9. Orage sur le grès

 

Paloma pensait toujours à l’orage. Elle priait pour qu’il n’éclate pas trop tôt. Elle pensait qu’un tel avion devait immanquablement attirer la foudre, à cause de sa carlingue en fer. L’orage. Le fer. L’éclair traversa son cerveau. Immédiatement, elle se retourna vers Bergton :
— Professeur. Je pense que je connais la seconde ligne du cryptogramme de l’Aiguille !
— C’est vrai ? demanda le professeur sceptique.
— C’est d’une simplicité enfantine lorsque l’on connaît la première ligne. Après s’être amarré à la valleuse du Val, que fait-on ?
— On grimpe l’échelle de fer, la fameuse échelle Saint-Martin.
— Il n’est donc pas difficile de deviner le double sens de la suite de voyelles qui suit “en amarres, le Val”. Le premier groupe de lettres de la seconde ligne “.a..a…e.e.”, “la chambre des” selon Maurice Leblanc, veut forcément dire “passant le fer”.
Bergton faillit lâcher les commandes.
— Vous êtes incroyable ! L’échelle Saint-Martin. “Passant le fer”. C’est limpide ! C’est d’une telle évidence. Et ensuite ?
— Je sèche…
— Vous avez bien de la chance ! plaisanta Bergton.
Ils restèrent de longues minutes silencieux. Paloma sentit que le professeur devait se concentrer sur son pilotage. Elle réfléchissait à la suite du cryptogramme, sans succès. Bientôt, Bergton désigna un point dans l’obscurité :
— On atterrit ici. Vous allez être contente. C’est un aérodrome officiel, l’aérodrome Saint-Valery-Vittefleur. L’aéroclub cauchois. Il a servi pendant la Seconde Guerre mondiale. Le camp Lucky Strike se tenait là… Plus de 300 000 américains.
Au loin, une immense lueur éclairait la falaise. Paloma s’étonna :
— Qu’est-ce que c’est ? Cette immense zone éclairée sur la mer ? Juste devant nous.
— La centrale nucléaire de Paluel ! L’une des plus puissantes de France. 7% de l’électricité française… Deux fois la consommation de la Haute-Normandie ! Accrochez-vous, on descend…
Paloma réalisa soudain l’inconscience du professeur :
— Mais la piste de l’aéroclub n’est pas éclairée ! Vous êtes fou, la piste est fermée ! Vous vous rendez compte ?
— Bien entendu, elle est fermée. Vous avez vu l’heure qu’il est ? Mais c’est ça ou l’orage dans quelques minutes. Nous n’avons plus le choix. Rassurez-vous, je connais cette piste comme ma poche. Je m’y poserais les yeux fermés.
— C’est le cas, commenta Paloma en constatant l’obscurité.
En réalité, une pâle lueur éclairait vaguement la piste. Les phares de l’avion firent le reste. L’avion se posa sans encombres. L’aérodrome désert avait quelque chose de sinistre. Les bâtiments de tôle ondulée semblaient pouvoir s’envoler à la moindre bourrasque. Il pleuvait moins, mais le vent ne faiblissait pas. Il secouait les branches des arbres devant les quelques réverbères, faisant danser des ombres inquiétantes sur la piste. Ils descendirent sur le tarmac. Face à l’état calamiteux de la piste, envahie par les herbes folles, Paloma fut secouée d’une peur rétrospective. Au loin, au-delà des falaises, on entendait gronder le tonnerre.
Ils cherchèrent à l’arrière de l’avion des vêtements imperméables, mais ne trouvèrent rien de plus que les deux chandails qu’ils portaient. Par contre, Bergton eut le réflexe de se munir de deux lampes torches puissantes.
— Et maintenant, que fait-on ? demanda Paloma.
Elle grelottait déjà. Elle frotta énergiquement avec ses mains ses jambes nues, pour les réchauffer.
— Avez-vous une autre idée ? A part nous rendre au Val ?
— C’est loin ?
— Je dirais 5 à 6 kilomètres.
— Aucun problème. Vous avez forcément dans les environs un ami qui va nous déposer là-bas en hélicoptère ou en deltaplane…
— Non, pas ce coup-ci. Désolé de vous décevoir…
— Pas même un éleveur d’autruches que l’on pourrait chevaucher ?
— Ni autruches, ni bisons. Désolé.
— Je suis déçue, professeur…
— Je vous avais promis qu’on ne voyagerait pas deux fois par le même mode de transport… A pied, on ne l’a pas encore fait…
— C’est vrai. Et si l’orage nous surprend ?
— On s’abritera.
— Je vous suis !
Le courage de ce petit bout de jeune fille fit une nouvelle fois chavirer le cœur de Bergton. Il la prit par les épaules et lui frotta énergiquement le dos pour la réchauffer. Au bout de quelques longues secondes, Paloma remercia le professeur en se dégageant, un peu gênée, un peu troublée. Ils marchèrent en silence le long de la petite départementale, “la route américaine”. Paloma réfléchissait au second groupe de lettres de la deuxième ligne, “.e.oi.e..e.”, “demoiselles” selon Leblanc. Aucune inspiration particulière n’émergeait. Ils entrèrent dans le petit hameau de Janville. Ils passèrent devant un imposant manoir. De subtils éclairages mettaient en valeur l’immense parc, ses multiples dépendances et un somptueux colombier. Le charme mélancolique du site redonna un peu de courage à Paloma. Elle en avait besoin. Elle sentait un froid tenace remonter de ses jambes nues et humides vers son dos. Elle n’osait pas solliciter à nouveau les caresses du professeur.
Un éclair illumina le parc d’une clarté aussi soudaine qu’irréelle. A peine deux secondes plus tard, un assourdissant coup de tonnerre claqua près d’eux. Paloma eut le réflexe d’attraper le bras du professeur.
— Mon dieu…
Ils entendirent d’abord le bruit de l’averse brutale sur les feuilles des arbres qui les protégeaient. Ils avancèrent. L’orage redoubla, cinglant les corps de Paloma et Bergton.
— J’avais prévu l’orage, cria Paloma. Vous m’aviez parlé d’un abri ?
— Tout à fait d’accord. On court à la chapelle de Janville !
 
