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L’État éclaté

Septembre 1792-juillet 1793

En quelques mois, le cours de la Révolution bascule encore. Alors que les Girondins ont apparemment consolidé leur pouvoir après Valmy, ils sont précipités dans l’abîme de la contre-révolution par leur mauvaise gestion de la mobilisation du pays et du procès du roi ainsi que par le succès inattendu d’une rébellion contre-révolutionnaire au sud de la Loire. L’épisode est bien connu, il est cependant interprété comme le moment où la Révolution dévore ses enfants avant de plonger dans la Terreur. Le propos de ce chapitre est de souligner qu’au contraire rien n’était inéluctable et que ce sont des erreurs politiques, de mauvaises réponses aux attentes collectives et des échecs tactiques qui ont été les raisons de cette évolution rapide. Plus que jamais il est nécessaire de rétablir, dans le détail, la mise en place de cette descente aux enfers qui n’est due à aucune fatalité, mais aux conflits de pouvoirs entre institutions aux légitimités concurrentes.

Diriger le pays, contrôler la Révolution

Le 10 août, les élections à la Convention et la menace ennemie ont mis à mal l’autonomie des autorités, renforçant à la fois le poids de Paris et les prétentions des administrateurs provinciaux qui ont fait les élections et soutiennent l’effort militaire. L’entrée des armées en Belgique, où Dumouriez est victorieux le 6 novembre, et la prise de Mayence sur le Rhin, de la Savoie et de Nice font changer la nature de la guerre, qui devient une guerre de masse avec des objectifs de conquête, entraînant de nouveaux rapports avec les peuples conquis et modifiant l’état d’esprit des soldats. Les « commissaires des subsistances » – trois cent quatre-vingt-dix en avril 1793 –, qui remplacent les commissaires des guerres de la monarchie, exercent notamment leur pouvoir de réquisition au détriment des civils, Français ou peuples conquis.

Contrairement à ce qui est répété à satiété, ce n’est pas la Révolution qui centralise le pays et l’engage dans une accélération politique, ce sont, au contraire, les agrégations d’engagements individuels qui polarisent les opinions. En faisant coïncider révolution politique, réaction communautaire et nation armée, la rupture de septembre 1792 oriente la politisation du pays. Les fédérés de Marseille illustrent parfaitement ce qui se produit dans le creuset parisien. Partis en étant hostiles aux sans-culottes, ils se retrouvent à leurs côtés contre le roi aux Tuileries et prennent leurs distances avec Barbaroux, figure essentielle jusque-là dans la ville. Dans le conflit brutal entre Révolution et contre-révolution, l’unité révolutionnaire se déploie de l’Hérault à la Seine-et-Marne en passant même par le Calvados, qui sera pourtant « fédéraliste » quelques mois plus tard. Les mobilisations se traduisent notamment par des dons en argent ou par des « hautes payes » accordées aux volontaires – payées par des impôts exceptionnels sur les plus riches – et par les engagements de jeunes gens partant en masse, privant ainsi les ateliers et les fermes de leurs bras ! L’enthousiasme rend les réticences très visibles, si bien qu’aux yeux des sans-culottes et des militants assurés de leur bon droit même les mesures administratives liées à la gestion nécessaire des troupes deviennent suspectes. La récolte de 1792 étant mauvaise, les émeutes de subsistance reprennent, entraînant parfois la mort d’administrateurs, comme dans l’Aude. Dans ce climat de mobilisation générale, les plus radicaux se rangent du côté des hommes portant des piques, déclarés sans-culottes, contre ceux qui portent des casques et ont des sabres, estimés girondins.

Devant ces pressions, les autorités prennent les « mesures de sûreté » liées à tout état de guerre, aggravées par l’existence d’ennemis de l’intérieur ; les décrets contre les émigrés reprennent la législation de Louis XIV contre les protestants. Censure, surveillance des prêtres réfractaires et des émigrés, emprisonnement des contre-révolutionnaires s’ajoutent aux réquisitions, aux impositions et au ravitaillement des villes et des armées. Ce tableau, bien connu, doit être complété par l’émergence de nouveaux groupes qui profitent de la situation, comme les rouliers, fabricants de drap, d’armes ou de souliers, négociants, et avec eux les indispensables ouvriers sélectionnés pour entrer dans les ateliers et les fabriques qui échappent aux combats. Les fournisseurs aux armées sont les grands bénéficiaires de ces opérations, suscitant des critiques lorsque les soldats manquent d’habits, d’armes ou de tentes. L’importance des sommes en jeu, les compétences particulières exigées par le commerce international des produits et des crédits, la complexité des réseaux à mettre en branle pour approvisionner quotidiennement les armées obligent l’Assemblée à confier ces tâches à des spécialistes venus directement des bureaux de l’Ancien Régime ou continuant, comme Clavière, à s’enrichir et à influencer les centres de décision.

L’exemple de ces groupes émergents peut être donné, depuis Montpellier, par les familles Lajard et Cambon qui contrôlent à la fois l’activité économique locale et la politique nationale. Lajard est un ministre éphémère en 1792, Cambon fils est la cheville ouvrière de l’administration financière du pays. Le gendre de Lajard est un certain Chaptal, ami d’un autre Montpelliérain, Cambacérès, l’un et l’autre promis à des avenirs brillants. Chaptal est lié à un banquier proche de Robespierre, Aigoin. Tout ce petit monde agit efficacement pour que Lajard soit blanchi des accusations de malversation lancées contre lui fin 1792. Si ce genre de situation n’a rien d’exceptionnel en soi, la radicalisation apportée par les rivalités politiques accentue les tensions qui en découlent. Face aux Montagnards et aux sans-culottes liés au club des Cordeliers né depuis 1792, les Girondins, qui détiennent pourtant le pouvoir, en font les frais au terme d’un affrontement spectaculaire.

L’itinéraire de Pache au ministère de la Guerre l’illustre. Il succède à Servan, qui démissionne, le 25 septembre, non sans avoir créé une armée des Pyrénées où se retrouvent ses amis politiques, les Girondins. Ceux-ci placent Pache au ministère de la Guerre pour créer un contrepoids au Comité de la guerre constitué par la Convention. Mais Pache possède des réseaux mal connus et fort étendus, comprenant des membres de la Commune, comme Hébert et Vincent, qui entrent alors dans le ministère, jusqu’aux négociants suisses impliqués dans des opérations douteuses et dénoncées par des généraux comme Dumouriez. Pache a-t-il eu aussi des liens avec Jarjayes, contre-révolutionnaire essayant de faire évader la reine ? Quoi qu’il en soit, dès novembre les fournisseurs appointés par Vincent sont accusés de spéculation, ce qui provoque un scandale national. Dumouriez dénonce la mauvaise qualité des approvisionnements de ses troupes, qui fait échouer son offensive ; Cambon évalue notamment que les dépenses de l’armée ont été de 198, 148 et 122 millions pour les trois derniers mois.

Alors que les rumeurs courent que des Marseillais viennent chasser les Girondins du pouvoir, ceux-ci suscitent la naissance du Comité de défense générale en décembre 1792, installé au début de janvier 1793. Dans l’immédiat, ils remplacent Pache, dorénavant proche de la Montagne, par Beurnonville, qui se révélera soumis à Pache et à Vincent, tandis que les amis de Clavière, dont son associé Bidermann, banquier genevois, et Max Berr, Juif de Strasbourg, entrent dans le comité. La confusion s’installe parce que les groupes rivaux élaborent des stratégies compliquées et tentent des compromis jamais stabilisés. Gironde et Montagne veulent garantir le contrôle de la Convention sur les ministres en se méfiant des initiatives sans-culottes qui entrent dans les administrations militaires, tandis que la Commune craint encore que les fédérés, initialement proches des Girondins, n’abandonnent leurs positions radicales.

La victoire obtenue par Dumouriez à Jemmapes, le 6 novembre 1792, première vraie victoire des armées de la République, aurait dû conforter l’hégémonie des Girondins, mais dans ce climat de conflits généralisés, le général mène de son côté une politique personnelle. Avec Luckner, il tente de dissocier les Prussiens des Autrichiens, ce qu’il avait déjà fait au lendemain de Valmy, tandis qu’il a passé des marchés directement avec des fournisseurs aux armées, court-circuitant le ministère Pache. Il s’attache aussi à être populaire dans les provinces belges qu’il libère autant qu’il les conquiert. Ces choix s’opposent directement au programme des Girondins qui veulent constituer une « ceinture de républiques » autour de la France et qui proclament, le 19 novembre, que le pays donnera assistance à tous les peuples qui veulent recouvrer leur liberté. Ils sont aussi contestés par la Convention, lorsque Cambon fait voter, le 15 décembre, les principes d’une administration révolutionnaire fondée sur l’application des lois françaises, les réquisitions des biens des opposants et l’introduction des taxes révolutionnaires à tous les pays conquis. La guerre doit nourrir la guerre et profiter à la France, protégée par les territoires acquis jusqu’à ses « frontières naturelles ». Un tournant est pris, mettant Dumouriez en porte-à-faux.

Le procès du roi, échec à la Montagne

La division Girondins/Montagnards se cristallise à ce moment précis, même si hors de l’Assemblée elle n’est guère lisible et qu’au sein même de la Convention les délimitations demeurent floues. Les mots renvoient ainsi plus à des tendances qu’à des partis qui n’ont jamais eu d’existence. Les tentatives pour voir les uns comme les représentants de la bourgeoisie négociante, libérale, les autres comme les membres de la petite bourgeoisie, avec des tendances étatiques, relèvent plus des querelles historiographiques que de la réalité et de la complexité historiques. Ni les uns ni les autres ne veulent de la dictature ou de la démocratie directe ; ils se rejoignent sur la liberté du commerce et le respect de la propriété.

