Epilogue
Le petit déjeuner du gîte de la ferme de
la Neuvillette était particulièrement copieux. Omelette, bacon,
fruits frais, fromages normands, beurre et lait de la ferme. La
clientèle, désormais européenne, l’exigeait. Quelques couples
profitaient doucement de la douceur du matin sur la terrasse
ensoleillée. Roland Bergton, seul à sa table, s’était servi un
grand café. Il feuilletait distraitement le journal du matin, le
Paris Normandie. Rasé de près, il portait une large chemise
blanche et un pantalon de toile écru. Le soleil agaça son visage.
Il chaussa ses lunettes de soleil. Il jetait de temps en temps un
coup d’œil vers le grand escalier rustique, devant la cheminée, qui
permettait d’accéder aux chambres à l’étage.
Il vit tout d’abord descendre deux
jambes bronzées. D’un doigt, il baissa ses lunettes vers le bout de
son nez, pour pouvoir admirer sans filtre la jeune fille qui venait
le rejoindre. Paloma avait enfilé une robe noire satinée, très
moulante. Ses longs cheveux tombaient à nouveau, soyeux, sur ses
épaules. Une bouche très rouge. Un regard lumineux, maquillé,
rieur. Paloma passa sa main sur l’épaule du professeur. Ses ongles
étaient peints d’un rouge aussi vif que sa bouche. Elle s’assit à
côté du professeur, pimpante :
— Quelles nouvelles ?
— Presque rien. Quelques lignes
seulement sur la falaise effondrée à Veulettes-sur-Mer. Ils parlent
des blockhaus éventrés sur la plage. Elle est interdite. Des blocs
de calcaire instables continuent de tomber. C’est un événement
assez banal, finalement, sur cette côte.
— Sauf pour ceux qui se trouvent
dans le blockhaus…
Elle sourit.
— J’ai réfléchi, dans mon
bain.
— J’espère bien… Un bain de deux
heures !
— Je le mérite bien,
non ?
Bergton ne résista pas à son sourire
coquin.
— Vous ne voulez pas en savoir
plus ?
— Non !
— Vous le saurez quand même,
professeur.
Elle sortit de son sac à main une carte
routière. Elle la déplia et recouvrit avec elle l’ensemble de la
table du petit déjeuner.
— Je déjeunais, protesta sans
conviction Bergton.
— Vous n’aviez qu’à
m’attendre ! Regardez, j’en ai pour une minute. On le sait
maintenant, les douze compagnons de Guillaume dans la fameuse
nouvelle inachevée, “le trésor aux anglais”, les douze
châteaux désignaient en réalité le lieu d’habitat de chacun des
douze trafiquants d’opium. Elle lut : Val du Roy,
Saint-Martin, Arques, Miromesnil, Bacqueville en Caux,
Rainfreville, Gueures, Cany, Boscol, Sassetot-le-Mauconduit,
Valmont, Daubeuf… Dans mon bain, j’ai eu l’illumination : tous
les lieux sont situés soit au bord d’un fleuve, soit au bord de la
Manche. Regardez, j’ai tracé les douze lieux sur la carte.
Bergton fit glisser ses lunettes de
soleil sur son front et se pencha sur la carte.
— Maintenant, continua Paloma, il
suffit de relier les différents lieux entre eux, soit en suivant la
vallée du fleuve, soit le trait de côte. Et bien entendu, de lire
la carte du Nord vers le Sud… Comme les anglais !
— En regardant la Normandie comme
si on venait de la mer…
— Tout à fait. On part de Val de
Roy, on descend l’Yères jusqu’à son embouchure à Criel ; on
suit ensuite le trait de côte jusqu’à Saint-Martin-plage, et vous
lisez ?
— Un “L” !
— On continue, d’Arques, on descend
la Varenne jusqu’à Dieppe ; Miromesnil, on descend la Scie
jusqu’à Pourville. Le trait de côte entre les deux et vous lisez à
partir de ces deux fameux châteaux ?
— Un “U” !
— C’est bien, vous suivez ! De
Bacqueville en Caux, on descend la Varenne, De Rainfreville, on
descend la Saâne. Les deux rivières se rejoignent à Gueures en une
sorte d”Y”. On suit ensuite la Saâne jusqu’à la mer, à Quiberville.
