8

La quête de l’unité

À la fin de l’année 1789, les hommes au pouvoir prolongent la modernisation engagée par l’administration royale, par les intendants et par les assemblées provinciales. Révolution et « régénération » se confondent tant bien que mal et si elles ont contre elles, pour des raisons opposées, les « noirs » et les patriotes radicaux, elles créent cependant le cadre « moderne » de la France nouvelle, considéré comme une rupture avec l’absolutisme. Aux ambiguïtés liées à la notion de « régénération », partagée entre confiance et impatience à voir naître l’homme nouveau porté par les espérances politiques et religieuses, s’ajoutent de façon plus immédiate et plus contraignante les mesures à inventer pour administrer le pays dans sa nouvelle configuration. Sans doute est-il possible de repérer des tendances que l’on qualifiera de « libérales » ou d’« autoritaires » annonçant l’instauration d’un Comité de salut public, voire d’un État totalitaire, mais là encore il ne faut pas aller trop vite en besogne en interprétant ce qui a été mis en place dans la confusion des luttes, la ferveur des attentes et le besoin de maintenir l’ordre. Au contraire, il convient de suivre, pas à pas, l’édification de l’armature politique et administrative de la France née de 1789. Les évolutions dépendront davantage des résolutions de conflits que des présupposés idéologiques.

Le roi et l’Assemblée

La victoire de l’Assemblée est incontestable. Depuis le 10 octobre, « Louis, par la grâce de Dieu et la loi constitutionnelle des Français, roi des Français », roi héréditaire mais subordonné à la Constitution, à laquelle il prête serment, dispose d’une liste civile de 25 millions, ce qui distingue ainsi les finances nationales des caisses royales. Le roi, chef en titre du pouvoir exécutif, garde pourtant une partie du pouvoir législatif et est cosouverain avec le peuple, représenté par l’Assemblée, vis-à-vis de laquelle il est placé de fait dans une position secondaire. Si le choix des six ministres qui l’entourent lui revient, ces derniers sont responsables devant l’Assemblée et ce sont leurs signatures qui valident les décisions prises. Le poids de l’Assemblée est tel qu’en mars 1791 elle refusera que les ministres puissent être choisis en son sein. La mesure est certes tactique, en l’occurrence dirigée à ce moment contre Mirabeau dont la puissance fait peur, mais sa portée est plus grande puisque cette décision lie le peuple et l’Assemblée, isolant le roi et son entourage. Le roi est savamment dépouillé de toute force : il ne peut pas dissoudre l’Assemblée qui lui soumet les lois et décrets, auxquels il donne son « consentement », ou qu’il repousse en signalant qu’il les « examine », selon les formules du « veto » royal, qui n’est que suspensif – formule consacrée par l’historiographie. Toute opposition entre le roi et l’Assemblée devient insoluble : étant l’un et l’autre représentants de la nation, seul le recours aux élections, l’appel au peuple peut trancher un différend.

Dans l’immédiat, la recherche des compromis est lisible dans les articles 1 et 2 du titre III de ce qui sera la Constitution approuvée en 1791 : la souveraineté appartient à la nation, à l’exclusion de toute partie du peuple ou d’un individu. La nation ne s’exprime que par ses représentants, les députés et le roi. Sur ce point, pratiquement tous les députés se rejoignent : la Révolution a entériné la faillite de la cohésion du royaume autour de la personnalité mystique du roi, incarnation des peuples. Cependant, la division des pouvoirs, telle que la Constitution va la consacrer, demeure formelle plus que fonctionnelle, si bien que les décisions sont prises par des institutions souvent rivales ou par des organismes nés dans l’urgence. Les distinctions données comme constitutives entre exécutif et législatif ne sont pas respectées. L’exemple est donné par l’Assemblée qui, à la fois, contrôle les ministres et met en place des comités de gouvernement qui empiètent sur l’exécutif. Les constituants ont également pleinement conscience de développer un pouvoir administratif, qui quadrille le pays au travers de l’activité des bureaux et des comités, ainsi que des réseaux militants. Ils s’approprient également l’impression des lois, en contrôlant l’imprimerie du Louvre devenue Imprimerie nationale ainsi que l’éditeur officiel de l’Assemblée, Baudouin, placés sous l’autorité des « inspecteurs de la salle ». Il s’agit bien là d’un acte déterminant, puisque les lois sont exécutoires au moment de leur publication. Se méfiant du gouvernement et des « fonctionnaires », indispensables et dangereux car « le gouvernement est la véritable source de moralité et de corruption des hommes », les constituants inventent des cadres pour empêcher les individus d’accaparer des pouvoirs. « C’est de la morale et des institutions publiques que les individus reçoivent leur détermination et la règle habituelle de leur conduite » (A. Duport). Le jugement est encore plus radical envers le roi et ses agents, a priori suspectés d’être des partisans du « despotisme ». Plus qu’un état d’équilibre, c’est bien d’un bras de fer entre les deux pôles du gouvernement du pays qu’il s’agit, alors que, rappelons-le encore, ce sont pourtant des députés monarchiens ou patriotes modérés qui dirigent de fait l’Assemblée, ce qui limite les antagonismes. Mais les héritages légués par le fonctionnement de la monarchie absolue pèsent encore. L’unité rêvée entre roi et sujet n’a jamais eue lieu ; les réformateurs de 89 gardent leur méfiance envers les hommes du roi qui sont déconsidérés mais toujours craints.

La pratique du double jeu en découle, qui sera particulièrement vrai dans la conduite de la diplomatie. Dès le 7 octobre Louis XVI a fait savoir au roi d’Espagne, Charles V, et par son intermédiaire à tous les souverains d’Europe, que « tous les actes, contraires à l’autorité royale, […] lui ont été arrachés par la force depuis le 15 juillet » précédent. Le roi et la reine font dans l’immédiat bonne figure et entreprennent même de trouver des alliés dans l’Assemblée, s’abouchant avec Mirabeau qui s’engage dans cette voie par conviction autant que par intérêt. Tous les débats recouvrent donc la rivalité permanente entre les pouvoirs, dont le meilleur exemple est donné par la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Connue par l’ampleur de son cadre, le Champ-de-Mars, où défilent des délégations de gardes nationaux venues de tout le pays, incarnant ainsi le volontarisme des patriotes, la fête a été préparée par un ensemble de personnes de toutes conditions. Elle est présidée par le roi, autour duquel officient Talleyrand, évêque célébrant la messe, et La Fayette, commandant en chef des gardes nationales. L’historiographie a cité à bon droit les anecdotes sur le détachement affecté du roi, sur la désinvolture de Talleyrand et de La Fayette dans l’exercice de leurs fonctions, ou enfin sur les tensions profondes qui s’exprimaient lorsque les travaux de terrassement préparatoires rassemblaient femmes du peuple et religieuses, nobles et roturiers, militaires et bourgeois. À Paris, l’unité n’est que de façade. À vrai dire, comme on le verra après, la fête parisienne est un pari lancé par les députés non seulement vis-à-vis du roi, mais aussi vis-à-vis de leurs soutiens populaires.

