4. Port Lupin
La “Courtine” voguait à pleine vitesse
le long de la côte d’Albâtre. Paloma penchée sur le pont du
chalutier, observait la falaise défiler.
— Une autre aiguille ?
s’écria-t-elle surprise.
— L’aiguille de Belval, précisa
Bergton. Belval est le nom d’un grand ami d’Arsène Lupin. Patrice
Belval. Compagnon fidèle de Lupin dans deux aventures, “L’Ile
aux trente cercueils” et “Le Triangle d’Or”. Mais
Maurice Leblanc parle aussi de cette aiguille dans La Comtesse
de Cagliostro. Moins connue que celle d’Etretat, elle marque
l’entrée de la valleuse du Curé. Depuis que l’escalier est fermé,
l’aiguille est devenue invisible de la terre…
— Curieux destin…
— Oui… Curieux littoral aussi que
vous allez découvrir. Plus de cent kilomètres de littoral, et
pourtant à peine trente endroits pour descendre à la mer… L’immense
majorité du littoral est inaccessible aux hommes… Au moins par la
terre. C’est le dernier littoral mystérieux de France. Le dernier
où si l’on souhaitait encore pratiquer la contrebande, on pourrait
déjouer sans risques la vigilance des douaniers. C’est Beautrelet
lui-même qui précise dans L’Aiguille creuse : “il y
a plusieurs de ces escaliers le long de la côte. On m’a signalé, en
face de Bénouville, l’escalier du curé. Et je ne parle pas des
trois ou quatre tunnels destinés aux pêcheurs”.
— Ces falaises haut-normandes sont
un véritable gruyère ?
— Presque. Cavités naturelles ou
creusées par l’homme, les falaises étaient percées d’échelles,
d’escaliers, de cordes, de toutes sortes d’astuces plus ou moins
connues pour accéder à la mer. La plupart ont disparu… mais sans
doute pas toutes.
— Et Leblanc les connaissait
parfaitement ?
— Oui… même si le périple de Lupin
d’Etretat à Port-Lupin ne nous en dit rien. Il l’évacue en une
ligne “Fécamp passa d’abord devant eux, puis toutes les plages
normandes, Saint-Pierre, les Petites-Dalles, Veulettes,
Saint-Valery, Veules, Quiberville”. Ce littoral était encore à
l’époque un des plus touristiques de France…
— Et dire que nous, ça va nous
prendre trois heures.
— Regardez, Paloma ! On passe
devant la valleuse de Vaucottes. Un véritable petit
bijou !
— Qu’y a fait Lupin ?
— Arsène Lupin, rien… mais Maurice
Leblanc passa plusieurs étés à Vaucottes, chez ses beaux-parents,
juste après son mariage, à partir de 1889… Il y écrivit ses
premiers contes. Bien avant d’inventer Lupin. Et ils y recevaient
le grand monde…
Un éclair de malice passa dans le regard
de Paloma. Elle regarda le professeur droit dans les
yeux :
— Tenez, pour passer le temps. Vous
ne deviez pas me parler des relations entre Lupin et l’ésotérisme,
les sociétés secrètes, les templiers ? Et m’exposer votre
hypothèse ?
— Et vous, vous ne deviez pas
tenter de résoudre le cryptogramme de l’aiguille ?
— D’accord, fit Paloma, joueuse. A
chaque fois que je progresse sur le code, vous me parlez des
relations entre Lupin et les templiers.
Bergton soupira :
— Si vous voulez… Regardez !
On passe devant Yport. Charmant petit port où Ganimard avait caché
sa flotte, avant l’assaut de l’aiguille. Une flotte composée
exactement de douze barques de pêche !
— Douze… Toujours douze…
— Oui. Et le cap que l’on vient de
doubler se nomme d’ailleurs “la roche aux anglais”…
— Les anglais. Toujours les
anglais… Les relations entre l’Angleterre et la Normandie… On y
revient à chaque fois ! J’ai comme vous de plus en plus la
conviction qu’une partie de la solution de tous ces secrets tient
dans ce lien entre la France et l’Angleterre.
Le vent du large giflait le visage, les
épaules et le ventre de Paloma. Elle alla emprunter au pêcheur dans
la cabine un coupe-vent.
— Beaucoup moins sexy maintenant,
pensa-t-elle. C’est avec mes méninges qu’il va falloir que
j’impressionne mon professeur adoré.
Elle s’assit sur le pont, tentant de
s’abriter du vent. Elle écrivit sur un morceau de papier les points
et les voyelles du cryptogramme de l’aiguille :
Elle nota à côté l’explication donnée
par Maurice Leblanc “en aval d’Etretat, la chambre des
demoiselles, sous le fort de Fréfossé, l’Aiguille creuse”, puis
se mit à réfléchir.
Roland Bergton se tenait à l’arrière du
chalutier, observant la falaise, semblant réfléchir. Ils passaient
devant Fécamp lorsque Paloma vint le rejoindre. Il ne l’avait pas
entendue arriver. Il se retourna brusquement. Paloma fut presque
persuadée qu’elle l’avait réveillé, mais elle ne voulut pas le
vexer :
— J’ai une première salve de mots,
professeur… Pour la troisième ligne, “sous le fort de
Fréfossé”, “ .ou..e.o…e..e.o..e”, beaucoup de mots peuvent
correspondre aux 8 dernières lettres. Par exemple “réponse”,
“félonne”, “menotte”, “semonce”... Si on ne prend que les 7
dernières lettres, on peut faire “étoffe” avec les 9 dernières
lettres, on a “bretonne”… Qu’en dites-vous ?
— Formidable ! Continuez à
chercher !
— Et mon histoire ?
— Regardez ! Fécamp !
Leblanc n’évoque cette ville que dans la Cagliostro. C’est à
Fécamp, à la sortie du train, que d’Etigues et Beaumagnan la
capturent…
Paloma insista :
— Et mes templiers ?