Bergton prit la main de Paloma et l’entraîna dans une course de quelques centaines de mètres. Au bout d’une rangée d’arbres, Paloma aperçut une belle chapelle, superbement éclairée de puissants spots allogènes disposés en cercle autour.
— Sous le porche, hurla Bergton après un nouveau coup de tonnerre.
Sous la pluie battante, ils coururent se réfugier sous le porche de la chapelle. Une seconde fois, ils étaient trempés.
— C’est bon, on ne craint plus rien, fit Bergton.
Il posa sa main sur les imposants piliers qui soutenaient le porche. Il continua :
— Ces quatre piliers de grès soutiennent le porte-clocher. C’est unique. C’est remarquable. Et cela date du XIIIe siècle.
La pluie ne faiblissait pas dehors, mais ils étaient à peu près abrités sous le porche.
— Vous n’arrêtez jamais vous non plus, professeur ! constata Paloma. C’est quoi, cette chapelle ?
— Une chapelle dédiée à la vierge, bien entendu. Erigée par et pour les marins. Un lieu de pèlerinage séculaire pour les pêcheurs, matelots…
— Contrebandiers…
Un silence. Un éclair. Un coup de tonnerre.
— Cela va bien finir par se calmer, commenta Bergton.
Paloma réfléchissait. Une lueur lui traversa l’esprit.
— Professeur ! Parlez-moi du grès ! Tout ce que vous savez sur le grès. Vous vous souvenez, vous m’en aviez parlé sur le bateau.
— Pourquoi ?
— Allez-y. Ne posez pas de question. Je veux tout savoir.
— Vous non plus, vous n’arrêtez jamais ! Le grès est le matériau le plus utilisé ici, autour de la vallée de la Durdent. On le trouve en abondance. Il était extrait de carrières à ciel ouvert, tout près d’ici. On en trouvait par exemple juste en face, sur l’autre versant de la Durdent, à Manneville-les-Gres. Ces carrières furent fermées à peu près à l’époque de Leblanc et de Lupin, juste avant la Première Guerre mondiale.
— Et on l’utilisait pourquoi, le grès ?  
— C’est un matériau extrêmement dur, mais qui condense la vapeur d’eau lors des changements de température. Donc il n’était pas trop utilisé pour les habitations. Ou simplement pour les décorer : des encadrements de portes ou de fenêtres par exemple. Ou des armoiries, des écussons dans les manoirs. Par contre, à l’inverse, le grès fut très utilisé pour les bâtiments utilitaires : puits, colombier, granges, murs… Et bien entendu, pour les édifices religieux.
— Les chapelles et les églises sont en grès, c’est cela ?
— Oui, presque toutes. Cela rend les églises de cette portion de littoral très différentes de tout ce que l’on peut voir ailleurs. Bois et grès. Un mélange traditionnel somptueux qui donne encore aujourd’hui un sacré cachet à ces lieux saints. Et du mystère aussi. Souvent, dans les églises, les piliers de grès sont sculptés. Les fonts baptismaux aussi.
L’orage semblait s’éloigner un peu.
— Pourquoi cela, du mystère ?
— On trouve toutes sortes de symboles sculptés… Des chiffres, des lettres, des symboles...
— On peut les interpréter ?
— Souvent non. C’est un mélange d’art religieux et d’art païen. L’évangileet les croyances traditionnelles du pays de Caux. Les croix voisinent les têtes de morts, si vous voyez ce que je veux dire… Sans parler des marins…
— Les marins ?
— Ces chapelles littorales rendaient hommage à la mer. Aux voyages. Aux contrées lointaines. On retrouve parfois des symboles étranges sur certains piliers sculptés, à Veules-les-Roses par exemple. Des symboles qui avec un peu d’imagination, rappellent l’art pré-colombien.
— Les Incas, les Mayas ?
— Les Normands furent de grands voyageurs. Très tôt. Bien avant tout le monde…
— Et les calvaires ?
— Les calvaires… C’est l’art majeur. La sculpture du grès exigeait un savoir-faire très particulier. Il devait être sculpté dans les heures qui suivaient son extraction. Après, il devenait trop dur…
— D’où la grande liberté des artistes… L’aspect primitif et très symbolique des dessins.
— Exactement. Et le choix dans l’urgence des inscriptions gravées ! Quelques heures… Pour des symboles, des chiffres et des lettres qui traverseront ensuite les siècles.
La pluie baissait d’intensité. On n’entendait plus le tonnerre. Seuls les éclairs continuaient de strier le ciel.
— Où les trouvent-t-on, ces calvaires ?
— Partout. A tous les carrefours dans ce coin du pays de Caux. Mais beaucoup furent abattus à la révolution. Mélange de religion et de sorcellerie. Vous pensez !
— Il en reste ?
— Quelques uns. On en trouve encore presque toujours un dans les cimetières des villages des alentours. Il faisait fonction de sépulture pour tous les disparus du village qui n’en avaient pas. On en trouve de superbes à Malleville-Les-Gres, à Saint-Martin-aux-Buneaux, à Conteville, juste à côté… On en trouve encore quelques uns au carrefour des routes. On en trouve par exemple tout le long des quelques kilomètres de route de la Valleuse du Val jusqu’à Veulettes-sur-Mer. Et bien entendu aussi… près des chapelles.
— Il y en a un ici ? cria presque Paloma.
— Bien entendu !
— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt !
Bergton soupira et tendit sa main hors du porche. Il ne pleuvait presque plus. Ils sortirent et Paloma pu admirer dans la lumière blanche d’un spot allogène le fameux calvaire.
 