Les réticences, voire l’essai de manipulation du roi et de son entourage ne sont pas une vue de l’esprit. En acceptant le cours des choses, de façon peu précise par ailleurs, Louis XVI pouvait espérer contrôler le mouvement pour l’infléchir quand les moyens politiques lui seraient rendus. Il n’a cessé de rappeler les principes auxquels il tient : le respect dû à la famille royale, la défense des ordres et la nécessité d’un exécutif fort. Jusqu’au 14 juillet 1790, il a continuellement évité de prêter serment ; s’il le fait ce jour-là, c’est d’une façon si négligente qu’elle choque les spectateurs. Le décalage est donc réel entre le mouvement d’effervescence, d’un côté, et, de l’autre, le roi et son entourage, sensibles aux réserves de la droite contre-révolutionnaire.

La fédération et ses équivoques

Devant les équivoques parisiennes, Michelet avait préféré décrire l’enthousiasme venu des différentes parties de la France. C’était oublier les failles qui courent, partout, sous la surface de l’unité nationale. Le 4 février 1790, le roi avait prononcé un discours devant l’Assemblée pour approuver ses travaux et insister sur l’union entre elle et lui. Le propos n’était pas anodin : le découpage en départements, l’organisation pyramidale des administrations recrutées par élection et la mise à la disposition des biens du clergé au profit de la nation venaient en effet d’être décidés. Après le départ du roi, dans l’enthousiasme qui suivit, les membres de l’Assemblée et le public présent prêtèrent serment de fidélité à la loi, au roi et à la nation. Dans les jours suivants, une vague de prestation de serments couvre le pays, en commençant par les membres de la Commune de Paris et de nombreux corps de fonctionnaires. À vrai dire, le geste n’est pas « révolutionnaire » en lui-même. Très utilisé pendant des siècles par la monarchie, il était néanmoins tombé hors d’usage. Y recourir à nouveau fait revenir aux origines de l’unité, ce qui affirme l’union de tous ceux qui se reconnaissent dans ce geste, sans signifier pour autant l’exclusion des opposants.

Ce mouvement est repérable depuis que les fédérations ont commencé à s’organiser pendant le printemps 1789 pour faire face au complot aristocratique et à la Grande Peur. Il a redoublé dans l’automne, après octobre, surtout dans les zones d’affrontement ouvert. Des foules de plusieurs milliers de gardes nationaux se rassemblent ainsi dans le Dauphiné, puis en Bretagne, à Pontivy, à Valence dans la vallée du Rhône, à Grenoble en avril, où convergent des gardes de tout le pays. Certaines fédérations visent à rassembler les enthousiasmes, pour consolider la « famille » nationale, mais d’autres, plus nombreuses, entendent confirmer la légitimité incertaine qu’elles se sont attribuée face aux menaces venues des opposants ou des « brigands ». Politiquement « radicales » et socialement « modérées », elles entendent garantir à la fois la victoire de la Révolution et la libre circulation des grains. La nation est ainsi née avant l’État, l’entrée en révolution lui donnant sa forme et son lexique.

Quelques fédérations dans l’Ouest ou dans le Sud-Est veulent, en revanche, défendre leurs valeurs communautaires contre l’État, annonçant la naissance d’un pouvoir concurrent de l’Assemblée. C’est devant ce courant, qui est en train de devenir autonome et dangereux, que l’Assemblée accorde, le 4 juin, la possibilité aux soldats qui le désirent de se joindre aux pactes fédératifs. Enfin, c’est devant le projet, le 5 juin, d’une grande cérémonie fédérative organisée par la Commune de Paris, que les députés prennent l’initiative du rassemblement du 14 juillet 1790. Le serment comporte une formule unique : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi. » La fête de la Fédération doit être comprise ainsi : l’obligation pour le roi comme pour les députés d’accompagner le mouvement, sous peine d’en être victimes. Il n’y a pas à s’étonner que ces fédérations saluées en 1789-1790 aient pu être rejetées comme « fédéralisme » en 1793. Elles portent en elles-mêmes une dose d’autonomie qui les rend rivales de l’État central.

C’est sur ce modèle que se déroulent, au même moment et ensuite, des fêtes fédératives dans le pays. La messe, le serment et les discours en sont les temps forts, accomplis devant des délégations de gardes nationaux et des foules. La circulation complexe des fédérés rentrant à leurs domiciles achève d’unir la nation dans de multiples cérémonies – prestations de serment, festivités – qui redoublent les engagements et consacrent la fraternité dans une sacralité ressentie par tous. Que les manifestations paraissent parfois naïves est indéniable ; elles font partie de ces multiples petits et grands gestes qui trouvent des significations symboliques nouvelles. La citoyenneté s’affirme aussi dans un contrat martial, voire militaire, qui transforme le garde national en défenseur armé de la Révolution et de la nation. En cela, la dimension que le mot nation a acquis depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle s’affirme, identifiant les Français face aux étrangers, ou plutôt face aux ennemis.

La Révolution s’installe cependant dans une ambivalence qui la fragilisera par la suite. La « nation », c’est-à-dire le « peuple » organisé autour du serment, apparaît comme l’union de « militants » se reconnaissant les uns égaux des autres, refusant « l’aristocratie » et « l’anarchie ». La démocratie mise en place est incontestablement « inachevée », parce que mal définie et ambiguë. Cet inachèvement est-il dû, comme il a été écrit, à l’inconsistance de la réflexion des députés, idéalistes pétris de principes et des maximes de Rousseau, voire à une spécificité culturelle française ? La rupture est réelle, mais elle n’a ni la profondeur ni la clarté attendues par tous ceux qui estiment que la Révolution a eu lieu et qu’il faut qu’elle entre dans les faits. La Révolution n’innove pas sur ce point non plus, tous les régimes ont su mêler des populations disparates quand les nécessités s’imposaient en essayant de les amalgamer tant bien que mal dans les réalités quotidiennes de l’exercice du pouvoir. Pourtant c’est bien l’ambiguïté et les arrangements qui durent encore quelques mois. La Révolution est moins à la recherche d’un peuple « introuvable », qu’en quête d’une légitimité venant d’individus liés entre eux par un projet commun ou, dit autrement, dans l’attente d’une « nation » donnant sens au « peuple ».

La nation, ou la recherche de l’équilibre

L’élan fédératif qui parcourt le pays et suscite cette fraternisation sommaire répond à une attente collective profonde que les élites traduisent en utilisant les cadres de pensée de l’époque et en évitant de rompre les multiples liens traditionnels qui avaient fait la France. Or, la culture politique européenne, qui distingue les formes de souveraineté – aristocratie, autocratie et démocratie – des formes de gouvernement – république ou despotisme –, suit Rousseau estimant que « à prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais », la démocratie ne convenant qu’à un « peuple de dieux ». Kant, prolongeant cette position, estimait que la démocratie était contraire par principe à la république et participait du despotisme. En 1790, les députés ont tenté de réaliser un État représentatif articulant la souveraineté du peuple à celle du roi et évitant que l’une ou l’autre puisse exercer un pouvoir sans limites. C’est ce que Duport, homme fort du moment, exprime lorsque les articles de la Constitution relatifs à la régence sont évoqués, en insistant sur l’importance de l’Assemblée. Si « ces deux termes [peuple et nation] doivent être synonymes », comme le dit Sieyès, cela répond à la conviction que l’on ne peut pas partager la souveraineté avec les privilégiés et à la crainte que la nation incarnée par ses représentants puisse être dissociée du peuple souverain.