— Vous êtes têtue… Et si
prévisible ! Tout le monde s’intéresse aux templiers et aux
loges secrètes. Encore plus depuis ce sacré Da Vinci Code…
Et pourtant, nous avons devant nous, en Normandie, un secret
combien plus original… Et tout aussi passionnant…
— Je m’en fiche d’être comme les
autres ! J’attends. Vous aviez promis !
— D’accord, d’accord. Les liens
concernent surtout le roman La comtesse de Cagliostro. En
fait, si on y pense, l’histoire de la Comtesse de
Cagliostro est celui du “trésor des congrégations”, un
immense trésor de 10 000 pierres précieuses accumulé par l’église
au cours des siècles. Vous vous souvenez de Beaumagnan ?
L’ennemi juré de la Comtesse de Cagliostro et donc de Lupin.
L’homme d’église, celui qui va découvrir le premier le secret des
moines normands… Leblanc précise qu’il est un membre important de
la Compagnie de Jésus… Beaumagnan est incontestablement un
personnage qui possède un double réseau religieux et politique. Les
complices cauchois, dont le baron d’Etigues, ne sont que des
pions…
— Et alors ?
— La Compagnie de Jésus, ou la
congrégation de Jésus si vous préférez. Ou encore sous Louis XIV,
lors de la constitution du trésor, la compagnie du Saint-Sacrement…
Sont autant de congrégations dont on a souvent dénoncé les réseaux
occultes, les agents dormants, leur infiltration dans tous les
milieux influents… Pour assurer leur fortune et la conservation des
secrets ancestraux… Leblanc évoque d’ailleurs explicitement “la
légende du Milliard des congrégations”, “tout cet effort de
millions et de millions de moines, cette gigantesque offrande de
tout le peuple chrétien et des grandes époques de fanatismes”.
Voilà… Fin du premier épisode. Ce sera tout pour l’instant…
Paloma, bonne joueuse, retourna à
l’avant du bateau. Une vingtaine de minutes plus tard, elle venait
retrouver Bergton.
— Regardez, fit le professeur en
désignant le littoral. Saint-Pierre en Port ! Et plus loin,
les Grandes et les Petites-Dalles, tout là-bas… Une des plus belles
portions du littoral. Des villas somptueuses, tout juste parfois un
peu trop au bord de la falaise… Des valleuses verdoyantes… Des
plages avec du sable à marée basse… Du vent pour faire toutes
sortes d’activités à voile… Les Petites-Dalles surtout. Avec
Vaucottes, Veules et Varengeville, c’est le quatrième bijou du
littoral ! Et, cerise lupinienne sur le gâteau, l’une des
descentes à la mer s’appelle le Vauchel. Le même nom que l’un des
personnages de La Barre-y-va. La mère Vauchel.
Paloma observait le paysage avec
impatience :
— C’est promis. J’y reviendrai avec
mon amoureux ! Bien, j’ai quelques nouvelles propositions à
vous faire, toujours pour la dernière ligne,
“.ou..e.o…e..e.o..e”. Que pensez-vous de “pour le sort
des déportés” ?
— Pas mal, répondit le professeur.
Mais il y a un “s” de trop à la fin.
— Bien joué ! On ne peut pas
vous la faire. Mais vous préférez peut-être ceci : “sous le
porche de l’orme”. Ça colle parfaitement…
— Pas mal, pas mal. Gardons ça en
mémoire. Un porche, un orme. Pourquoi pas ? C’est une piste.
Il faut réfléchir.
Paloma avait pris une pose de statue,
signifiant, “maintenant, la suite de mon histoire”.
— D’accord, adorable petite
curieuse. A mon tour de vous en dire un peu plus. Plusieurs
auteurs, avides d’ésotérisme, se sont logiquement penchés sur
l’œuvre de Leblanc. Relecture de l’histoire, cartes, trésors, tout
ceci bien entendu appelait à une double interprétation. Sur
Internet circule pas mal d’informations, souvent assez farfelues,
sur ce thème. On a même publié quelques livres à ce sujet.
— Dites m’en plus…
— Oui, oui. Tout à l’heure. Mais
d’abord, regardez cette portion du littoral… C’est l’une des plus
curieuses.
— Pourquoi ?
— On y trouve toute une série de
mouillages, qui portent encore le nom de ports, mais dont les accès
par la terre ont le plus souvent disparu : le fond de Villon,
le port de Yaume par exemple… Le seul accès terrestre de ce coin
reste la valleuse de Saint-Martin-aux-Buneaux, “le val”. C’est une
valleuse sans aucune habitation, ce qui est assez rare sur la côte.
Observez, on s’en approche… On ne peut accéder à la plage que par
une échelle de fer, l’échelle Saint-Martin… Une échelle presque
verticale.
L'échelle Saint-Martin, de la valleuse du
val
— Une curiosité à déconseiller
fortement aux enfants, fit Paloma.
— De toutes les façons, l’échelle
aussi est en sursis… Elle ne tient déjà presque plus à la
falaise…
— Donc les villages seront à
nouveau coupés de la mer…
— Oui. C’est pourtant ici un des
arrières pays les plus riches du littoral. On trouve plusieurs
manoirs dans chaque village… Avec une utilisation massive de la
matière, la plus noble, la plus solide, celle qui traverse
les siècles…
— Le grès ? proposa
Paloma.
— Oui, le grès… Châteaux, maisons,
églises, calvaires de grès… On raconte également que ce coin du
littoral, notamment l’échelle Saint-martin, était un repère de
contrebandiers…
— Des contrebandiers ? C’est
bien vieux tout ça !
— Sans doute, c’est bien vieux…
Vous avez raison. Désormais, nous allons voguer devant une longue
portion du littoral qui n’est jamais évoquée dans les aventures de
Lupin, de Veulettes-sur-Mer jusqu’à Veules-les-Roses.
Le professeur ne semblait pas disposé à
faire davantage de révélations pour l’instant. Paloma retourna à
l’avant du pont. Le vent avait faibli. Elle retira la capuche de
son coupe-vent et se cambra en rejetant sa tête en arrière, afin de
libérer ses longs cheveux noirs. Elle resta ainsi quelques longues
secondes, debout, les yeux clos, savourant le soleil sur son visage
offert… Et, elle n’en doutait pas, le regard posé sur elle de
Roland Bergton. Comment pourrait-il détourner le regard de sa
cambrure, sa provocante cambrure espagnole ?
