1. La pièce d’or
Gérard Meyer hésita quelques instants
avant d’entrer dans l’office du tourisme de Saint-Valery-en-Caux,
cette longue bâtisse à colombage, étrange et biscornue. Ce onze
juillet, un soleil de plomb s’était abattu toute la journée sur la
petite station balnéaire. C’était comme cela depuis une semaine, et
seuls de violents orages chaque soir venaient perturber la
canicule. Mais en cette fin d’après-midi, pour l’instant, aucun
vent ne soufflait et les drapeaux européen, français, normand,
pendaient immobiles, paresseusement, devant la mairie. A quelques
mètres, les bateaux multicolores du port de plaisance clapotaient
doucement. Ils étaient piégés. C’était la marée basse. Ils
devraient attendre plusieurs heures avant de pouvoir sortir en
mer.
Gérard Meyer dégoulinait encore de
sueur. Finalement, il franchit en baissant la tête la porte basse
en bois ouvragé. Entré, il frissonna. Il était encore torse nu. Il
n’avait même pas pensé à remettre un tee-shirt. A plus de cinquante
ans, il connaissait les limites du charme de son corps nu. Après
tout, il venait là pour rendre service. Mais surtout, il n’avait
pas pensé qu’il ferait une telle rencontre. Derrière son bureau
encombré de prospectus, la jeune fille leva les yeux sur lui. Ce
fut tout d’abord ses yeux noirs qui troublèrent Gérard, des yeux
profonds d’espagnole. D’andalouse pensa-t-il immédiatement. La
demoiselle était habillée d’un petit bustier blanc en dentelle qui
laissait dénudées ses épaules mates. Retenus par un chignon
improvisé, de longs cheveux, noirs eux aussi, semblaient n’attendre
que d’être libérés pour venir caresser ce buste. Gérard resta un
instant immobile. Il eut encore le temps d’admirer les deux grands
anneaux argentés que la jeune fille portait en boucles d’oreilles.
Elle lui sourit et lança un “bonjour” avec un délicieux petit
accent espagnol.
Espagnole. Andalouse sûrement. Gérard ne
s’était pas trompé. Toujours un peu gêné, il s’avança vers le
guichet. Il eut le temps d’observer un petit badge agrafé à son
bustier : “Paloma. Stagiaire”.
— J’ai trouvé ça… Sur la
plage.
Il sortit de la poche de son short une
pièce d’or. Il la posa devant la jeune fille. Etonnée, elle observa
de plus près l’objet trouvé. La pièce était très abîmée, mais on
distinguait encore distinctement le dessin d’une couronne, ainsi
que quelques mots anglais. En regardant de plus près, elle repéra
une date “1905”.
— Vous l’avez trouvée sur la
plage ?
Le sourire de la jeune stagiaire, son
accent, ou les deux à la fois, firent une nouvelle fois frissonner
Gérard.
— Oui, bredouilla-t-il. On pêchait
à pied avec les mômes. On profitait de la marée basse. C’est la
petite qui l’a trouvée, sous les falaises. Comme c’est pas à nous,
on s’est dit que quelqu’un viendrait peut-être la réclamer…
La jeune ibérique regarda Gérard un
instant avec intérêt.
— Merci, continua-t-elle. Vous êtes
en vacances longtemps ici ? Si personne n’est venu la réclamer
dans quelques jours, je pourrais vous la redonner ?
— Non, ce n’est pas la peine. Ce
n’est pas à nous. De toutes les façons, on repart demain. Gardez
la. Vous avez bien un musée ici pour ces trucs là ?
Paloma sourit.
— Merci, ajouta-t-elle.
— De rien. De rien, je vous jure.
C’est pas grand chose. Puis c’est normal. On l’a trouvée, c’est
tout.
Gérard lui adressa un petit signe de la
main et sortit de l’office du tourisme. Paloma resta seule. Elle
prit à nouveau la pièce entre ses doigts. Il s’agissait assurément
d’une pièce de valeur.
C’était de l’or, elle en avait la
certitude. Elle suivait des cours d’histoire. Elle avait acquis
quelques notions à propos de ces objets anciens. Elle essaya à
nouveau de détailler les inscriptions. La date “1905” retenait son
attention. Elle regarda par la porte vitrée le port de plaisance.
Gérard avait déjà disparu. Une étrange question lui vint alors à
l’esprit. Quel pourcentage de touristes trouvant une pièce d’or sur
la plage la ramènerait en mairie ? Moins de la moitié sans
doute. Oui, beaucoup moins. A peine dix pour cent ? Garder
pour soi une pièce trouvée, ce n’est pas de la malhonnêteté. Dix
pour cent, c’était déjà beaucoup, à bien y réfléchir. L’esprit de
déduction de Paloma se mit à fonctionner très vite. Elle
réfléchissait toujours ainsi. Par hypothèses et déductions
successives. Si on admettait que moins de 10% des touristes
ramèneraient une pièce d’or trouvée en mairie, on pouvait alors
poser deux hypothèses. Soit la pièce d’or qu’elle avait entre les
mains avait eu la chance d’être trouvée par un de ces rares
touristes capable de ne pas garder la pièce pour lui. Mais cette
hypothèse était statistiquement très improbable. Soit, et cette
seconde hypothèse lui sembla immédiatement beaucoup plus
vraisemblable, il y avait beaucoup de pièces d’or éparpillées à
Saint-Valery-en-Caux, sur l’estran, sous les falaises, entre les
galets, dispersées par les vagues. Une dizaine. Peut-être plus.