Par ailleurs, la France demeure toujours un ensemble de « nations » et de « peuples », au sens traditionnel de ces mots, lâchement reliés les uns aux autres. Les frontières intérieures, les disparités fiscales et coutumières, les multiples usages linguistiques créent une mosaïque dont on peut craindre l’éclatement. La sécession du Midi, alimentée par les Catalans ou les Basques autant que par les appétits politiques et économiques des Marseillais ou des Toulonnais, est continuellement crainte. L’existence des langues régionales fait redouter que, de la Bretagne à l’Alsace, les populations rattachées au royaume depuis peu ne le quittent. L’obsession « nationale » correspond à l’espoir de trouver le fondement inébranlable du régime après l’affaiblissement de l’incarnation royale, ainsi qu’à l’inquiétude devant les revendications du « peuple » insurgé. La nation devient le corps symbolique, légitimé par les serments, qui représente la patrie incarnée par les représentants élus dans les nombreuses assemblées.

Les ambiguïtés du projet sont indéniables. Il est extensible à l’infini, accueillant tous ceux qui s’y rallient, éventuellement jusqu’à l’Oural, comme cela sera dit, en même temps qu’il est exclusif, rejetant violemment ceux qui discutent leur adhésion. Il est porteur de dangers à la hauteur des espérances. Faut-il rappeler que ce projet politique résulte d’une navigation à vue entre des écueils inattendus et renouvelés, beaucoup plus que de la recherche d’une utopie ? C’est ce qu’illustre l’exemple de la Belgique. La révolution qui s’y poursuit au début de 1790 est incontestablement « populaire », mais le peuple est catholique, hostile aux philosophes et aux voltairiens. Si bien qu’il commence par chasser les Autrichiens, puis les éléments « démocrates » menés par Vonck, l’un des membres de cette révolution. L’affaiblissement qui en résulte favorise la reprise en main par l’empire d’Autriche et explique que l’intérêt des Français se porte sur d’autres « patriotes ». L’élan collectif n’a pas su bâtir une nation autour de ses promoteurs, vaincus rapidement par le revirement de l’opinion. Les décisions n’ont pas été prises au cours d’un « sage débat philosophique », interprétable par une histoire philosophique, mais dans le bruit, la fureur et les retournements de situation. L’État-nation qui naît ainsi dans ces années est le résultat d’affrontements complexes, mêlant théories générales, stratégies politiciennes et compromis politiques, il n’est ni tabula rasa ni héritage historique. On comprend aisément comment cette nation incertaine pourra, lorsque le contexte aura changé, devenir le cadre d’un véritable nationalisme, la transformant en « grande nation » modèle et conquérante.

Principes et compromis

Les débats complexes menés en 1790 à propos de la politique extérieure de la France témoignent de ces ambiguïtés. Trois affaires importantes obligent à définir la nation. En janvier 1790, l’arraisonnement d’un navire marchand anglais par un bâtiment espagnol, dans l’île de Nootka, sur la côte ouest de l’actuel Canada, entraîne une querelle menaçant de se transformer en guerre entre les deux pays. Le respect du « pacte de famille » unissant les souverains oblige la France à soutenir l’Espagne. Les partisans du roi y voient l’occasion d’affirmer la prééminence du pouvoir exécutif face à l’Assemblée, les « noirs » insistant sur la nécessité de préserver la nature mystérieuse de l’exercice du pouvoir régalien. L’aile gauche réagit aussitôt, prend parti pour l’Angleterre et souhaite imposer le contrôle de la nation sur la conduite de la guerre. Les patriotes « avancés » veulent même changer les règles de la diplomatie en la fondant sur le droit des gens et en visant à la fédération des peuples libres. Devant l’ampleur de la question, la droite ministérielle conduite par Mirabeau et la gauche « de gouvernement » représentée par Duport transigent, les 20 et 22 mai, pour accorder au roi la conduite de la guerre et de la paix sous le contrôle de l’Assemblée législative. Le texte qui suit est assorti d’une déclaration solennelle de paix au monde et de renoncement aux conquêtes. Cet engagement, qui compte manifestement peu pour Mirabeau et ses amis, trouve cependant un écho considérable dans le pays et dans l’Europe auprès de l’opinion « avancée ». L’universalité de la Révolution française est ainsi affirmée, polarisant l’attention et ouvrant des perspectives inédites.

Cette image de la France est renforcée par le contentieux – débattu entre février et mai 1790 – né des conséquences de la nuit du 4 août avec les princes allemands possessionnés en Alsace. Les droits « féodaux » qu’ils exerçaient dans des enclaves demeurées allemandes ont été abolis sans compensation. La droite de l’Assemblée y voit la violation des clauses du traité de Münster de 1648 ; la gauche, au contraire, défend le principe de la souveraineté populaire, fondée sur le droit naturel. Merlin (dit de Douai) propose d’indemniser les princes pour garantir les traités signés, sans remettre en cause le droit des peuples. Au même moment, la question d’Avignon est posée à peu près dans les mêmes termes à la suite de la véritable révolte qui s’est produite dans les terres papales, en imitation de la Révolution française. Les Avignonnais revendiquent la démocratisation de l’administration locale, ce qui débouche sur un affrontement direct, puis sur l’adoption, en mars 1790, des principes de la Constitution française. Après le refus du pape, les 10 et 11 juin 1790, une véritable révolution donne le pouvoir aux « patriotes » de la ville, qui, en outre, mettent à mort quatre nobles locaux. Le 12 juin, après l’intervention des gardes nationaux des villes voisines, relevant de la France, la demande officielle du rattachement d’Avignon à la France est votée et envoyée à l’Assemblée sur-le-champ.

Là encore, le droit positif est récusé au profit des principes associés à la novation révolutionnaire. L’Assemblée est mise en demeure de statuer. L’aile gauche est favorable, mais la majorité des députés rechigne à entériner ce type de décision pour des raisons fort différentes : le vote des Avignonnais n’a pas suivi les formes requises, n’a pas exprimé la majorité des avis et est entaché par la violence. En outre, les réalités sociales motivent les divisions. Si une partie de la population ne souhaite pas perdre les avantages accordés par le pape, les enjeux économiques sont opposés entre les intérêts commerciaux des négociants d’Avignon et les préoccupations protectionnistes des habitants de Carpentras. En résulte une guerre civile entre Avignon et Carpentras, ainsi qu’entre les clans dans Avignon.