Une demi-heure plus tard, Paloma venait
à nouveau rejoindre Bergton. Cette fois-ci, il semblait
parfaitement éveillé.
— Vous avez vu ? demanda-t-il
à Paloma, excité. Depuis une demi-heure ? La muraille de
craie. Uniquement la muraille de craie ! Aucun accès à la mer.
Rien. Enfin… Voici enfin Veules-les-roses. Le joyau de la côte
d’Albâtre !
— Le fameux plus petit fleuve de
France ?
— Et surtout le plus beau village
du littoral. Si on veut développer le tourisme sur cette côte,
c’est sur Veules qu’il faut tout miser… Maurice Leblanc l’évoque
rapidement dans L’Aiguille creuse. Lors du drame
d’Ambrumésy, Isidore Beautrelet, accusé de complicité, fournit
comme alibi une promenade solitaire à Veules…
— C’est tout ?
— C’est tout dans Lupin. Mais
Maurice Leblanc était un grand amoureux de Veules-les-Roses. Il l’a
écrit dans ses nouvelles… Mais pas dans ses Lupin.
— Il en parle tout de même, dit
Paloma méthodique. J’entoure Veules-les-Roses sur ma carte. Bon,
pour ma part, je n’ai pas avancé beaucoup sur le cryptogramme. Mais
tout de même un peu. Avec les lettres de la première ligne, “en
aval d’Etretat”, “e.a.a..e..e.a.”, on peut former le mot
“cachette”. Intéressant, non ?
Le professeur fronça les
sourcils :
— Intéressant. Valère Catogan avait
lui proposé “cassette”. Mais il reste alors devant “cachette” trois
lettres, “e.a”, ce qui ne veut rien dire, à moins de rajouter
arbitrairement des lettres, comme l’a fait Catogan. Votre
“cachette” est une impasse, ma belle !
Paloma ne se découragea pas :
— Pour la deuxième ligne, pour le
premier groupe de lettres, “.a..a..”, on peut former “battant”,
“passant”, “cachant”…
— Pas mal, pas mal. C’est
meilleur.
— Et pour le deuxième mot de la
deuxième ligne, “demoiselles”, “.e.oi.e..e.”, on peut former
le mot “étoile”, “étoile près” par exemple…
— Intéressant aussi, cela…
— Pour la troisième ligne,
“.ou..e.o…e..e.o..e”, on peut placer le mot “secret”, ou même le
mot “trésor”. Qu’en dites-vous ?
— Très intéressant également… Vous
progressez. Et le reste de la ligne ?
— Je bloque pour le reste. Mais
vous me semblez bien exigeant, professeur. A mon tour maintenant.
Revenons à nos sociétés secrètes !
Le professeur sourit :
— D’accord… D’abord, je vous expose
la thèse courante des gens ignorants… Puis ensuite, vous aurez
droit à la véritable interprétation…
— J’en salive déjà…
Elle s’adossa confortablement à une
bouée et écouta le professeur :
— Comme je vous le disais, c’est le
roman “La Comtesse de Cagliostro” qui est au cœur de la
polémique. Dans l’explication historique qu’il donne du secret des
moines normands, Maurice Leblanc met en scène un personnage réel,
presque contemporain… Le cardinal de Bonnechose.
— Qui est-ce ?
— L’archevêque de Rouen, de 1858 à
1883. Ce cardinal a véritablement existé. On peut encore visiter sa
sépulture dans la cathédrale de Rouen. Monseigneur de Bonnechose a
connu Maurice Leblanc. C’est même lui qui a donné au jeune Maurice
Leblanc sa confirmation… Le cardinal de Bonnechose était également
très attaché au pays de Caux : Yvetot, la Mailleraye…
Les yeux de Paloma pétillaient de
malice :
— Quel rôle joue Bonnechose dans le
roman de Leblanc ?
— Un rôle important… Alors qu’il
est en tournée de confirmation dans le pays de Caux, il est surpris
par un orage et doit se réfugier dans le château de Gueures…
Rassurez-vous, nous irons dans quelques heures visiter ce château
de Gueures. Le propriétaire du château, le chevalier des Aubes, un
vieillard de 90 ans, lui révèle qu’il est le dernier dépositaire du
trésor fabuleux des moines normands, depuis l’âge de douze
ans…
— Douze ans ? Toujours le
chiffre douze ?
— Oui, c’est ce que dit Leblanc. Le
chevalier parle “de richesses incalculables mises de côté au
fond de la cachette la plus originale qui soit. En un coin du pays
de Caux, dans un espace libre, où tout le monde pouvait se
promener”. Et en guise de preuve devant l’archevêque incrédule,
le chevalier lui remet un coffret rempli de cent pierres précieuses
prises des 10 000 du trésor… Mais la guerre de 1870 éclate. La
France est envahie par la Prusse. Le cardinal souhaite rapidement
expédier des documents confidentiels en Angleterre.
— En Angleterre ?
Décidemment…
— Oui… Il confie les documents, et
le fameux coffret, à un domestique… Mais celui-ci tombe dans une
embuscade dans la forêt du Rouvray, à dix kilomètres de Rouen. On
retrouve le cadavre… Mais pas le coffret ! Comble de
malchance, avant de mourir, le chevalier des Aubes avoue au
cardinal de Bonnechose que la formule permettant de trouver le
trésor est gravée au fond du coffret… La suite du roman repose
principalement sur la recherche, par Beaumagnan, Lupin et la
Cagliostro, du fameux coffret…
Paloma plissait les yeux. Elle semblait
réfléchir très vite :
— Passionnant, je l’avoue. Mais
quel rapport avec les templiers ?
Sans répondre, Bergton se retourna
soudain :
— Regardez… On dépasse
Sotteville-sur-Mer. Un petit village touristique perché 60 mètres
au-dessus de la falaise. Connu à cause de son fameux escalier de
près de 250 marches… On y remontait jadis les galets à la main…
Désormais, l’escalier est dangereux. Parfois même, l’accès est
interdit…
Paloma ne se donna même pas la peine de
regarder vers le littoral :
— D’accord pour l’escalier. Et les
templiers ?
