme fiscale. Le calcul est fondé sur des précédents historiques. Inaugurée selon des formes qui annoncent la réunion des états généraux deux ans plus tard, l’assemblée réunie en février 1787 fonctionne par bureaux, dont une partie est favorable aux positions de Calonne. Celui-ci propose une véritable révolution fiscale : un impôt uniforme, proportionnel, la « subvention territoriale », payable en nature et affectant directement ou indirectement tous les ordres – tout en maintenant les impôts relatifs aux biens mobiliers et industriels et en étendant les droits de timbre, sur le tabac par exemple. Comprise comme un impôt de quotité perpétuel, cette subvention territoriale donnerait à la monarchie un pouvoir inédit, allant contre la tradition qui veut que l’État proportionne ses recettes à ses dépenses et les répartisse selon les ordres, les statuts et les provinces. Les opposants au projet ont beau jeu de rappeler que le pacte conclu entre le souverain et ses peuples est rompu. Pour eux la pérennité de l’impôt et sa distribution proportionnelle aux revenus sont inconcevables, et mettraient la France au rang de l’Angleterre. Enfin, la collecte en nature pose d’autres difficultés. Les biens du clergé seraient soumis à ce nouvel impôt, ce qui mettrait fin au « don gratuit » consenti au Trésor royal par le premier ordre du royaume, mais entraînerait pour lui la nécessité de rembourser les emprunts souscrits pour cette taxe. Pour éteindre la dette, il est envisagé de faire racheter des rentes foncières par les paysans, de vendre des droits de chasse et de justice : ces mesures inspireront l’Assemblée constituante quelques années plus tard. Calonne soumet également un plan de réformes qui reprend les propositions de Turgot et de Necker. Des assemblées provinciales seraient créées pour répartir l’impôt, la taille serait réduite, mais augmentée d’une taxe remplaçant les corvées, la liberté du commerce des grains serait assurée, notamment par la suppression des barrières intérieures du commerce, tandis que la Caisse d’escompte serait transformée en banque d’État. Les solutions, reprises les unes après les autres par la suite jusqu’à la création de la Banque de France sous le Consulat, comptent moins que l’impopularité du ministre, lâché par des notables inquiets de se couper de l’opinion, dorénavant puissante. Si ces débats restent lettre morte, ils ont préparé l’opinion, fabriqué des arguments et imaginé des solutions.

L’opposition au projet de Calonne est technique, politique et idéologique. Les notables, incertains de leur statut, hésitent à le suivre. Sa réputation, déjà atteinte par les accusations d’agiotage, est ruinée par la succession de faillites retentissantes qui affectent de grands personnages, trésoriers généraux, receveur des finances, trésorier du comte d’Artois, qui mêlaient des fonctions officielles à des opérations financières et boursières, suivant l’usage pris dans un royaume vivant de son crédit auprès de réseaux de prêteurs. Les notables exigent alors qu’il leur présente les comptes de la nation pour expliquer le déficit, alors que Necker avait conclu sur un excédent à l’issue de son mandat ! En réponse, il publie, en mars, des mémoires tirés des bureaux de l’Assemblée des notables, précédés d’un avertissement qui met en cause leur bonne volonté. Le ministre lui-même assure la diffusion du brûlot, les libraires le vendent et les curés de Paris en sont destinataires. La campagne d’opinion qui suit mêle les dénonciations et les ragots contre le ministre aux manœuvres opérées par ses ennemis, dont Necker et Loménie de Brienne. L’inquiétude devant l’état des finances tourne à l’alarme.

Alors que jusque-là le roi soutenait les projets de Calonne, il le renvoie le 9 avril 1787. Calonne est obligé de démissionner, puis de se réfugier à Londres devant le risque d’un procès. Il devient en quelque sorte le précurseur de l’émigration, dont il sera plus tard le banquier. A-t-il été victime du soutien incertain de Louis XVI, comme il est souvent dit, ou au contraire de la cabale menée contre lui, obligeant le roi réformateur à se séparer d’un ministre dont l’image devenait un risque ? Les deux éventualités se complètent plus qu’elles ne s’opposent, incitant à penser que l’initiative politique a échappé au pouvoir soumis aux jugements d’une opinion éclatée et travaillée par des intrigues. Le bilan du ministère Calonne est complexe. Indépendamment de ses opinions conservatrices, il a stimulé l’économie, mais aggravé du même coup des déséquilibres antérieurs, et s’est mis au cœur de contradictions insolubles. L’exemple en est apporté par ses variations vis-à-vis de la Caisse d’escompte qu’il renfloue, avant de lancer des campagnes contre l’agiotage, puis de protéger in extremis les grands financiers et les spéculateurs dont les faillites spectaculaires ont marqué le public et renforcé la nécessité d’un contrôle national.