Aucune unanimité ne se dégage à l’Assemblée devant ces deux affaires. Les courants s’affrontent autour en invoquant les droits positif et naturel, pour déboucher sur des compromis pragmatiques. Mais ce sont les positions inspirées par le droit naturel, exprimées notamment par Robespierre, qui fixent les cadres des discussions, au point où l’attention portée au cosmopolitisme politique marque les observateurs. Cependant les traductions politiques demeurent ambiguës. En témoigne le décret d’abolition du droit d’aubaine, c’est-à-dire les taxes prélevées sur les biens des étrangers naturalisés, déposé par le comte Marsanne de Fontjuliane en mai 1790. Noble, certainement modéré, ultérieurement émigré, il a endossé l’idée « révolutionnaire » de constituer la « grande famille » des hommes sans tenir compte des frontières et des nations. Outre cette loi généreuse, il obtient aussi la restitution des biens saisis sur les familles de huguenots qui ont fui la persécution religieuse. Mais le cosmopolitisme que préconise le baron Cloots, qui a adopté le prénom d’Anarchasis, est plus politique. Cloots prend la tête d’une « délégation du genre humain » lors de la fête de la Fédération et prône la disparition des frontières et la fusion des nations pour former une grande nation puissante commercialement. Ce baron très progressiste n’est, en effet, opposé ni à l’existence des colonies ni même à l’esclavage, bien loin des positions, apparemment proches, de Robespierre. L’éventail des positions couvertes par le cosmopolitisme rend vain de chercher à les différencier au nom d’une plus ou moins grande pureté vis-à-vis d’un idéal enraciné dans un droit naturel, lui-même indéfini. Robespierre n’incarne pas le point d’équilibre de l’Assemblée, il en représente certainement le point le plus extrême, y compris dans ses contradictions.

L’essentiel tient bien dans l’enjeu commun à tous ces débats : l’incertitude pesant sur les sens des mots « nation » et « peuple » compte moins que les présupposés théoriques qui règnent au sein des assemblées politiques. Cela entraîne le risque réel de voir peuples et nations, qui ne seront pas en conformité avec les normes retenues par les majorités au pouvoir, en subir le coût. Mais, par ailleurs, ces tensions incitent à prendre des mesures administratives inédites.

Les cadres de l’État

Le découpage de la France en quatre-vingt-trois départements par le décret du 15 janvier 1790 est considéré comme l’un des symboles de la réorganisation révolutionnaire du pays. Inspirée par des raisons administratives, fiscales, politiques, électorales, ainsi que par des réflexions de philosophie politique, cette opération vise à décentraliser l’exercice du pouvoir, à rapprocher les administrés des administrateurs, ainsi qu’à favoriser l’unité du pays et empêcher les mouvements centrifuges des pays d’états provinciaux, voire, sans doute, à casser les provincialismes. Les débats commencés dès juillet 1789 s’inspirent des travaux lancés sous la monarchie, mais l’orientation prise par les principaux orateurs, Sieyès et Thouret, est radicale. Invoquant la novation introduite par la Révolution, ils entendent appliquer un cadre géométrique sur le territoire métropolitain et proposent quatre-vingt-un départements de trois cent vingt-quatre lieues carrées, chacun comptant neuf « communes » divisées en neuf « cantons ». Ce projet fait les délices de l’historiographie désireuse de ridiculiser les délires géométriques des révolutionnaires. Il est vrai qu’au même moment l’Assemblée décide de l’unification et de la normalisation des poids et mesures. Cette décision mettra du temps à entrer dans les mœurs, mais on en connaît aujourd’hui la réussite.

Ces projets de découpage territorial s’inscrivent dans la réalité existante et dans les traditions. Des députés et de nombreuses pétitions et députations rappellent les identités régionales des provinces et surtout des pays d’états pour contester un quadrillage géométrique. Si bien qu’en règle générale, les bordures des départements, le plus souvent dénommés en fonction de caractères naturels – fleuves, montagnes ou littoraux – se coulent à peu près dans les limites antérieures, qu’elles soient « naturelles » ou « culturelles ». La Bretagne, la Provence, le Dauphiné demeurent ainsi aisément identifiables sur la carte du pays. Il est ainsi nettement exagéré et tout à fait polémique de considérer les départements comme des lieux d’anti-mémoire.

À l’intérieur de chaque département, la partition en neuf un temps évoquée est abandonnée pour constituer des districts, des cantons et des communes, plus adaptés au respect de liens étroits entre administrés et administrateurs. Dans ces circonscriptions, les administrations sont tripartites et comprennent un conseil – éventuellement directoire –, un bureau élu de permanents et un représentant du pouvoir central – procureur – élu. La commune, devenue la plus petite unité, est administrée par un conseil élu par les électeurs résidant sur place. Le canton, qui rassemble plusieurs communes, est doté de pouvoirs administratifs. Il est surtout le lieu où se retrouvent les électeurs, citoyens « actifs ». Ceux-ci composent l’« assemblée primaire » chargée d’élire les « électeurs secondaires » qui, dans les chefs-lieux de district et de département, choisissent les membres des administrations correspondantes, membres des tribunaux, directeurs des postes, ecclésiastiques et bien entendu les députés de l’Assemblée nationale. Ces pyramides créent ainsi à peu près un demi-million de fonctions publiques électives. Le chiffre est considérable, puisque quatre à cinq millions d’hommes adultes sont susceptibles d’être appelés à participer à l’administration du pays. La charge est particulièrement lourde pour les nombreuses communes qui comptent moins de deux cents habitants, parmi lesquels il convient de trouver des lettrés capables de faire face à une tâche administrative vite écrasante.

L’implication des administrateurs et des députés doit être soulignée pour deux raisons. D’une part, elle évite que le pays subisse une quelconque disparition des attributions essentielles de l’État. Les impôts continuent de rentrer, même mal, les ouvrages publics continuent d’être entretenus et les rentes payées… D’autre part, la transition entre les anciens détenteurs de pouvoirs et de fonctions administratives et les nouveaux se réalise de 1790 à 1791, sous le contrôle de commissaires spécialement délégués par l’Assemblée. Mais ce passage ne se fait pas sans frictions et sans heurts, ce qui accentue la politisation des pyramides administratives qui se recrutent et se définissent de plus en plus contre les précédentes. Le personnel qui s’installe ainsi dans les départements, sous l’œil attentif de l’Assemblée, incarne véritablement le nouveau régime.