— J’y viens ! Mais je vous
préviens. Il s’agit d’une hypothèse assez peu crédible. Avant
d’être archevêque de Rouen, Bonnechose fut évêque de Carcassonne,
de 1848 à 1855. Il joue un rôle politique primordial en lien direct
avec Louis-Philippe, Napoléon III, et même le pape de
l’époque.
— Carcassonne… L’Aude… Nous voici
enfin au cœur des légendes des templiers !
— Et oui, comme tout le monde, vous
tombez dans le panneau ! Une fois nommé à Rouen, Monseigneur
de Bonnechose est épaulé par un bras droit, Arsène Billard.
— Arsène ? Tiens donc…
— Oui, Arsène… Vous avez décidé de
m’interrompre ainsi tout le temps ?
Paloma ne releva pas, trop intéressée
par la suite. Bergton continua.
— Donc, Arsène Billard, curé
cauchois né à Saint-Valery-en-Caux…
Paloma se retint de s’exclamer
“Saint-Valery-en-Caux !”. Bergton continua.
— Il devient le bras droit de
Bonnechose. Le cardinal de Bonnechose, en 1881, propose alors
directement au pape, Léon XIII, de nommer le curé Billard évêque de
Carcassonne. Ce que le pape accepte.
— Je commence à comprendre…
— Vous avez sans doute entendu
parler de Rennes-le-Château et du fameux curé Bérengère
Saunière.
— C’est le fameux curé de l’Aude
qui est inexplicablement devenu richissime ? Qui a construit
autour de son église des monuments énigmatiques, notamment en
hommage à Marie-Madeleine ? Qui était protégé mystérieusement
par l’église, jusqu’à Rome ?
— Oui. C’est lui. Saunière. Le plus
célèbre découvreur de trésor au monde. Dan Brown a même donné son
nom au héros de Da Vinci Code ! Tout le monde s’accorde
pour penser que Saunière a découvert le trésor des templiers…
Rennes-le-Château est le centre de gravité de toutes les cartes
ésotériques, la Mecque des chercheurs d’or du monde entier…
— Et Arsène Billard ?
— Monseigneur Billard sera toute sa
vie le protecteur du curé Saunière. C’est lui qui inaugurera
l’église de Rennes-le-Château, métamorphosée par Saunière…
Paloma réfléchit :
— Maurice Leblanc parle de
Monseigneur de Bonnechose, qui lui-même protège Monseigneur
Billard, qui lui-même protège le curé Saunière… C’est un peu tordu
comme raisonnement, non ?
— Je ne vous le fais pas dire… Je
vous avais prévenu. Sauf que…
— Sauf que ?
— Sauf que dans la cathédrale de
Carcassonne, outre la tombe de notre Arsène Billard, on trouve un
reliquaire vieux de plus de mille ans.
— Et quel est ce saint vénéré dans
l’Aude ?
— Un confesseur de la région, le
chanoine de Carcassonne au IXe siècle, dont on ne sait
pas grand chose… A part son nom : Saint Lupin !
Les yeux de Paloma lancèrent un
éclair :
— Saint Lupin ?
Incroyable ! J’ignorais qu’il existait !
— Ne vous affolez pas, ma jolie. Ne
vous laissez pas prendre par des raisonnements simplistes… Je vais
vous donner ma version des faits. Tenez, regardez… La plaine de
Saussemare et la plage de Saint-Aubin.
— Et alors ?
— Sachez juste que c’est le seul
endroit de la côte d’Albâtre où la falaise est presque morte.
Surtout à Saussemare. De vastes plages de sable, presque plus de
galets, pas de falaise qui risque de s’effondrer sur vous… Et
pourtant un endroit encore assez peu connu…
Paloma tournait ostensiblement le dos au
littoral :
— Et votre version de
Saint-Lupin ?
— Fin de l’épisode. Retournez
d’abord à vos codes !
Environ trente minutes plus tard, alors
qu’ils avaient passé Quiberville et arrivaient en vue du phare
d’Ailly, Paloma revint à la charge.
— Mission accomplie. J’ai de
nouvelles propositions !
Le professeur l’accueillit avec un grand
sourire. Le vent avait rougi son visage et dispersé dans un grand
désordre ses longs cheveux blancs. Il semblait presque avoir perdu
son air supérieur de professeur d’Université. Ce n’était pas pour
déplaire à Paloma. Avant qu’elle puisse ouvrir la bouche, Bergton
lui désigna un point sur le littoral :
— L’église suspendue de
Varengeville. Le cimetière marin. Le jardin des Moutiers, créé il y
a un siècle, du temps de Leblanc, et connu depuis dans toute
l’Europe. Les petits ports boisés, les fameux cinq ports : la
Gorge du Petit-Ailly, les ports des Moutiers, de Mordal, de
Vastérival et de Morville. Quelle splendeur ! Le site le plus
impressionnant de la côte. Maurice Leblanc parle de Varengeville
dans L’Aiguille creuse.
— A quelle occasion ?
— A deux occasions. Tout d’abord,
lors du drame d’Ambrumésy, Isidore se rend à la mairie de
Varengeville pour consulter des archives, avec l’instituteur. C’est
ainsi qu’il découvre qu’il existe une crypte sous la chapelle du
château…
— Et la seconde ?
— Elle est plus dramatique. Lupin
lance un cadavre de femme du haut de Varengeville, afin de faire
passer la femme qu’il aime et qu’il a enlevé, pour morte.
Beautrelet le raconte très bien : “la piste m’a conduit à
l’église de Varengeville, à l’ancien cimetière suspendu au sommet
de la falaise. Là, c’est le précipice… Un gouffre de plus de cent
mètres. Et en bas, les rochers, la mer. Dans un jour ou deux, une
marée plus forte ramènera le corps sur la grève”…
— Bigre… C’est macabre !