Roi de grès
Le roi de grès
 
Le socle surtout, de forme hexagonale, attirait l’attention. On pouvait encore lire distinctement, gravé dans le grès, la date d’érection du calvaire : 1649. Il semblait commander l’entrée du petit cimetière, derrière lui. Quelques tombes, ou plutôt, quelques épaisses plaques de grès depuis longtemps abandonnées, semblant issues du pire des films d’horreur. Paloma frissonna. Elle évita de regarder les tombes et se concentra sur le calvaire. Outre des dessins géométriques simples, le socle était gravé de chiffres et de lettres. Peut-être du latin ? Mais certaines lettres, devenues presque illisibles, rendaient la compréhension du texte problématique.
Cependant, tout commençait à s’éclaircir dans la tête de Paloma.
— Ces calvaires, ils représentent le Christ ?
Bergton haussa les épaules.
— D’accord, continua Paloma. Je sais, c’est une question idiote. C’est le Christ bien entendu sur la croix. Regardez, là-haut, c’est bien le symbole d’une couronne que l’on devine ?
— Une couronne, bien entendu, confirma Bergton. Le Christ crucifié et sa couronne d’épines. Jésus roi des hommes. Les romains lui offrent sur la croix une couronne d’épines. Jésus meurt pour devenir le roi des rois. Relier les royaumes du ciel et de la terre. Le Christ roi. C’est le sens exact de ces calvaires. Si l’on prenait le temps de décrypter ces inscriptions latines, on y trouverait les mots récurrents “inri”, ou “rex”…
Un immense frisson parcourut Paloma. Un instant, Bergton crut qu’elle allait défaillir.
— Paloma, vous vous sentez bien ?
Paloma prit appui sur la large épaule de Roland Bergton.
— J’ai trouvé professeur ! C’était d’une incroyable évidence ! Je sais ce que signifie le second ensemble de lettres de la deuxième ligne du cryptogramme de l’aiguille, “.e.oi.e..e.”.
— C’est vrai ? jubila Bergton. Le fameux “demoiselles” ? Quelle est votre version ?
Paloma reprit son souffle :
— “En amarres le Val, passant le fer…”. Après avoir amarré son embarcation au Val, passé l’échelle de fer, il faut suivre le jeu de piste disposé à chaque carrefour, le Christ roi sculpté dans le grès.“.e.oi.e..e.” ne signifie pas “demoiselles” mais en réalité “le roi de grès” !
Bergton se pinça les lèvres !
— Bon dieu. C’est évident. Vous êtes géniale. J’avais raison, bon sang, j’avais raison. Il y a bien un double sens au cryptogramme ! Bon sang, depuis le temps que cette intuition me taraudait. Et c’était vrai !
 Paloma le regarda avec amusement et lui confirma le plus sérieusement possible :
— Vous aviez raison, professeur !
Le professeur observa son élève avec une admiration sincère. Il ne pleuvait plus.
— On continue ? demanda Bergton
— On va où ?
— Vers la mer, bien entendu… Le “trésor aux anglais” se trouve au bord de la mer.
 
Ils marchèrent environ un kilomètre, en direction du village de Conteville. La torche de Bergton éclaira le nom de la route où ils progressaient, “la route de l’éperon”.
 