Comment ne pas souligner que l’État révolutionnaire reprendra à son compte la réorganisation administrative, l’instauration des contributions perpétuelles, se lancera dans des opérations financières à haut risque, activera la planche à billets, pratiquera la banqueroute en 1793-1794 et en 1797, ruinera les rentiers, enfin créera un domaine de dépenses extraordinaires pour faire face aux dépenses militaires, alors que Louis XVI s’est interdit toutes les échappatoires possibles ? Il a maintenu les privilèges, n’a pas créé de taxes supplémentaires et n’a pas non plus rénové l’administration fiscale. Les aspects positifs de sa politique sont contrebalancés par d’autres, nettement négatifs, que ce soit aux yeux des contemporains ou des historiens. Il a favorisé ouvertement et outrageusement les familles princières, leur évitant des faillites et leur permettant d’acheter des châteaux. Incapable de réduire les dépenses de la Cour, il ne lui est resté que les envolées spéculatives à la Necker ou les expédients de Calonne, vendant des offices, jouant sur les monnaies ou négociant des hausses d’impôts avec des assemblées théoriquement acquises. Dans tous les cas le futur a été doublement obéré. La globalité de la dette n’a pas cessé d’augmenter, tandis que la publicité nouvelle donnée par Necker en a fait une question politique nationale. Toutes ces pratiques, aux effets désastreux, se concluent par un déficit porté à 110 millions de livres en 1787, malgré des emprunts montés jusqu’à 650 millions. Le crédit de l’État est épuisé, au sens le plus strict. Les manipulations sur les monnaies valent même à Calonne d’être accusé de fraude par le Parlement. La solution ne passe plus par les bureaux des ministères mais par l’acceptation en bonne et due forme de l’opinion.

La Révolution par le haut

C’est dans ce contexte que Loménie de Brienne est nommé chef du Conseil royal des finances le 1er mai. Il encadre ainsi le contrôleur général, avant de devenir ministre principal le 26 août. Il n’est pas seulement ce grand prélat intriguant, peut-être agnostique, voire incroyant, que l’historiographie se plaît à décrire. Homme de cour, certes, sûrement plus lié aux Lumières qu’aux doctrines de l’Église, peu présent dans son diocèse sans doute, cependant, comme les archevêques Champion de Cicé, de Bordeaux, ou Boisgelin, d’Aix, il possède une culture et une pratique de l’administration et de la politique qui le légitiment dans son poste de contrôleur général et dans son orientation réformatrice. Son appartenance à la meilleure noblesse renforce sa position, alors que Calonne restait pour beaucoup un « nobliau », susceptible de réformer brutalement la monarchie en la transformant en despotisme, c’est-à-dire en lui faisant renier ses Constitutions. Brienne apparaît comme celui qui peut sauver le royaume d’une banqueroute imminente, le déficit étant réévalué à 145 millions.

Un mois s’écoule avant qu’il n’entre en fonction. Le roi a cherché seul une solution à la crise. Est-il indécis ou hésitant ? La question reste ouverte et les interprétations divergent. Il a composé un ministère de convenance, sans efficacité, mais face aux notables il se rallie aux propositions que lui fait parvenir Loménie de Brienne et, le 23 avril, il prononce un discours réformateur qui rassemble les suffrages. Il annonce des économies, à vrai dire peu importantes, le maintien d’un « vingtième » et l’extension de l’impôt sur le timbre. L’Assemblée des notables accepte un nouvel emprunt mais renvoie la décision de nouveaux impôts aux états généraux et souhaite mettre le roi sous tutelle d’un comité financier. En réponse, l’Assemblée est dissoute ; le roi et son ministre se retrouvent face aux parlements et à l’opinion. Les princes du sang dirigeant les bureaux de l’Assemblée défunte n’ont pas pris position en leur faveur !

