7. Le secret révélé du triangle cauchois

 

Quelques minutes plus tard, ils descendaient la Seine, repassant à toute vitesse les méandres qu’ils venaient de franchir. Une nouvelle fois, les deux immenses triangles du pont de Brotonne fascinèrent Paloma. Elle sentait le poids du fin triangle d’argent autour de son cou.
Le professeur désigna une vaste usine sous le pont de Brotonne :
— Si nous avions été pressé, cria-t-il en riant, nous aurions pu prendre un hydravion ! On teste ici des hydravions depuis 1917, dont les fameux Latham. Les entrepôts possèdent un accès direct sur la Seine et ensuite la plus grande ligne droite du fleuve pour décoller !
— Et nous ne sommes pas pressés ? demanda timidement Paloma, de peur que le professeur n’ait réellement l’idée d’emprunter un hydravion.
— Plus maintenant. Ma promenade touche à sa fin… C’est à vous de jouer maintenant !
Ils dépassèrent Caudebec-en-Caux. Bergton proposa à Paloma de prendre la barre, mais elle refusa. Elle avait posé au fond du bateau sa carte du pays de Caux, sur laquelle l’ensemble des lieux qu’elle avait visité depuis le matin était entouré. La clé était là, sur la carte, elle en était persuadée. L’intensité du soleil, en cette fin d’après-midi, commençait à diminuer. Paloma était toujours simplement vêtue de son court jean et de son tee-shirt moulant. Le rythme rapide du bateau l’éclaboussait régulièrement et son tee-shirt humide commençait à lui coller au corps. Elle frissonna. Elle pensa qu’elle devait être ainsi particulièrement désirable. Mais curieusement, cette envie de séduire le beau professeur passait au second plan. L’énigme accaparait entièrement son esprit. Elle offrait alors sans arrières pensées ses formes juvéniles, dévoilées presque intégralement, au regard du professeur. Celui-ci, galamment, offrit sa veste de toile à la jeune fille. Elle accepta sans scrupules. Elle remarqua au passage que la chemise blanche du professeur était elle aussi mouillée, laissant deviner un torse, qu’elle évalua d’un regard, plus musclé qu’elle ne l’aurait cru.
Elle se concentra à nouveau sur sa carte, tentant de la protéger des éclats de vagues qui venaient se casser sur la coque orange. Lorsque Bergton lui désigna les magnifiques châteaux de Villequier et d’Etelan, elle leva à peine les yeux. Elle était proche de la solution, elle le sentait. Des lieux. Des lignes. Et ces deux clés : le chiffre douze et le triangle ! Elle se tenait accroupie au-dessus de la carte. L’ombre d’un triangle, celui de son collier, dansait sur la carte. Comme un symbole. Le soleil à travers le cristal du dodécaè­dre éclairait également la carte d’une petite tache de lumière, parcourant la carte au hasard des graciles mouvements de cou de Paloma.
— Quillebeuf, annonça Bergton en montrant la rive gauche. Maurice Leblanc en parle souvent. Dans “Arsène Lupin contre Herlock Sholmes”, c’est ici que le gentleman-cambrioleur kidnappe le détective anglais. Il l’emmène d’abord en voiture, le long de la Seine : “Duclair, Caudebec, le pays de Caux, dont ils effleurèrent les ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebeuf”. Puis, Arsène Lupin embarque de force l’anglais au large de Quillebeuf, sur le bateau l’Hirondelle, sous bonne garde, en direction de Southampton. Avec l’interdiction formelle au capitaine d’arriver avant l’heurefatidique qui permettrait à l’anglais de reprendre un ferry pour la France dans la journée. Pourtant, le détective anglais, au grand dam de Lupin, reviendra à Paris beaucoup plus vite que prévu, grâce à une jolie astuce…
— Laquelle ? demanda Paloma, toujours accroupie dans le bateau, en relevant les yeux.
— Avancer l’heure de toutes les pendules et de toutes les montres sur l’Hirondelle !
Plus que les jolies façades du front de Seine du petit village de Quillebeuf,le regard de Paloma, et son odorat, furent attirés par l’autre rive. Elle resta sans voix devant l’incroyable complexe pétrolier de Port-Jérôme… Une véritable forêt de cheminées d’usines… Une incroyable jungle industrielle.