Éperon
L'éperon
 
Ils passèrent devant l’église de Conteville, entourée de son petit cimetière. Bergton braqua sa lampe torche entre les tombes. Le trait de lumière dansa quelques secondes, pour s’arrêter sur un grand calvaire de grès. Paloma s’approcha. Le trait de lumière éclaira tout d’abord le christ sculpté et sa couronne. Il descendit le long de la croix, en fait un cylindre de grès à la fois blanchi et verdi par les siècles, décoré de croix de Malte gravées. La torche éclaira ensuite sur le socle des chiffres et des lettres presque illisibles. Paloma frissonna une nouvelle fois.
— La mémoire des morts sans tombes, fit Bergton. Des morts de ce coin entre terre et mer. Depuis près de cinq cents ans.
Paloma avait hâte de quitter les lieux. Dix mètres plus loin, la route de l’éperon croisait une départementale.
— A droite, la centrale de Paluel ; à gauche, Veulettes-sur-Mer… Il reste à espérer que le trésor, le “trésor aux anglais”, le but du jeu de piste de Maurice Leblanc, n’ait pas été enterré il y a cent ans dans la valleuse de Sunset.
— Sunset ? Avec un nom si anglais, ce serait pourtant vraisemblable… Quel serait le problème ?
— Sunset était une charmante et verdoyante valleuse… Avant 1976… Et qu’on l’éventre pour y construire la centrale nucléaire de Paluel. Depuis, vous pouvez chercher la valleuse de Sunset sur les cartes : elle a disparu ! Soit les ingénieurs d’EDF ont trouvé le trésor il y a trente ans… Soit il dort sous les réacteurs.
— Donc, conclut Paloma pragmatique, on n’a pas le choix. On tourne à gauche vers Veulettes-sur-Mer et on prie.
La pluie avait, semble-t-il, définitivement cessé de tomber, mais des éclairs, au loin, continuaient de zébrer la nuit.
— Par la route ou le GR 21 ? demanda Bergton. Veulettes est à un kilomètre.
— Par le GR bien entendu.
Seulement éclairés de leurs deux lampes torches, Paloma et Roland Bergton quittèrent la route pour emprunter le sentier de grande randonnée. Ils passèrent à travers les champs sur quelques centaines de mètres. Des flaques boueuses leur firent rapidement regretter leur choix. Ils furent obligés de marcher sur le talus. Des herbes hautes et humides cinglaient les jambes nues de Paloma et maculaient de boue le pantalon de Bergton. Quelques centaines de mètres plus loin, le sentier obliquait à gauche pour descendre brutalement.
Devant eux s’étendait le panorama de la basse vallée de la Durdent. Un éclair stria le ciel. Paloma découvrit subjuguée la splendeur du site. Une immense étendue herbagée d’une platitude absolue, vierge de toute construction, fermée de chaque côté par deux versants abrupts. La vallée à fond plat semblait s’étendre à perte de vue vers l’intérieur des terres. A sa surface, la Durdent ondulait en passant d’un versant à l’autre, tel un long serpent brillant…
— La grande vallée ! déclara Bergton. De tout temps la majesté du site a inspiré les projets touristiques les plus délirants… Mais curieusement, aucun n’a abouti. Les prairies sont aujourd’hui inconstructibles à cause des risques d‘inondation. La prairie restera sauvage. La plus vaste zone inondable du littoral, qui commande l’entrée du plus large front de mer de toute la côte d’Albâtre… Plus d’un kilomètre et demi… Pas étonnant que pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands se soient massivement installés ici. C’était pour les alliés l’endroit idéal pour installer un port militaire. Les falaises de part et d’autre de la vallée sont encore truffées de blockhaus. Surtout au Nord de la vallée, sur l’éperon. On en compte au moins dix sur moins de cent mètres carrés.