Leur opposition se déclare à propos de la liaison entre l’économie et le politique. Les Girondins tiennent à l’autonomie des deux domaines, les Montagnards estiment que la politique exige d’intervenir dans l’économie. Les premiers, libéraux à l’intérieur des frontières, protectionnistes en dehors, rétablissent le 8 décembre la liberté des grains et tiennent le cap malgré l’émeute des « taxateurs » répandue à nouveau dans la Sarthe. Préoccupés d’efficacité, ils ne souhaitent pas fixer la valeur de la monnaie hors du poids de l’argent dans chaque pièce. Les seconds souhaitent réduire la circulation monétaire et contrôler la vente des biens nationaux. Leur position est mal comprise car ils récusent autant le libéralisme physiocratique qu’une réglementation étatique de l’économie. Ajoutons que, comme les meneurs sans-culottes installés au ministère de la Guerre, ils possèdent leurs propres réseaux de banquiers et de fournisseurs, ce qui les place loin des préoccupations immédiates des classes populaires et des autorités locales.

La partie qui se joue est d’autant plus compliquée que les Girondins se font un ennemi de Danton. Remplacé au ministère de la Justice par Garat, il est poursuivi pour des dépenses illégales et injustifiées en octobre 1792, mais défendu par la Commune et par les Jacobins. En outre les Girondins accusent aussi Marat et Robespierre de vouloir établir une dictature ; ils s’attirent des réponses violentes, le premier se posant en héros malheureux de la Révolution, le second en défenseur du patriotisme et des massacres de Septembre. En octobre, les Girondins imposent difficilement leur candidat, Chambon, à la mairie de Paris, après avoir affronté le mouvement sans-culotte qui a mobilisé près de la moitié des sections parisiennes et qui voulait organiser des élections publiques à voix haute. Cependant ils réussissent ainsi à supprimer la Commune insurrectionnelle, vidée peu à peu de ses militants, ce qui donne à la Convention un pouvoir qu’elle n’avait pas encore eu.

Les rivalités n’ont pas disparu pour autant et profitent des moindres maladresses. Le 20 novembre, les Girondins sont directement mis en cause par la découverte de l’armoire de fer dans un mur du château des Tuileries. Alors qu’ils avaient créé une commission de vingt-quatre membres pour contrôler les accusations portées par la Commune contre le roi, les correspondances saisies dans l’armoire démontrent les manœuvres de corruption, comme les actes de trahison effectués par Louis XVI et la Cour, mais aussi la compromission de révolutionnaires, comme Mirabeau, dont les cendres sont rapidement sorties du Panthéon. Le ministre Roland effectue le dépôt des pièces trouvées devant la Convention, mais ayant procédé sans témoins à l’ouverture et au tri des dossiers, il est accusé de détournement de pièces qui auraient pu porter préjudice à ses amis, voire à Danton. L’autorité des Girondins s’érode ainsi au sein de la Convention qu’ils contrôlent de plus en plus difficilement.

Le procès du roi, devenu inévitable, s’ouvre le 11 décembre 1792 devant la Convention instituée en tribunal. La procédure est totalement inhabituelle, l’exemple du jugement et de l’exécution du roi d’Angleterre Charles Ier n’ayant rien eu à voir avec cette procédure inscrite scrupuleusement dans le respect de règles juridiques. La différence est accentuée par l’acceptation de Louis XVI à comparaître et à reconnaître la légitimité des juges devant lesquels ses avocats plaident son inviolabilité juridique, puis son innocence. Le roi refuse seulement d’être désigné sous le patronyme de Capet. C’est donc dans le cadre de la Constitution de 1791 que le procès se mène, rendant impossible de condamner le souverain sans procès. Il s’agit là d’un enjeu considérable, car Robespierre et Saint-Just, insistant sur les principes mêmes de la Révolution, considèrent que le roi s’est placé, par sa fonction et ses trahisons, hors de la loi commune de l’humanité, ce qui entraîne la mise à mort sans procès. Malgré l’effet produit sur l’opinion par les formules définitives de ces deux orateurs et l’écho que l’historiographie continue de leur donner, ils ne sont pas suivis par la majorité des députés qui respectent les règles légales. Reste que l’âpreté de ces discours – « on ne règne pas impunément » – colore tous les débats, les inscrivant dans un horizon politique radical que les Girondins ne peuvent pas ignorer.

La procédure annule d’abord l’inviolabilité qui était accordée au roi depuis 1791. Il n’est pas poursuivi au titre d’une quelconque vengeance et ses droits en tant que citoyen sont explicitement préservés. Les preuves de trahison sont difficilement contestables. Les Girondins hésitant sur la légitimité même de la Convention et proposant de faire appel « au peuple » pour statuer sur le sort du roi, les Montagnards soulignent les risques d’une telle mobilisation des assemblées primaires, alors que la concurrence entre les institutions est vive, et estiment qu’il s’agit là d’une manœuvre dilatoire. En effet, le « charme royaliste » n’est pas rompu dans le pays : la Convention n’a été élue que par une minorité d’électeurs, tandis que le « peuple » révolutionnaire n’a de légitimité que depuis le coup de force du 10 août. Alors que la culpabilité du roi est votée à la quasi-unanimité, l’appel au peuple est rejeté par une large majorité, véritable camouflet infligé aux Girondins et qui leur coûtera cher. Le choix de la peine divise à nouveau l’assemblée.

À l’issue du vote commencé le 16 janvier, trois cent quatre-vingt-sept députés se prononcent pour la mort et trois cent trente-quatre pour le bannissement ou la mort avec sursis. Après recomptage et déplacements de voix, les chiffres s’établissent à trois cent soixante-six contre trois cent cinquante-cinq. Les députés ayant au préalable décidé de s’en tenir à la majorité simple, la condamnation est sans appel ; la majorité qualifiée des deux tiers aurait eu pour effet d’emprisonner ou de bannir le roi. L’historiographie est toujours encombrée de la légende d’un partage des votes tranché par une voix – attribuée par tradition au duc d’Orléans rebaptisé Philippe-Égalité – qui ne relève que d’un artifice de calcul ; d’autant plus que le vote, le 18 janvier, par trois cent quatre-vingts voix contre trois cent dix écarte le sursis avec une majorité renforcée. Faut-il invoquer la peur pour expliquer que des députés se soient ralliés à la mort ou se soient absentés ? Malgré la pression du public massé à l’entrée de la salle de la Convention, la moitié d’entre eux a exprimé son refus de la peine capitale. Cela va les stigmatiser, puisque les partisans de l’appel au peuple vont être qualifiés d’« appelants » avant d’être rangés dans la contre-révolution en mars suivant.

La mort du roi, échec à la Gironde

Le 21 janvier, Louis XVI est exécuté devant une foule nombreuse sur la place de la Révolution, face au palais des Tuileries, l’échafaud étant protégé par une troupe importante. Les réactions craintes par les révolutionnaires demeurent faibles. Des partisans de la monarchie se manifestent certes dans quelques villes, comme à Rouen, où ils sont réprimés – le baron de Batz aurait imaginé enlever le roi. En représailles, un des Conventionnels, Le Peletier de Saint-Fargeau, est assassiné par un garde du corps du roi. Joie ou fascination, des spectateurs ont dansé au pied de l’échafaud et certains d’entre eux ont récupéré du sang royal sur des linges. Les précautions prises aussitôt pour faire disparaître les restes du roi et interdire tout pèlerinage – inutilement – traduisent l’inquiétude des autorités devant l’efficacité de leur acte. À l’évidence, la désacralisation du corps du roi n’est pas aussi assurée qu’on le prétend. Le principe de la royauté n’est pas non plus irrémédiablement aboli. Le 21 janvier, Marie-Antoinette s’agenouille devant son fils, devenu roi, reconnu par les contre-révolutionnaires à l’intérieur du pays ou hors des frontières. Le comte de Provence se proclame régent du royaume. Il deviendra Louis XVIII à la mort du Dauphin, sans obtenir toutefois le soutien des autres monarques. La monarchie, telle qu’elle était devenue, est morte, ce qui n’est pas le cas de la royauté. Il est même possible de penser que la dignité de roi sort renforcée du « martyre » de Louis XVI, sa mort faisant oublier ses erreurs politiques et la lente dégradation de l’image royale depuis les années 1770.

Même si hors de France l’exécution est perçue comme la confirmation de la barbarie française, justifiant la reprise de la guerre, le procès ne bouleverse pas de façon inédite l’Europe habituée depuis des siècles au renversement des souverains. Le procès n’est pas lui non plus une marche vers la Terreur, pas plus que « l’assassinat public d’un homme faible et bon », comme Camus a pu l’écrire en 1966. Il a été un acte politique et juridique appliqué à un homme d’État par d’autres hommes d’État. On peut cependant retenir la critique proprement juridique que Kant formule contre cette exécution. Il estime qu’elle divise le « souverain » contre lui-même et fait dépendre l’obéissance civile de l’opinion des citoyens, ouvrant la voie à la violence des factions. Si la France fait un pas marqué vers la démocratie, cela joue peu en faveur de la stabilité des institutions.

Le bilan politique est difficile à établir hors des lectures ajoutées ensuite par les controverses politiques et historiographiques. Le formalisme imposé par les Girondins a prévalu sur le châtiment exemplaire et immédiat réclamé par Saint-Just. Ils ont imposé une lecture légaliste de l’événement, mais ils ont échoué à rendre leur opinion hégémonique. Tactiquement et institutionnellement, les Girondins n’ont finalement pas réussi à s’imposer. Leur appel au peuple s’est retourné contre eux, si bien que « l’autorité magique » accordée au roi se reporte sur d’autres entités, le peuple ou la nation, transformant la « servitude politique » sans l’abolir. Robespierre et Saint-Just d’un côté, les spectateurs trempant des mouchoirs dans le sang du roi de l’autre ont lié l’exécution à la fondation d’une société nouvelle. Pour beaucoup, l’exécution est vue comme la séparation de la République et de la monarchie et, comme l’écrit le Conventionnel Lequinio, comme le moyen de « rendre à la terre toutes ces momies ». Le fantôme du double corps du roi va même réapparaître en juin-juillet 1794 dans les querelles partisanes, avant de hanter toute l’historiographie nationale dans les siècles suivants. La fête organisée le 24 janvier autour du cadavre de Le Peletier, assassiné pour avoir voté la mort du roi, accentue le poids pris par les Montagnards. David organise une mise en scène autour des vêtements ensanglantés, accentuant l’émotion des spectateurs et interdisant toute modération. Les Girondins sont bien les vaincus du 21 janvier.