— Un souterrain que Leblanc n’avait pas imaginé, ironisa Bergton.
— Lequel ?
— Un souterrain qui part d’Etretat, court sous le pays de Caux, pour aboutir ici, face à la Seine.
— Lequel ! insista Paloma intriguée.
— Les oléoducs ! Les oléoducs qui relient le terminal pétrolier d’Antifer, en front de mer, aux raffineries du bord de Seine… Le plus important complexe de France !
 
Paloma se replongea sur sa carte. Quelques minutes plus tard, ils accostaient au bord du petit village de Tancarville, sous l’ombre du fameux pont. Paloma replia sa carte, furieuse. Elle n’avait rien trouvé. Bergton regarda sa montre : un peu plus de 20h15… Paloma le regarda. Elle savait aussi que Tancarville était la dernière étape.
— Quand faites-vous vos valises ? demanda Paloma.
— Rassurez-vous, j’ai toute la nuit !
Il regarda la silhouette imposante du château de Tancarville, fièrement dressée sur un piton rocheux, semblant commander, entre terre et mer, l’entrée du grand estuaire.
 
Tancarville
La tour de l'aigle du château de Tancarville
 
— C’est le dernier lieu du triangle cauchois très cher au cœur de Maurice Leblanc, précisa le professeur.
— Toujours un lieu de villégiature ?
— Oui. A partir de l’été 1912, Maurice Leblanc y habitera, avec sa femme et son fils Claude. Il est loué lui aussi par sa sœur Jehanne. Ils y viendront très souvent. L’été ou à Noël. Ils y recevront également les gloires et célébrités de l’époque. Leblanc y écrira beaucoup, il y trouvera l’inspiration, notamment dans le bureau où il s’isole, la “tour de l’aigle”… Cette tour là-haut, qui domine le château.
— Un nom évocateur !
— Bien entendu. Maurice Leblanc savait choisir ses lieux d’inspiration ! Vous avez pu le constater : les plus beaux sites de Haute-Normandie. Il écrira notamment ici une partie du “Bouchon de cristal”. Observez, Paloma, les deux grosses tours, le site abrupt, “Le formidable donjon”, les ruines gothiques… Arsène Lupin croisera souvent cette silhouette et ces ruines dans ses aventures, même si Leblanc transposera ce château dans beaucoup d’autres sites. Il décrit Tancarville dans “Le bouchon de cristal”, sous le nom de Mortepierre… dans “La femme aux deux sourires”, sous le nom de Volnic. La tour “Cocquesart” du château deviendra la “tour Cocquesin” du château de Roche-Periac dans “Dorothée danseuse de corde”… L’imaginaire château de la Haye d’Etigues, à Bénouville, comme je vous le disais, est lui aussi inspiré du château de Tancarville. Il évoque aussi un souterrain, bien réel, qui va du Donjon du château à un puits dans la cour…
— Et le vieux phare ?
— On le trouve un peu plus loin, à quelques centaines de mètres. On le voit parfaitement du Pont de Tancarville.
— Pourquoi Leblanc a-t-il choisi ce vieux phare comme décor de son roman ? Encore un souvenir personnel ?
— Vous avez deviné. Une fois de plus ! A partir de 1927, l’autre sœur de Maurice Leblanc, Georgette, loue le vieux phare de Tancarville… A dix minutes à pied du château. La famille Leblanc est réunie ici ! Un lieu lui aussi terriblement romantique, ce vieux phare. Maurice Leblanc nous le décrit dans la comtesse de Cagliostro comme inhabitable, au milieu des bois que l’on voit au-dessus de nous : “Une partie de ces bois, indépendants du parc, s’étend jusqu’à la Seine et couvre les falaises. Des chemins rayonnent d’un carrefour central, et l’un d’eux mène par des gorges et des pentes brusques vers un promontoire abrupt, où se dresse, à moitié visible, le phare abandonné. Si on monte au belvédère, c’est la vue la plus grandiose sur le canal de Tancarville et sur l’estuaire du fleuve. Mais en bas, on était, à cette époque, enfoui dans la nature”…
— Quel talent tout de même. Transformer son espace de vie quotidien, les chemins qui mènent de chez lui à sa sœur, en ces décors tragiques qui font le sel de ces romans…
— A moins que ce ne soit l’inverse, philosopha Bergton. Il ne nous reste plus qu’à parler du dernier roman normand de Leblanc, et la boucle sera bouclée !