La révolution des localités

La division n’est donc pas plaquée du « haut », mais privilégie les intérêts du « bas », ce dont témoignent les querelles locales qui naissent à propos des délimitations fines de territoires ou des attributions administratives. Villes et bourgs délèguent des représentants ou envoient des pétitions, se coalisent éventuellement contre telle ville plus importante dont on craint qu’elle n’accapare trop de pouvoir… Quels qu’aient été les présupposés d’une partie des constituants, les identités locales et régionales ont résisté et ont souvent prévalu dans les décisions prises au terme des rapports de force. Si l’unité française est affermie, puisque l’espace national est régi uniformément et gomme les disparités historiques, les traces des anciennes divisions continuent de structurer les mentalités. Le souvenir des anciens privilèges et la perte de juridictions vont, jusqu’à nos jours, alimenter les nostalgies liées à l’Ancien Régime et nourrir les rancunes face au nouveau régime incarné par les voisins plus heureux. Les tensions politiques prennent leur source dans les zones de conflits provoqués par ce découpage, opposant partisans et adversaires de la Révolution. L’exemple le plus connu est celui des « Marches séparantes » de la Bretagne, de l’Anjou, du Poitou et du Maine. Elles sont en quelque sorte nivelées par la formation des départements, ce qui ruine d’un seul coup toute une économie rurale fondée sur des avantages fiscaux, militaires et juridictionnels, ainsi que sur la fraude entre des provinces ayant des statuts disparates devant l’impôt. Ce sera une des raisons de la chouannerie et de la guerre de Vendée. Dans le sud de la France, les rivalités pour un chef-lieu de département débouchent sur un clivage politique entre Aix, la gagnante, qui s’affirme modérée, et Marseille, la perdante, engagée dans une plus grande radicalité.

Pareille organisation a suscité d’innombrables commentaires. Pourtant le succès réel – et durable – de cette départementalisation est lié à son enracinement local. Commune, canton et département n’ont pas été des circonscriptions plaquées sur le tissu existant, elles en ont épousé les héritages. Elles sont devenues des lieux de pouvoir, équilibrant la centralité parisienne, traduisant localement les enjeux nationaux et donnant l’autonomie politique aux communautés régionales et locales. L’élection a assuré la désignation d’une élite de « fonctionnaires » par les communautés elles-mêmes. Ces élus siègent dans des assemblées temporaires ou occupent des postes permanents. Dans tous les cas, ils dépendent des choix effectués localement, y compris pour ceux qui représentent institutionnellement le pouvoir central, en l’occurrence l’autorité royale. Dans l’exercice de leurs attributions, ils s’entourent de commis salariés, que nous qualifierions aujourd’hui de fonctionnaires pour les différencier des élus. Si ces administrations dépendent du pouvoir central, dont elles doivent appliquer les décisions, sans posséder de pouvoirs délibératifs, une « décentralisation » du pays est de fait mise en place. Aucun relais n’existe entre l’Assemblée et les autres instances, la publication des lois vaut promulgation, laissant aux autorités départementales, cantonales et communales un pouvoir considérable, qui sera rogné peu à peu avec l’envoi de députés en mission, avant leur généralisation de février 1793. La réussite du projet révolutionnaire s’est jouée avec l’adaptation locale des idées et des principes proposés par l’Assemblée et traduits par les notables locaux, en fonction des équilibres spécifiques. Ces conditions pratiques qui voient la naissance des communes et des institutions départementales montrent comment se tissent les liens entre pouvoirs locaux et pouvoir central, interdisant de ne voir que l’abstraction des principes ou l’utopie des discours qui auraient caractérisé la Révolution et ses propagandistes ignorants des réalités.

Les embarras de Paris

L’exemple de Paris est, sur ce point, particulièrement éclairant. La présence de militants politiques reconnus et populaires se conjugue avec le prestige de politiques de premier plan, que ce soient, pour n’en citer que quelques-uns, le maire, Bailly, député et savant, La Fayette, commandant des gardes nationales, ou le duc d’Orléans, appuyé sur un brain-trust efficace. Les institutions municipales sont à la fois complémentaires et rivales de l’Assemblée. La Commune dispose d’une force armée considérable – au moins six mille hommes directement sous ses ordres et vingt-quatre mille gardes nationales « bourgeoises » –, d’une police réorganisée et centralisée, appuyée sur des réseaux de commissaires, d’inspecteurs, de commissaires de sections et de juges de paix. Le Comité des recherches, dépendant de la municipalité, né en octobre 1789, double son homonyme lié à l’Assemblée et dispose de compétences étendues aux arrestations. Brissot en est le membre le plus influent. La municipalité affiche, dès août 1789, sa volonté du retour à l’ordre, sévissant contre les attroupements, notamment ceux qui se produisent autour du Palais-Royal, mais aussi ceux qui sont provoqués par des ouvriers et par des patrons mécontents. Elle pourchasse les colporteurs, diffuseurs des innombrables journaux et libelles, et rétablit les droits d’octroi. Si elle a été incapable de retenir les dames de la Halle d’aller à Versailles en octobre, elle en a fait juger quelques-unes par le tribunal du Châtelet.

Les élus doivent donc lutter contre la famine, taxer les prix, notamment ceux du pain et de la viande, mettre sur le marché des billets de confiance, tout en répondant à la pression populaire. Les hommes au pouvoir, édiles, députés, se sentent ainsi harcelés et assiégés par ces groupes, qui s’ajoutent aux prêtres réfractaires, aux nobles émigrés, aux contre-révolutionnaires plus ou moins visibles. Le rapprochement n’est pas fortuit car on redoute continuellement la concertation des ouvriers du pays avec les royalistes contre les institutions et les incidents sont courants. Le 24 janvier 1791, les barrières à La Chapelle-Saint-Denis sont ainsi le lieu d’un affrontement entre des « chasseurs de barrières » réprimant des contrebandiers et les gardes nationaux de la Commune. Dans la confusion, plusieurs personnes sont tuées, dont deux « patriotes » soutenus aussitôt par les Jacobins qui accusent les chasseurs d’être liés au club monarchique.

Le 28 février, les autorités parisiennes font face aux « chevaliers du poignard », accusés de vouloir faire fuir le roi, en même temps qu’aux ouvriers du faubourg Saint-Antoine qui se portent à Vincennes pour détruire le donjon du château que la municipalité restaure. Ces militants dénoncent une deuxième Bastille et voient une manœuvre royaliste dans le chantier municipal ! Heureusement pour La Fayette, le faubourg Saint-Marcel, sur la rive droite, refuse de suivre le mouvement du faubourg Saint-Antoine, considéré comme « brigand » et sans doute lié aux orléanistes collaborant avec les Jacobins et les Cordeliers contre La Fayette ! La reprise en main des forces « populaires », nées dans la suite des événements de 1789, s’accompagne de la réorganisation de la garde nationale où se côtoient non sans mal des troupes professionnelles rémunérées, autour de dix mille hommes, et des volontaires, vingt mille sans doute, les unes plus proches de La Fayette que les autres. L’hostilité des anciennes gardes françaises empêche les vainqueurs de la Bastille de se constituer en corps indépendant, mais les soubresauts de cette lutte interne débouchent en septembre 1791 sur l’envoi des corps soldés vers l’armée de ligne et la gendarmerie, la garde nationale devenant à Paris un corps uniquement citoyen.