Beaucoup de touristes avaient trouvé ces pièces… Et comme c’était
probable, à un moment donné, une de ces pièces a été trouvée par un
homme particulièrement honnête.
Non seulement Paloma semblait assez
fière de sa déduction, mais surtout celle-ci lui ouvrait la
délicieuse perspective d’un trésor sous les falaises. Elle resta un
instant, rêveuse, à observer au loin la forêt multicolore de mâts
de voiliers du port de plaisance. Avant tout, son hypothèse lui
offrait un prétexte, un prétexte inespéré de contacter Roland
Bergton. Le professeur Roland Bergton, son directeur de mémoire de
recherche. Paloma était une étudiante espagnole, originaire de
Carthagène, en Murcie. Elle précisait régulièrement en France que
non, elle n’était pas andalouse. La Murcie est une toute petite
province autonome qui tient à son indépendance face à sa grande
voisine andalouse. Elle suivait depuis six mois des études en
France, dans le cadre du programme d’échange Erasmus. Elle avait
intégré un Master d’histoire et de protection du patrimoine, sous
la direction du célèbre professeur Roland Bergton. Elle avait
soutenu son mémoire sur les “sources et fontaines cauchoises” il y
a moins de dix jours, avec la mention maximale. Déjà, elle
s’ennuyait de son charmant professeur. C’est lui, par son réseau de
relations, qui lui avait déniché ce poste de stagiaire à l’office
de tourisme de Saint-Valery-en-Caux. Elle ne devait retourner en
Espagne qu’au mois d’août.
Hésitant à peine, elle composa le numéro
de téléphone de l’Université de Rouen. Au standard, elle demanda le
secrétariat de l’école doctorale “Savoirs, Critiques, Expertises”.
Une voix lasse lui répondit.
— Université de Rouen
bonjour.
— Bonjour, fit Paloma d’une voie
enjouée, je souhaiterais parler avec le professeur Bergton.
— De la part de qui ? répondit
la voix lasse.
— Paloma Cortez. J’ai soutenu mon
mémoire de Master il y a dix jours avec lui.
— Les délibérations sont terminées
mademoiselle. Tout le système informatique est bouclé. En
septembre…
Paloma sentit immédiatement que ce
serait très difficile d’obtenir un rendez-vous.
— Cela n’a rien à voir. Cela
concerne mon stage… J’ai une information à lui donner. Une
information importante.
— Je vais lui transmettre. De quoi
s’agit-il ?
— C’est personnel…
— Je suis désolée mademoiselle,
mais le professeur Bergton est particulièrement occupé aujourd’hui.
Il est en ce moment en réunion. Il part après-demain pour
l’étranger. Cela va être très difficile. Vous savez, l’université
ferme dans une semaine.
Paloma sentait monter en elle un certain
énervement devant la bureaucratie universitaire. Une fois de plus
pensait-elle. Pourtant, ce fut la secrétaire anonyme qui lui donna
la solution à sa requête :
— Si c’est important, vous n’avez
qu’à lui envoyer un mail.
Un e-mail ! Bien entendu. Paloma
raccrocha et ouvrit aussitôt sa messagerie électronique. Elle avait
souvent échangé ainsi pendant les mois précédents avec Roland
Bergton : elle lui envoyait ses chapitres de mémoire rédigés,
qu’il lisait et corrigeait. Elle réfléchit un instant. Il était
occupé aujourd’hui. Il partait le surlendemain à l’étranger. Il
fallait trouver un moyen de l’accrocher. Elle tapa les mots
suivants “monsieur le professeur, une pièce d’or ancienne a été
trouvée aujourd’hui par un touriste sous les falaises de
Saint-Valery-en-Caux. Je suis en possession de cette pièce.
J’aimerais vous en parler le plus rapidement possible.
Cordialement. Paloma Cortez”. Elle hésita à renseigner la
rubrique “objet” du message. Finalement, elle tapa “1905”. A
cet instant, elle ne pouvait pas savoir que ces quatre chiffres,
1.9.0.5, et eux seuls, allaient retenir l’attention du professeur
et le décider à la recevoir. Paloma cliqua sur
“envoyer” et son espoir s’envola dans l’espace virtuel.
Elle attendit. De longues minutes. Rien.
Une heure plus tard, résignée, elle
s’apprêtait à fermer l’office du tourisme. Avant de sortir, elle
consulta une dernière fois sa messagerie. La formule “vous
avez un nouveau message” lui redonna le sourire. Le message
était bref, sec :“RV demain 8h45. Bureau école doctorale
SCE. Roland Bergton”. Le soir même, Paloma prit le train pour
Rouen. Elle ne travaillait pas le week-end.