Elle jeta néanmoins un coup d’œil
admiratif à la curieuse église suspendue au-dessus de la Manche,
que les coups de boutoirs de la mer semblaient pouvoir faire
basculer à chaque instant. Elle repoussa ses cheveux en arrière
d’un revers de main élégant et fixa Roland Bergton :
— Voulez-vous connaître mes
nouvelles propositions ? Pour la dernière ligne, “sous le
fort de Fréfossé”, “.ou..e.o…e..e.o..e”, que pensez-vous
de “pour le coffret de force”… Ou, mieux, “rouvre coffret
de force”. C’est très lupinien, non ?
— Tout à fait, encore une
piste…
— Seulement une piste ? C’est
la solution ! Vous n’y croyez pas ?
— J’ai encore quelques doutes… Et
je pense surtout que vous pouvez encore trouver mieux…
L’étudiante fit semblant de
bouder :
— Jamais satisfait ! Tant pis
pour vous ! Passons maintenant à votre analyse de la version
audoise de l’œuvre de Maurice Leblanc ?
Bergton prit un sourire satisfait, sûr
de lui.
— D’accord. Souvenez-vous Paloma.
Quelle est la principale tactique de Lupin dans ses
aventures ?
— Détourner
l’attention !
— Vous avez parfaitement raison.
Lupin procède toujours de la même façon. Il détourne l’attention.
Il laisse croire que ses actes sont commis par hasard, par
fantaisie, par vanité, par amour… Mais ce n’est jamais le cas. Ces
actes sont toujours calculés… Les indices qu’il laisse derrière
lui, ou les informations multiples qu’il donne dans la presse, sont
toujours destinés à entraîner les enquêteurs sur une fausse piste.
La piste qu’il a choisie. Ils permettent à Lupin de tirer les
ficelles, d’être en avance sur les réactions de ses adversaires, de
les mener où il veut…
— D’accord. Je suis d’accord. Mais
vous, où voulez-vous en venir ?
— Si Maurice Leblanc a caché un
code dans ses romans, un double sens… On peut parier qu’il a suivi
la méthode d’Arsène Lupin. La sienne en fait… Donc, s’il a parlé
dans son roman le plus énigmatique du Cardinal de Bonnechose…
Paloma jubila :
— C’est volontairement ! Pour
détourner l’attention.
— Bien entendu. Maurice Leblanc
connaissait toutes ces histoires de templiers. Comme tout le monde.
Elles étaient déjà à la mode dans la bonne société parisienne. En
glissant ce nom de “Bonnechose”, non seulement il donnait une
crédibilité historique à son roman, mais de plus, il lançait
immanquablement tous les chasseurs de trésors sur la piste de
Carcassonne, de l’Aude, de Rennes-le-Château. Ils ont tous couru,
comme les inspecteurs Ganimard ou Béchoux au moindre piège grossier
tendu par Lupin…
— Quel était le but de Maurice
Leblanc ?
— C’est simple. Si vous relisez
toutes ces interprétations ésotériques de l’œuvre de Leblanc, que
disent-elles ? Que le décor normand, la terre cauchoise des
aventures de Lupin, est un leurre, une façade, un écran de fumée.
La véritable signification des romans se trouverait dans le midi,
dans l’Aude, les châteaux cathares… Selon eux, toute cette
géographie mystérieuse, ces liens entre les châteaux et les
églises, il ne faut pas les chercher entre la Seine et la Mer, mais
en Occitanie ! On fouille avec acharnement les églises et les
calvaires du sud-ouest. Les chercheurs d’or consultent
fiévreusement les archives des villages du midi… Mais personne ne
songe à en faire de même en Normandie !
— Détourner
l’attention !
— Vous avez compris… Si l’œuvre de
Maurice Leblanc contient un code, c’est en Normandie qu’il faut le
chercher. Dans ce fameux triangle cauchois. Et cela n’a sans doute
rien à voir avec tous ces fantasmes médiévaux politico-religieux.
Toutes ces références historiques, de César au masque de fer en
passant par la compagnie du Saint-sacrement, tout ceci, c’est pour
détourner l’attention. Leblanc agit comme agirait Lupin. La
fantasmagorie ne sert qu’à dissimuler un acte ordinaire, un
fait-divers contemporain… Une simple histoire d’ambition, d’envie,
d’argent…
— Dites m’en plus !
— Je n’en sais pas beaucoup plus.
Juste quelques hypothèses… On verra ça plus tard. Regardez, on
passe au large de Dieppe ! Dieppe est souvent cité par
Leblanc, dans le début de L’Aiguille creuse. Un témoin du
drame d’Ambrumésy habite à Dieppe, 18 rue de la Barre. La rue
existe toujours. Tous les protagonistes de ce drame séjournent à
Dieppe ; prennent la route de Dieppe à Ambrumésy ; louent
des automobiles à Dieppe ; lisent le journal de Dieppe, “La
Vigie” ; se font soigner par les médecins de Dieppe… Et au
passage se poursuivent dans la forêt d’Arques, près de Dieppe.
C’est également à Dieppe qu’Arsène Lupin et Herlock Sholmes vont
pour la première fois se déclarer la guerre.
Ils restèrent un instant silencieux
pendant que Dieppe disparaissait déjà. Paloma surprit Bergton à
sourire.
— Vous riez tout seul,
professeur ? taquina Paloma.
— Je souris tout au plus. Je
repense à Maurice Leblanc. Savez-vous qu’il a imaginé une aventure
où une secousse sismique faisait disparaître la Manche. Ici même.
Coulant dans la minute tous les navires en mer.
— Et c’est ce qui vous fait
rire ?
Le professeur prit un air
résigné :
— Je suis désolé ma jeune enfant.
Il nous en faut peu, nous autres intellectuels. Navré que
l’évocation d’un isthme à la place de la mer sur laquelle nous
voguons ne vous amuse pas…
Paloma fronça ses lèvres dans une moue
charmante d’institutrice qui cherche à consoler un
élève :
— Ne vous vexez pas, professeur. Je
vous assure que ça m’amuse. Beaucoup. Donc, un isthme, vous
disiez ?