— La Barre-y-va ? c’est vrai, vous ne m’en avez pas encore parlé ! Alors, allez-y, livrez-moi ces derniers indices… En espérant que vienne la lumière…
— D’abord, on mange. J’ai une faim terrible. Je n’ai rien avalé ce midi.
Ils s’installèrent sur une des terrasses du village de Tancarville, profitant une nouvelle fois du paysage sublime : le profil du romantique château dans la lumière du soir, les couleurs extraordinaires du grand estuaire à l’infini, et tout près, le contraste violent de la modernité du pont de Tancarville. Ils commandèrent des plats rapides, omelettes et croque-monsieur. Bergton commença :
— Le roman “La Barre-y-va” est un roman particulier. Un des derniers de Maurice Leblanc, écrit en 1930. Le dernier qui se situe dans le triangle cauchois. Le dernier qui parle de chasse au trésor. Beaucoup disent aussi que c’est son dernier très bon roman.
— C’est vrai ?
— Un peu… L’histoire est assez simple. Il s’agit d’un huis clos dans une propriété, la Barre-y-va, près de Tancarville et du petit hameau de Radicatel, juste à côté. La propriété se situe le long d’une petite rivière perpendiculaire à la Seine, l’Aurelle. Arsène Lupin, alias Raoul d’Avenac, y retrouve son vieux complice, l’inspecteur Théodore Béchoux, et y tombe amoureux des deux sœurs, Catherine et Bertrande, qui ré-emménagent à la Barre-y-va, la propriété de leur enfance.
— Deux d’un coup ! Les années n’ont décidemment pas de prise sur la santé amoureuse de Lupin.
Bergton regarda Paloma avec amusement :
— Vous pensez vraiment que les années ont une incidence sur la santé amoureuse ?
Paloma rougit :
— Revenez au roman, professeur !
— C’est vous qui m’interrompez, jeune enfant. L’intrigue de La Barre-y-va tourne autour d’un trésor caché dans la propriété, et surtout d’un fait incroyable : les trois saules, majestueux témoins de l’enfance des deux sœurs, ont été déplacés ! Une carte falsifiée du domaine en offre une autre preuve. Après quelques assassinats de témoins gênants, Lupin doit s’attaquer à la résolution d’une énigme laissée en testament par l’ancien propriétaire : une simple série de chiffres.
Il écrivit rapidement une suite de chiffres sur la nappe de la table :
3141516913141531011129121314
Les yeux de Paloma pétillaient à nouveau. Elle n’osa pas interrompre le professeur. Un serveur vint apporter les plats commandés.
— La clé de l’énigme, c’est le fameux phénomène de la Barre-y-va. On l’appelle aujourd’hui plus souvent le mascaret. C’est la marée qui remontait la Seine, jusqu’à Rouen jadis. Jusqu’aux années 1960, lors des grandes marées, le mascaret, ou la Barre-y-va si vous préférez, était un véritable petit raz-de-marée, particulièrement dangereux, inondant les rives, renversant les bateliers imprudents, mouillant les badauds…
— Je me souviens. C’est ainsi que Léopoldine, la fille de Victor Hugo, trouva la mort en face de leur propriété de Villequier.
— Et c’est pour elle qu’il composera son émouvant poème, qui raconte sa marche aveugle sur les rives de la Seine, “demain dès l’aube…”. Mais tous les bateliers craignaient la Barre-y-va. C’est également le nom d’un hameau juste en aval de Caudebec-en-Caux, en face du pilotage de la Seine, où est érigée la fameuse et adorable petite chapelle dont je vous ai parlé tout à l’heure… Et avant elle, sur le même site au-dessus de la Seine, les bateliers priaient la vierge dans une étrange chapelle bleue, qui existe encore…
— Encore des mystères ?
— Oui. Mais, le problème, c’est que la propriété de la Barre-y-va de Leblanc n’est pas située à Caudebec-en-Caux, mais près de Tancarville. On en reparlera tout à l’heure… Donc Lupin bien entendu vient à bout de l’énigme. Il part au Havre et s’allonge toute la journée sur le sable de la plage de Sainte-Adresse. A la fin de la journée, il a la solution.