Le bus en site propre TEOR, d’un bleu
azur aux couleurs des vacances, la déposa juste devant l’Institut
de Recherche des Sciences de l’Homme de Haute-Normandie. L’IRSHS se
présentait comme une cathédrale de verre flambant neuve, dominant
le panorama de Rouen. Depuis quelques années, l’IRSHS de
Haute-Normandie, et notamment l’école doctorale “Savoirs Critiques
Expertises”, avait connu un développement spectaculaire. Roland
Bergton y était pour beaucoup. Il avait dirigé l’école et
l’Institut pendant plus de dix ans. Parallèlement, la plupart de
ses ouvrages scientifiques sur la “géographie ésotérique” étaient
devenus des best-sellers traduits dans le monde entier. Sa
spécialité consistait à reconstituer les codes secrets dissimulés
dans les œuvres d’art, qu’elles soient picturales, littéraires ou
architecturales, et à déceler les liens spatiaux unissant ces
œuvres. Les crédits régionaux, nationaux, européens avaient suivi,
et il y a moins de deux ans, des bâtiments entièrement neufs furent
érigés à la place des vétustes locaux nés avec l’Université dans
les années 60.
En ce samedi douze juillet, l’Université
était déserte. Paloma se dirigea vers le bureau A708. Sans prendre
la peine d’emprunter l’ascenseur, elle gravit d’un pas décidé les
sept étages qui menaient au bureau de l’ancien directeur de
l’Institut. Il n’y avait personne dans les couloirs. Même les
secrétariats semblaient désertés. Par contre, la porte du
professeur Bergton était ouverte. Paloma s’avança. Le professeur ne
l’avait pas remarquée, occupé à trier des documents sur son
bureau.
Le professeur Bergton était adorable.
Tous les étudiants s’accordaient pour le dire. Il y avait même
quelque chose d’incroyable à voir cet homme, sollicité dans le
monde entier, être capable de passer autant de temps avec des
étudiants débutants, à leur expliquer une note ou régler un
problème administratif. Par contre, incontestablement, le
professeur Bergton faisait peur aux étudiants. Plus exactement, il
impressionnait. Sûr de lui, d’une culture sans limites, ne se
trompant jamais dans ses jugements, il faisait partie de ces hommes
dont on ne discute pas les décisions, et donc qui n’ont même pas
besoin de les imposer. Lorsqu’il parlait, il semblait toujours du
côté de l’évidence, et tout son argumentaire vous amenait presque à
coup sûr à penser comme lui. Face à lui, on se sentait toujours un
peu stupide. Involontairement sans doute, cette supériorité créait
une distance entre Bergton et les autres. C’est ce que pensaient
les étudiants, et sans doute un certain nombre de ses
collègues.
Cette réaction, évoquée dans les
couloirs de l’Université, avait surpris Paloma. Certes, elle aussi
admettait l’esprit supérieur de Bergton. Mais très souvent, elle
parvenait à décoder l’ordre de ses arguments, à mettre précisément
le doigt sur la partie la plus fragile de sa démonstration. Plus
d’une fois, en cours, elle avait ouvertement exprimé ses
divergences. Bien entendu, le professeur Bergton avait adoré la
polémique. Enfin de la contradiction ! Cela tranchait des
autres étudiants si souvent trop sages. Surtout, Paloma avait tout
de suite deviné derrière ce grand professeur d’université, à la
carrure imposante, au sourire carnassier et aux cheveux grisonnants
coupés trop longs pour dissimuler une cinquantaine d’années
passées, un grand enfant jouant en permanence à plaire. Ce jeu
permanent de séduction amusait beaucoup Paloma, car devant un
auditoire généralement conquis d’avance, Roland Bergton était
contraint à la surenchère. Paloma se plaisait à croire que le grand
professeur la regardait un peu différemment des autres. Grâce à son
impertinence et son esprit de contradiction. Un petit sentiment de
fierté qui flattait son ego.
Cependant, dans l’instant, le professeur
n’avait toujours pas remarqué sa visiteuse. Paloma toussa
discrètement et lança :
— Professeur Bergton ?
Elle prit bien garde de prononcer
“Bergton” à l’anglaise, comme on prononce “Jackson” ou
“Washington”. Tous les étudiants imprudents qui, en cours, avaient
un jour interpellé leur enseignant par un “professeur Bergton”
prononcé “à la française”, s’étaient fait cruellement rabrouer.
Paloma n’arrivait pas à trancher : le patronyme du professeur
était-il réellement d’origine étrangère, ou s’agissait-il d’une
coquetterie pour le distinguer des vulgaires “Berton” ou
“Lebreton”, si fréquents dans le nord de la France.
Le professeur ne l’avait pas entendue.
Elle toussota à nouveau. Le professeur leva enfin la tête et
remarqua Paloma :
— Entrez. Je vous en prie.
Il se replongea immédiatement dans ses
papiers. Paloma fut un peu déçue. Elle avait enfilé un short en
jean coupé très court et un tee-shirt coloré moulant en lycra qui
laissait deviner son ventre plat et bronzé. Il n’avait même pas
laissé traîner le regard sur elle.
Elle s’assit face à lui, et sans parler,
sortit la pièce. Elle la déposa sur le bureau.
Bergton releva la tête.
— C’est bon, j’ai fini.
Excusez-moi. Je suis débordé ces temps-ci. Comme d’habitude
d’ailleurs. Bonjour ma petite Paloma. Content de vous revoir. Je
vous croyais repartie en Andalousie.
Paloma fronça les sourcils :
— Vous ne vous rappelez plus que je
suis en stage tout ce mois ! C’est même vous qui me l’avez
trouvé !
Bergton semblait confus.