Paloma enregistrait les informations. Un nouveau puzzle s’agençait dans son cerveau en ébullition. Elle n’avait plus froid. Tous ses sens semblaient au service de la mise en lien des centaines d’informations qu’ils avaient captées pendant la journée. Comme une gigantesque collecte d’informations pour alimenter un puissant ordinateur central. Ils descendirent le sentier. De l’eau coulait encore dans les rigoles formées pendant l’orage. La descente fut pénible pour le professeur et l’étudiante. Leurs pieds glissaient sous le terrain meuble et ils devaient se tenir tant bien que mal d’une main aux branches d’arbre, tandis que de l’autre, ils tentaient de s’éclairer de leur lampe torche. Tant bien que mal, ils parvinrent une centaine de mètres plus bas, au fond de la vallée. L’immense digue était éclairée, mais déserte. Les tables et parasols qui envahissaient habituellement la longue avenue maritime étaient rangés à l’abri. Au loin, de l’autre côté de la digue, on distinguait les néons fluorescents du casino et les lumières du village de Veulettes-sur-Mer.
 
Le versant par lequel ils étaient arrivés était beaucoup moins construit. Logiquement d’ailleurs, puisque c’était le côté de la vallée exposé aux vents d’ouest. Avançant vers la plage, leurs torches éclairèrent un panneau : “le pont rouge”. Effectivement, un restaurant au pied de la falaise portait ce nom, et un pont fraîchement repeint en rouge vif, franchissait la Durdent avant qu’elle ne se jette dans la mer. On pouvait suivre jusqu’à la plage le cours de la rivière, qui se trouvait barré juste à son embouchure par une buse. Selon les conditions climatiques, la buse permettait soit de laisser envahir la vallée par la mer, soit au contraire de faciliter l’écoulement de la Durdent dans la Manche. Paloma, sans dire un mot, longea l’appareil hydraulique, puis descendit sur la plage de galets. Elle s’effondra comme une masse sur les galets, épuisée. Elle se laissa bercer par le bruit caractéristique des galets entraînés par les flux et les reflux. Bergton resta debout à côté d’elle. Ils restèrent quelques instants silencieux, à écouter le bruit des vagues.
Paloma rompit le silence :
— Je crois qu’il est temps, professeur, de me révéler votre hypothèse sur le “trésor aux anglais”, ce trésor criminel amassé dans le Caux du temps de Leblanc.
Bergton écoutait lui aussi le bruit des galets roulés. Quelques éclairs continuaient d’éclairer la ligne blanche des falaises pendant quelques instants fantomatiques stupéfiants.
— Vous pensez ?
— Je pense.
Elle prit un ton solennel :
— Professeur. Je crois avoir une idée assez précise de l’endroit exact où il faut chercher. J’ai désormais en tête pas mal d’hypothèses concordantes. Au moins cinq observations convergent vers la même conclusion. Je pense même avoir décodé la dernière ligne du cryptogramme de l’aiguille. Professeur, je pense avoir répondu à votre question de ce matin concernant le trésor, je pense avoir répondu à la question “où”…
Le professeur garda le silence, ne sachant pas si Paloma disait vrai. Il tenta de dissimuler l’excitation en lui et continua d’une voix neutre :
— Mais auparavant, vous aimeriez savoir “pourquoi” ?
— Oui… “pourquoi” et “qui”.
— C’est légitime, vous l’avez bien mérité.
Machinalement, il regarda sa montre. Mais dans l’obscurité, il lui fut impossible de distinguer l’heure. Il s’assit à côté de Paloma. Il se laissa délibérément déconcentrer un instant par la magnifique silhouette de la jeune fille, que découpaient les réverbères de la digue.
 
