9. Orage sur le grès
Paloma pensait toujours à l’orage. Elle
priait pour qu’il n’éclate pas trop tôt. Elle pensait qu’un tel
avion devait immanquablement attirer la foudre, à cause de sa
carlingue en fer. L’orage. Le fer. L’éclair traversa son cerveau.
Immédiatement, elle se retourna vers Bergton :
— Professeur. Je pense que je
connais la seconde ligne du cryptogramme de l’Aiguille !
— C’est vrai ? demanda le
professeur sceptique.
— C’est d’une simplicité enfantine
lorsque l’on connaît la première ligne. Après s’être amarré à la
valleuse du Val, que fait-on ?
— On grimpe l’échelle de fer, la
fameuse échelle Saint-Martin.
— Il n’est donc pas difficile de
deviner le double sens de la suite de voyelles qui suit “en
amarres, le Val”. Le premier groupe de lettres de la
seconde ligne “.a..a…e.e.”, “la chambre des” selon
Maurice Leblanc, veut forcément dire “passant le fer”.
Bergton faillit lâcher les
commandes.
— Vous êtes incroyable !
L’échelle Saint-Martin. “Passant le fer”. C’est
limpide ! C’est d’une telle évidence. Et ensuite ?
— Je sèche…
— Vous avez bien de la
chance ! plaisanta Bergton.
Ils restèrent de longues minutes
silencieux. Paloma sentit que le professeur devait se concentrer
sur son pilotage. Elle réfléchissait à la suite du cryptogramme,
sans succès. Bientôt, Bergton désigna un point dans
l’obscurité :
— On atterrit ici. Vous allez être
contente. C’est un aérodrome officiel, l’aérodrome
Saint-Valery-Vittefleur. L’aéroclub cauchois. Il a servi pendant la
Seconde Guerre mondiale. Le camp Lucky Strike se tenait là… Plus de
300 000 américains.
Au loin, une immense lueur éclairait la
falaise. Paloma s’étonna :
— Qu’est-ce que c’est ? Cette
immense zone éclairée sur la mer ? Juste devant nous.
— La centrale nucléaire de
Paluel ! L’une des plus puissantes de France. 7% de
l’électricité française… Deux fois la consommation de la
Haute-Normandie ! Accrochez-vous, on descend…
Paloma réalisa soudain l’inconscience du
professeur :
— Mais la piste de l’aéroclub n’est
pas éclairée ! Vous êtes fou, la piste est fermée ! Vous
vous rendez compte ?
— Bien entendu, elle est fermée.
Vous avez vu l’heure qu’il est ? Mais c’est ça ou l’orage dans
quelques minutes. Nous n’avons plus le choix. Rassurez-vous, je
connais cette piste comme ma poche. Je m’y poserais les yeux
fermés.
— C’est le cas, commenta Paloma en
constatant l’obscurité.
En réalité, une pâle lueur éclairait
vaguement la piste. Les phares de l’avion firent le reste. L’avion
se posa sans encombres. L’aérodrome désert avait quelque chose de
sinistre. Les bâtiments de tôle ondulée semblaient pouvoir
s’envoler à la moindre bourrasque. Il pleuvait moins, mais le vent
ne faiblissait pas. Il secouait les branches des arbres devant les
quelques réverbères, faisant danser des ombres inquiétantes sur la
piste. Ils descendirent sur le tarmac. Face à l’état calamiteux de
la piste, envahie par les herbes folles, Paloma fut secouée d’une
peur rétrospective. Au loin, au-delà des falaises, on entendait
gronder le tonnerre.
Ils cherchèrent à l’arrière de l’avion
des vêtements imperméables, mais ne trouvèrent rien de plus que les
deux chandails qu’ils portaient. Par contre, Bergton eut le réflexe
de se munir de deux lampes torches puissantes.
— Et maintenant, que fait-on ?
demanda Paloma.