Roland Bergton soupira :
— Oui… Un isthme, que Maurice
Leblanc baptisa “isthme de Normandie”, et qui apparaît tout d’abord
à Dieppe, où résident les héros de ce roman, “Le formidable
événement”.
— Pas très crédible, tout
ceci…
— Vous avez tort, Maurice Leblanc
donne dans ce roman des détails nombreux et très précis de la
géologie de la Normandie, du pays de Caux et du Sud de
l’Angleterre.
— Mouais… Pas de Lupin dans ce
roman ?
— Pas de Lupin… Mais, par contre,
les héros passent leur temps à courir entre la France et
l’Angleterre. Notre héros dieppois recherche sa fiancée anglaise,
enlevée par un pirate anglais… Une fiancée qui est d’ailleurs
présentée comme la descendante de Guillaume le
Conquérant !
— Bigre… L’Angleterre, toujours
l’Angleterre.
L’allure de la Courtine ne faiblissait
pas. Ils passèrent la valleuse de Puys. Le professeur désigna à
nouveau la falaise à son étudiante :
— Je peux encore vous
ennuyer ?
— Vous ne m’ennuyez jamais, bien au
contraire.
Bergton prit le compliment au premier
degré et se redressa :
— Juste devant nous, une nouvelle
valleuse inaccessible par la terre. La valleuse du camp de César.
On l’appelle aussi valleuse de la cité des Limes. C’est peut-être
le site du plus vieux port de la côte d’Albâtre. Incontestablement,
à l’époque antique, la valleuse descendait jusqu’à la mer,
puisqu’il existait un port. Aujourd’hui, elle est suspendue plus de
trente mètres au-dessus du fait du recul de la falaise.
— Et la partie de la falaise tombée
dans la mer emporte avec elle les mystères de ce port antique… Mais
pourquoi ce nom, le camp de César ?
— Elle le doit aux vestiges d’une
cité antique sur la falaise, un oppidum, juste au-dessus de sa
valleuse. Une très importante cité, dont les ruines sont elles
aussi en partie tombées dans la mer. Les spécialistes ne sont pas
d’accord sur ses origines : gallo-romaines, belges,
celtiques ? Le célèbre Alexandre Dumas s’est lui-même
passionné pour cette énigme. Mais Louis XIII trancha en 1617 et
l’attribua à César.
— Quel César ?
— On ne sait pas… Mais on évoque
souvent un certain Talbot, surnommé César des anglais…
— Les anglais. Encore et toujours
les anglais…
— Toujours. Maintenant à nouveau un
mur de falaises, jusqu’à Berneval et la centrale nucléaire de
Penly. De nouveau des villages perchés sans accès à la mer…
Paloma sourit :
— Sauf s’il existe un escalier
secret, une échelle dissimulée…
— Il en existe. Juste avant
Berneval par exemple. Le val du prêtre. Une petite valleuse oubliée
aujourd’hui déserte. Mais elle fut un port important jusqu’en 1825.
Le poste de douaniers qui existait au siècle dernier est lui aussi
parti à la mer. Cette valleuse était même fortifiée par le génie
militaire par crainte d’un débarquement anglais.
Il regarda Paloma et
insista :
— Et oui, toujours les
anglais…
Un petit nuage, qui masquait le soleil
depuis quelques minutes, se dissipa, inondant de lumière le pont de
la Courtine. Une nouvelle fois, Paloma savoura le soleil. Roland
Bergton ne put s’empêcher d’admirer le profil lumineux de la jeune
étudiante. Un scintillement attira son regard. Il baissa les yeux.
Le soleil faisait briller le collier de Paloma, le mystérieux
dodécaèdre de cristal serti d’un triangle d’argent. Paloma croisa
son regard, gênée…
— Vous croyez vraiment que ce
pendentif possède un rapport avec tout ceci ?
— Comment savoir ? Comment y
voir clair dans tous ces indices. Un triangle… Douze châteaux …
Quatre lignes de codes avec des points et des voyelles…
— Et une multitude de lieux cités
aux quatre coins de la Normandie… Sans oublier la menace de ce
mystérieux Roberto Martinez. Curieux d’ailleurs, ce nom espagnol.
Moi qui pensait que la clé de l’énigme se trouvait de l’autre côté
de la Manche, en Angleterre…
Les yeux de Bergton se fermaient
doucement sous l’effet conjugué du roulis de la Courtine, du soleil
et des embruns marins. Paloma fut un peu déçue, mais s’envola elle
aussi dans ses réflexions. Plus de trois quarts d’heure plus tard,
ils furent réveillés par la corne de la Courtine. Ils se
retournèrent. Le pêcheur à la barre leur fit un grand signe de la
main. Ils arrivaient en vue de la valleuse de Parfonval. Roland
Bergton retrouva immédiatement sa forme :
— Ça va mieux ! Rien de tel
qu’un petit somme. C’est les cadences infernales, l’Université,
croyez-moi !
Il s’étira et continua :
— Nous voici enfin arrivés à Port
Lupin ! On entre également ici dans une portion de littoral
étrange… Un mur de falaise mais aussi des valleuses oubliées qui ne
sont accessibles que par des champs aujourd’hui privés. Comme du
côté de Saint-Martin-aux-Buneaux. Pas de route, parfois pas même un
sentier : le camp d’Adane, le val du Mesnil, le val Pollet… Et
bien sur, Parfonval !
Le bateau approcha au mieux de la côte,
mais son tirant d’eau lui interdisait de s’en approcher à plus de
cinquante mètres. Bergton regarda sa montre. 15h48. Il se frotta
les mains :
— Parfait, il n’est même pas
16h00…
Paloma, incrédule, regardait devant elle
la falaise. Il n’y avait aucun port pour que la Courtine puisse
accoster. Elle interpella Roland Bergton :
— Comment on fait maintenant ?
On nage ? Je vous préviens, je n’ai pas de
maillot !
Le regard de Bergton délaissa un instant
le visage de Paloma pour glisser sur le corps de la jeune fille,
discrètement, presque imperceptiblement. Paloma se sentit néanmoins
déshabillée du regard. Elle avait ôté son coupe-vent quelques
minutes auparavant. Elle rougit, songeant à sa tenue courte et
moulante. Le professeur affichait un sourire coquin.