Pourtant, dans l’immédiat ils gardent tant bien que mal le contrôle du pays, même si, le 21 janvier précisément, le Bureau de l’esprit public dirigé par Roland est abrogé par la Convention. Roland n’a pas su contrôler ses agents ; ceux-ci n’ont pas su concilier l’amélioration de l’esprit public avec l’attente d’un meilleur sort et la destruction des contre-révolutionnaires. En février, les Girondins perdent en outre le contrôle de la mairie de Paris et de l’assemblée du département, au profit des Montagnards. C’est, cependant, encore sous leur contrôle que, le 16 février, l’Assemblée lance une consultation à propos de la Constitution à donner au pays. Il est vrai que les réalités sont complexes. Garat, qui arrive au ministère de l’Intérieur, prolonge de fait la politique de Roland en créant une police secrète déléguant des « observateurs » pour apprécier l’esprit public. Quant au nouveau maire, Pache, ancien ministre girondin dorénavant soutenu par les Cordeliers et les Montagnards, il garde sa personnalité énigmatique, rendant difficile d’apprécier son rôle dans la chute de la Gironde quelques mois plus tard.

Si l’on peut dire, légitimement à maints égards, que le trône est vide après janvier 1793 et que la condamnation du roi a polarisé un moment les débats, il est cependant exagéré d’en faire le point aveugle de la Révolution et de la démocratie. Depuis 1791, au moins, le trône avait perdu de son efficacité ; il ne représentait pas un véritable enjeu entre les partis qui s’affrontaient pour contrôler les multiples institutions de l’État plus qu’au nom d’un souverain unique. Le vide indéniable qui règne est liée à l’indécision continue des règles du politique, soumises aux rapports de force, aux effets de la propagande et aux exigences de la guerre.

Les malentendus de l’expansion

La mort du roi a coïncidé avec la mutation de la guerre. La France se lance dans une expansion qui ne peut que contrarier ses voisins. L’annexion de la Belgique, ratifiée ville par ville, est suivie par celle de la Savoie, légitimée par les revendications portées par un club censé exprimer les vœux de la nation savoyarde. Le procédé servira pour annexer Nice, puis Mayence, sur les bords du Rhin, enfin l’évêché de Bâle, qui devient le département du Mont-Terrible, où des minorités acclament les succès des armées révolutionnaires. L’Angleterre ou les États allemands, restés neutres, prennent peur. Dès le 1er février, la Convention, sur la proposition de Brissot, déclare la guerre à l’Angleterre et à la Hollande, puis à l’Espagne, au Portugal et aux États italiens. Alors qu’aucune unité n’existait préalablement entre les souverains européens, 1793 change la donne. Les rancunes vivaces entre le roi anglais George III et la tsarine Catherine II, depuis la guerre contre les insurgents américains, disparaissent – la Russie ne figure pas parmi les belligérants mais soutient les contre-révolutionnaires. Il n’y aura pas pour autant de « croisade », comme le souhaitait Burke, pourtant la France se retrouve seule contre toute l’Europe – hormis les cantons suisses et les États scandinaves.

Le déséquilibre des forces est considérable, aggravé par la peur, voire par la répulsion, que la France inspire. Dans tous les pays, des « patriotes » organisent des mouvements d’opinion, voire des soulèvements réprimés parfois avec la plus extrême violence par des gouvernements inquiets de la présence de traîtres potentiels. Les « Jacobins », comme ils sont appelés, sont traqués. En face d’eux naissent des courants d’opinion hostiles à la Révolution pour des raisons idéologiques et religieuses. En Angleterre, le gouvernement institue l’Alien Office chargé de surveiller et d’infiltrer les groupes révolutionnaires. À Rome, un diplomate français, Bassville, est tué, le 13 janvier 1793, lors d’une émeute catholique et antisémite devant l’ambassade de France, ce qui le transforme en martyr républicain.

Dans l’Allemagne rhénane, l’occupation engendre plus de résignation et de mécontentement que d’adhésion. La proclamation du 19 novembre 1792, qui a fait si peur aux souverains étrangers, a suscité des espoirs chez les radicaux européens, vite déçus devant des troupes françaises soucieuses d’occuper un territoire. La république de Mayence, appuyée par une minorité de « patriotes », évolue rapidement sous l’effet des menaces ainsi que des logiques inhérentes à l’armée d’occupation vers un régime contraignant, contraire à l’idéal proclamé de la libération des peuples. Dans le département du Mont-Terrible, l’administration oublie que le rattachement avait été accepté par les habitants à qui le respect de leurs pratiques religieuses était promis. En France même, les « patriotes » des Provinces-Unies peuvent se constituer en légion « batave » et se préparer à envahir la Hollande, ils demeurent soumis aux exigences nationales françaises qu’ils rejetteront dans les années suivantes. Le cosmopolitisme affiché n’a pas supprimé les réactions xénophobes.

Tout ceci explique que les progrès français marquent le pas, d’autant que les succès précédents n’ont pas été exploités comme ils auraient dû l’être. Les émigrés de Coblence n’ont pas été dispersés par les troupes de Custine quand elles sont entrées dans le Palatinat, illustrant le manque de coordination, perceptible dans l’ensemble de l’armée, qui existe entre les généraux ainsi que les discordances politiques à propos des objectifs de la guerre.

Guerre et raison d’État

Les difficultés sont liées aussi à la présence des volontaires dans l’armée. La plupart ne se sont engagés que pour une campagne ; leurs départs font peu à peu fondre les effectifs. Devant l’urgence, la Convention décide, le 24 février 1793, sous l’impulsion de Dubois-Crancé, de pratiquer « l’amalgame » en fusionnant volontaires et troupes de ligne dans des « demi-brigades ». La mesure donne aux troupes le statut et la solde des volontaires, supprimant une des causes de friction. À vrai dire, même si le mot « amalgame » a prévalu, il s’est agi d’un « embrigadement » pour éviter précisément que les soldats, venant de la ligne, des gardes nationales, ou des levées échelonnées depuis 1791, soient confondus dans des unités nouvelles, sans histoire ni tradition. Le potentiel proprement révolutionnaire des corps de volontaires est dissous dans l’intégration à l’armée devenue incarnation de la nation et de l’État unis indissociablement. Les désignations des officiers mêlent ainsi l’élection et la cooptation qui laissent de fait les grades les plus élevés sous le contrôle du gouvernement. Les divergences idéologiques des différents corps et le peu de respect de la discipline demeurent toujours des faiblesses.

En même temps, la levée de trois cent mille hommes est décidée. Chaque département, chaque district doit désigner ou élire un quota d’hommes, entre dix-huit et quarante ans, célibataires ou veufs, les équiper et les envoyer aux frontières dans l’urgence. Il ne s’agit ni de la conscription de 1798 ni de la mobilisation générale du pays d’août 1793. En l’absence de volontaires, la Convention délègue à des assemblées communales le soin de désigner par élection les soldats, ouvrant la voie à tous les conflits possibles ! Cette levée prolonge la constitution des milices de la monarchie tout en se combinant avec les nouveaux enjeux politiques. Déjà avant 1789 une telle mesure entraînait des résistances, qui deviennent ipso facto des manifestations contre-révolutionnaires en 1793. À la fin de l’été, autour de cent mille hommes seulement sont enrégimentés. La demande est relativement bien acceptée au nord du pays – même si des émeutes locales éclatent –, moins bien dans le Sud, mais mal dans l’Ouest, à Orléans, à Tournai, en Côte-d’Or, dans le Puy-de-Dôme et en Alsace… Entre les 7 et 11 mars, des révoltes éclatent dans de nombreux endroits, au point où Nantes est littéralement encerclée pendant plusieurs jours par des bandes armées venues du nord et du sud de la Loire.

C’est à ce moment que Paris apprend que les armées de Dumouriez ont été tournées par l’ennemi en Belgique et que les troupes autrichiennes et prussiennes s’apprêtent à entrer à nouveau en France. Face à ces dangers, Robespierre et Barère réagissent avec une vigueur que n’ont pas les Girondins, accusés d’avoir facilité l’échec militaire. La rigueur est d’autant plus nécessaire qu’à Paris des émeutes populaires se succèdent fin février et début mars. Les femmes, suivies par les hommes, pillent les marchands de savon et de sucre, des sections prennent des positions hostiles à la Convention et même à la Commune, contre laquelle naissent des comités de surveillance, regroupés en Comité central de salut public. La manœuvre est appuyée par Jacques Roux, autour de qui va se rassembler la frange radicale des sans-culottes, appelée les « enragés », redonnant ainsi une nouvelle signification à ce mot employé dès 1789. Roux porte des revendications immédiates qui mettent en cause la politique imprégnée de morale des Montagnards. La réplique de la Montagne est brutale. Robespierre lit tous ces événements comme des menaces contre-révolutionnaires et refuse de leur accorder la moindre légitimité. L’urgence politique conduit à se détourner de ces questions secondaires ou à les instrumentaliser.