— Ah… Oui, bafouilla-t-il. C’est
vrai…
— Et je ne suis pas andalouse,
enchaîna Paloma. J’habite Carthagène !
— Autant pour moi !
Excusez-moi mon enfant. J’ai tellement de choses à penser.
Carthagène… La Murcie. Comment ai-je pu oublier Carthagène,
Hannibal, les éléphants…
Il baissa le regard sur la pièce.
— La fameuse pièce, commenta-t-il.
1905. Si seulement cela pouvait être vrai…
Il avança la pièce vers ses yeux et
détailla :
— Une couronne. Une couronne
anglaise. Début du siècle. Vous savez, ma chère Paloma, que ce
genre de pièce vaut aujourd’hui une petite fortune.
Paloma eut une courte pensée pour le
touriste en sueur d’hier. L’honnête homme…
Il continua :
— C’est de l’or incontestablement.
Où l’avez-vous trouvée, exactement ?
— Un touriste l’a ramassée sur
l’estran, à marée basse, vers Saint-Valery-en-Caux.
— Mouais, fit Bergton. La pièce
peut donc venir de n’importe où. Vous savez que les galets se
déplacent. D’Etretat jusqu’au Tréport, les vents d’Ouest font
dériver les galets sur près de cent kilomètres… La pièce peut avoir
été transportée avec eux… Impossible de savoir d’où elle
vient…
— Du bord de la mer, au moins,
tenta Paloma.
— Peut-être, continua Bergton. Ou
de la poche percée d’un touriste. Ou tombée d’un voilier au large.
Non, mademoiselle, ce qui est important, c’est la date,
“1905”.
— 1905, demanda Paloma intriguée.
Pourquoi ?
— Parce que, chère Paloma,
j’attends ce moment depuis très longtemps. Plus de vingt ans !
Voici vingt ans, j’ai découvert un dossier. Un dossier intéressant,
passionnant même. Mais faute d’indice, je n’avais aucun bout de
pelote pour commencer à remonter le fil. Alors, j’ai archivé et je
suis parti démêler d’autres mystères partout sur la planète. Mais
celui-ci me tenait particulièrement à cœur, parce qu’il concernait
mon petit coin de Normandie, mon petit espace natal, et plus
précisément ce mystérieux “triangle cauchois”.
Il se leva. Il commença à chercher dans
une grande bibliothèque qui couvrait tout le mur. Sur les
différentes étagères s’empilaient dans un très grand désordre
livres, dossiers et piles de photocopies diverses.
Paloma, impertinente, lança :
— Un dossier vieux de vingt ans. Si
vous parvenez à le retrouver dans tout ce bazar…
Quelques secondes plus tard, le
professeur attrapait une épaisse chemise cartonnée orange. Il
esquissa un sourire satisfait :
— Voilà. Rien ne se perd. Même
après vingt ans ! Belle enfant, savez-vous qui est né en
1905 ?
Paloma ne se donna pas la peine de
chercher. Et elle n’aimait pas trop ce qualificatif de “belle
enfant”.
— Vous allez être surprise. En
1905, en juillet exactement, est né “Arsène Lupin”.
Paloma le regarda avec
stupéfaction.
— Vous connaissez Arsène Lupin,
Paloma ? Maurice Leblanc est traduit en
espagnol ?
— Oui, bien sûr. Je crois que j’ai
dû lire quelques livres quand j’étais jeune, ou vu des films.
Mais…
— Bien entendu, coupa Bergton.
Lupin est sans doute l’un des deux ou trois héros imaginaires de la
littérature française les plus célèbres dans le monde. Et de plus,
Lupin est le premier ambassadeur de la Normandie…
Paloma sourit, ironique :
— Arsène Lupin le cambrioleur
normand… Né en 1905… Une pièce d’or trouvée en Normandie frappée en
1905… Je vois le rapport. Sauf, monsieur le professeur, que Lupin
n’a jamais existé !
— Bien entendu, bien entendu.
Bergton ouvrit son dossier orange. Sur
la chemise, Paloma eut le temps de lire, distinctement “Code
Lupin”. Ce titre l’intrigua. Bergton regarda sa montre et
soupira.
— Je prends demain l’avion pour la
Roumanie. Très tôt le matin. Direction la Bucovine. Une étonnante
région moldave. J’ai comme l’idée qu’entre les fameuses sept
églises orthodoxes peintes pendant l’occupation ottomane, puis
catholique, il existe quelques mystères géographiques. C’est du
moins ce qu’on me demande de trouver… J’ai d’ailleurs ma petite
idée…
Il regarda Paloma. Celle-ci ne
l’écoutait pas. Elle observait avec envie le dossier orange.
— Mais je vous l’accorde, ça n’est
pas notre sujet.
Il regarda à nouveau sa montre.
— Il est neuf heures cinq. Ça me
laisse une bonne journée. Ça devrait être suffisant. Que faites
vous aujourd’hui, Paloma ?
— Rien ! s’empressa-t-elle de
répondre.
— Bien. Très bien. Nous avons donc
une douzaine d’heures pour résoudre le code Lupin. C’est sans doute
largement suffisant…
Paloma le regarda avec étonnement.
— Monsieur le professeur, si une
dizaine d’heures suffisent… Et si cela fait vingt ans que vous avez
ce dossier entre les mains, pourquoi ne l’avez-vous pas résolu
avant ?