Si le gouvernement se lance dans une réforme fiscale pour éviter la banqueroute et retarder les états généraux, il s’attaque aussi à plusieurs institutions fondamentales du royaume pour créer le « nouvel ordre » auquel le roi et son entourage sont attachés, en limitant les contre-pouvoirs, que ceux-ci soient les parlements, les états provinciaux et sans doute le clergé. Brienne reprend et applique les projets de Necker et de Calonne relatifs aux assemblées provinciales. De son côté, le garde des Sceaux, Lamoignon, entend unifier les procédures judicaires, adoucir les peines, abolir les tortures et autres pratiques inquisitoriales qu’il n’hésite pas à qualifier de « barbarie féodale ». Il participe, comme d’autres membres du gouvernement, à la campagne, imprudente politiquement, lancée contre les « privilégiés ». Les parlementaires imbus de leurs pouvoirs et les aristocrates attachés à leurs avantages sont dénoncés devant « le peuple » pour les entraves qu’ils mettent aux réformes de l’État. Enfin, les nouveaux règlements relatifs à l’avancement des officiers qui sont introduits sont compris comme une entrave apportée aux nobles de noblesse traditionnelle et un barrage supplémentaire contre les anoblis.

En juin 1787, donc, les « assemblées provinciales », imaginées par Dupont de Nemours, créées par Necker, reprises par Calonne, sont mises en place par une succession d’édits. L’idée d’une assemblée « nationale » initialement évoquée a été abandonnée. Mais les « municipalités », les « assemblées de département » ou de district au niveau intermédiaire et, enfin, les assemblées provinciales sont prévues pour répartir les impôts. À ce registre de la répartition appartient le mot « département » qui sera réutilisé dans le quadrillage administratif de 1790. Les membres de ces différentes assemblées sont initialement nommés, le renouvellement étant prévu sur le mode électif. Assemblées ayant un pouvoir propre mais soumises à des présidents désignés et au contrôle des intendants, elles sont censées occuper une position indispensable, bien qu’étroite, dans le dispositif existant. Trois ans avant leur installation réelle, les cadres de division du pays sont donc inventés selon des principes destinés à durer : instaurer des fonctions électives, créer des liens entre administrés et administrations, rationaliser en respectant autant que possible les cadres provinciaux traditionnels. Il convient cependant de relever que le projet n’identifie pas les paroisses et les communautés aux « municipalités », dernier échelon administratif, comme cela sera réalisé en 1790 – avant la tentative des municipalités de canton de 1796. En 1787, le cadre administratif n’entend pas capter l’organisation communautaire.

Trois parlements, Rouen, Besançon et Bordeaux, condamnent l’inconstitutionnalité de ces assemblées et réclament la convocation des états généraux. Ils obtiennent le soutien de la population qui voit dans la résistance le triomphe de la liberté contre le roi et ses intendants. Malgré cela, dix-neuf généralités mettent en place des assemblées provinciales en 1787, les représentants des trois ordres se réunissant sous la présidence initiale des évêques. Ces assemblées sont généralement décriées par l’historiographie qui insiste sur leur peu d’efficacité, voire sur leur quasi-inexistence, ainsi que sur l’opposition qu’elles soulèvent dans les pays d’états, menacés de voir leurs états provinciaux remplacés par ce type d’assemblée. Que la volonté du roi ait été de trouver des interlocuteurs plus souples que les parlements et qu’il n’entendait pas leur accorder de véritables pouvoirs est peu douteux. La manœuvre réussit partiellement, puisque le refus absolu apporté par les nobles bretons n’est pas suivi. Le deuxième ordre montre ainsi ses divisions, d’autant qu’à côté des opposants au nom de la tradition, d’autres hommes, comme La Fayette, se retrouvent eux aussi dans l’opposition à des inventions qui violent la Constitution du royaume et qui sont lues comme une manœuvre de la monarchie pour trouver des fonds sans avoir à rendre de comptes !