Dans ces jours où les désastres sont imputés aux trahisons, une insurrection est prévue dans la nuit du 8 au 9 mars, par un Comité central créé au club des Jacobins pour purger la Convention des Girondins. Seules trois ou quatre sections répondent à l’appel, se regroupant devant la Convention en une manifestation aisément contenue. Celle-ci saisit l’occasion pour créer un tribunal extraordinaire, répondant à une demande qui circule depuis plusieurs jours déjà. Malgré l’opposition des Girondins, le principe du tribunal « pour juger les conspirateurs » est accepté, décision saluée par Chaumette au nom de la Commune. En même temps, les députés décrètent l’envoi de quatre-vingt-deux députés en mission, pris essentiellement parmi les Montagnards, pour faire appliquer les lois dans les départements. Dans la soirée et la nuit, des émeutes, désavouées par la Commune, saccagent les presses des journaux girondins ; elles sont prolongées le 10 par une autre tentative insurrectionnelle appuyée par quelques sections et par les enragés, ainsi que par Fournier et Varlet.

Faute d’appui des Montagnards et devant l’arrivée de volontaires de Brest, les émeutiers se dispersent. Les Girondins modifient le projet du Tribunal révolutionnaire dorénavant destiné à punir « toute entreprise contre-révolutionnaire », formule large, certes, mais moins imprécise toutefois que celle qui visait les traîtres. En outre, le Tribunal, dépendant de la Convention, doté de jurés, juge les dossiers transmis par une commission chargée au préalable de l’examen de toutes les pièces. Le 15 mars, les six membres de la commission sont élus parmi les Girondins. Leur inactivité, délibérée à l’évidence, retarde le fonctionnement du Tribunal révolutionnaire pendant plusieurs mois.

Les Girondins ont contrôlé, in extremis, une machine lancée contre eux. Ils ont empêché qu’elle soit un instrument de vengeance ou qu’elle échappe au pouvoir de l’État. Reste qu’ils ont dû en prendre la direction.

Pourtant des organismes de répression vont exister hors de ce tribunal : il suffit que Danton propose, au fil d’un discours, le 27 mars suivant, que toute personne souhaitant la contre-révolution soit mise hors la loi pour que la copie envoyée par un secrétaire de l’Assemblée passe pour un décret et soit aussitôt appliquée ici et là ! Une autre pièce du dispositif révélera plus tard ses potentialités : le 21 mars 1793, la Convention crée les Comités de surveillance, dont les membres sont élus par les citoyens, ni nobles ni réfractaires, accordant une autonomie et une reconnaissance aux initiatives politiques locales prises hors des clubs. Ce poids du localisme est accentué, paradoxalement, par les représentants en mission qui, à la mi-1793, sont très mêlés aux conflits des départements où ils sont envoyés, parce qu’ils en sont souvent les élus. La division État central/province modérée et décentraliste ne joue pas du tout. D’un seul coup, les élections locales deviennent des enjeux considérables, sapant de fait le contrôle des élites de l’Assemblée, en l’occurrence girondine – ce qui peut paraître surprenant vis-à-vis des idées reçues sur le centralisme parisien –, et annonçant des dérives « fédéralistes » ou « terroristes ».

« Vous avez créé des Vendées… »

Les Girondins ont devant eux des ennemis politiques déterminés, mais pas encore coalisés. La politique continue de louvoyer, comme en témoignent les votes de deux lois d’exception les 18 et 19 mars. La première décrète la peine de mort pour tous les partisans de la « loi agraire », c’est-à-dire l’extrême gauche, dont les demandes de partage des propriétés risquent d’entraver le ravitaillement des villes et des troupes. Elle circonscrit du même coup la communauté révolutionnaire en excluant ainsi les ultra-révolutionnaires. La seconde, le lendemain, ordonne que toute personne prise les armes à la main ou portant une cocarde blanche soit jugée et exécutée sous vingt-quatre heures. Ce deuxième décret, longtemps peu relevé par l’historiographie, devient un élément charnière. Il ne s’agit pas de le comprendre comme le simple parallèle du décret précédent, car le décret du 19 mars visant la contre-révolution est pris devant les menaces très concrètes représentées par les soulèvements bretons. La volonté de ne pas prendre de « demi-mesures » et la dénonciation larvée des contre-révolutionnaires cachés dans l’Assemblée en sont les justifications.

Dans ce débat, la Gironde est accusée de modérantisme, avant d’être explicitement rendue responsable par faiblesse de la « guerre de Vendée et des départements circumvoisins » dans les jours qui suivent. La Convention apprend coup sur coup que Dumouriez a été battu à Neerwinden le 16 mars et à Louvain le 21, et qu’une armée envoyée depuis La Rochelle a été défaite, le 19 mars, par des « brigands » dans le département de la Vendée. Le général commandant les soldats battus a servi sous les ordres de Dumouriez. Son échec semble incompréhensible : partout ailleurs, en Alsace, dans le Finistère ou en Loire-Inférieure, les révoltés sont écrasés. Le complot est évident pour les représentants en mission, des députés montagnards, qui ont assisté au combat. Le soupçon est confirmé quand, quelques jours plus tard, Dumouriez trahit. Alors qu’il est en Belgique, il entame des négociations avec les Autrichiens et envisage de disperser la Convention. Sa tentative de coup d’État tournant court, il passe à la contre-révolution le 5 avril en livrant à l’ennemi le ministre de la Guerre, Beurnonville, et des envoyés de Paris présents sur le front.

Il n’est pas nécessaire de reprendre ici les analyses faites à propos de la guerre de Vendée pour souligner à quel point la conjonction de ces événements leur a donné du sens. Ce qui n’était que la victoire inattendue d’une bande armée sur une troupe de ligne mal commandée qui, en se débandant, provoque une panique régionale, livre une région à un agrégat disparate d’insurgés devenus ainsi involontairement les ennemis publics « numéro un » de la République. La « Vendée » ne devient une réalité régionale que sous l’effet des discours enflammés des Conventionnels.

En l’espace de quelques semaines, toute la France est mobilisée. Des troupes sont détachées de tout le pays contre la Vendée. Le rassemblement de corps dissemblables à la fois en formation et en idéologie, divisés par des rivalités, affaiblis par la médiocrité et le goût fréquent du pillage et du viol, provoque une succession de défaites, dont les causes demeurent niées. L’exception est apportée par quelques troupes mieux commandées, dont les volontaires bordelais, politiquement proches des Girondins et respectueux de la discipline. Les logiques de la guerre et de la politique transforment donc une coïncidence en destin et la Vendée est comprise comme l’abcès contre-révolutionnaire de la France. Il ne s’agit pas d’une invention radicale : des rapports, en 1792, avaient déjà dénoncé les processions clandestines et les activités contre-révolutionnaires des réfractaires. Le « peuple » qui se soulève est donc estimé contre-révolutionnaire ; il est malgré tout encore considéré comme « égaré ». Il sera bientôt qualifié de « fanatique ».

L’habitude de considérer les « vendéens » ou les Bretons comme des contre-révolutionnaires fait oublier que ces révoltés ont soulevé une difficulté théorique importante. Rappeler, comme le fait le Conventionnel Romme, que le droit à l’insurrection est sacré oblige à distinguer entre résistance légitime et révolte inacceptable. Si devant l’insurrection « la loi se tait », les Girondins estiment que ce droit n’a de sens que dans une « société libre » excluant les adversaires de la Révolution de l’exercice de ce droit ; les Montagnards, plus pragmatiques, condamnent toute usurpation du pouvoir par une faction. Mais tous les députés se rejoignent sur la nécessité de contrôler les interventions populaires, ces positions annonçant la suspension de la Constitution qui aura lieu en décembre 1793. Les sans-culottes, de leur côté, sont trop préoccupés par leurs rivalités internes pour revendiquer alors une quelconque autonomie.

Ces débats sont bouleversés par les nouvelles catastrophiques de la région. Des milliers de républicains fuient vers les villes et la France apprend avec horreur qu’au sud de Nantes, à Machecoul, des « patriotes » ont été massacrés. Des journaux avancent imprudemment le nombre de huit cents victimes, citant des scènes d’abomination, exagération que l’historiographie « républicaine » répétera longtemps. La Convention décide, le 25 mars, de débattre de la Vendée tous les jours à midi et invoque la menace pour créer une commission de salut public – devenue par décret, le 6 avril, le Comité de salut public – en remplacement du Comité de défense générale contrôlé par les Girondins. Danton et Barère sont les hommes forts du nouveau Comité, les Girondins n’en font pas partie. Ceux-ci sont d’autant plus en mauvaise situation que les administrations départementales de l’Ouest, proches d’eux, sont incapables de faire face aux insurrections. Certains administrateurs acceptent même de diriger la ville de Fontenay-le-Comte, passée provisoirement sous la coupe des vendéens. Dans ce climat, qui rappelle septembre 1792, des prêtres réfractaires sont tués et démembrés à La Rochelle. Alors que les paysans bretons, alsaciens ou du Massif central sont fortement réprimés, la Vendée apparaît d’autant plus comme une énigme que ses soldats, essentiellement des ruraux mal équipés, repoussent les armées envoyées contre eux et conquièrent des villes républicaines, comme Saumur, Angers et Fontenay-le-Comte.

Une région entière est gouvernée par le « Conseil supérieur » de Châtillon, au nom de Louis XVII, et l’armée est rassemblée, tant bien que mal, sous l’autorité du généralissime Cathelineau. Les insurgés mettent en place une administration, rouvrant les églises et utilisant une monnaie propre, ils assurent le ravitaillement des troupes permanentes, emprisonnent les « Bleus » et envoient des émissaires auprès des princes. Si leur force militaire est réelle, elle est pourtant limitée par le peu de goût des soldats d’occasion à s’éloigner de leurs habitations. Les prises des villes ne durent que quelques jours et la révolte ne s’étend pas, si bien que des communautés royalistes, à Loudun ou près de Poitiers, en avril et en mai, attendent en vain de pouvoir se soulever, puis font vite oublier leurs velléités devant le maintien en place de l’autorité révolutionnaire.