Elle grelottait déjà. Elle frotta
énergiquement avec ses mains ses jambes nues, pour les
réchauffer.
— Avez-vous une autre idée ? A
part nous rendre au Val ?
— C’est loin ?
— Je dirais 5 à 6 kilomètres.
— Aucun problème. Vous avez
forcément dans les environs un ami qui va nous déposer là-bas en
hélicoptère ou en deltaplane…
— Non, pas ce coup-ci. Désolé de
vous décevoir…
— Pas même un éleveur d’autruches
que l’on pourrait chevaucher ?
— Ni autruches, ni bisons.
Désolé.
— Je suis déçue, professeur…
— Je vous avais promis qu’on ne
voyagerait pas deux fois par le même mode de transport… A pied, on
ne l’a pas encore fait…
— C’est vrai. Et si l’orage nous
surprend ?
— On s’abritera.
— Je vous suis !
Le courage de ce petit bout de jeune
fille fit une nouvelle fois chavirer le cœur de Bergton. Il la prit
par les épaules et lui frotta énergiquement le dos pour la
réchauffer. Au bout de quelques longues secondes, Paloma remercia
le professeur en se dégageant, un peu gênée, un peu troublée. Ils
marchèrent en silence le long de la petite départementale, “la
route américaine”. Paloma réfléchissait au second groupe de lettres
de la deuxième ligne, “.e.oi.e..e.”,
“demoiselles” selon Leblanc. Aucune inspiration
particulière n’émergeait. Ils entrèrent dans le petit hameau de
Janville. Ils passèrent devant un imposant manoir. De subtils
éclairages mettaient en valeur l’immense parc, ses multiples
dépendances et un somptueux colombier. Le charme mélancolique du
site redonna un peu de courage à Paloma. Elle en avait besoin.
Elle sentait un froid tenace remonter de ses jambes nues et
humides vers son dos. Elle n’osait pas solliciter à nouveau les
caresses du professeur.
Un éclair illumina le parc d’une clarté
aussi soudaine qu’irréelle. A peine deux secondes plus tard, un
assourdissant coup de tonnerre claqua près d’eux. Paloma eut le
réflexe d’attraper le bras du professeur.
— Mon dieu…
Ils entendirent d’abord le bruit de
l’averse brutale sur les feuilles des arbres qui les protégeaient.
Ils avancèrent. L’orage redoubla, cinglant les corps de Paloma et
Bergton.
— J’avais prévu l’orage, cria
Paloma. Vous m’aviez parlé d’un abri ?
— Tout à fait d’accord. On court à
la chapelle de Janville !
Bergton prit la main de Paloma et
l’entraîna dans une course de quelques centaines de mètres. Au bout
d’une rangée d’arbres, Paloma aperçut une belle chapelle,
superbement éclairée de puissants spots allogènes disposés en
cercle autour.
— Sous le porche, hurla Bergton
après un nouveau coup de tonnerre.
Sous la pluie battante, ils coururent se
réfugier sous le porche de la chapelle. Une seconde fois, ils
étaient trempés.
— C’est bon, on ne craint plus
rien, fit Bergton.
Il posa sa main sur les imposants
piliers qui soutenaient le porche. Il continua :
— Ces quatre piliers de grès
soutiennent le porte-clocher. C’est unique. C’est remarquable. Et
cela date du XIIIe siècle.
La pluie ne faiblissait pas dehors, mais
ils étaient à peu près abrités sous le porche.
— Vous n’arrêtez jamais vous non
plus, professeur ! constata Paloma. C’est quoi, cette
chapelle ?
— Une chapelle dédiée à la vierge,
bien entendu. Erigée par et pour les marins. Un lieu de pèlerinage
séculaire pour les pêcheurs, matelots…
— Contrebandiers…
Un silence. Un éclair. Un coup de
tonnerre.
— Cela va bien finir par se calmer,
commenta Bergton.
Paloma réfléchissait. Une lueur lui
traversa l’esprit.