La Commune se retrouve, au fur et à mesure, prise dans des contraintes contradictoires qui la mettent dans une position ambiguë vis-à-vis du « peuple » de Paris et des députés. D’une part, les députés de l’Assemblée, ne disposant pas de force armée, dépendent d’elle, attendant qu’elle maintienne l’ordre, souffrant de la surenchère qu’elle instille dans la défense de la Révolution. D’autre part, la Commune se heurte aux districts, devenus sections en 1790, qui entendent garder leur autonomie et se posent en garant de l’orthodoxie du régime, au point de s’octroyer des compétences administratives et de police, jusqu’à assurer la liberté de circulation des marchandises. Si bien que les gardes nationaux, sous le contrôle de La Fayette ainsi que les gardes de l’octroi, se heurtent fréquemment aux sectionnaires, proches des Cordeliers ou simplement désireux de participer à une démocratie directe qui apparaît comme la conséquence logique de la Révolution. La Commune, gardant le contrôle policier et s’appuyant sur des corps spécialisés, se retrouve ainsi de plus en plus contestée dans ses fonctions et écartelée dans ses orientations politiques au nom même de la Révolution. Ces diverses frictions expliquent que le Comité des recherches de Paris, pris en tenaille, s’éloigne du tribunal du Châtelet qui entame un virage plus répressif au printemps de 1790. Cette distance entre institutions proches et rivales, inscrites dans deux histoires opposées, illustre la rupture qui se produit entre les patriotes au nom de leur rapport au « peuple ». Dans ce jeu qui permet tous les coups, Robespierre, en décembre 1790, peut aisément dénoncer à l’Assemblée l’attribution des fonctions d’officier de maréchaussée à des « privilégiés » et le retour de la police à la répression prévôtale d’Ancien Régime, aggravé par la possibilité de délivrer des mandats d’amener.

La nation régénérée

La dualité entre souveraineté et autorité suprême est l’enjeu de toute la période. Il serait dangereux de la réduire à une simple question de lutte de classes ou de voir dans ces années les prémices d’un État totalitaire. Tous les hommes politiques savent que le pouvoir tient à l’articulation entre discours, jeux institutionnels et actions politiques et politiciennes. Si les patriotes « modérés » entendent contenir des revendications populaires, les patriotes « avancés » ne veulent remettre en cause ni la liberté du commerce ni la propriété. Inutile de les accuser d’idéalisme meurtrier. Une société inédite, composite, voire contradictoire naît dans le creuset des événements, qui font se confronter principes, contraintes, luttes politiques et rivalités. Certaines orientations s’imposent pourtant et rencontrent des attentes. L’administration des individus et des groupes s’autonomise par rapport aux liens organiques, aux habitudes communautaristes et même par rapport à la marche de la Révolution. Police et justice se distinguent, constituant un nouveau cadre de vie dégagé de visées eschatologiques.

Parmi les questions posées immédiatement, la première est celle de l’éducation du peuple. L’Assemblée se lance dès le 14 janvier 1790 dans une politique systématique de traduction des décrets et des lois en langues vernaculaires. L’entreprise concerne le breton, le basque, l’alsacien et le flamand, mais aussi des patois et dialectes, pour lesquels interviennent des patriotes « bilingues », dont un certain nombre de curés. Cet engagement profond est loin du refus transitoire et ponctuel des dialectes jugés contre-révolutionnaires, il représente bien une tendance essentielle de la Révolution. L’union nationale par la langue doit remplacer l’unité précédente incarnée par le corps du roi. Les projets d’« éducation nationale », terme utilisé par La Chalotais avant 1789, se multiplient. En octobre 1789, Daunou, suivi par Talleyrand, Mirabeau et Gossin, en propose un pour développer l’amour de la patrie. Logiquement, plus que les constituants, ce sont les militants du Cercle social, l’abbé Fauchet, Condorcet, Bonneville, qui se mobilisent le plus contre la superstition et pour la vérité. Leur journal, La Bouche de fer, lance l’idée d’un comité d’éducation nationale, tandis que La Feuille villageoise, dont le principal rédacteur est Cérutti, imagine des livrets éducatifs destinés au peuple. Dans l’immédiat, ces projets demeurent liés à la bonne volonté des autorités locales.

Le même élan, avec les mêmes limites, se retrouve dans la réforme de la charité, pour réduire la mendicité. L’urgence est d’autant plus ressentie que le clergé a, depuis le 4 août 1789, perdu les moyens de subvenir aux demandes d’aides. En janvier 1790, l’Assemblée crée le Comité de mendicité, alors que deux millions de mendiants sont recensés dans une cinquantaine de départements et que le double est envisagé pour la totalité du pays. Partout se mettent en place des ateliers de charité et des programmes d’aide. Il s’agit là de la poursuite de politiques antérieures, mais la Constitution, reprenant les principes d’un droit à l’instruction publique et à l’assistance, ouvre de fait des perspectives nouvelles. Reste que les systèmes traditionnels défaillent, et que l’argent fait défaut dans les communes dorénavant en charge de la résolution de la mendicité. La France est-elle entrée dans une voie libérale, propre à la révolution « bourgeoise » ? La question est récurrente depuis 1792, puisque ces réformes ne créent en aucune manière un anachronique État providence. La défense de la propriété est un dogme qui ne sera, en définitive, jamais remis en cause hors de milieux radicaux isolés. La refondation de la société s’opère dans une optique moralisatrice, le succès de l’entreprise reposant sur une mutation des individus, abandonnant leurs égoïsmes personnels comme les habitudes collectives, pour adhérer librement au projet révolutionnaire. Tout cela se mène pragmatiquement, sous la conduite d’hommes d’ordre, mais tous les groupes arrivés au pouvoir seront confrontés, bon gré mal gré, aux mêmes difficultés quotidiennes : garantir le lien social, la circulation des subsistances et la vie financière de l’État.

Dans cette perspective, la réforme de la justice est repensée au début de 1790, rompant avec l’absolutisme et ralliant l’opinion. L’Assemblée s’engage d’emblée dans la rédaction du premier code que le pays ait jamais connu, un code pénal qui définit les comportements condamnables dans l’objectif de la création d’une nouvelle société. La peine de mort est maintenue mais les députés suppriment les supplices et tous les délits liés à un sacrilège, et surtout rapprochent la justice des justiciables. L’organisation de la justice systématise le principe électif autant pour respecter le principe du jugement par les pairs que pour interdire au roi, incarnation du pouvoir exécutif, d’intervenir dans la justice nationale. Le principe démocratique a même été appuyé par les « aristocrates » de l’Assemblée, satisfaits sans doute que l’autorité suprême découle du roi, mais surtout contents de voir que l’autorité immédiate lui échappe et convaincus, à tort, qu’ils profiteront du jeu des élections pour contrôler l’institution. Car même l’accusation, faite au nom du roi, est conduite par un magistrat élu. Contre les procédures interminables et coûteuses, la conciliation et l’arbitrage sont privilégiés et des instances populaires sont créées. Les tribunaux de famille, composés de citoyens ordinaires, règlent les querelles dans les couples ou les fratries. Au niveau supérieur, les juges de paix prolongent cette intention conciliatrice, avant que les recours ne soient traités par des tribunaux spécialisés. Dans les affaires criminelles, les jurés populaires composent des jurys d’accusation et des jurys de jugement, chargés de rendre la justice au nom du peuple. Au sommet de l’édifice, un tribunal de cassation veille au respect de la loi, voire de la Constitution, et peut être saisi par des plaignants victimes de la justice. Enfin une Haute Cour, convoquée par le corps législatif, est envisagée pour juger des affaires mettant en cause la sécurité de l’État. Cette réforme est indiscutablement une des réussites de la Révolution, même si, cependant, les mesures prises entraînent des conséquences mal calculées. Dès 1790, le barreau est supprimé, permettant que chaque citoyen puisse organiser lui-même sa défense devant un tribunal. Dans les faits, les avocats réintègrent leurs fonctions sous l’appellation de défenseurs officieux, tout en devenant alors plus soumis qu’auparavant aux pressions politiques !