Paloma rit de bon cœur :
— Très jolie méthode. On devrait essayer au lieu de courir comme des fous !
Bergton ne releva pas.
— La rivière l’Aurelle est appelée ainsi car les habitants des environs la pensait aurifère… Transportant des particules d’or…
— Merci, répondit Paloma. Je sais ce que veux dire aurifère. Et prenez le temps de goûter votre omelette ou vous allez encore manger froid.
Bergton avala une bouchée et continua.
— Cette rivière s’appelait auparavant le Bec-salé, avant qu’on y trouve de l’or en 1759… C’est cette rivière d’or qui attise la convoitise des pillards. Dans la propriété, un tumulus, appelé “Butte-aux-romains”, est traversé par l’Aurelle.
Il se tut, regardant son assiette.
— Vous avez raison Paloma. Je m’arrête là. Saurez-vous découvrir la suite ? Vous êtes à égalité avec Lupin. Vous avez tous les éléments de l’énigme.
Paloma but un grand verre d’eau.
— Ce n’est pas très difficile…
Elle fronça les sourcils :
— Mangez, professeur ! Vous vous souvenez, vous m’avez parlé ce matin d’un trésor aux romains. Et tout le monde sait que Lillebonne fut une importante cité romaine, capitale des Calètes, dont on peut encore admirer le théâtre romain…
— Continuez, articula Bergton la bouche pleine.
— Forcément, le trésor des romains est caché sous le tumulus appelé justement, “Butte-aux-romains”. Au fil du temps, la butte s’est fissurée… La rivière n’est pas aurifère naturellement, elle traverse le tumulus…
Bergton avala :
— D’accord, mais il vous manque un détail important !
— J’y viens. Le nom de la rivière, le Bec-salé, indique clairement que la mer remonte jusque là… Le nom de la propriété, la Barre-y-va, indique l’influence des grandes marées, des marées d’équinoxes, en Automne et au Printemps. Il est enfantin alors de décoder la suite de chiffres ! Du même coup, on sait quand la rivière Aurelle entre en contact avec le trésor enterré, et se charge en or… D’où les contes, légendes et superstitions dans les alentours autour de ce miracle inexpliqué ! Ai-je besoin de vous en dire plus ?
Bergton, releva la tête de son assiette, stupéfait :
— Quel admirable esprit de déduction ! Vous avez tout résolu. Sans même prendre le temps de réfléchir. C’est incroyable.
Il posa sa fourchette sur la table et continua :
— Mais comme toujours, il reste juste un mystère géographique : où se situe cette rivière, l’Aurelle ? Et cette propriété de la Barre-y-va ? Maurice Leblanc donne des indications précises. Il parle du petit village de Radicatel, le charmant hameau coincé sous la falaise que l’on découvre à quelques kilomètres d’ici si l’on suit la Seine. Je le cite : “il déboucha en face d’une charmante petite église accroupie dans la verdure naissante, au bas d’une étroite vallée qui monte sur les falaises cauchoises, et près d’une mince rivière sinueuse qui sa se jeter dans la Seine. Derrière lui, par delà les vastes prairies, et sur le large fleuve qui tourne autour de Quillebeuf, des nuages fins et longs, d’un rose de plus en plus rouge, annonçaient la proche ascension du soleil”.
— Cela pourrait être ici ? proposa Paloma.
— Tout à fait. Dans La Barre-y-va, Maurice Leblanc cite à de multiples reprises les villes alentours, Lillebonne bien entendu, plusieurs fois, Radicatel, ou Saint-Jean-de-Folleville, “à 20 minutes à pied de la Barre-y-va” : c’est le village juste au-dessus de Radicatel.
— Alors, vos conclusions professeur ?
— Evidemment, depuis la construction du pont de Tancarville et des zones industrielles, l’estuaire a bien changé. Y compris la Seine. Mais soyons clair, il n’existe qu’une seule rivière à peu près perpendiculaire à la Seine. Elle débute juste derrière nous.
Paloma se retourna. Bergton continua :
— Le vallon du Vivier ! Un charmant petit vallon, où une promenade pour piétons et chevaux a été aménagée par mes amis du parc de Brotonne.