— Professeur ! Parlez-moi du
grès ! Tout ce que vous savez sur le grès. Vous vous souvenez,
vous m’en aviez parlé sur le bateau.
— Pourquoi ?
— Allez-y. Ne posez pas de
question. Je veux tout savoir.
— Vous non plus, vous n’arrêtez
jamais ! Le grès est le matériau le plus utilisé ici, autour
de la vallée de la Durdent. On le trouve en abondance. Il était
extrait de carrières à ciel ouvert, tout près d’ici. On en trouvait
par exemple juste en face, sur l’autre versant de la Durdent, à
Manneville-les-Gres. Ces carrières furent fermées à peu près à
l’époque de Leblanc et de Lupin, juste avant la Première Guerre
mondiale.
— Et on l’utilisait pourquoi, le
grès ?
— C’est un matériau extrêmement
dur, mais qui condense la vapeur d’eau lors des changements de
température. Donc il n’était pas trop utilisé pour les habitations.
Ou simplement pour les décorer : des encadrements de portes ou
de fenêtres par exemple. Ou des armoiries, des écussons dans les
manoirs. Par contre, à l’inverse, le grès fut très utilisé pour les
bâtiments utilitaires : puits, colombier, granges, murs… Et
bien entendu, pour les édifices religieux.
— Les chapelles et les églises sont
en grès, c’est cela ?
— Oui, presque toutes. Cela rend
les églises de cette portion de littoral très différentes de tout
ce que l’on peut voir ailleurs. Bois et grès. Un mélange
traditionnel somptueux qui donne encore aujourd’hui un sacré cachet
à ces lieux saints. Et du mystère aussi. Souvent, dans les églises,
les piliers de grès sont sculptés. Les fonts baptismaux
aussi.
L’orage semblait s’éloigner un
peu.
— Pourquoi cela, du
mystère ?
— On trouve toutes sortes de
symboles sculptés… Des chiffres, des lettres, des symboles...
— On peut les
interpréter ?
— Souvent non. C’est un mélange
d’art religieux et d’art païen. L’évangileet les croyances
traditionnelles du pays de Caux. Les croix voisinent les têtes de
morts, si vous voyez ce que je veux dire… Sans parler des
marins…
— Les marins ?
— Ces chapelles littorales
rendaient hommage à la mer. Aux voyages. Aux contrées lointaines.
On retrouve parfois des symboles étranges sur certains piliers
sculptés, à Veules-les-Roses par exemple. Des symboles qui avec un
peu d’imagination, rappellent l’art pré-colombien.
— Les Incas, les Mayas ?
— Les Normands furent de grands
voyageurs. Très tôt. Bien avant tout le monde…
— Et les calvaires ?
— Les calvaires… C’est l’art
majeur. La sculpture du grès exigeait un savoir-faire très
particulier. Il devait être sculpté dans les heures qui suivaient
son extraction. Après, il devenait trop dur…
— D’où la grande liberté des
artistes… L’aspect primitif et très symbolique des dessins.
— Exactement. Et le choix dans
l’urgence des inscriptions gravées ! Quelques heures… Pour des
symboles, des chiffres et des lettres qui traverseront ensuite les
siècles.
La pluie baissait d’intensité. On
n’entendait plus le tonnerre. Seuls les éclairs continuaient de
strier le ciel.
— Où les trouvent-t-on, ces
calvaires ?
— Partout. A tous les carrefours
dans ce coin du pays de Caux. Mais beaucoup furent abattus à la
révolution. Mélange de religion et de sorcellerie. Vous
pensez !
— Il en reste ?
— Quelques uns. On en trouve encore
presque toujours un dans les cimetières des villages des alentours.