— Tout simplement ma chère parce
que je n’ai pas eu le temps ! J’ai constitué ce dossier et je
me suis dit que lorsque j’aurai une minute, je m’y pencherai. Et je
n’ai jamais eu vraiment le temps depuis. J’ai archivé. La pièce
d’or que vous m’avez apportée m’a rappelé ces vieux souvenirs.
Quand je dis dix heures pour trouver la solution, ça peut-être
aussi dix jours ou dix ans. Mais là, présentement, je n’ai que dix
heures. Et puis surtout, aujourd’hui, je pourrai bénéficier de
votre esprit de déduction, chère Paloma.
Paloma parut surprise. Le professeur
insista :
— Non, non, ne niez pas, vous avez
un esprit de déduction remarquable. Vos travaux ce semestre en
témoignent. Bien supérieur à celui de mon cerveau fatigué.
Paloma rougit, flattée.
— Bien, continua le professeur.
Savez-vous quel genre littéraire majeur Maurice Leblanc a laissé à
la littérature ?
Paloma chercha vainement une réponse
intelligente à donner. Le professeur répondit presque aussitôt à sa
place :
— Il a créé un genre policier
particulier. Aux histoires classiques de vols, meurtres,
détectives, il a ajouté ce que l’on pourrait appeler un “contexte”.
Mais chez Leblanc, le contexte ne sert pas seulement de décor,
comme Londres chez Conan Doyle par exemple. Chez Leblanc, c’est le
contexte historique et géographique qui permet de résoudre
l’énigme. Leblanc lui-même reconnaissait que c’est sans doute ce
qui rendait ses œuvres différentes des autres romans
policiers : l’utilisation de l’histoire de France, des
châteaux, des églises, des cryptes, des souterrains, des grottes,
des cartes codées, des symboles ésotériques… C’est Maurice Leblanc
qui a inventé ce genre littéraire : la chasse au trésor
policière. Dan Brown et son Da Vinci Code, Umberto Eco et
tous les autres ne sont que ses héritiers ! Et, cerise sur le
gâteau, il a inventé ce genre littéraire en Normandie ! Tout
commence dans le fameux triangle cauchois !
Paloma calma l’exaltation du
professeur :
— Mais quel est le rapport avec ma
pièce de 1905 ?
— J’y viens. Leblanc a imaginé
trois trésors dissimulés dans le pays de Caux. Ce sont d’ailleurs
ses meilleurs romans, tout le monde s’accorde là dessus. Le
premier, “L’Aiguille creuse”, est le plus célèbre de Maurice
Leblanc. Publié en 1909, c’est le second roman de Lupin. Maurice
Leblanc situe à Etretat le trésor prodigieux des rois de France. Le
second, “La Comtesse de Cagliostro”, sera publié bien plus
tard, en 1923, mais raconte pourtant la toute première grande
aventure d’Arsène Lupin. Maurice Leblanc dissimule près de la Seine
le trésor immense des moines normands. Le troisième, “La
Barre-y-va”, est un des derniers romans de Leblanc, en 1930. Il
imagine le trésor des romains, près de l’estuaire de la
Seine.
Paloma prit un ton ironique :
— Romains, moines, rois de France…
D’accord… Mais la pièce d’or de “1905”, elle provient de quel
trésor ?
Roland Bergton prit brusquement un ton
solennel :
— D’aucun des trois ! Mais je
suis convaincu que cette pièce d’or provient du quatrième trésor
cauchois ! Et si les trois premiers ont été inventés par
Maurice Leblanc, le quatrième, lui, est bien réel… Et…
Bergton hésita.
— Et ?
— Et j’ai fait l’hypothèse il y a
vingt ans que les œuvres normandes de Maurice Leblanc contiennent
un code permettant de localiser ce quatrième trésor.
— Pardon ?
— Vous avez bien entendu,
Paloma : je pense que Maurice Leblanc a laissé dans ses romans
et ses nouvelles, du moins tous ceux qui évoquent la Normandie, des
indices, des signes, des double-sens qui offrent la clé du seul
véritable trésor cauchois.
— Et ce trésor, il proviendrait
d’où ?
— Je pense en avoir une idée assez
précise. Votre pièce d’or la confirme. Mais cela, je vous en
parlerai plus tard. Disons que je pense savoir qui a constitué ce
trésor et que je pense savoir pourquoi…
— Mais vous ignorez où ! coupa
Paloma, amusée.
— Je l’ignore encore, mais dans dix
heures, avec votre concours, je ne doute pas que…
— Comment Maurice Leblanc était-il
au courant ? coupa une nouvelle fois Paloma.
Bergton semblait amusé lui
aussi :
— Impossible d’en placer une avec
vous, belle impatiente ! Impossible de développer le moindre
raisonnement. Ne soyez pas si pressée Paloma. Maurice Leblanc était
un très fin connaisseur du pays de Caux. Cycliste accompli, il a
parcouru de fond en comble à vélo toutes les routes cauchoises. Il
s’intéressa de très près à l’histoire normande, et en particulier à
celle des manoirs cauchois. Il en collectionnait les cartes
postales, et en possédait plusieurs centaines. Il était fasciné par
ces riches et mystérieux manoirs qui cachent leurs mystères
derrière d’épais talus plantés. Et puis, n’oublions pas que Leblanc
s’inspira souvent dans ses œuvres de faits-divers réels. Il adorait
mêler la réalité et la fiction : vrais lieux ou lieux inventés
ou déplacés, vrais noms et noms inventés ou déformés, vrais
faits-divers ou faits-divers inventés ou romancés… Maurice Leblanc
lisait les chroniques judiciaires, discutait, possédait des
relations dans la police et la justice…
— Que voulez-vous dire ?