— Des boucles de la Seine…
— Oui d’accord… “des boucles de la Seine normande”. Quel stupide nom à rallonge ! Ils ne pouvaient pas garder “Brotonne” ?  
— Vous parliez de l’Aurelle, professeur !
— J’y reviens. J’y reviens. Donc, dans ce petit vallon, perpendiculaire à la Seine, coule tranquillement la douce rivière du Vivier. De plus, Maurice Leblanc, perché en haut de sa tour de l’Aigle, avait une vue imprenable sur ce doux vallon.
— Alors, l’Aurelle, c’est le Vivier ?
— On peut le supposer, puisque l’Aurelle n’existe pas. Mais il n’existe aucun manoir sur les pentes du Vivier…
Le professeur regarda son assiette sans envie et releva la tête :
— Prendrez-vous du café, belle enfant ?
— Volontiers !
 
En attendant, Paloma étala sa carte de la Seine-Maritime sur la table.
— Je suis pourtant certaine d’être proche de la solution, bougonna-t-elle.
— J’espère, fit tranquillement Bergton. Nous avons fini notre tour de Normandie. Je vous ai livré tout ce que je sais. Vous avez tout vu. Je vous ai montré tous les sommets de l’œuvre de Leblanc : Etretat, Dieppe, Jumièges…
Ecoutant distraitement, Paloma faisait jouer la lumière de son collier d’argent et cristal sur la carte. Elle stoppa brusquement son geste :
— Qu’avez-vous dit ? cria-t-elle.
— Rien, je ne sais pas. Je parlais de Leblanc…
— Non, votre dernier mot ?
— Jumièges ?
— Non avant…
— L’œuvre de Leblanc ? Les sommets géographiques de son œuvre ?
— Mon dieu, bien entendu, c’est ça !
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
A ce moment précis le téléphone portable du professeur sonna, indiquant qu’il avait un nouveau message.
— Si c’est encore cet emmerdeur de Martinez ! grogna-t-il.
Paloma n’entendit même pas la sonnerie. Elle utilisait la tranche de son bloc-notes et traçait au marqueur des lignes étranges sur la carte. Bergton lut son message : “dernier avertissement. Renoncez avant qu’il ne soit trop tard. Ensuite, je serai contraint d’agir. Roberto Martinez. La Folie”.
— Toujours lui ! cria énervé Bergton.
Mais Paloma ne l’écoutait pas. Elle releva la tête.
— C’était encore lui, fit Bergton consterné.
— Qui ça, lui ?
Bergton observa soudainement le visage transfiguré de Paloma. Il sut à ce moment là qu’elle avait trouvé, qu’elle avait résolu une première partie de l’énigme. Il avait toujours su que ce petit bout de femme avait des talents de déduction tout à fait exceptionnels, dès la première fois qu’il avait croisé son regard au premier rang de l’amphithéâtre de l’Université ; et aussi un peu tout de même après avoir lu ses dissertations.
— Qui ça, lui ? redemanda Paloma.
— Aucune importance, trancha Bergton. Expliquez-moi !
Paloma bafouilla, excitée :
— Vous avez parlé des sommets de l’œuvre de Leblanc. Trois sommets ! Trois sommets d’un triangle ! Regardez, prenons les trois principaux centres des aventures de Lupin, celles qui contiennent les trésors ou leur clé : l’ensemble Bénouville-Etretat ; l’ensemble Ambrumésy-Gueures ; le Mesnil-sous-Jumièges, avec le Manoir Agnès Sorel et la pierre de la reine. Trois toutes petites régions. Les trois seuls coins du Caux dont Maurice Leblanc nous parle à la fois dans L’Aiguille creuse et La Comtesse de Cagliostro. Les trois seuls où se mélangent les protagonistes des deux romans, à quelques kilomètres près.
— Jusqu’ici, je vous suis.
— Regardez, j’ai entouré ces trois points sur la carte. Maintenant, relions entre eux ces trois sommets : qu’obtenons-nous ? Un triangle équilatéral parfait ! Oui, vous entendez professeur ? Parfait ! Exactement à chaque fois 55 kilomètres de côté ! Qu’en dites-vous ? Et si c’était lui, le fameux triangle cauchois ? Le fameux triangle d’or ? Et si le triangle banal, Rouen-Dieppe-Le Havre, n’était qu’un leurre ? Encore un de ces doubles lieux, si chers à Maurice Leblanc, pour détourner l’attention ?