Il faisait fonction de sépulture pour tous les disparus du village
qui n’en avaient pas. On en trouve de superbes à
Malleville-Les-Gres, à Saint-Martin-aux-Buneaux, à Conteville,
juste à côté… On en trouve encore quelques uns au carrefour des
routes. On en trouve par exemple tout le long des quelques
kilomètres de route de la Valleuse du Val jusqu’à
Veulettes-sur-Mer. Et bien entendu aussi… près des chapelles.
— Il y en a un ici ? cria
presque Paloma.
— Bien entendu !
— Vous ne pouviez pas le dire plus
tôt !
Bergton soupira et tendit sa main hors
du porche. Il ne pleuvait presque plus. Ils sortirent et Paloma pu
admirer dans la lumière blanche d’un spot allogène le fameux
calvaire.
Le roi de grès
Le socle surtout, de forme hexagonale,
attirait l’attention. On pouvait encore lire distinctement, gravé
dans le grès, la date d’érection du calvaire : 1649. Il
semblait commander l’entrée du petit cimetière, derrière lui.
Quelques tombes, ou plutôt, quelques épaisses plaques de grès
depuis longtemps abandonnées, semblant issues du pire des films
d’horreur. Paloma frissonna. Elle évita de regarder les tombes et
se concentra sur le calvaire. Outre des dessins géométriques
simples, le socle était gravé de chiffres et de lettres. Peut-être
du latin ? Mais certaines lettres, devenues presque
illisibles, rendaient la compréhension du texte
problématique.
Cependant, tout commençait à s’éclaircir
dans la tête de Paloma.
— Ces calvaires, ils représentent
le Christ ?
Bergton haussa les épaules.
— D’accord, continua Paloma. Je
sais, c’est une question idiote. C’est le Christ bien entendu sur
la croix. Regardez, là-haut, c’est bien le symbole d’une couronne
que l’on devine ?
— Une couronne, bien entendu,
confirma Bergton. Le Christ crucifié et sa couronne d’épines. Jésus
roi des hommes. Les romains lui offrent sur la croix une couronne
d’épines. Jésus meurt pour devenir le roi des rois. Relier les
royaumes du ciel et de la terre. Le Christ roi. C’est le sens exact
de ces calvaires. Si l’on prenait le temps de décrypter ces
inscriptions latines, on y trouverait les mots récurrents “inri”,
ou “rex”…
Un immense frisson parcourut Paloma. Un
instant, Bergton crut qu’elle allait défaillir.
— Paloma, vous vous sentez
bien ?
Paloma prit appui sur la large épaule de
Roland Bergton.
— J’ai trouvé professeur !
C’était d’une incroyable évidence ! Je sais ce que signifie le
second ensemble de lettres de la deuxième ligne du cryptogramme de
l’aiguille, “.e.oi.e..e.”.
— C’est vrai ? jubila Bergton.
Le fameux “demoiselles” ? Quelle est votre
version ?
Paloma reprit son souffle :
— “En amarres le Val, passant le
fer…”. Après avoir amarré son embarcation au Val, passé
l’échelle de fer, il faut suivre le jeu de piste disposé à chaque
carrefour, le Christ roi sculpté dans le
grès.“.e.oi.e..e.” ne signifie pas “demoiselles”
mais en réalité “le roi de grès” !
Bergton se pinça les lèvres !
— Bon dieu. C’est évident. Vous
êtes géniale. J’avais raison, bon sang, j’avais raison. Il y a bien
un double sens au cryptogramme ! Bon sang, depuis le temps que
cette intuition me taraudait. Et c’était vrai !
Paloma le regarda avec amusement
et lui confirma le plus sérieusement possible :
— Vous aviez raison,
professeur !
Le professeur observa son élève avec une
admiration sincère. Il ne pleuvait plus.
— On continue ? demanda
Bergton
— On va où ?
— Vers la mer, bien entendu… Le
“trésor aux anglais” se trouve au bord de la mer.
Ils marchèrent environ un kilomètre, en
direction du village de Conteville. La torche de Bergton éclaira le
nom de la route où ils progressaient, “la route de l’éperon”.