La Vendée révèle ainsi que les partisans de la royauté, ou au moins d’une France monarchique et catholique, sont nombreux dans tout le pays. Ils se manifesteront plus tard en Bretagne et dans le Sud-Ouest. Or, dans le même temps, le recul des armées aux frontières est général et si l’effondrement est évité par les Français, ils le doivent aux rivalités entre Anglais, Prussiens et Autrichiens qui souhaitent tirer profit de la conquête de la France. À la conférence d’Anvers, le 6 avril 1793, devant les ministres des gouvernements européens, lord Auckland déclare au nom de l’Angleterre qu’« il faut réduire la France à un véritable néant politique ». L’Autrichien Mercy-Argenteau souhaite « écraser la France par la terreur, en exterminant une grande portion de la partie active et la presque totalité de la partie dirigeante de la nation ». Le ministre autrichien Thugut envisage un partage des dépouilles : à l’Angleterre Dunkerque et les colonies, à l’Autriche la Flandre et l’Artois, à la Prusse l’Alsace et la Lorraine. Une variante aurait consisté à donner l’Alsace et la Lorraine au duc de Bavière, en échange de son duché rattaché à l’Autriche. De la même façon, aux Antilles, Anglais et Espagnols guignent Saint-Domingue, oubliant les succès des troupes révolutionnaires, aidées par les libres de couleur, éventuellement par des esclaves, dans le sud de Saint-Domingue, comme en Martinique et en Guadeloupe.

Les Girondins en difficulté

L’évolution de la guerre condamne cependant les Girondins. Ils sont, plus que les Montagnards, dépassés par les événements. Le ministre de la Guerre, Beurnonville, capturé le 2 avril par Dumouriez qu’il devait arrêter, a été remplacé par Bouchotte qui s’entoure de sans-culottes, dont Ronsin, qui part en Vendée, où il devient général en trois jours, ou l’inamovible Vincent, ou encore Santerre et Rossignol, ce dernier rapidement nommé général en chef des armées de l’Ouest. Ces militants sans-culottes disposent de l’appui de la Commune et des sections qui envoient des volontaires, dotés de soldes importantes. Douze mille hommes partent ainsi de Paris contre la Vendée le 1er mai. Tout ceci accroît la concurrence avec les soldats de ligne et leurs officiers, soutenus par le Conventionnel Carnot, ou avec les volontaires girondins et dantonistes. Les sans-culottes ont l’avantage du nombre et de la propagande, leurs journaux sont envoyés aux troupes et leurs mots d’ordre sont simples. Ils réclament une armée révolutionnaire, des impositions et des réquisitions, le tout appuyé sur une centralisation du pouvoir. Ils n’auront pas la première – les Montagnards s’y opposant –, mais obtiennent en revanche le cours forcé de l’assignat et le début des taxations, puis l’imposition d’un emprunt sur les riches le 20 mai.

Plus que d’une guerre « totale », il s’agit à l’évidence de la politisation de la guerre. C’est ce qu’illustre l’engagement de quelques dizaines de femmes dans les troupes, la revendication des citoyennes républicaines révolutionnaires de participer à l’effort de guerre et surtout la demande répétée de la mobilisation complète du pays. Personne ne doit pouvoir se dissocier de la Révolution. Le 21 mars, les étrangers des pays belligérants sont considérés comme suspects s’ils ne se sont pas déclarés, ainsi que les « ci-devant » nobles et tous les prêtres. Le 28 mars, chaque commune doit dresser une liste des émigrés, bannis à perpétuité, leurs biens étant acquis à la République.

Est dit émigré celui qui a quitté la France depuis le 1er juillet 1789 et ne peut justifier son retour avant le 9 mai 1792. Tout émigré rentré doit, sans distinction de sexe, être confronté à des témoins, jugé, condamné à mort et exécuté sous vingt-quatre heures. Les garçons de moins de quatorze ans, les filles de moins de vingt et un, doivent être déportés. La discussion menée depuis plusieurs mois aboutit donc à considérer les émigrés comme des traîtres et leur groupe comme hostile au pacte constitutif de la nation. L’émigré devient le « mauvais Français » tandis que les nobles doivent être désarmés. Le 10 avril enfin, les personnes « inciviques » doivent être dénoncées et 100 livres sont offertes aux délateurs de prêtres réfractaires. Ces mesures clôturent les indécisions des législations précédentes et déterminent les exclusions, définissant ce qu’est le « peuple ».

Cependant les choses ne sont pas si simples. En témoigne la pétition des habitants de Saint-Fargeau, dans l’Yonne, qui proteste contre le désarmement de la fille du martyr Le Peletier, devenue la première pupille de la nation. La Convention décrète alors le 4 mai de rendre les armes possédées par cette enfant, certes noble, mais appartenant au « peuple » – armes portées au demeurant par ses domestiques. L’arbitraire régit de facto l’application des mesures contre les nobles, poursuivis ou protégés en fonction de leurs rapports avec les communautés dans lesquelles ils résident. À cet égard, si le recours à la dénonciation légalisée a été beaucoup remarqué, il prolonge les pratiques judiciaires de la monarchie, lorsque les curés, saisis par les autorités, promulguaient des « monitoires » appelant la population à désigner les coupables d’un délit ou d’un crime, sous peine de sanctions. La question déborde donc tout cadre juridique : le « peuple », dont les sans-culottes et les sections sont l’incarnation et le fer de lance, est institué juge des traîtres et vengeur du « peuple égaré ». Cette situation est largement le résultat de l’agitation menée par le Comité de l’Évêché qui apparaît au grand jour le 1er avril mais qui rassemble depuis mars les meneurs sans-culottes et cordeliers contre les Girondins et qui exerce une pression continue sur l’ensemble des députés.

L’actualité est d’autant plus défavorable aux Girondins que parvient à Paris la nouvelle du passage de Dumouriez à l’ennemi le 5 avril. Ce jour-là, les Jacobins invitent les sociétés affiliées à exiger de la Convention la destitution des « appelants », ces députés qui voulaient faire appel au peuple au moment du procès de Louis XVI et qui sont, eux aussi, considérés désormais comme traîtres à la nation. Ces hommes, dont beaucoup de Girondins, avaient déjà été exclus des commissions délivrées aux représentants du peuple. La contre-attaque des Girondins ouvre une nouvelle crise. Le 12 avril, Guadet dénonce la circulaire des Jacobins et demande l’arrestation de Marat, président du club. Après des débats violents, la demande est acceptée le 13 par la Convention. Le 15, trente-cinq sections parisiennes manifestent et demandent que vingt-deux députés soient destitués. La Convention fait bloc et refuse. Les Girondins paraissent alors les maîtres du pays, mais le 24 le Tribunal révolutionnaire acquitte Marat, ce qui les récuse. Ce revirement donne l’occasion d’une manifestation importante des sans-culottes dans Paris.

Ce même jour, trois cents projets de Constitution sont présentés à la Convention. Sur une grosse centaine connue, la quasi-totalité pose en principe la représentation politique et la division des pouvoirs, rejetant ainsi les désirs des sans-culottes. Le conflit entre Girondins et Montagnards se porte sur ce terrain particulièrement complexe où leurs positions semblent parfois contradictoires. Les premiers souhaitent une Constitution empêchant toute « dérive » ; les seconds, au contraire, affirment qu’ils se satisfont aisément de l’état indécis du pays sans Constitution. Décidément, le centralisme n’est pas intrinsèquement montagnard, puisque les Girondins le revendiquent quand il les arrange ! Les Montagnards refusent aussi de faire élire les ministres au suffrage masculin direct et d’accorder la censure aux assemblées primaires, se méfiant des sections. Pour cela, ils s’appuient sur les Jacobins qu’ils maîtrisent et qui ne se disent pas porteur d’une quelconque souveraineté populaire face à la représentation nationale. Cette disposition ne les met pas en difficulté politique, alors que les sans-culottes risquent toujours d’être accusés de vouloir prendre le pouvoir au nom d’une fraction de la nation, crime politique capital puisque portant atteinte à l’unité nationale.

Dans ces luttes à la fois brutales et subtiles, les Girondins, qui peuvent penser qu’ils disposent d’un capital politique dans les sections des villes de province, entendent de leur côté priver les sections de Paris de la possibilité d’intervenir directement au nom du peuple ! La question du pouvoir communal est également à nouveau posée dans cette perspective. Alors que les officiers municipaux ont vu leurs attributions élargies depuis août 1792, les Girondins hésitent à réduire leur autonomie, mais cherchent à limiter la puissance des municipalités urbaines en continuant à s’appuyer sur les communes rurales qui assurent l’essentiel de l’effort de guerre.

La chute de la Gironde

Lorsque le 30 avril, Pétion, dans une Lettre aux partisans, brandit le spectre de la loi agraire et, à la suite d’une manifestation de dix mille sans-culottes, appelle les modérés à reprendre le contrôle des assemblées générales de section, l’initiative enclenche un coup de force. En face, la Commune prépare une insurrection en s’inspirant du 10 août 1792. La rumeur s’en répand, si bien que des villes, notamment Bordeaux et Marseille, annoncent leur volonté de ne pas céder « aux anarchistes », attestant la rupture entre les autorités départementales et les minorités parisiennes activistes. Les Montagnards et Pache font savoir que de leur côté ils s’opposent aussi à une « Saint-Barthélemy » des Girondins. Le 18 mai, le Girondin Guadet lance une attaque frontale. Il demande que la Convention casse la Commune et la remplace par des délégués des sections, que les suppléants des Conventionnels se réunissent à Bourges pour prévenir toute opération contre la représentation nationale et que les mesures soient portées par des courriers extraordinaires dans tout le pays. Bourges n’est pas particulièrement girondine, mais sa localisation au centre du pays lui confère une aura protectrice de la nation.