***
 
Roberto écoutait le bruit de la mer se fracasser contre les falaises. Il faisait sombre. Juste cette étrange lucarne d’où l’on entendait les mouettes affolées. Et le bruit sourd des vagues, violent, régulier. Frappant la falaise, faisant trembler ses entrailles, cherchant à s’introduire par la moindre faille. Ici aussi. Il hésita à se servir un nouveau verre de calvados. Il avait un peu froid. Ils allaient venir. C’était certain maintenant. Il observa les quatre murs sales. Il pensa qu’il avait toujours su, dès le premier instant, que cette pièce était un tombeau. Un caveau plutôt. Un tombeau pour plusieurs.
 
***
 
Sur la plage de Veulettes, Roland Bergton délaissa à regrets la contemplation du profil de la jeune fille.
— Le “qui” et le “pourquoi”, commença le professeur. Paloma à votre avis, quel était le principal enjeu du commerce international, en 1900 ?
Paloma avait sorti son pendentif de sous son tee-shirt et tournait le dodécaèdre de cristal entre ses doigts. Elle réfléchit :
— Le charbon ?  
— Non.
— Le pétrole ?  
— Pas encore.
— Le blé ?  
— Non plus.
— Les armes ?
— Non.
— Je donne ma langue au chat !
— Pour une fois ! Vous êtes pardonnée. Cela va sans doute vous étonner, ma belle, mais le principal enjeu commercial international, au début du siècle, était l’opium ! Le commerce d’opium fournissait plus de 40% des ressources des colonies anglaises ! C’était un commerce parfaitement légal qui fit la fortune du Royaume-Uni et de l’ensemble du CommonWealth. La France tenta elle aussi de concurrencer les anglais grâce à ses comptoirs en Inde, ou ses colonies en Indochine. Mais à un échelon bien inférieur. Au début du siècle, les ravages de l’opium commencèrent à être dénoncés. Mais les intérêts économiques étaient considérables, bien supérieurs aux enjeux sanitaires. Les négociations furent longues et ne pouvaient être qu’internationales.
Paloma s’était allongée sur les galets, la fatigue, autant physique que nerveuse, l’emportait sur l’inconfort de sa position. Bergton se sentit une nouvelle fois troublé par la jeune fille au corps alangui, à quelques centimètres de sa main.
— Pourtant, continua Bergton, dès 1903, la France commença à restreindre l’autorisation du commerce d’opium. Suite à divers scandales liés à des actes criminels commis sous l’emprise de l’opium, en 1908, le gouvernement français interdit purement et simplement, par décret, toute importation et vente d’opium ! Dans le même temps, le commerce d’opium resta encore parfaitement légal en Angleterre. Il y sera autorisé jusqu’en 1916 ! L’Angleterre était de très loin le premier fournisseur mondial d’opium. Ceci explique cela.
— Je commence à comprendre, dit doucement Paloma.
— Imaginez. De tous les temps, la côte d’Albâtre et ses caches secrètes fut une terre de contrebande, entre la France et l’Angleterre. Mais pendant cette courte période de l’histoire économique mondiale, entre 1903 et 1916, la frontière entre la France et l’Angleterre prit une dimension économique toute autre. Pensez donc ! L’opium, légal, circulant librement d’un côté de la Manche. Arrivant par navires entiers, des navires qui passaient au large du Havre, de Fécamp, de Dieppe. Que les pêcheurs cauchois croisaient quotidiennement. De l’autre côté de la Manche, en France, une interdiction formelle malgré une demande toujours considérable… Des centaines de milliers de français habitués à consommer de l’opium. Dépendants bien entendu pour la plupart de cette drogue. Prêts à payer une fortune pour s’en procurer. Notamment dans les populations les plus riches. Notamment, bien entendu, dans les populations parisiennes. Les mêmes, souvent, qui ont fait construire des villas sur le littoral normand.