Bergton observa la carte en silence. Effectivement, un triangle équilatéral parfait reliait les trois sommets des romans cauchois de Maurice Leblanc.
— Il faut trouver le centre du triangle, cria Paloma excitée.
— Rien de plus simple, fit Bergton excité à son tour. Il suffit de tracer les trois bissectrices. Tout élève de sixième sait ça !
Paloma releva un instant les yeux, semblant signifier qu’elle n’avait pas besoin de conseils aussi rudimentaires. Avec une feuille, elle mesura un côté du triangle, d’Etretat au Mesnil-sous-Jumièges. Elle replia la feuille et entoura le lieu qui coupait exactement en deux parts égales le côté. Elle émit un sifflement :
— L’abbaye de Gruchet… Une des 7 abbayes…
— Et le lieu d’un cambriolage de Lupin, signalé par Maurice Leblanc, ajouta Bergton.
 Avec la tranche de son bloc notes, elle traça la première bissectrice, la droite qui allait du sommet opposé, “Gueures-Ambrumesnil” à ce point, “Gruchet”, coupant le côté opposé à angle droit.
Bergton regarda la carte. Il se pencha dans son sac et en ressortit une règle pliante. Il la déplia et demanda à Paloma :
— Prolongez cette droite, au Nord et au Sud, en dehors du triangle. J’ai une intuition terrifiante.
Paloma s’exécuta. A sa grande stupéfaction, en prolongeant la droite au Nord, elle rejoignait exactement la mer à Biville sur mer, et plus précisément au lieu-dit de la Neuvillette !
— C’est stupéfiant, fit Bergton. Prolongez la droite au sud.
La droite tracée par Paloma passait exactement par Honfleur, puis se superposait avec le trait de la côte fleurie, de Trouville à Cabourg ; pour ensuite passer par le centre de Caen.
— Ce coup-ci, il n’y a pas de lien avec Lupin, fit Paloma, déçue.
Bergton lui répondit, blême :
— Je ne vous ai pas parlé de Lupin et la Basse-Normandie... Avant de percer le secret de l’Aiguille, Beautrelet déjeune avec Herlock Sholmes, qu’il rencontre par hasard… à Honfleur ! Dans “Arsène Lupin contre Herlock Sholmes”, la mystérieuse “dame blonde” séjourne à l’Hôtel Beaurivage de Trouville ; dans la “Cagliostro se venge”, deux lieux sont cités : Cabourg et Caen, où réside et se promène l’industriel Georges Dugrival…
Paloma garda le silence, stupéfaite à son tour. Bergton explosa :
— Rendez-vous compte ! La bissectrice de ce triangle passe par les trois seuls lieux du Calvados cités par Leblanc dans toutes les aventures de Lupin. Cela ne peut pas être une coïncidence !
Mais déjà, Paloma traçait la seconde bissectrice. Bergton prit une serviette pour s’éponger le front, couvert de sueur. La seconde bissectrice partait du sommet de Bénouville-Etretat, jusqu’au milieu du côté opposé.
 Elle reposa son marqueur et regarda Bergton avec stupeur :
Le milieu du côté était proche de Yerville et la bissectrice passait exactement par… Thibermesnil.
— C’est fabuleux, répéta Bergton incrédule. Fabuleux ! Prolongez la droite, vite. Si l’on tombe encore sur une aventure de Lupin, le doute n’est plus permis. Pas à l’Ouest d’Etretat, Paloma, il n’y a que la mer, à l’Est.
En ce moment de grâce, Paloma trouva la présence d’esprit de penser que si un jour elle devenait professeur, elle espérait ne jamais atteindre un tel niveau de suffisance. Elle prolongea la bissectrice plein Est… La droite passait très exactement par le village de Monterolier.
— Nom de dieu, gémit Bergton. La scène finale du “Mystérieux voyageur”. La fameuse poursuite. Le seul lieu cité par Leblanc dans toute cette partie Nord-Est du département. Cela ne peut pas être une coïncidence !