On relit d’un trait Bacqueville et Rainfreville. On lit
alors ?
— “P”, sans aucun
doute !
— Courage professeur. C’est bientôt
terminé. Du château de Cany, on descend la Durdent, jusqu’à
Veulettes bien entendu.
— Un “I”.
— Boscol, plus au Sud que les
autres châteaux, forme le point sur le “i”. Maurice Leblanc a placé
le point sur le “i”, juste au centre du triangle cauchois :
avouez qu’il ne manque pas d’humour ! Mais passons. Je
termine. Du château de Sassetot-le-Mauconduit, on tire un trait
jusqu’à celui de Valmont. De Valmont, on descend vers le Nord-Ouest
la rivière la Valmont jusqu’à Fécamp, pour remonter ensuite l’autre
rivière fécampoise, la Ganzeville, jusqu’au château de Daubeuf. On
découvre alors ?
— Un “N”, Paloma. C’est un
“N”.
— Enfantin, professeur. Non ?
Les fameux douze noms de châteaux forment le nom de “LUPIN”. Ou
plutôt, c’est l’inverse. Le nom “LUPIN” permet de localiser sur une
carte, en utilisant comme barre des lettres les fleuves cauchois,
les douze trafiquants ! Astucieux, non ? Maurice Leblanc
était un génie. Ajoutez à cela le prénom “Arsène” qui se lit
distinctement dans les méandres de la Seine… Si vous tenez la carte
du pays de Caux dans le bon sens, dans le sens de la mer, alors
vous pouvez lire sur cette carte, en lettres géantes, cette
signature célèbre dans le monde entier, Arsène Lupin !
Bergton, regardant la carte, pensa
qu’effectivement, ces lettres géantes sautaient littéralement à la
figure lorsqu’on connaissait le code. Mais il n’avait plus envie de
réfléchir à ces mystères aujourd’hui.
Il souffla puissamment sur la carte et
elle s’envola, pour tomber à côté de la table. Les victuailles se
trouvèrent libérées. Il leva son café et salua sa belle étudiante
espagnole :
— Hommage à toi, divine
Beautrelette, pour ta légendaire perspicacité.
Paloma baissa les yeux. Le tutoiement la
fit rougir. Bergton continua :
— Et hommage à toi, Maurice
Leblanc, à Arsène Lupin et à ton génie à magnifier les mystères et
beautés du triangle cauchois.
Au loin, vers la mer, on entendait le
chant de randonneurs dans la plaine de la Neuvillette. Paloma pensa
que la journée commençait bien.
***
Le jour même, un touriste trouva trois
pièces d’or dans les galets à Veules-les-roses. Le lendemain
après-midi, à marée basse, un groupe d’enfants en colonie de
vacances, qui pêchaient à pied, trouvèrent une dizaine de pièces
d’or au large de Saint-Valery-en-Caux. Les jours suivants,
plusieurs touristes en découvrirent jusqu’à Quiberville et Saint
Pierre en Port. Dans les semaines qui suivirent, on ramassa des
pièces d’or sur la quasi totalité de la côte d’Albâtre.
La presse locale, puis nationale firent
leur une de ces “valleuses aux pièces d’or”. Les magazines et les
télévisions diffusèrent à coup de reportages à sensation l’idée
d’un fabuleux trésor, enterré jadis dans la falaise, tombé sur la
plage à l’occasion d’un éboulement, et dispersé ensuite par la
marée sur cent kilomètres de littoral. Une incroyable foule venue
de toute l’Europe se rua durant tout l’été sur le littoral
cauchois. Tous ne trouvèrent pas des pièces d’or, mais tous
découvrirent émerveillés ce site unique au monde des falaises
cauchoises, qu’ils n’auraient jamais imaginées si belles, sauvages
et mystérieuses.
Des années plus tard, la côte d’Albâtre
est restée la destination touristique majeure, entre nature et
culture, qu’elle fut toujours depuis le XIXe siècle,
malgré une courte parenthèse entre 1945 et 2000. On raconte que si
l’on sait bien chercher, entre les galets ou sur le platier, on
peut encore y trouver des pièces d’or.