L'éperon
Ils passèrent devant l’église de
Conteville, entourée de son petit cimetière. Bergton braqua sa
lampe torche entre les tombes. Le trait de lumière dansa quelques
secondes, pour s’arrêter sur un grand calvaire de grès. Paloma
s’approcha. Le trait de lumière éclaira tout d’abord le christ
sculpté et sa couronne. Il descendit le long de la croix, en fait
un cylindre de grès à la fois blanchi et verdi par les siècles,
décoré de croix de Malte gravées. La torche éclaira ensuite sur le
socle des chiffres et des lettres presque illisibles. Paloma
frissonna une nouvelle fois.
— La mémoire des morts sans tombes,
fit Bergton. Des morts de ce coin entre terre et mer. Depuis près
de cinq cents ans.
Paloma avait hâte de quitter les lieux.
Dix mètres plus loin, la route de l’éperon croisait une
départementale.
— A droite, la centrale de
Paluel ; à gauche, Veulettes-sur-Mer… Il reste à espérer que
le trésor, le “trésor aux anglais”, le but du jeu de piste
de Maurice Leblanc, n’ait pas été enterré il y a cent ans dans la
valleuse de Sunset.
— Sunset ? Avec un nom si
anglais, ce serait pourtant vraisemblable… Quel serait le
problème ?
— Sunset était une charmante et
verdoyante valleuse… Avant 1976… Et qu’on l’éventre pour y
construire la centrale nucléaire de Paluel. Depuis, vous pouvez
chercher la valleuse de Sunset sur les cartes : elle a
disparu ! Soit les ingénieurs d’EDF ont trouvé le trésor il y
a trente ans… Soit il dort sous les réacteurs.
— Donc, conclut Paloma pragmatique,
on n’a pas le choix. On tourne à gauche vers Veulettes-sur-Mer et
on prie.
La pluie avait, semble-t-il,
définitivement cessé de tomber, mais des éclairs, au loin,
continuaient de zébrer la nuit.
— Par la route ou le GR 21 ?
demanda Bergton. Veulettes est à un kilomètre.
— Par le GR bien entendu.
Seulement éclairés de leurs deux lampes
torches, Paloma et Roland Bergton quittèrent la route pour
emprunter le sentier de grande randonnée. Ils passèrent à travers
les champs sur quelques centaines de mètres. Des flaques boueuses
leur firent rapidement regretter leur choix. Ils furent obligés de
marcher sur le talus. Des herbes hautes et humides cinglaient les
jambes nues de Paloma et maculaient de boue le pantalon de Bergton.
Quelques centaines de mètres plus loin, le sentier obliquait à
gauche pour descendre brutalement.
Devant eux s’étendait le panorama de la
basse vallée de la Durdent. Un éclair stria le ciel. Paloma
découvrit subjuguée la splendeur du site. Une immense étendue
herbagée d’une platitude absolue, vierge de toute construction,
fermée de chaque côté par deux versants abrupts. La vallée à fond
plat semblait s’étendre à perte de vue vers l’intérieur des terres.
A sa surface, la Durdent ondulait en passant d’un versant à
l’autre, tel un long serpent brillant…
— La grande vallée ! déclara
Bergton. De tout temps la majesté du site a inspiré les projets
touristiques les plus délirants… Mais curieusement, aucun n’a
abouti. Les prairies sont aujourd’hui inconstructibles à cause des
risques d‘inondation. La prairie restera sauvage. La plus vaste
zone inondable du littoral, qui commande l’entrée du plus large
front de mer de toute la côte d’Albâtre… Plus d’un kilomètre et
demi… Pas étonnant que pendant la Seconde Guerre mondiale, les
Allemands se soient massivement installés ici. C’était pour les
alliés l’endroit idéal pour installer un port militaire. Les
falaises de part et d’autre de la vallée sont encore truffées de
blockhaus. Surtout au Nord de la vallée, sur l’éperon. On en compte
au moins dix sur moins de cent mètres carrés.