— Vous pensez vraiment ? demanda Paloma, à la fois ironique et agacée.
Elle traça la troisième bissectrice sans attendre que le professeur ne lui demande. Elle partait du Mesnil-sous-Jumièges pour couper le côté en face à Clasville, puis rejoindre la mer à Veulettes-sur-mer. Bergton fut un peu déçu :
— Clasville ? Lupin a effectué un cambriolage dans le pays de Caux à Crasville… Mais il n’existe pas de Crasville dans le pays de Caux. On peut penser que c’est Clasville transformé… Mais par contre, pour Veulettes…
— Ne soyez pas si impatient, coupa Paloma. Les explications complémentaires viendront en leur temps. Patience. Nous ne sommes qu’au début de la résolution de ce jeu de piste…
— Vous avez raison. Si on prolongeait les droites de chaque côté du triangle ?
— Bonne idée, acquiesça Paloma.
Elle prolongea le segment “Etretat-Gueures”.
— Mon dieu, articula Paloma.
La droite passait par la forêt d’Arques et la commune d’Envermeu, les deux seuls lieux du petit Caux cités par Maurice Leblanc, dans L’Aiguille creuse.
— C’est prodigieux, continua Bergton en s’épongeant à nouveau. Ça ne peut pas être une…
— Non ! coupa Paloma, ça n’en est pas une.
Elle prolongea un autre segment, d’Etretat au Mesnil-sous-Jumièges. La droite passait par la Bouille et descendait ensuite dans l’Eure.
— Elle passe par la gare de Saint-Pierre du Vauvray, dit Paloma avec enthousiasme… Mais ensuite… Elle passe par Gaillon. Pas de Lupin à Gaillon, professeur ?
Une nouvelle fois, Bergton blêmit :
— Gaillon. Mon dieu. C’est véritablement fascinant. C’est un des épisodes importants de L’Aiguille creuse. L’un des détenteurs du fameux traité de l’aiguille, vous vous souvenez, le livre du masque de fer, fut assassiné à Gaillon. Beautrelet va y enquêter, il y rencontre même un vieux notaire érudit, qui n’est autre que Lupin déguisé… Dois-je également vous avouer que pour les chercheurs de Trésor, le château de Gaillon est un lieu sacré, une porte d’entrée du mystère des templiers ?
Interloquée, Paloma prolongea le dernier côté, “Gueures-Mesnil-sous-Jumièges”. Si au Nord, rejoignait la mer à Varengeville, un lieu entouré par Paloma, au sud, la droite passait par diverses communes de l’Orne, non citées dans les aventures de Lupin : l’Aigle, Mortagne-au-Perche.
Bergton s’épongea une nouvelle fois le front. Paloma se calmait progressivement :
— Vous savez, monsieur le professeur, même si cette découverte semble prodigieuse, il ne faut pas nous emballer. Je crois que nous ne sommes qu’au début de nos prospections… Ce triangle, ces droites, ces lieux. Il y a sans aucun doute autre chose à découvrir. Quelque chose de moins évident, de moins figé.
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne sais pas encore. Une intuition confuse.
 
Triangle d'or
Le triangle d'or
 
Paloma posa sa main sur la carte, recouvrant la plus grande partie du centre du triangle parfait. Elle regarda Bergton les yeux brillants de fierté et dit :
— Tout d’abord, il faut commencer par le centre du triangle. Le point d’intersection des trois bissectrices. La clé sans doute du code Lupin. Etes-vous prêt à le découvrir ?
Le professeur et l’étudiante échangèrent à cet instant un regard d’une grande complicité. Une fierté et un respect mutuel. Bergton posa à son tour sa main sur celle de son étudiante.
— Ensemble, ma colombe. Ensemble !
Paloma hésita un instant à appeler le professeur Bergton par son prénom, mais finalement se retint.
— Maintenant !
Ils soulevèrent ensemble leur main. Les trois bissectrices se rejoignaient au cœur du pays de Caux, légèrement à proximité d’Héricourt en Caux. Paloma interrogea Bergton du regard, confiante en son érudition.
— On y va, dit-il pour toute réponse.
Il consulta sa montre. 20h45.
— On a tout juste le temps. Je réfléchirai en route.