Il ne s’agit pas d’établir une nouvelle Assemblée, mais de protéger la République contre les « désorganisateurs » qui privilégient les assemblées primaires au détriment de la représentation nationale. Devant une mesure qui remet en cause l’existence même de la Convention, Barère et Cambon obtiennent la création d’une commission extraordinaire des Douze, destinée à frapper « les exaltés et les aristocrates », objectif suffisamment large pour pouvoir contenter les Girondins, qui attendent de se venger, et pour éviter de heurter de front les Montagnards, obligés de ménager les sans-culottes alors que ceux-ci défilent dans les rues depuis le 1er mai pour réclamer des mesures sociales. L’affrontement est donc évité provisoirement.

Le vote qui suit, le 20, donne logiquement les postes de la commission aux Girondins, qui, dans la semaine suivante, essaient de contrôler les sections et la nomination du commandant des gardes nationales. Ils interdisent que la Commune de Paris puisse communiquer avec les autres municipalités de France, ce qui double la représentation nationale. Ils font incarcérer des meneurs, Varlet, Hébert, qui ont évoqué le 19 mai l’idée de « septembriser » les Girondins, ainsi que des sectionnaires opposés à l’inquisition des Conventionnels, comme Dobsen, Montagnard et président d’une section. Encore une fois, les courants politiques se livrent à une recherche d’alliances et de légitimité pour obtenir la mainmise sur les institutions et envoyer les vaincus à l’échafaud. Sortis vainqueurs de heurts survenus le 24, les Girondins peuvent être considérés, le 25, comme les gagnants de ce bras de fer mortel. Ils heurtent cependant une partie des Conventionnels en laissant voir leur intention de réduire l’importance politique de Paris. Le revirement est limité, le 27 mai, puisque la majorité des députés se prononce de justesse pour le maintien de la commission ; mais, dès le 28, le Comité de l’Évêché prépare un coup d’État contre les Girondins.

Dans les jours qui suivent, ce comité est élargi à des membres du département, se renforçant donc de l’autorité de ces élus théoriquement acquis aux Girondins contre la Commune. Le 31 mai, l’armée parisienne, sous le commandement d’Hanriot, cerne la Convention et obtient l’appui du département de la Seine et des Montagnards, faisant cette fois basculer la majorité de la Convention qui supprime la commission et libère les prisonniers. Le 2 juin, le comité insurrectionnel, insatisfait de ce demi-succès, contraint à nouveau l’Assemblée à arrêter trente et un de ses membres, considérés comme girondins. Tout compromis a été écarté par Hanriot, plus proche d’Hébert et des Cordeliers que des « enragés », mais qui a pu incarner l’union des frères ennemis. Le Comité de salut public et la Montagne ont été manifestement pris de court, mais la manœuvre ne surprend personne tant elle s’insère dans la suite des affrontements qui durent depuis des mois.

L’événement demeure cependant difficile à interpréter. Les sections parisiennes restent divisées entre elles. Les plus modérées ont été mises devant le fait accompli par un noyau particulièrement déterminé, autour des « enragés », qui, en usant de la violence, a rallié des sections du centre. La suite est tout autant confuse. Les prisonniers girondins sont laissés sous une médiocre surveillance. Les deux ministres, Clavière et Lebrun, continuent même d’exercer leurs fonctions sous la surveillance de gendarmes… Quelques-uns s’évadent, trois échappent à toute poursuite. Les autres ne sont jugés qu’en octobre par le Tribunal révolutionnaire, sous la pression renouvelée des hébertistes. Le drame se nouera seulement à ce moment-là, puisqu’ils se suicident ou sont massacrés, donnant une consistance politique à un groupe dont on continue à disputer l’existence. Car 73 autres députés qui protestent contre la journée du 2 juin sont emprisonnés mais jamais jugés, protégés de facto par Robespierre, avant de retrouver leurs sièges de députés après le 9 Thermidor. Mais le 2 juin 1793, l’équilibre de la Convention est passé de l’alliance Plaine-Gironde à l’alliance Plaine-Montagne.

L’invention des Girondins

Ces terminologies, usuelles et inévitables, posent problème, puisque même pour les contemporains elles désignent des ensembles flous. Qui sont les Girondins ? Si l’on compile les savants calculs qui se critiquent entre eux, il y aurait eu 66 « vrais » Girondins, voire 60 – ou 58 ! – et 137 ou 142 au total, ou 178, à la Convention. Relevons que ceux qui ne sont pas les « vrais » demeurent innommés. En face y avait-il 302 « Montagnards » – sens large – ou 215 « vrais », voire 267 ? L’historiographie s’accorde cependant sur le fait que les 200-250 députés « de la Plaine » soutiennent les Girondins au début de 1793, avant de passer du côté des Montagnards, déjà plus importants en nombre que leurs adversaires, quels que soient les calculs ? L’élection d’un président montagnard la veille de l’insurrection du 31 mai indique clairement ce déplacement de la majorité vers la Montagne. Ces querelles byzantines soulignent à quel point les positions politiques des députés ont été complexes et ont évolué au gré d’alliances et d’occasions, sans qu’aucun « parti » n’existe. Les « Girondins » ne sont donc qu’un mot usuel rassemblant tant bien que mal des hommes proches de Buzot, de Brissot, de Roland, tous unis dans un vocable rendu définitif par Lamartine dans son Histoire des Girondins parue en 1847.

Sans récuser la désignation, nécessaire pour l’écriture de l’histoire, rappelons qu’au printemps 1793 ceux que les sans-culottes font arrêter ne formaient pas plus un bloc qu’ils n’en formaient en 1792. Tous ces Girondins ont incarné une orientation de la Convention jusqu’en mars-avril 1793, Convention hésitante sur le sort du roi et hostile à Marat et aux sans-culottes. Ils étaient soucieux des formes de la légalité, confiants en la représentation politique, attachés à son pouvoir centralisé, convaincus de la défense des droits naturels protecteurs des personnes et réticents envers l’expression d’une volonté générale, qu’elle soit portée par une communauté ou par un corps constitué. Cette orientation les opposerait aux Montagnards et à la culture des sans-culottes assurant que des représentants, les « législateurs », peuvent incarner en eux-mêmes la volonté nationale, confondant en leurs personnes assemblées la légitimité nationale.

Deux pôles se dessinent : d’un côté celui du « politique », où des hommes s’agrègent et élaborent dans le débat des décisions prises au gré de majorités fluctuantes, de l’autre celui de « l’antipolitique » ou de « l’illibéralisme », porté par ceux qui pensent que leurs actes pris en commun correspondent à l’intérêt supérieur du pays et de la Révolution. On comprend que les premiers, les Girondins, aient pu accuser régulièrement les autres, les Montagnards, de vouloir instaurer la « dictature » et de s’attirer en retour l’accusation d’être « fédéralistes » en acceptant que des assemblées puissent être souveraines malgré la « volonté générale ». Dans ce débat compliqué, dont les données fluctuent au fil du temps, parfois réduit à quelques semaines, on aurait tort de vouloir identifier précisément un groupe à une position. Même si les Girondins se rangent davantage du côté du politique, tous les députés ont été tentés par l’« illibéralisme » qui apparaît comme un espace d’unanimité, inscrit dans un univers moral vertueux. La difficulté à nommer mérite un commentaire. Les désignations sont fluctuantes, dépendantes d’un moment particulier, jamais précises ni définitives, toujours susceptibles d’être retournées. Ce qui explique que les agrégations retenues dans les récits historiographiques adhèrent inégalement aux multiples réalités locales comme aux mutations successives des acteurs. En outre, ces étiquettes, Montagnards, Girondins, sans-culottes… sont employées souvent pour stigmatiser des adversaires en saisissant une occasion, obligeant à suivre le plus précisément possible les rebondissements des affrontements sur les différentes scènes nationales et locales.

La souveraineté en miettes

Les sans-culottes rendent ce jeu plus compliqué. Porteurs d’une volonté fusionnelle de vivre la politique, clairement « illibérale », ils exigent que les Montagnards prennent des mesures collectives pour empêcher l’« égoïsme ». Mais, attachés à la souveraineté populaire jusqu’aux pires extrémités, ils entendent protéger leurs communautés, à commencer par leurs sections. En cela, ils inventent un « fédéralisme » qui les fait rejoindre les réserves girondines face au pouvoir central ! Il n’y a là aucun paradoxe. L’histoire des sections parisiennes démontre à quel point l’identité sectionnaire est vive, au point que certaines d’entre elles ont rejeté des décisions prises par la Commune elle-même.

La question de savoir comment le « peuple » peut être représenté entretient toujours les concurrences institutionnelles les plus actives. Le bureau central de correspondance que la Commune de Paris avait ouvert en juillet 1792 avait dû fermer à la fin de l’année. L’idée avait été relancée en janvier 1793 pour permettre aux sans-culottes parisiens de communiquer avec les quarante-quatre mille quatre cents municipalités, « pour maintenir et développer l’esprit public ». Ce fut, on l’a vu, l’un des sujets de discorde avec la commission des Douze, hostile à toute autre expression autonome du « souverain ». Mais Barère s’était lui aussi manifesté contre la création potentielle de « quarante mille républiques », illustrant le refus de la quasi-totalité des Conventionnels de voir se développer à côté d’eux un autre représentant organisé du « peuple ». Cette tension sera réglée seulement en décembre 1793 par l’instauration du gouvernement révolutionnaire et en mars 1794 par l’exécution des meneurs de la sans-culotterie.