Paloma enregistrait les informations. Un
nouveau puzzle s’agençait dans son cerveau en ébullition. Elle
n’avait plus froid. Tous ses sens semblaient au service de la mise
en lien des centaines d’informations qu’ils avaient captées pendant
la journée. Comme une gigantesque collecte d’informations pour
alimenter un puissant ordinateur central. Ils descendirent le
sentier. De l’eau coulait encore dans les rigoles formées pendant
l’orage. La descente fut pénible pour le professeur et l’étudiante.
Leurs pieds glissaient sous le terrain meuble et ils devaient se
tenir tant bien que mal d’une main aux branches d’arbre, tandis que
de l’autre, ils tentaient de s’éclairer de leur lampe torche. Tant
bien que mal, ils parvinrent une centaine de mètres plus bas, au
fond de la vallée. L’immense digue était éclairée, mais déserte.
Les tables et parasols qui envahissaient habituellement la longue
avenue maritime étaient rangés à l’abri. Au loin, de l’autre côté
de la digue, on distinguait les néons fluorescents du casino et les
lumières du village de Veulettes-sur-Mer.
Le versant par lequel ils étaient
arrivés était beaucoup moins construit. Logiquement d’ailleurs,
puisque c’était le côté de la vallée exposé aux vents d’ouest.
Avançant vers la plage, leurs torches éclairèrent un panneau :
“le pont rouge”. Effectivement, un restaurant au pied de la falaise
portait ce nom, et un pont fraîchement repeint en rouge vif,
franchissait la Durdent avant qu’elle ne se jette dans la mer. On
pouvait suivre jusqu’à la plage le cours de la rivière, qui se
trouvait barré juste à son embouchure par une buse. Selon les
conditions climatiques, la buse permettait soit de laisser envahir
la vallée par la mer, soit au contraire de faciliter l’écoulement
de la Durdent dans la Manche. Paloma, sans dire un mot, longea
l’appareil hydraulique, puis descendit sur la plage de galets. Elle
s’effondra comme une masse sur les galets, épuisée. Elle se laissa
bercer par le bruit caractéristique des galets entraînés par les
flux et les reflux. Bergton resta debout à côté d’elle. Ils
restèrent quelques instants silencieux, à écouter le bruit des
vagues.
Paloma rompit le silence :
— Je crois qu’il est temps,
professeur, de me révéler votre hypothèse sur le “trésor aux
anglais”, ce trésor criminel amassé dans le Caux du temps de
Leblanc.
Bergton écoutait lui aussi le bruit des
galets roulés. Quelques éclairs continuaient d’éclairer la ligne
blanche des falaises pendant quelques instants fantomatiques
stupéfiants.
— Vous pensez ?
— Je pense.
Elle prit un ton solennel :
— Professeur. Je crois avoir une
idée assez précise de l’endroit exact où il faut chercher. J’ai
désormais en tête pas mal d’hypothèses concordantes. Au moins cinq
observations convergent vers la même conclusion. Je pense même
avoir décodé la dernière ligne du cryptogramme de l’aiguille.
Professeur, je pense avoir répondu à votre question de ce matin
concernant le trésor, je pense avoir répondu à la question
“où”…
Le professeur garda le silence, ne
sachant pas si Paloma disait vrai. Il tenta de dissimuler
l’excitation en lui et continua d’une voix neutre :
— Mais auparavant, vous aimeriez
savoir “pourquoi” ?
— Oui… “pourquoi” et “qui”.
— C’est légitime, vous l’avez bien
mérité.
Machinalement, il regarda sa montre.
Mais dans l’obscurité, il lui fut impossible de distinguer l’heure.
Il s’assit à côté de Paloma. Il se laissa délibérément déconcentrer
un instant par la magnifique silhouette de la jeune fille, que
découpaient les réverbères de la digue.