Pourtant ces assemblées modifient le paysage politique. Ne font-elles pas de la propriété, foncière au premier lieu, le critère central des distinctions sociales qu’elles reconnaissent ? Ce qui remet en cause l’ordre « naturel » du royaume. Elles sont ensuite au cœur d’un débat national complexe et conflictuel, même dans les provinces qui ne sont pas concernées par les édits, puisque des demandes pour les instituer ou pour ranimer les états provinciaux qui étaient aux mains des élites traditionnelles entraînent aussitôt des prises de position enflammées. Les parlements, qui refusent l’innovation, apparaissent alors partisans d’un statu quo favorable aux « privilégiés ». Là où les assemblées provinciales sont mises en place, elles donnent à de nouvelles élites nobles ou roturières l’apprentissage politique et gestionnaire qui était réservé jusque-là aux membres des états provinciaux, habitués à gérer leur province et à négocier avec le roi, ses conseils et ses représentants locaux, intendants et gouverneurs. Nombre de ces nouveaux acteurs sont des nobles « libéraux », comme le duc de Charost dans le Berry ; ils s’engageront ensuite dans la Révolution sans réticences, au moins jusqu’en 1792-1793. Au bas mot, deux cent dix-sept députés des futurs états généraux ont siégé dans ces assemblées. À la base, l’oligarchie rurale se fait élire dans les municipalités dès 1787. Ces hommes composent le dernier groupe de tous ceux qui ont ouvert la voie aux changements et qui seront littéralement floués par le brutal retournement de la conjoncture. Enfin, même s’ils demeurent tout-puissants, la remise en cause des prérogatives des intendants est amorcée, préludant leur perte de pouvoir dès 1789. L’opinion attend beaucoup des assemblées provinciales, tandis que les assemblées municipales sont vues comme un échelon intermédiaire tout à la fois chargé de gérer les intérêts locaux et d’appliquer les ordres du royaume, annonçant ce mélange de décentralisation et de centralisation qui sera institué en 1790. L’épisode a, quoi qu’on en pense, participé à l’éducation politique des Français.

Ces assemblées, même quand elles s’opposent aux demandes d’impôts, participent de facto aux réformes voulues manifestement par le roi lorsqu’il parlait dès 1787 d’un « nouvel ordre » régénérant le royaume. Si cette régénération du pays n’est envisagée, en effet, que d’un point de vue fiscal et utilitariste, elle met cependant en branle le mouvement de rationalisation des administrations et touche aux liens unissant le monarque et ses peuples. Elle représente ainsi en soi une mutation radicale de la monarchie. Il convient de prendre au sérieux la déclaration de Louis XVI, le 16 juillet 1787, affirmant que « c’est au milieu des états généraux que je veux être, pour assurer à jamais la liberté et le bonheur de mes peuples, consommer le grand ouvrage que j’ai entrepris de la régénération du royaume et du rétablissement de l’ordre ». Avec ces mots, les rapports entre couronne et nation ont bien été modifiés et, en insistant sur la communication directe avec les sujets, les liens « féodaux », justifiant traditionnellement la place de la noblesse, sont déjà mis à mal. Or c’étaient sur eux que reposait l’histoire du royaume, dont les parlements sont à la fois les symboles, les témoins et les défenseurs. On comprend qu’un an plus tard Condorcet pourra envisager dans l’Essai sur la Constitution et les fonctions des assemblées provinciales la séparation de l’État et de l’Église, la généralisation des élections, ainsi que la création d’un cadastre indispensable pour la révision de l’assiette de l’impôt, moyen technique pour aborder les principes politiques fondamentaux. Autant de propositions qui forgent la culture politique mise en œuvre ultérieurement. Voir les Français d’avant « la Révolution » comme des ignorants de la chose politique, c’est négliger la culture politique héritée des œuvres littéraires et des pratiques sociales de tout le siècle, comme le chapitre précédent l’a montré, et oublier à quel point cette période, brève, a été riche et formatrice. La conjugaison des principes et des problèmes posés par les faits a été en elle-même « une révolution », inscrite dans ce temps où les révolutions par le haut et par le bas sont expérimentées, facilitant le passage à la Révolution qui va naître sous l’effet des événements.