Ces jeux de pouvoir couvrent toute la France en s’adaptant aux conditions locales, se combinant avec les évolutions contradictoires des hiérarchies institutionnelles. Au risque d’une simplification abusive, il faut dresser un bref tableau des enchevêtrements administratifs et politiques. La Convention, clivée comme nous l’avons vu, noue des relations complexes avec ses comités, également divisés, et surtout avec les ministères, dont celui de la Guerre sous la coupe des proches d’Hébert, que l’on peut qualifier d’hébertistes pour les distinguer de la masse des sans-culottes. À Paris, les administrateurs du département de la Seine gardent une autonomie à côté de la Commune, dont les membres sont élus par les sections, ce qui n’empêche pas les heurts entre ces institutions. Les sections, en particulier, se posent en incarnation privilégiée du « peuple souverain », élisant les divers administrateurs et les Comités de surveillance, qui tiennent par ailleurs eux aussi à leur propre autorité ! Les assemblées des sections sont en outre agitées continuellement de combats internes, sans-culottes, « enragés », « modérés » composant entre eux des alliances incertaines, renversées parfois d’un jour à l’autre au gré des déplacements de voix, quand ce n’est pas sous l’effet de l’intrusion de groupes venus d’une autre section pour modifier une majorité. Le « peuple » est aussi incarné par les véritables toiles d’araignées que tissent, nationalement, les militants des clubs jacobins, cordeliers et d’autres sociétés, qui animent la vie politique.

Hors de Paris, dans les grandes villes qui supportent mal la prééminence de la capitale, les conflits se mènent le plus souvent entre sections et clubs, l’enjeu étant le contrôle des municipalités par les uns ou les autres. Enfin, dans une trentaine de départements, dont la Seine, les conseils généraux ont permis la naissance de Comités de salut public départementaux qui, dans l’été 1793, assument des fonctions répressives, en dehors des autres institutions existantes ! Des milliers d’individus font agir ainsi des réseaux multiples, tous dotés de légitimité à un titre ou un autre, et tous concurrents les uns des autres.

Tous cherchent l’appui soit de leurs alter ego nationaux, via les correspondances entre villes ou entre clubs, soit des députés proches d’eux à la Convention, les plus recherchés étant les représentants en mission, authentiques représentants du « souverain » et membres du pouvoir central. Ce cumul de puissance les place au-dessus de tous les autres agents et commissaires qui n’ont pas pour autant disparu et qui, le cas échéant, manifestent leur autonomie. L’intervention des représentants dans les querelles locales, le plus souvent en prenant parti contre les administrateurs en place, aggrave d’ailleurs les tensions et la méfiance envers Paris. Les contradictions sont fréquentes entre envoyés des ministères, représentants en mission, délégués des grandes villes… surtout quand les uns sont hébertistes et les autres de la Plaine ! Les contentieux ne peuvent être tranchés que par l’appel à une juridiction supérieure, rôle que la Convention essaie de garder tant bien que mal, ou plus souvent par le regroupement ponctuel d’institutions différentes qui pèsent ensemble contre des adversaires moins puissants. Le résultat en sera ce qui est passé dans l’historiographie comme le « fédéralisme ».

Les vieux habits du fédéralisme

Si, dès le 9 mai, Bordeaux et Nantes ont envoyé une adresse contre les « anarchistes », la crise la plus grave et la plus compliquée affecte Marseille. Les Marseillais, Jacobins et sans-culottes confondus, avaient demandé, le 17 mars, le jugement des « appelants » contre Barbaroux, autrefois homme fort de la gauche rejeté dans la Gironde modérée. La demande avait été assortie de leur volonté de constituer un pouvoir exécutif révolutionnaire, une « Montagne de la République », doublant véritablement la Convention, dans le droit fil de positions prises depuis 1789 assurant leur ville du primat révolutionnaire. Les Conventionnels avaient logiquement réagi en condamnant l’initiative, attentatoire à la centralité législative. Les sections de la ville, passées alors sous le contrôle des « modérés », profitent de la situation pour refuser le programme de salut public installé par les Jacobins, alors à la tête de la municipalité, et vont même jusqu’à les traduire devant le tribunal populaire. Dans la foulée, les sections remplacent la municipalité, chassent les représentants en mission – qui ont le double tort d’être jacobins et de représenter Paris –, avant de créer un Comité général des sections qui poursuit Jacobins et sans-culottes. Deux « pendeurs » jacobins, ainsi que sont appelés les responsables des pendaisons de l’automne précédent, sont exécutés le 16 mai, tandis que les meneurs jacobins, dont Isoard, se réfugient à Paris. À la Convention, Marseillais girondins et jacobins s’accusent mutuellement d’illégitimité. Le 13 juin, la question est provisoirement tranchée, puisque au terme de cette évolution chaotique Marseille se déclare en insurrection, figeant la discussion et faisant entrer la ville dans une situation sans autre issue que sa soumission sans rémission.

Le schéma opposant d’un côté des sections modérées et, de l’autre, un club jacobin dirigeant une municipalité avec un programme sans-culotte se retrouve également à Lyon. L’insurrection lyonnaise, suivie par l’exécution de Châlier et de ses amis le 17 juillet, inaugure un des épisodes les plus compliqués – et les plus célèbres – de l’histoire de la Révolution : la révolte « fédéraliste ». La spécificité tient au curieux contretemps qui se produit par rapport à Paris. Les sans-culottes qui détiennent le pouvoir municipal en sont chassés le 29 mai par les militants des sections, sous l’œil étonné des représentants en mission et devant l’immobilisme des autorités départementales, que l’on pourrait qualifier de girondines.

Un bref retour en arrière est nécessaire pour comprendre cette journée révolutionnaire lyonnaise qui paraît inverser le cours des événements parisiens. Depuis 1792, les massacres de Septembre ont inspiré une politique de rigueur contre les « scélérats » et autres « contre-révolutionnaires » dans les clubs jacobins. La municipalité restait cependant détenue par les Girondins, mais le soulèvement de la Vendée et la désertion de Dumouriez l’ayant discréditée, les Jacobins sont élus à la mairie. Leur principal meneur, Châlier, a promis une guillotine, un tribunal et une armée révolutionnaire. Ils s’engagent dans une politique sociale – créant une boulangerie municipale, levant des impôts sur les riches – mais aussi dans la répression contre les suspects, à commencer par ceux qui n’ont pas voté la mort du roi. L’armée révolutionnaire locale cristallise les tensions. Les sections modérées se prévalent alors d’un décret de la Convention qui interdit la mise en place d’un tribunal révolutionnaire à Lyon, ainsi que du soutien du département ; elles entrent alors en conflit ouvert avec la municipalité.

L’affrontement armé a lieu le 29 mai, au cours d’une insurrection confuse lancée par les sections modérées. Les Jacobins sont emprisonnés, sans que les représentants en mission présents n’interviennent. Paris apprend la nouvelle le 2 juin, jour où les sans-culottes triomphent de la Convention, tandis que la province récuse les « anarchistes ». Là encore la rivalité Lyon/Paris joue à l’évidence ; l’autonomie lyonnaise ne pouvait pas se couler dans le moule parisien ; là aussi le choc ne peut que se clore par l’anéantissement d’un des adversaires.

Le coup d’État du 31 mai-2 juin à Paris, concomitant des luttes lyonnaises, provoque un rejet dans beaucoup de départements. Entre le 5 et le 19 juin, une proclamation signée par soixante-quinze députés proches des Girondins et des administrateurs départementaux appelle à marcher contre Paris. Ce mouvement se structure au nom de la légitimité du « souverain » pour s’opposer à un groupe parisien s’emparant du pouvoir central. Il prend la suite des fédérations et des « fédéralismes » qui ont structuré, étape après étape, l’avancée révolutionnaire : il est unitaire et n’a aucune volonté sécessionniste. Seuls quelques individus, comme Buzot ou Barbaroux, ont rêvé d’une république du Midi – éventuellement pour faire face à l’entrée des ennemis dans le nord de la France –, ou d’un État inspiré par les courants « antifédéralistes » américains.

Les départements hostiles à Paris refusent en fait les fractions et les divisions, en l’occurrence introduites par les sans-culottes et Marat, insistant sur la République une et indivisible à l’instar des Montagnards. Les projets constitutionnels que les Girondins viennent d’élaborer visent à renforcer l’unité du pays ainsi que son exécutif, en le faisant élire par scrutin direct, lui donnant ainsi indépendance et force vis-à-vis du législatif et annonçant les comités de gouvernement de la fin de 1793. Rien ne justifie la légende de Girondins « fédéralistes » et décentralisateurs, mais celle-ci a peu de chance d’être écornée. Rappelons qu’au printemps 1793 ces hommes étaient plutôt enclins à limiter les pouvoirs des administrateurs locaux, que les Montagnards défendaient.

Les prises de position effectuées entre avril et mai 1793 par quelques départements contre l’hégémonie montagnarde et surtout contre les initiatives des sans-culottes s’inscrivent ainsi dans le prolongement des rassemblements des « fédérés » de 1792 et changent la signification des mots fédérés, fédérations et fédéralisme. Ils ne peuvent cependant pas leur donner un nouvel élan.

L’impasse fédéraliste

Les positions prises par les autorités de Toulon et de l’Eure en mai, puis par celles du Jura en juin, ainsi que leurs relations avec Paris ensuite illustrent ces limites. Ces hommes, opposés aux Jacobins locaux, décident d’intervenir contre Paris au nom de la fraternité républicaine ennemie du « despotisme » autant que de « l’anarchie », comme le disent les Lyonnais dans leur proclamation du 2 juin. Ils s’inscrivent encore dans les mobilisations « fédéralistes » nées dans les années 1789-1790 et qui peuvent être considérées comme des « révoltes républicaines » répondant aux menaces qui pèsent sur leur légitimité originelle. Reste qu’en s’engageant dans une « contre-violence » contre la violence imposée par les « hommes de sang », ils se heurtent aussi à la prééminence acquise par les assemblées, et notamment par la Convention depuis 1792. Le principe constitutionnel imposé par la Convention entière depuis des mois prévaut sur toute autre considération.