— Pas si vite, Paloma. Je vous en
dirai plus lorsque ce sera utile. Sachez simplement que ce
quatrième trésor, en fait le seul bien réel, dont vous venez de
m’apporter la preuve, ne fut pas accumulé par des romains, des
moines ou des rois…
— Par qui alors ?
— Je peux juste vous dire qu’il
s’agit d’un trésor bien réel amassé par des hommes bien vivants du
temps de Leblanc. Un vol ? Un crime ? C’est ce qu’il nous
faut découvrir.
— Maurice Leblanc en connaissait
l’existence ?
— Oui. Par peur des représailles,
par jeu aussi sans doute, il préféra coder ses révélations.
Détourner l’attention. C’est la règle d’or de Lupin !
Roland Bergton regarda sa montre.
— Ma petite Paloma, je ne voudrais
pas vous presser, mais nous avons désormais moins de dix
heures pour découvrir ce quatrième trésor…
— Comment comptez-vous vous y
prendre ?
— Oh, c’est très simple… Il suffit
de marcher dans les pas de Lupin.
Bergton attrapa son gros dossier orange.
Ils sortirent du bureau. Paloma s’apprêtait à descendre les sept
étages lorsque Bergton posa la main sur son épaule.
— Attendez avant de descendre. Je
vous propose tout d’abord de monter un étage, jusque sur la
terrasse.
— Pourquoi ? plaisanta Paloma.
On décolle en hélicoptère ?
Bergton sourit. L’escalier les mena
jusqu’à une porte de verre qui s’ouvrait sur une immense terrasse.
L’esplanade offrait une vue panoramique sur l’ensemble du site de
Rouen.
— C’est magnifique, reconnut
Paloma. Mais je croyais que l’on était pressés.
— Ne vous trompez pas. Notre
enquête commence ici. Dans les pas de Lupin…
— Lupin fréquentait
Rouen ?
— Son père, Maurice Leblanc, est né
à Rouen, en 1864, deux rue de Fontenelle, à quelques pas de la
place du Vieux Marché. Vous pouvez l’apercevoir, une vaste demeure
qui fait angle avec les quais de Seine. Puis il habita le haut de
la rue Jeanne d’Arc. Puis pas très loin, 4 rue du Bailliage, juste
en face du musée des Beaux-Arts et du jardin Solferino.
— Le jardin Solferino ?
demanda Paloma. Je n’en ai jamais entendu parlé. Il n’existe
plus ?
— Si. Il a pris aujourd’hui le nom
de square Verdrel. Si vous êtes attentive, vous découvrirez une
discrète plaque de marbre en l’honneur de Maurice Leblanc rue du
Bailliage. Le jeune Maurice Leblanc fera toutes ses études au lycée
Corneille, le grand lycée rouennais. Vous pouvez le repérer, juste
au-dessus de la place de l’Hôtel de ville.
La maison de Maurice Leblanc à Rouen
Paloma écarquillait les yeux. Le professeur continuait :
— Au début de sa carrière, bien
entendu, Leblanc ne rêvait que de gloire parisienne. A vingt-six
ans, il ira même jusqu’à prendre le train Rouen-Paris pour pouvoir
parler avec Zola, Goncourt, Maupassant et Mirbeau, qui étaient
venus à Rouen inaugurer une stèle à la gloire de Flaubert. Mais par
la suite, lorsqu’il sera devenu un auteur reconnu, il écrira
beaucoup, et avec émotion, avec mélancolie, à propos de Rouen et de
sa jeunesse rouennaise.
— Mais Lupin ! C’est dans les
pas de Lupin que nous devons marcher, pas dans ceux de Leblanc.
Non ?
Bergton soupira :
— Vous êtes bien comme tous les
lecteurs. Seulement intéressés par Lupin. Et laissant Maurice
Leblanc dans l’ombre. Le pauvre ! Cela a été le drame de sa
vie. Il rêvait de marcher sur les traces de Flaubert et Maupassant.
Et paradoxalement, il sera victime du succès d’un héros inventé par
hasard, qui lui volera la célébrité et la postérité. Savez-vous que
la seule rue rouennaise qui porte le nom de Maurice Leblanc est
reléguée loin du centre ville, dans la cuvette boisée que l’on
aperçoit au loin sous les tours de la Grand-Mare, le vallon suisse.
Inaugurée seulement en 1989. La rue Maurice Leblanc est entourée de
rues qui portent toutes le nom de cantons suisses ! Quand on
compare à la présence de Flaubert, Maupassant et Corneille dans le
centre historique ! Même Mont-Saint-Aignan, Barentin,
Tancarville possèdent des rues Maurice Leblanc !
— D’accord, d’accord coupa Paloma.
Et Lupin ? Il était rouennais ?