En revanche, les mesures prises pour la réorganisation financière du royaume débouchent sur un fiasco et aggravent les déficits. Les principes, qui ont été suivis pendant tout le XIXe siècle, sont pourtant louables et vont durer. Une trésorerie nationale est chargée des recettes et des dépenses, indépendamment du roi et des législateurs. Les contributions directes sont privilégiées, taxant tous les types de revenus, fonciers, mobiliers et commerciaux. L’établissement de ces impôts passe par la répartition de la charge définie nationalement sur chaque département et chaque commune. Il doit tenir compte de la capacité de chaque assujetti. Dans l’immédiat, cela oblige à des estimations complexes et impossibles à réaliser faute de cadastres et d’officiers municipaux compétents, situation aggravée par les nombreuses possibilités de dégrèvement. La suppression de la plupart des impôts indirects enlève du même coup les recettes des villes. Nationalement, 100 millions de livres manquent face aux dépenses, accentuant le déficit hérité de la monarchie, ce que les emprunts, lancés en août et mal couverts, ne peuvent combler.

Électeurs et citoyens

Malgré les incertitudes et les insatisfactions qu’elles ont suscitées, ces nouvelles institutions donnent des compétences et des pouvoirs inédits à des millions de Français, expliquant leur attachement au régime. La définition de la citoyenneté politique demeure en effet délicate. Jusqu’en 1791, le suffrage est réservé aux hommes de plus de vingt-cinq ans, blancs, domiciliés dans la commune depuis un an et payant l’équivalent de trois jours de travail pour être électeurs, ou dix pour être électeurs secondaires. Ceux-ci élisent des députés parmi ceux qui paient 50 livres d’imposition – l’équivalent d’un marc d’argent – ou qui possèdent un bien foncier correspondant à cent cinquante journées de travail. Devant l’opposition de la gauche de l’Assemblée, la limite du marc d’argent n’est pas respectée de fait. L’historiographie continue de se diviser sur la nature et la réalité des exclusions.

À côté de la barrière de l’âge, qui sera abaissée à vingt et un ans en 1792, celles du sexe, de la couleur et de l’indépendance financière sont impérieuses. Les femmes et filles, qui, comme chefs de famille, avaient pu participer aux réunions préparatoires aux états généraux, sont définitivement exclues de la vie politique, même si, pratiquement, des exceptions notables sont relevées et qu’en 1793 certaines voteront à propos de la distribution des biens communaux. La régression par rapport à l’Ancien Régime est nette. Les esclaves et même les libres de couleur sont rejetés hors de la communauté politique, au moins jusqu’en 1791 pour ces derniers, ainsi que les domestiques, les errants et les « pauvres ». Tous sont compris comme « non-actifs ». Aboutit-on pour autant à un suffrage « censitaire », qui rejetterait un ou deux millions d’hommes incapables d’arriver au paiement de trois journées de travail ? Ou les citoyens « actifs » représentent-ils toute la nation, les exclus étant pratiquement déjà hors de la communauté, faute de stabilité ? Le nombre régulièrement retenu de quatre millions trois cent mille citoyens « actifs » est évidemment une estimation imprécise.

Pour qualifier ce système, hors des polémiques historiographiques souvent idéologiques, les mots « suffrage restreint » semblent mieux adaptés que « suffrage censitaire », au moins pour le degré le plus bas des élections primaires. L’estimation du prix de la journée de travail ayant été laissée à l’initiative municipale, la régulation des exclusions se fait localement, en fonction des rapports de force. Schématiquement, les exclus sont moins nombreux dans les campagnes que dans les villes, où les travailleurs pauvres itinérants ne remplissent que difficilement les conditions requises. Comment appeler ces exclus ? Le terme de citoyens « passifs » est une création postérieure, véritable oxymore figeant un clivage qui n’a pas cessé d’être discuté jusqu’à sa disparition, pour les hommes, après août 1792. Dans la pratique, on peut cependant estimer que la quasi-totalité de la nation participe aux votes : les élections sont des actes collectifs, accomplis par des groupes constitués, délibérant pendant des jours entiers. On est loin des pratiques électorales individualistes qui s’imposeront au début du XXe siècle, avec des électeurs passant derrière un isoloir pour déposer un bulletin. La représentation n’est pas abstraite mais très incarnée, via des individus connus et insérés dans des réseaux familiaux et sociaux. Les électeurs s’organisent entre eux et, après avoir prêté serment, votent pour des individus, sans liste de candidats ni programme.

Ces procédures renvoient à une vision peu « politique » de la chose publique. Le vote ne correspond pas à un droit, mais à une fonction : il doit désigner les meilleurs. Il s’articule avec le poids communautaire, ses habitudes, ses fermetures éventuelles à l’extérieur, ses hiérarchies et ses clivages. Ceci explique que, dans nombre de communes, les décisions, y compris d’adhérer à un club « révolutionnaire », sont prises à la quasi-unanimité des présents, pour éviter toute scission. À l’inverse, les ruptures familiales ou religieuses, notamment les oppositions entre catholiques et protestants, provoquent dans le sud du pays des scissions permanentes dans les assemblées primaires et secondaires et clivent durablement des municipalités. Penser que les Français sont devenus des citoyens-électeurs individualistes est oublier leur attachement à l’unité nationale calquée sur le modèle familial. La modernité politique est loin d’être achevée et les indécisions qui demeurent interdisent de penser qu’un ordre politique estimé radicalement nouveau a transformé la société. Les événements attestent amplement du poids des traditions, y compris chez ceux qui apparaissent comme les plus « révolutionnaires ».

D’où vient alors l’innovation ? Sans doute des revendications féminines et des milieux populaires des grands villes qui protestent contre le fait de ne pas être « actifs ». Ces voix structurent l’espace politique, d’autant que l’accès à la garde nationale est lié jusqu’en août 1792 à ce statut d’actif et que les antagonismes entre gardes nationales et militants politiques sont notables à Paris fin 1790 et dans le courant de 1791. La nouveauté vient aussi de l’instauration des assemblées primaires, tenues au chef-lieu de canton. De nouvelles habitudes de réunion s’instaurent, notamment à Paris, au point où la permanence de ce type d’assemblée devient l’expression reconnue de la souveraineté populaire. Cette conviction se fonde sur l’importance des désignations à ce niveau, ainsi que sur le fait que sont rassemblés le plus grand nombre d’hommes adultes, y compris des « passifs ».