***
Roberto écoutait le bruit de la mer se
fracasser contre les falaises. Il faisait sombre. Juste cette
étrange lucarne d’où l’on entendait les mouettes affolées. Et le
bruit sourd des vagues, violent, régulier. Frappant la falaise,
faisant trembler ses entrailles, cherchant à s’introduire par la
moindre faille. Ici aussi. Il hésita à se servir un nouveau verre
de calvados. Il avait un peu froid. Ils allaient venir. C’était
certain maintenant. Il observa les quatre murs sales. Il pensa
qu’il avait toujours su, dès le premier instant, que cette pièce
était un tombeau. Un caveau plutôt. Un tombeau pour
plusieurs.
***
Sur la plage de Veulettes, Roland
Bergton délaissa à regrets la contemplation du profil de la jeune
fille.
— Le “qui” et le “pourquoi”,
commença le professeur. Paloma à votre avis, quel était le
principal enjeu du commerce international, en 1900 ?
Paloma avait sorti son pendentif de sous
son tee-shirt et tournait le dodécaèdre de cristal entre ses
doigts. Elle réfléchit :
— Le charbon ?
— Non.
— Le pétrole ?
— Pas encore.
— Le blé ?
— Non plus.
— Les armes ?
— Non.
— Je donne ma langue au
chat !
— Pour une fois ! Vous êtes
pardonnée. Cela va sans doute vous étonner, ma belle, mais le
principal enjeu commercial international, au début du siècle, était
l’opium ! Le commerce d’opium fournissait plus de 40% des
ressources des colonies anglaises ! C’était un commerce
parfaitement légal qui fit la fortune du Royaume-Uni et de
l’ensemble du CommonWealth. La France tenta elle aussi de
concurrencer les anglais grâce à ses comptoirs en Inde, ou ses
colonies en Indochine. Mais à un échelon bien inférieur. Au début
du siècle, les ravages de l’opium commencèrent à être dénoncés.
Mais les intérêts économiques étaient considérables, bien
supérieurs aux enjeux sanitaires. Les négociations furent longues
et ne pouvaient être qu’internationales.
Paloma s’était allongée sur les galets,
la fatigue, autant physique que nerveuse, l’emportait sur
l’inconfort de sa position. Bergton se sentit une nouvelle fois
troublé par la jeune fille au corps alangui, à quelques centimètres
de sa main.
— Pourtant, continua Bergton, dès
1903, la France commença à restreindre l’autorisation du commerce
d’opium. Suite à divers scandales liés à des actes criminels commis
sous l’emprise de l’opium, en 1908, le gouvernement français
interdit purement et simplement, par décret, toute importation et
vente d’opium ! Dans le même temps, le commerce d’opium resta
encore parfaitement légal en Angleterre. Il y sera autorisé
jusqu’en 1916 ! L’Angleterre était de très loin le premier
fournisseur mondial d’opium. Ceci explique cela.
— Je commence à comprendre, dit
doucement Paloma.
— Imaginez. De tous les temps, la
côte d’Albâtre et ses caches secrètes fut une terre de contrebande,
entre la France et l’Angleterre. Mais pendant cette courte période
de l’histoire économique mondiale, entre 1903 et 1916, la frontière
entre la France et l’Angleterre prit une dimension économique toute
autre. Pensez donc ! L’opium, légal, circulant librement d’un
côté de la Manche. Arrivant par navires entiers, des navires qui
passaient au large du Havre, de Fécamp, de Dieppe. Que les pêcheurs
cauchois croisaient quotidiennement. De l’autre côté de la Manche,
en France, une interdiction formelle malgré une demande toujours
considérable… Des centaines de milliers de français habitués à
consommer de l’opium. Dépendants bien entendu pour la plupart de
cette drogue. Prêts à payer une fortune pour s’en procurer.
Notamment dans les populations les plus riches. Notamment, bien
entendu, dans les populations parisiennes. Les mêmes, souvent, qui
ont fait construire des villas sur le littoral normand.