— Ne vous inquiétez pas, pudique
enfant. Je suis un homme organisé.
Il lui désigna une petite barque qui se
rapprochait :
— Regardez : un
doris !
— Un doris ? Qu’est-ce que
c’est ?
— Vous ne savez pas ? Quelle
honte ! Et vous travaillez à l’office de tourisme de
Saint-Valery-en-Caux ! Un doris, c’est une barque à fond plat,
la barque qui est utilisée sur cette côte par les pêcheurs. Pour
pouvoir accoster facilement partout et être ensuite tirée sur les
galets. Des héritières directes de celles utilisées par les
morutiers au large de Terre-Neuve.
— Et ce pêcheur vient nous
chercher ?
— Oui… Mais ce n’est pas un
pêcheur ! C’est Niels. Niels Panure. Un de mes anciens
étudiants. Il travaille au conservatoire du littoral. Je lui ai
passé un coup de fil tout à l’heure.
Le professeur conclut sa phrase par un
petit sourire énigmatique que Paloma ne comprit pas. Cela
l’agaça.
Tant bien que mal, ils parvinrent à
descendre de la Courtine dans le doris. Niels était un bel athlète
blond d’une trentaine d’années, sportif et bronzé, et de plus, sans
doute fort intelligent. Un scientifique au naturel. L’étudiant de
Bergton se fit un plaisir de saisir Paloma par la taille pour la
déposer dans la frêle barque.
— Mes hommages, Niels, fit
Bergton.
— Bonjour, Monsieur le professeur,
répondit respectueusement Niels. Content de pouvoir vous rendre
service.
Paloma fut déçue. Sans se soucier
d’elle, les deux hommes passèrent les minutes qui suivirent à
parler des bienfaits et des méfaits de la loi littorale. Niels
semblait plein de dévotion pour son professeur, buvant ses
paroles.
— Encore un mouton parmi le
troupeau d’étudiants des amphis, pensa-t-elle.
Elle se retourna et salua de la main le
pêcheur de la Courtine qui faisait demi-tour. Quelques minutes plus
tard, ils touchaient les galets. Devant eux, l’accès à la valleuse
de Parfonval semblait particulièrement compliqué. Divers éboulis
barraient la valleuse.
— Alors, c’est cela, Port
Lupin ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit Bergton. C’est ici
que Lupin accoste après s’être enfuit de l’aiguille creuse. Arsène
Lupin baptise ce lieu “Port Lupin”, mais dans le roman, la valleuse
est restée entièrement naturelle. Arsène Lupin signale à Beautrelet
que c’est par cette gorge de Parfonval que Cadoudal débarqua
d’Angleterre avec six complices, pour fomenter un attentat contre
Bonaparte… Depuis, la valleuse s’est éboulée, mais Lupin l’a fait
restaurer à ses frais.
Paloma observa la dizaine de mètres
d’éboulis boueux. Elle dit d’un ton un peu sec :
— Et comment on grimpe ?
— A l’époque, Lupin avait fait
installer une échelle de fer, et “un simulacre d’escalier garni
d’une rampe”…
— D’accord. Lupin fait comme cela
dans le roman. Mais nous, aujourd’hui, en vrai ? Comment on
grimpe ?
Niels prit la parole avec un grand
sourire, que Paloma jugea un peu bêta.
— J’ai installé une
“estamperche”.
— Une quoi ?
— Une “estamperche”, précisa
Bergton en reprenant la parole. Lupin en parle aussi dans
L’Aiguille creuse, “une longue cordée fixée à des pieux
dont s’aidaient jadis les gens du pays pour descendre à la
plage”.
Paloma commençait à être agacée par tous
ces mots qu’elle ne connaissait pas et ces explications savantes.
Ils s’avancèrent et virent effectivement une corde qui pendait au
bas de la falaise. Volontaire, Paloma passa la première et grimpa
nerveusement la petite dizaine de mètres de corde. Elle pensait que
les deux hommes en contrebas devaient avoir une vue imprenable sur
sa paire de fesses moulée dans son short. Cela la motiva !
Elle repensait à la conversation sur la loi littorale des deux
hommes dans le doris, et surtout à ce jeune Niels qui n’avait même
pas eu un regard pour elle.
Parvenue en haut de la corde, Paloma
découvrit une étrange valleuse, en pente très douce, qui
rétrécissait au fur et à mesure qu’elle s’avançait vers la mer. Il
n’y avait pas de chemin, juste un champ nu sur le bord duquel on
pouvait marcher. Les deux hommes la rejoignirent.
— Quelle valleuse curieuse, fit
Paloma, soudainement calmée par la beauté du site. On dirait… Oui
c’est ça. On dirait un glacier ! Cette valleuse a la forme
d’une langue glaciaire…
— Une métaphore tout à fait
adaptée, mademoiselle, fit Niels d’un sourire.
Paloma lui rendit son sourire. Ils
mirent environ un quart d’heure à gravir la valleuse. Parvenu au
sommet, Bergton s’arrêta :
— A cet endroit, fit Bergton,
Arsène Lupin croise des “huttes creusées en pleine terre qui
servent d’abri aux douaniers de la côte”… Mais les douaniers
sont des complices de Lupin.
Ils parvinrent à un chemin de ferme,
parallèle au trait de côte, bordé d’arbres centenaires. Au loin, on
distinguait une vaste ferme en briques rouges et pierres blanches.
Bergton prit un ton plus solennel que d’habitude :
— La ferme de la Neuvillette !
La fin du roman L’Aiguille creuse et la fin du chemin
pour Lupin. Le bout de la route. Sans doute l’épisode le plus
tragique de toutes ses aventures. Arsène Lupin annonce ici à
Beautrelet et à la femme qu’il a épousé, Raymonde de Saint-Veran,
“qu’il a acheté la ferme de la Neuvillette. Qu’il va y vivre la
vie respectable du hobereau”. Il annonce, non sans humour
“le gentleman cambrioleur est mort, vive le
gentleman-farmer !”.