Face au pouvoir central, mais également face aux pouvoirs intermédiaires que sont les directoires et les assemblées de département, s’affirment irrégulièrement mais fréquemment ces instances imprévues, rassemblements d’« électeurs » assurés de représenter le « peuple ». Ils profitent du vide provoqué par la Révolution pour s’imposer et pour garder, envers et contre tout, le pouvoir de délibération hérité des assemblées paroissiales de la monarchie et réaffirmé au moment de la convocation des députés aux états généraux. À cela s’ajoute la création de sociétés « fraternelles » qui s’investissent dans l’éducation politique. À Paris, le Cercle social qui accueille notamment les membres de la Commune est un de ces lieux de discussion qui possèdent des capacités d’intervention, voire de contestation, importantes. Les administrateurs locaux et départementaux innovent également en nouant entre eux – et hors de Paris, quand ce n’est pas contre Paris – des correspondances administratives et politiques, véritables « pactes de confiance et de fraternité » (A. Bouchard). Ces initiatives qui s’ajoutent aux « fédérations » inspireront les « associations » dans la culture politique d’extrême gauche au XIXe siècle, récusant tout centralisme, monarchique ou républicain. Leurs échecs lors des révolutions de 1830 et de 1848 les discréditeront aux yeux des commentateurs marxistes, tout autant qu’à ceux de leurs adversaires qui les relégueront dans les formes « préscientifiques » du socialisme.

Le corps mystique de la nation monarchique a été remplacé par les corps vivants des communautés unies dans le projet révolutionnaire, assemblées régulièrement dans les communes, les cantons et les départements. Cette réalité contredit toutes les analyses qui ne prennent en compte que le corps législatif et ses débats. Par les initiatives que l’Assemblée laisse de fait aux citoyens, aux électeurs et aux administrateurs, en 1789 et 1790, elle réussit à souder dans un projet commun toutes les attentes disparates de toutes les communautés ; elle reviendra sur cette position, généreuse, quand les oppositions se multiplieront. Le roi, en son trône, rayonnant par ses peuples, a été remplacé par une assemblée reliée à toutes les assemblées qui ont délégué des députés. La Révolution n’a pas tourné sans espoir autour d’un trône vide, elle a donné, même involontairement, même imparfaitement, aux individus se reconnaissant dans le « peuple » des raisons de vivre ensemble. Oublier cette dimension récurrente de la Révolution française et ne vouloir voir que l’instauration d’un peuple-Un autour d’un pouvoir unique et vide par définition, c’est méconnaître la force de ces aspirations et leurs applications, pour inventer une Révolution totalitaire qui n’a existé que dans les imaginaires historiographiques.

Ce qui ne veut pas dire que les conséquences de la Révolution soient anodines : toutes les dimensions de la vie collective et individuelle sont dorénavant jugées selon des critères venus d’une compréhension du monde sécularisée, rationalisée et débattue. Si le politique réévalue les rapports humains au détriment des valeurs religieuses, philanthropiques et communautaires qui avaient cours jusque-là, il postule le débat d’opinions, faisant naître l’incertitude, voire le doute, mais aussi la crainte de la manipulation et donc la peur que les divisions et les factions ne rompent l’unité de la nation tant désirée. La France n’est pas moins bien préparée à cette mutation que les autres nations. Les « philosophes » et les administrateurs ont été prolixes sur ces sujets. Toutefois, à la différence de ce qui s’est passé ailleurs, la « révolution » a été portée par toute la population et a été rendue possible par l’intervention « populaire » interdisant aux élites de contrôler l’invention du politique, comme les révolutionnaires américains avaient réussi à le faire. Ceci entraîne des réactions paradoxales. Ainsi de petits groupes se proclament-ils « apolitiques », rejetant ce que la politique comporte de mesquinerie dans le grandiose, et de malsain dans l’idéal. Leur tentative est vaine et même dangereuse pour ce que cela signifie d’arrogance à vouloir imposer une hauteur de vue à d’autres jugés incapables de ce détachement. L’apolitisme débouche sur la condamnation des individus manquant de vertu. Car, et c’est sans doute un des points douloureux pour les consciences, la victoire de la politisation, avec ses grandeurs et ses faiblesses, interdit tout retour à une société innocente, générant deux nostalgies contradictoires, celle d’un bonheur perdu et celle d’un espoir déçu. Il est d’autant plus nécessaire de suivre l’enchaînement des événements pour comprendre comment tous ces éléments se sont enchevêtrés.

Repères bibliographiques

ABERDAM S., L’Élargissement du droit de vote en 1792 et 1795…, 2001.

BACOT G., Carré de Malberg et l’origine de la distinction entre souveraineté du peuple et souveraineté nationale, 1985.

BÉLISSA M., Fraternité universelle et intérêt national 1713-1795, 1998.

BOURDIN I., Les Sociétés populaires à Paris pendant la Révolution, 1937.

DERASSE N., La Défense dans le procès criminel sous la Révolution et le Premier Empire (1789-1810) : les mutations d’une fonction et d’une procédure, 1998.

GAUTHIER F., Triomphe et mort du droit naturel en révolution 1789-1795-1802, 1992.

GENTY M., « Les débuts de la garde nationale parisienne, 1789-1791 », in S. Bianchi et Dupuy Roger (dir.), La Garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités 1789-1871, 2006.

GODECHOT J., Les Constitutions de la France depuis 1789, 1970.

–, La Grande Nation, 1983.

GUEDJ A., Le Mètre du monde, 2000.

GUENIFFEY P., Le Nombre et la Raison, 1993.

LASCOUMES P., PONCELA P. et LENOËL P., Au nom de l’ordre. Une histoire politique du code pénal, 1989.

MARGADANT Ted W., Urban Rivalries in the French Revolution, 1992.

MÉTAIRIE G., Le Monde des juges de paix de Paris, 1790-1838, 1994.

MICHON G., Essai sur l’histoire du parti feuillant : Adrien Duport, 1924.

MILLIOT V. (dir.), Les Mémoires policiers 1750-1850, 2006.

MOULINAS R., Journées révolutionnaires à Avignon, 1989.

OZOUF M., « Régénération », 1988.

OZOUF-MARIGNIER M.-V., La Formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du XVIIIe siècle, 1989.

RONCAYOLO M., « Le département », in P. Nora, Les Lieux de mémoire, 1992.

ROSANVALLON P., La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple, 2000.

SHAPIRO B. M., « Revolutionary Justice in 1789-1790, The Comite des Recherches, The Chatelet and Fayettist Coalition », FHS, 1992.

SOREL A., L’Europe et la Révolution française, 2003.

VERPEAUX M., La Naissance du pouvoir réglementaire 1789-1799, 1991.

VIALLA S., Les Volontaires…, 1913.

VIOLA P., Deux modèles de fédérations…, 1995.