— Non pas du tout… Lupin serait né
à Blois. Mais Lupin dans ses aventures passe plusieurs fois par
Rouen pour se rendre dans le pays de Caux. Par exemple dans
“Arsène Lupin contre Herlock Sholmes”, Lupin enlève Herlock
Sholmes et le fait embarquer pour l’Angleterre face à Quillebeuf.
Ils traversent Rouen en voiture.
Bergton jeta un coup d’œil vers les
quais de Seine, regarda Paloma et récita d’une traite :
“D’une colline à l’autre, de Bonsecours à Canteleu, Rouen, sa
banlieue, son port, ses kilomètres de quais. Rouen ne sembla que la
rue d’une bourgade”.
— Vous connaissez Lupin par
cœur ? demanda Paloma, impressionnée.
Bergton haussa les épaules :
— Je n’aime pas me vanter. Mais je
possède une excellente mémoire littéraire. Je n’oublie presque
jamais un texte que j’ai lu. Du moins un bon texte…
Paloma n’arriva pas à trancher si
c’était de la part du professeur de la prétention pure ou
réellement un don extraordinaire.
— A part ces passages éclairs,
continua Bergton, deux aventures d’Arsène Lupin se déroulent à
Rouen.
— Allez-y ! fit Paloma,
impatiente.
— La première, “Le mystérieux
voyageur”, est la quatrième nouvelle d’Arsène Lupin, publiée
dans “Arsène Lupin gentleman cambrioleur”. Une très étrange
nouvelle. Une des plus belles nouvelles de Leblanc. Une des rares
aventures où Lupin se retrouve en difficulté.
— Racontez !
— Lupin prend le train Paris-Rouen
à la gare Saint-Lazare. Il apprend que la police l’attend à Rouen.
Pas de panique, il voyage sous une fausse identité avec de faux
papiers. Mais dans le compartiment, qu’il partage avec une jeune
femme, alors qu’il s’assoupit, un mystérieux
voyageur l’agresse, le ligote, lui vole son portefeuille, et
s’installe tranquillement dans son compartiment. De son côté, la
jeune femme feint d’être évanouie. Arsène Lupin décompte alors avec
angoisse les différentes gares sur la ligne, espérant que le
mystérieux voyageur descende, pour qu’il puisse essayer à son tour
de se libérer. Mais les différentes gares défilent et l’homme ne
descend pas ! Vernon, Saint-Pierre…
— Saint-Pierre ?
— Saint-Pierre-du-Vauvray… C’était
une gare importante avant que l’on construise celle de la ville
nouvelle de Val de Reuil… Puis Pont de l’Arche, Oissel,
Saint-Etienne du Rouvray…Il n’y a plus de gare avant Rouen. Lupin
est perdu !
Paloma s’était assise par terre en
tailleur. Elle écoutait Roland Bergton avec passion.
— Le train traverse la Seine !
Vous voyez, le pont de chemin de fer que l’on distingue là-bas, le
plus en aval de la Seine ? Au dernier moment, dans le tunnel
sous la côte Sainte-Catherine, le train ralentit. L’homme saute
enfin du train.
— Pourquoi ?
— Des travaux sur la
ligne !
— Déjà à cette époque ?
Bergton sourit.
— Oui. Vous voyez. Rien n’a changé
en un siècle ! En quelques instants, avant d’arriver à la gare
de Rouen, Lupin demande à la jeune femme de le libérer, se fait
passer pour son ami, signale à la police qui attend à la gare de
Rouen la présence du fuyard, et part même à sa poursuite dans une
voiture accompagné par deux policiers. Devinant que le voyageur va
tenter de rejoindre à pied la gare de Darnétal pour prendre le
train d’Amiens, il entame une course-poursuite avec le train. Vous
voyez, toute l’action se situe dans la vallée du Robec, la vallée
boisée que l’on devine au loin, plein Est. Il rate son agresseur à
Darnétal, mais il rattrape et double même le train avant la gare de
Montérolier-Buchy.
— Et alors ?
— Course-poursuite dans un bois
avant la gare. Lupin rattrape son agresseur, qui était en fait un
assassin en fuite. Il récupère ses faux papiers et le livre à la
police !
Paloma sortit du grand sac à dos qu’elle
portait une carte de la Normandie.
— Que faites-vous ?
— Je note sur la carte tous les
lieux dont vous me parlez.
— Pourquoi cela ?
— J’ai besoin de me repérer. Et je
ne me rappelle que d’une chose de mes lectures de Lupin. La clé de
l’énigme reposait sur la disposition des lieux entre eux.
Bergton la regarda avec
admiration :
— Vous avez raison, la clé des
énigmes de Lupin est presque toujours géographique. Je vous laisse
tenir la carte !
— Alors continuez ! La
deuxième aventure ?
— Elle est plus tardive. C’est
l’une des douze nouvelles du recueil “L’agence Barnett et
compagnie” : “La partie de Baccara”. C’est
également une nouvelle assez curieuse, qui se déroule dans le
milieu des négociants et industriels de Maromme. Un milieu que
Leblanc décrit sans complaisance. Son père Emile était lui-même
négociant et destinait son fils à la même vocation… Mais le jeune
Maurice n’apprécia jamais beaucoup ce milieu. Il s’y essaya sans
succès. D’ailleurs, dans toutes les aventures de Lupin, les
bourgeois, banquiers, industriels se font ridiculiser et détrousser
par Lupin de toutes leurs économies.