La réclamation d’une réunion des suppléants des députés à Bourges fait long feu, ne serait-ce que parce que Bourges refuse ce cadeau empoisonné, mais aussi parce que la scission comporte des risques. L’ennemi n’est plus unique comme en 1789, mais double, puisque à côté des « anarchistes » les « contre-révolutionnaires » sont à craindre. À Lyon, les Jacobins modérés, une fois maîtres de la ville, sont rejoints par de véritables contre-révolutionnaires trop heureux de s’investir dans une résistance ouverte à Paris ; ce sera aussi rapidement le cas à Toulon. Dans toute cette zone, les luttes demeurent toujours marquées par les rivalités internes. Ainsi, les relations tendues entre Lyon et Saint-Étienne ou avec le département du Jura entravent et conduisent à l’échec tout mouvement conjoint. En Provence, le « fédéralisme » girondin se combine avec un « fédéralisme » sectionnaire au nom de l’autonomie des sans-culottes face à l’exécutif, entraînant les oppositions entre Jacobins, modérés et sans-culottes en fonction de leurs places respectives dans les institutions !

Le fédéralisme, expression locale mâtinée d’aspirations régénératrices, qui avait participé à la révolution de 1789, n’a plus sa place dans la France de 1793 où l’unité nationale ne tolère plus de réserves dans la guerre qu’elle livre pour sa survie. Cette réalité est particulièrement ressentie dans l’Ouest, que ce soit à Nantes, Rennes ou Brest, où les autorités municipales et départementales, majoritairement girondines, s’opposent au résultat des journées des 31 mai et 2 juin, sans se lancer dans une opposition militaire déterminée. Les Nantais en sont un bon exemple. Alors que les Girondins viennent de résister à l’attaque des vendéens, le 29 mai, sans l’aide des représentants en mission, et peuvent donc se poser en partisans de la légalité républicaine, ils demeurent prudents et ne s’engagent pas dans une opération conjointe contre Paris avec Bordeaux ou Caen. Le souci de la légalité qui marque indiscutablement la sensibilité girondine les conduit à ne pas mettre la Convention en péril sans réelle chance de vaincre.

Le recrutement social des Girondins joue en effet en leur défaveur. Alors que la Révolution a fait une place de plus en plus grande aux petites gens et que les assemblées de section ont remplacé les clubs militants des premières années, les Girondins se recrutent logiquement dans les milieux aisés ou au moins parmi les « bons citoyens », capables de s’équiper à leurs frais, éventuellement de posséder un cheval, et qui sont hostiles aux mesures coercitives. La défense de l’individualisme économique et fiscal est un des principes qui les ont mobilisés contre les prétentions à la surveillance de tous et à l’impôt progressif, alors que la Montagne est identifiée à la défense de la nation, la jugeant supérieure aux intérêts des particuliers. Or, depuis 1792, l’équilibre des forces a basculé au profit des classes populaires urbaines, concernées dans la plupart des cas par les positions des sans-culottes, si bien que ces hommes apparaissent comme des privilégiés, se heurtant à des mouvements inspirés par la Montagne et les sans-culottes. Même dans les villes du Sud où les liens de voisinage rivalisent avec les appartenances sociales, les Jacobins soumis à la répression girondine se recrutent d’abord dans les groupes populaires.

Les limites de la mobilisation apparaissent aussitôt, isolant les meneurs girondins, les rangeant parmi les opposants à la Révolution, même s’il demeure impossible de fixer clairement les limites entre les camps et de penser que le refus du coup d’État de mai-juin 1793 correspond à une guerre civile tranchée.

L’exemple de la Normandie est particulièrement éclairant. Les opposants au coup d’État des 31 mai-2 juin se recrutent parmi les modérés prêts à basculer dans la contre-révolution : ainsi Puisaye, candidat malheureux à la députation en 1792, participe à l’armée « fédéraliste » sous la direction de Wimpffen et essaiera à la fin de 1793 de fédérer les « chouans » de Bretagne. Mais Puisaye sera général des chouans avant d’être rejeté par ses alliées tandis que Wimpffen échouera à rassembler autour de lui des forces contre les Montagnards et devra vivre clandestinement jusqu’à sa réintégration dans l’armée après Brumaire. Ces hommes étaient attachés à des libertés qu’ils avaient espéré trouver dans une monarchie constitutionnelle ou une république conservatrice ; l’occasion les a conduits à des situations sans avenir.

Des logiques proches font jouer les rivalités locales entre des villes proches, si bien que les choix entre Montagne et Gironde traduisent des antagonismes anciens – en Normandie Évreux contre Bernay, par exemple –, sans rompre les ponts. L’exemple est fourni par les contacts pris entre les sections modérées « La Fraternité » et « Molière et Lafontaine » de Paris avec les fédéralistes normands : ce n’est pas le « monstre » parisien qui est craint en tant que tel, mais les « anarchistes » et leur violence. Surtout, l’unité interne des villes normandes, notamment à Caen, paraît primer sur toute autre considération, si bien que les notabilités peuvent s’appuyer sur des forces populaires, les « carabots », puis se soumettre discrètement aux émissaires envoyés par la Convention, notamment le Normand Robert Lindet, et faire que tout rentre dans l’ordre au moindre prix, en évitant une répression sanglante. Peut-on suivre Henri Wallon qui estimait que, finalement, six départements seulement étaient entrés véritablement en opposition avec la Révolution menée par Paris tandis que trente-deux autres soutenaient clairement la Convention ?

La légitimité par la Constitution

De la fin mai à la mi-juin, les mobilisations sont très inégales autour de noyaux « girondins » du Nord-Ouest (Caen), de l’Ouest (Bordeaux plus que Rennes ou Nantes), de l’Est et du Sud-Est (de Lyon à Toulon). Depuis Marseille, Lyon et Bordeaux, des émissaires sont envoyés pour organiser une résistance commune. À Bordeaux, la commission populaire de salut public siège en permanence et recueille le soutien de 28 % des communes du département, ce qui illustre autant son audience que sa faiblesse. Les commissaires sont très diversement accueillis et finalement peu suivis. Depuis Paris, les Montagnards ont en effet joué l’atout maître qu’ils avaient à leur disposition : le vote de la Constitution. Le projet constitutionnel girondin qui avait été porté par Condorcet avait non seulement mécontenté la Montagne, mais il n’avait pas fait l’unanimité parmi les Girondins, si bien que seuls les premiers articles avaient été discutés le 29 mai 1793. Après le coup de force, par un renversement de tactique, la Convention désormais dirigée par une alliance entre représentants de la Plaine et Montagnards fait rédiger un projet constitutionnel en quelques jours, entre le 10 et le 24 juin, et fait savoir qu’il sera présenté aux électeurs de tout le pays à la mi-juin.

Reprenant les grandes lignes de la Constitution de Condorcet, ce projet propose la mise en place d’une assemblée élue au suffrage universel pour un an, déléguant vingt-quatre de ses membres dans un exécutif choisi parmi une liste établie par les assemblées primaires. Les lois sont à la fois imposées à toutes les administrations – ce qui interdit tout résistance « fédéraliste » en invoquant une légitimité révolutionnaire en concurrence avec l’État central – et soumises à référendum si un nombre d’électeurs le demande, illustrant le principe proclamé que « l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

En évitant la censure du peuple imaginée par Condorcet, la Constitution montagnarde semble ouvrir un espace de contestation plus grand, tout en laissant le pouvoir dans les mains de l’Assemblée, car seules les lois peuvent être soumises à la censure du peuple, les décrets, d’application immédiate et de portée limitée, y échappent. Le projet montagnard adopte lui aussi le refus du pouvoir exécutif en tant que tel, mais maintient les agents comptables du Trésor national qui, autour de Cambon, gardent une autonomie réelle et discrète. Significativement, les droits naturels et imprescriptibles de l’homme sont l’égalité, la liberté, la sûreté et la propriété ; relevons que la fraternité ne figure pas dans la liste (le terme « fraternité » apparaît officiellement pour la première fois dans la Constitution de 1848). L’ordre de 1789 a été certes modifié, mais la divergence avec la Constitution girondine est faible. Le but affiché de la Constitution est de garantir « le bonheur commun », en évitant la « guerre civile ».

La Constitution apparaît ainsi comme le résultat heureux du coup d’État des 31 mai-2 juin. L’argument est d’autant moins récusable que ce texte est soumis à l’approbation du pays entier, sans réserves concernant les zones troublées, comme la Convention l’annonce les 26 et 27 juin. En même temps que des mesures plus pragmatiques sont prises contre les départements en insurrection, cette annonce fait bouger la ligne de démarcation entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, rejetant dans l’opprobre ceux qui refusent le cadre légal. Les Girondins qui restent dans l’opposition n’ont plus guère de choix qu’entre tenter de faire oublier leur pas de côté « fédéraliste » ou entrer clairement en résistance au risque d’être rejoints – et confondus – avec les contre-révolutionnaires authentiques.

La crainte est d’autant plus justifiée que la gauche révolutionnaire parisienne se radicalise encore, obligeant les Montagnards à s’appuyer davantage sur les Cordeliers et les hébertistes. Les revendications sociales sont aussi portées par les Citoyennes républicaines révolutionnaires qui rejoignent les « enragés » autour d’un programme radical, réclamant une égalité économique. Alors que des troubles agitent les rues devant la hausse des prix, notamment ceux du savon, Jacques Roux présente ces réclamations, connues sous le nom de « Manifeste des enragés », devant la Commune d’abord puis surtout devant la Convention, le 25 juin. Or, les Cordeliers, dorénavant au cœur du système, dénoncent Jacques Roux et se rangent du côté des Montagnards qui peuvent garder ainsi le contrôle du pays et diriger l’économie. Les Citoyennes révolutionnaires jouent aussi un rôle de médiation, apaisant les manifestations pour éviter qu’elles n’affaiblissent les votes des sections. Dans l’immédiat, la Convention demeure l’institution légitime, arbitrant les conflits entre les sans-culotteries et les tendances girondines, en même temps qu’elle orchestre la lutte contre la Vendée et les ennemis. Plus que jamais, le trône est vide, le pouvoir ne pouvant être détenu que par ceux qui couplent une légitimité indéniable avec l’habileté du partage des décisions et plus que jamais le sort du pays dépend étroitement du sort des armes à l’intérieur autant qu’à l’extérieur.

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