Paloma contempla l’étrange site où ils
se trouvaient. Une ferme au bout du monde ! Devant elle, la
plaine tombait à pic dans la falaise. Vers le nord, un chemin
rectiligne, bordé d’arbres, se perdait dans les immenses champs du
petit Caux, sur plusieurs kilomètres. Bergton sembla lire ses
pensées :
Le chemin de la Neuvillette
— Curieux, non ? La singulière
ambiance de ce lieu n’a pas changé depuis un siècle. Maurice
Leblanc écrivait déjà : “Des plaines légèrement ondulées se
déroulaient à perte de vue. Un peu sur la gauche de belles allées
d’arbres menaient vers la ferme de la Neuvillette”. D’ailleurs,
Maurice Leblanc séjourna réellement dans cette ferme de la
Neuvillette.
— Quel drame s’est déroulé
ici ? demanda Paloma d’une voix douce.
— Lorsque Lupin, Raymonde et
Isidore arrivent à la ferme, ils pensent y retrouver Victoire, la
vieille nourrice de Lupin. Mais Herlock Sholmes, l’ennemi juré de
Lupin, est parvenu à découvrir le repère de Lupin. Il l’attend avec
deux hommes devant la ferme. Lupin tire le premier et blesse
Sholmes au bras, puis neutralise les deux hommes de main de
Sholmes. Mais Sholmes ramasse son arme et vise à son tour Lupin. Au
moment où il fait feu, Raymonde se jette entre les deux hommes.
Elle tombe morte aux pieds de Lupin.
— Mon dieu…
— Après un court moment de folie où
il manque d’étrangler Sholmes, Arsène Lupin reste longtemps
silencieux devant la ferme de la Neuvillette, à “penser à la
ferme heureuse où il aurait pu vivre paisiblement”. Il écoute
les chants des gens de la Neuvillette qui au loin dans la plaine
reviennent du travail. Puis, à la nuit tombante, il dit adieu à
Beautrelet. Il prend le corps de Raymonde dans ses bras… Le roman
se termine par ces mots douloureux : “chargé du précieux et
horrible fardeau, suivi de sa vieille servante, silencieux,
farouche, il partit du côté de la mer, et s’enfonça dans l’ombre
profonde…”.
Paloma, silencieuse, observa à son tour
les champs immenses et la mer qu’on devinait sans la voir. Etait-ce
ce site de bout du monde si étrange qui avait inspiré
Leblanc ? Etait-ce l’évocation de l’histoire racontée par
Leblanc qui donnait à ce site une impression si étrange de bout du
monde ? Comment savoir ? En tous les cas, tous les deux
s’accordaient dans une puissante poésie.
La voix de Bergton fit sortir Paloma de
sa torpeur.
— La fin de L’Aiguille
creuse marque un tournant dans la vie de Lupin. Avant, il
est avant tout un voleur, un voleur tout puissant. Après une longue
disparition, il deviendra davantage un enquêteur classique, aux
services des femmes qu’il croit aimer, collaborant même assez
volontiers avec la police.
Il ajouta doucement :
— Il nous faut partir, Paloma. La
route est encore longue.
Il se retourna et à ce moment seulement,
Paloma aperçut deux motos rangées au bord du chemin. Deux casques
rouge vif étaient posés sur les motos. Il ramassa l’un des deux
casques et le tendit à Paloma :
— Vous savez conduire
j’espère ?
— Une moto ?
— Ben oui, une moto ? Vous ne
mettez pas de casque en voiture je pense…
Le visage de Paloma s’éclaira d’un vaste
sourire. Elle demanda, incrédule :
— On fait la suite de la route en
moto ?
— Je crois, oui… Je déteste prendre
deux fois de suite le même moyen de transport ! Le
conservatoire du littoral nous prête ces deux motos. Niels est venu
jusqu’ici avec la remorque. On les rendra plus tard. Après tout ce
que j’ai fait pour eux au conservatoire, il me doivent bien ça. Pas
vrai Niels ?
Niels acquiesça, toujours épaté par la
vitalité de son professeur. Paloma avait souvent fait de la moto,
mais elle regarda tout de même avec une certaine appréhension les
deux 125 centimètres cubes, particulièrement crottées, sans doute
plus habituées aux chemins creux littoraux qu’aux routes bitumées
de Normandie. Ils saluèrent chaleureusement Niels, puis ils
s’élancèrent sur le chemin de terre de la Neuvillette. En partant,
sur le mur de la ferme, Paloma remarqua un panneau “gîte de
France”. Moins d’un kilomètre plus tard, ils traversaient le
village de Biville-sur-Mer.
***
Le bruit de moteur des deux motos, au
loin, avertit Bertille. Elle laissa son crochet, ajusta son châle
sur ses épaules et s’approcha de la fenêtre en tirant discrètement
le rideau. Les deux motos passèrent au ralenti devant elle,
s’arrêtant presque dans le tournant de l’église. Elle eut le temps
de les observer. Lorsque les deux motards disparurent derrière les
dernières maisons du village, Bertille saisit le téléphone ébène
posé sur son guéridon.
— Allo ? Roberto ?
— Bertille ?
— Oui. C’est encore moi. Ils
viennent de passer.
— Tu en es certaine ?
— Bien entendu. Un type âgé et une
gamine bronzée. Un tel attelage, ça ne court pas les rues à
Biville. Ils étaient à moto.
Elle entendit Martinez rire doucement
dans son écouteur.
— Décidément… Tu sais où ils se
rendaient ?
— Tu le sais aussi bien que moi.
Pardi. A Ambrumesnil ! Comme toi jadis. Comme toi jadis si
souvent. Quand tu t’arrêtais ici.
Un long silence s’installa, lourd de
souvenirs.
— Tu leur veux quoi, Roberto ?
demanda enfin Bertille.
Martinez ne répondit pas.
— Va pas faire l’idiot Roberto. Va
pas faire n’importe quoi pour les arrêter. Ce sont de vieilles
histoires tout ceci. Ça n’a jamais rien rapporté à personne. Ça n’a
toujours fait que le malheur de tout le monde.