— Et de leurs femmes aussi… Revenez
à Lupin !
— Justement, dans cette aventure,
Lupin prend les traits de Jim Barnett, un curieux détective privé.
Leblanc précise qu’elle se déroule dans une vaste maison dont une
fenêtre donne sur les quais de Rouen.
Bergton désigna devant lui l’immense
site portuaire de Rouen.
— Aujourd’hui, l’activité portuaire
a presque entièrement disparu de la rive droite de Rouen. Mais à
l’époque…
Paloma regarda sans intérêt les friches
portuaires. Bergton s’en aperçut.
— D’accord, je termine mon
histoire. Cinq négociants jouent au Baccara toute la nuit. Après la
partie, le dernier joueur resté dans la salle de jeu y est retrouvé
mort au petit matin. On accuse le voisin, le seul à avoir pu
entrer. Sa veuve éperdue s’en remet à Jim Barnett, alias Arsène
Lupin…
— Et alors ?
— Lupin-Barnett prouvera que le
voisin n’y est pour rien !
— Qui avait fait le coup,
alors ?
— L’un des joueurs… Mais l’astuce
de cette nouvelle est que tous les autres joueurs, qui avaient
beaucoup perdu d’argent ce soir-là, se couvrent mutuellement pour
récupérer leur mise et éviter le scandale.
— Ingénieux… C’est une astuce que
beaucoup d’autres auteurs policiers reprendront par la suite… Y
a-t-il d’autres aventures rouennaises ?
— Non, juste quelques lieux cités.
Leblanc signale des cambriolages de Lupin à Montigny et la
Vaupalière, au nord-ouest de Rouen. Le brigadier dans L’Aiguille
creuse s’appelle Quevillon. C’est le nom d’une petite
commune en bord de Seine au sud de Rouen. Et enfin, Arsène Lupin
finit ses jours dans la commune imaginaire de Saint-Maclou, le même
nom que la plus belle église de Rouen !
Paloma nota avec minutie tous les noms
de lieux cités.
— C’est tout pour Rouen, chère
enfant, fit Bergton. Mais j’aurai beaucoup de choses à vous
raconter, et bien plus mystérieuses, là où nous nous rendons.
— Etretat ? demande Paloma
avec des yeux pétillants.
— On ne peut rien vous
cacher.
Ils admirèrent une dernière fois le
spectacle magnifique du méandre de Rouen.
Le panorama de Mont-Saint-Aignan
Puis ils redescendirent de la terrasse
par l’ascenseur. Pendant la courte minute que dura la descente, un
silence un peu troublant s’insinua entre le professeur et
l’étudiante. Paloma ne savait strictement rien de la vie privée de
l’illustre chercheur. D’ailleurs, elle ne se sentait aucunement
amoureuse de lui. Simplement, sa culture la fascinait… Se retrouver
à partager avec lui une telle aventure la gonflait de fierté. Ces
mystères autour de Lupin commençaient à l’obséder. Cela dit, il ne
lui aurait pas déplu que le docte professeur soit un peu troublé
par sa féminité. L’ascenseur s’arrêta directement au
sous-sol.
Il n’y avait qu’une seule voiture garée
dans le parking souterrain, une Maserati 4200 Spider, grise,
flambant neuve, décapotable bien entendu.
Paloma siffla :
— C’est la vôtre ?
En guise de réponse, Roland Bergton fit
clignoter les phares de la voiture avec son porte-clés
électronique.
— Ça doit bien rapporter, prof de
fac…
Bergton sourit :
— Ce sont plutôt les droits
d’auteur qui assurent mon train de vie… Et que voulez-vous,
aujourd’hui, si vous voulez épater les étudiantes, une belle
voiture est plus utile qu’une longue liste de publications.
— Allons, allons, fit Paloma
moqueuse. Un intellectuel renommé comme vous possède d’autres
préoccupations que d’épater les étudiantes. Cela dit, partir en
mission avec vous en Maserati ne gâche rien !
Ils démarrèrent en trombe, descendirent
de Mont-Saint-Aignan, longèrent les quais de Seine pour rejoindre
ensuite l’autoroute A29, au cœur du pays de Caux, en direction
d’Etretat. Paloma fermait les yeux pour mieux jouir du bonheur de
l’instant.
***
Roberto Martinez, en même temps que sa
baguette de pain quotidienne, acheta le Courrier cauchois.
Dans la rue, il commença à lire distraitement le journal. Il
marchait d’un pas décidé. A 75 ans, Roberto Martinez était encore
en parfaite santé. Il s’arrêta soudain sur un petit entrefilet dans
les pages locales. On signalait que quelques touristes prétendaient
avoir trouvé sur l’estran de Saint-Valery-en-Caux des pièces d’or.
Roberto Martinez sentit son cœur s’affoler. S’asseoir. Il lui
fallait s’asseoir. Le banc de l’abri-bus lui permit de reprendre
son souffle. Il relut l’entrefilet. Il n’y avait pas de doute.
Seul, pour lui-même, il prononça ces mots “il ne faut pas qu’ils
sachent. Il ne faut pas qu’ils sachent. A aucun prix”. Il se
replongea dans le journal et son regard s’arrêta sur le numéro de
téléphone de l’office du tourisme de Saint-Valery-en-Caux.