Paloma avait fermé les yeux et respirait doucement. Bergton se demanda un instant si la jeune fille ne s’était pas endormie. Il continua cependant :
— Comment, alors, résister à la tentation ? Si vous savez naviguer sur la Manche. Si vous connaissez comme votre poche les ports secrets de la côte d’Albâtre que les douaniers ignorent. Comment résister à une activité illégale, certes, mais qui comporte si peu de risques ?  Et qui surtout permet d’accumuler en peu de temps une richesse considérable, incalculable ? Une incroyable opportunité historique.
Paloma toujours allongée sur les galets, garda les yeux fermés et dit doucement :
— Votre version est très convaincante, professeur. D’accord pour le “pourquoi” professeur… Qu’en est-il du “qui” ?
— Je n’en sais pas beaucoup plus que vous. Je suppose simplement qu’entre 1903 et 1916, une poignée de marins cauchois ont organisé le trafic et se sont sans doute formidablement enrichis. Si on veut aller plus loin, il faut interpréter les indices laissés par Maurice Leblanc : on peut penser qu’ils étaient douze complices… Et que leurs caches, itinéraires, réseaux se situaient dans le triangle cauchois de Lupin, le triangle parfait.
— Entre 1903 et 1916. C’est pendant ces quatorze ans que Maurice Leblanc a imaginé Arsène Lupin, et a écrit la plupart de ses aventures normandes. Que savait-il ?
— Je ne sais pas. Peut-être a-t-il découvert le trafic lors de ses multiples promenades cauchoises dans des lieux retirés ? Ou à l’occasion de ses enquêtes sur l’histoire locale, sur les manoirs, sur les hobereaux enrichis ; ou dans sa lecture méticuleuse des faits-divers et ses relations avec la police et la justice… Maurice Leblanc n’a pas voulu, pas osé, dénoncer ouvertement les trafiquants. Révéler ce trafic par un double sens dans ses romans était évidemment pour Maurice Leblanc une méthode beaucoup plus amusante… et sécurisante.
— Même si à la fin de sa vie…
— Il avait peur, je sais. Peur de tout. Peut-être réellement parce qu’il croyait Lupin vivant. Peut-être tout simplement à cause de cette histoire…
— Un trafic. Un trafic d’opium. Entre l’Angleterre et la France. C’est ce que dissimulent les aventures de Lupin.
— Oui. C’est évident lorsqu’on le sait. Dans les premiers romans de Lupin, les traversées de la Manche sont très fréquentes. Notamment à travers les allers et retours du personnage d’Herlock Sholmes. D’ailleurs, pour Conan-Doyle, Sherlock Holmes était dépendant de la drogue… Mais curieusement, Maurice Leblanc n’en dit pas un mot.
— Un silence assourdissant, comme on dit. Donc, “l’aiguille” de Maurice Leblanc, positionnée au centre exact du triangle parfait, le colombier, ce dodécaèdre, désignait les passages des contrebandiers, les passages identifiés par Leblanc…
— Oui. Et on peut même penser que les parcours dans le pays de Caux d’Isidore Beautrelet, d’Arsène et Joséphine, leurs itinéraires similaires, du littoral cauchois à la Seine, représentent les itinéraires habituels des trafiquants. Le déchargement de l’opium dans les valleuses, leur transport dans le Pays de Caux, par Yvetot, Doudeville, Yerville, Lillebonne, leur chargement discret sur des péniches en Seine, à Tancarville, Quillebeuf, Caudebec, la Mailleraye, Mesnil-sous-Jumièges, Duclair… Autant de lieux cités par Leblanc. Voilà mon enfant. Vous savez tout ce que je sais. “Qui” et “pourquoi”…