Paloma avait fermé les yeux et respirait
doucement. Bergton se demanda un instant si la jeune fille ne
s’était pas endormie. Il continua cependant :
— Comment, alors, résister à la
tentation ? Si vous savez naviguer sur la Manche. Si vous
connaissez comme votre poche les ports secrets de la côte d’Albâtre
que les douaniers ignorent. Comment résister à une activité
illégale, certes, mais qui comporte si peu de risques ?
Et qui surtout permet d’accumuler en peu de temps une
richesse considérable, incalculable ? Une incroyable
opportunité historique.
Paloma toujours allongée sur les galets,
garda les yeux fermés et dit doucement :
— Votre version est très
convaincante, professeur. D’accord pour le “pourquoi” professeur…
Qu’en est-il du “qui” ?
— Je n’en sais pas beaucoup plus
que vous. Je suppose simplement qu’entre 1903 et 1916, une poignée
de marins cauchois ont organisé le trafic et se sont sans doute
formidablement enrichis. Si on veut aller plus loin, il faut
interpréter les indices laissés par Maurice Leblanc : on peut
penser qu’ils étaient douze complices… Et que leurs caches,
itinéraires, réseaux se situaient dans le triangle cauchois de
Lupin, le triangle parfait.
— Entre 1903 et 1916. C’est pendant
ces quatorze ans que Maurice Leblanc a imaginé Arsène Lupin, et a
écrit la plupart de ses aventures normandes. Que
savait-il ?
— Je ne sais pas. Peut-être a-t-il
découvert le trafic lors de ses multiples promenades cauchoises
dans des lieux retirés ? Ou à l’occasion de ses enquêtes sur
l’histoire locale, sur les manoirs, sur les hobereaux
enrichis ; ou dans sa lecture méticuleuse des faits-divers et
ses relations avec la police et la justice… Maurice Leblanc n’a pas
voulu, pas osé, dénoncer ouvertement les trafiquants. Révéler ce
trafic par un double sens dans ses romans était évidemment pour
Maurice Leblanc une méthode beaucoup plus amusante… et
sécurisante.
— Même si à la fin de sa vie…
— Il avait peur, je sais. Peur de
tout. Peut-être réellement parce qu’il croyait Lupin vivant.
Peut-être tout simplement à cause de cette histoire…
— Un trafic. Un trafic d’opium.
Entre l’Angleterre et la France. C’est ce que dissimulent les
aventures de Lupin.
— Oui. C’est évident lorsqu’on le
sait. Dans les premiers romans de Lupin, les traversées de la
Manche sont très fréquentes. Notamment à travers les allers et
retours du personnage d’Herlock Sholmes. D’ailleurs, pour
Conan-Doyle, Sherlock Holmes était dépendant de la drogue… Mais
curieusement, Maurice Leblanc n’en dit pas un mot.
— Un silence assourdissant, comme
on dit. Donc, “l’aiguille” de Maurice Leblanc, positionnée au
centre exact du triangle parfait, le colombier, ce dodécaèdre,
désignait les passages des contrebandiers, les passages identifiés
par Leblanc…
— Oui. Et on peut même penser que
les parcours dans le pays de Caux d’Isidore Beautrelet, d’Arsène et
Joséphine, leurs itinéraires similaires, du littoral cauchois à la
Seine, représentent les itinéraires habituels des trafiquants. Le
déchargement de l’opium dans les valleuses, leur transport dans le
Pays de Caux, par Yvetot, Doudeville, Yerville, Lillebonne, leur
chargement discret sur des péniches en Seine, à Tancarville,
Quillebeuf, Caudebec, la Mailleraye, Mesnil-sous-Jumièges, Duclair…
Autant de lieux cités par Leblanc. Voilà mon enfant. Vous savez
tout ce que je sais. “Qui” et “pourquoi”…