Ce passage a été aidé, involontairement, par les pièges redoutables recélés par les dispositions pratiques liées aux assemblées provinciales. Dans ces assemblées censitaires, la définition des nobles se pose avec une acuité particulière. Dans les assemblées des états, les usages étaient codifiés par la tradition. Dans ces nouvelles assemblées, est noble celui qui justifie aux exigences militaires pour devenir officier, qui possède donc cent ans et quatre degrés de noblesse. D’un seul coup, les anoblis récents, qui pouvaient se dire encore dans la noblesse s’ils ne prétendaient pas être militaires, se retrouvent avec le tiers état ; c’est le cas de bon nombre de seigneurs locaux, plongés à leur tour dans la cascade de mépris. La tentation de Loménie de Brienne de diviser le pays en deux ensembles, la noblesse et le tiers, pour leur donner des représentations différentes, inspirées du modèle anglais, avec une chambre haute et une chambre basse, prend un tout autre sens dans un climat qui transforme les « privilégiés » en diviseurs, voire en ennemis de la nation et du peuple. Quelques années plus tôt, dans d’autres circonstances, pareil tournant aurait pu être pris et compris comme une marche vers le libéralisme. L’accumulation des conflits le rend tout simplement impossible.

Le roi a-t-il essayé d’engager la France dans la voie du parlementarisme anglais ou plus certainement dans celle du despotisme éclairé, dans cette révolution « par le haut » réalisée par les souverains autrichien et prussien ? À l’époque, la question est posée de savoir si la France est devenue une « république », ou une monarchie à l’anglaise. Le ministre Brienne a beau assurer son hostilité à l’égalité, qui ne convient qu’aux républiques, incarnée dans l’opinion par Philadelphie, et au despotisme, représenté par Constantinople, la rationalisation qu’il propose ne convainc pas. Dans les assemblées provinciales et départementales, il accorde au moins la parité des voix aux nobles et aux roturiers représentant le reste de la nation. La division en deux blocs brouille l’image de la monarchie. La bipolarisation, comparable aux divisions anglaises, mécontente les plus conservateurs, parlementaires ou intendants, qui récusent le « despotisme » des bureaux et la novation administrative. Elle satisfait au contraire la partie de la noblesse provinciale qui trouve une liberté inédite dans ces assemblées. Les libéraux l’apprécient globalement, mais en réclament l’extension aux pays d’états, comme la Bretagne ou la Provence, qui échappent à la réforme et gardent donc des assemblées traditionnelles inégalitaires : réclamation évidemment refusée au nom des « Constitutions » du royaume. On voit là l’annonce des oppositions qui auront lieu deux ans plus tard au moment des états généraux et feront basculer les noblesses bretonnes et provençales dans la contre-révolution.

L’isolement du roi et la fragilité de sa position s’accroissent d’autant plus que le pays n’intervient pas lors de la répression de la révolution dans les Provinces-Unies, attestant de la perte de prestige du pays en Europe. Contre les « patriotes » bataves, le stathouder, renforcé par la Prusse et soutenu par la neutralité anglaise, a repris le pouvoir, si bien que quelques dizaines de milliers d’entre eux se sont installés dans le nord de la France, autour de Saint-Omer. Les « patriotes » français voient dans cette occasion ratée la faillite de leurs espoirs dans la capacité du roi à conduire des réformes. Les protestants accèdent pourtant à ce moment-là à l’état civil, amorçant une tolérance religieuse inédite en France, dont on peut se demander si elle n’est pas due à la présence dans le nord du pays de ces « patriotes » hollandais exilés, parmi lesquels figurent des banquiers intéressants en temps de crise. Dans une optique plus simplement franco-française, le parlement de Toulouse, notamment, marqué par les guerres de Religion, réagit fermement contre cette innovation. Les camps se retranchent ainsi brutalement autour de lignes de fracture anciennes, réactivées de façon parfois surprenante. Le comte d’Artois déclare, par exemple, que le roi n’a aucun compte à rendre à la nation, mais qu’il peut régler ses recettes sur ses dépenses. En cela, il se trouve, paradoxalement, sur des positions très modernes au nom de l’absolutisme monarchique. De leur côté, les parlements maintiennent leur demande d’états généraux, pour revenir aux fondements historiques du royaume, devenant objectivement « réactionnaires ».

La monarchie a engagé le pays dans les réformes qui ne seront réalisées que dans les années suivantes, cassant les cadres rigides et inopérants de « l’Ancien Régime ». Elle achoppe sur le respect suranné des procédures d’autorité, pour lesquelles elle ne peut pas transiger. La France entre en Révolution par la porte des réformes et par les basculements imprévus des positions relatives. Dans ce jeu imprévisible et incontrôlé, l’accident de la Bastille va changer le sens de l’histoire et attribuer des significations nouvelles.

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