6. Une pilotine pour deux
L’embarcation filait à vive allure sur
la Seine. Ils passèrent sous le pont de Brotonne. Paloma se tordit
le cou pour admirer le tablier du pont miraculeusement porté par
des fins filins d’acier. Paloma se fit la réflexion que les filins
formaient deux gigantesques triangles. Elle toucha machinalement
son collier d’argent. Toujours ce symbole récurrent. Elle se
demanda si le professeur avait remarqué ces triangles, que de
toutes les façons, Maurice Leblanc ne pouvait pas avoir connu, mais
qui formaient comme un gigantesque symbole cabalistique au cœur
même de son triangle cauchois.
Quelques minutes plus tard, Bergton tout
en conduisant d’une main, montra de l’autre un point sur la rive
gauche de la Seine :
— Notre-Dame-de-Bliquetuit… La
maison du parc naturel régional de Brotonne… Rebaptisé aujourd’hui
parc “des boucles de la Seine Normande”…
— Et bientôt, le parc
“Arsène” ?
Bergton sourit. Paloma s’amusait de la
fierté que mettait le grand professeur à conduire son petit bateau.
Même les intellectuels les plus puissants restent de grands
enfants.
— Là-bas au bout, continua-t-il. La
Mailleraye-sur-Seine. Port et bac sur la Seine. Maurice Leblanc en
parle à la fois dans L’Aiguille creuse et La
Comtesse de Cagliostro.
Une délicieuse bise humide giflait le
visage de Paloma. Elle se sentait parfaitement bien.
— La forêt de Brotonne ! cria
presque Bergton. Comme j’allais vous le dire avant votre
numéro…
— Comment ça mon
numéro ?
— Votre découverte, corrigea
promptement Bergton. Votre incroyable découverte… Donc j’allais
vous dire que Leblanc a situé une de ses nouvelles dans la forêt de
Brotonne. C’est le quatrième épisode des “Huit coups de
l’horloge”, “le film révélateur”… Je dois vous avouer
que ce n’est pas la meilleure nouvelle de Maurice Leblanc. Une
actrice, Rose-Andrée, la demi-sœur de la compagne de Lupin, la
délicate Hortense, disparaît, enlevée par un figurant du film,
Dalbrèque, une sorte de monstre. Disons au moins de géant à tête de
brute.
— Comme king-kong ?
— Si vous voulez… D’ailleurs
Maurice Leblanc fait ici référence, pour la seule fois, au cinéma
muet. La belle Rose-Andrée disparaît dans le département de l’Eure,
près de Dreux. Mais Lupin a l’idée de venir enquêter sur le lieu de
tournage du film où Dalbrèque a rencontré Rose-Andrée, à proximité
du fameux Chêne Cuve de la forêt de Brotonne.
— Pourquoi une telle
idée ?
— En réalité, il trace une ligne
droite entre Dreux, le lieu où Rose-Andrée a disparu, et
Quillebeuf, où elle aurait soi-disant passé la Seine pour prendre
le bateau au Havre… La ligne entre les deux lieux passe par le
Chêne Cuve !
Intéressant, pensa Paloma. Une nouvelle
fois, une histoire de ligne droite sur une carte qui relie des
points.
— Donc, continua Bergton, je cite
Leblanc, Lupin et Hortense “pénètrent dans les hautes futaies de
Brotonne, antique et vaste forêt toute pleine de souvenirs romains
et de vestiges du Moyen Age, vers un chêne célèbre dix lieues à la
ronde, dont les branches, en s’évasant, formaient une large
cuve”… On peut toujours aujourd’hui admirer le chêne, au-dessus
de la Seine, un peu plus loin…
Paloma ne distingua qu’une immense
surface verte. Bergton poursuivit :
— En suivant le chemin de halage au
bord de la Seine, ils aperçoivent une chaumière sur la Seine, le
Clos-Joli. La maison appartient à l’actrice. Ils font guet, et à
leur stupéfaction…
— Ils s’aperçoivent que Rose-Andrée
n’a pas été enlevée contre son gré, mais qu’au contraire, elle file
le parfait amour avec ce Dalbrèque !
— Comment savez-vous
cela ?
— C’est tellement évident !
Surtout de la façon dont vous racontez l’histoire ! La belle
actrice qui tombe amoureuse du monstre. King-kong ! Je vous
l’ai dit !
— D’accord, d’accord, ce n’est pas
le meilleur Lupin. Je vous l’accorde. Celui-ci par contre, c’est
autre chose…
Ils apercevaient les anciens chantiers
navals de la commune du Trait.
— De quoi parlez-vous ?
— Je vous parle maintenant de la
deuxième nouvelle de Lupin, dans “Arsène Lupin
gentleman-cambrioleur” : “Arsène Lupin en
prison”.
Paloma grimaça.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
demanda le professeur.
— Rien. Continuez. J’essaye
simplement de distinguer l’essentiel et l’accessoire pour la
résolution de ce code Lupin. Je me demande si cette succession de
nouvelles est essentielle…
— C’est à vous de juger. Mais cette
nouvelle, “Arsène Lupin en prison”, tient une place
importante dans la genèse de Lupin. C’est la suite de la première
nouvelle, “l’arrestation d’Arsène Lupin”. La naissance du
héros. Une suite que Maurice Leblanc ne voulait pas écrire, malgré
le succès fulgurant de son premier épisode. Mais son éditeur Pierre
Lafitte, sut se montrer persuasif. Lupin est en prison, et
alors ? Maurice Leblanc obéit. Il écrivit finalement une
seconde aventure au héros qu’il avait inventé. Mais il prit le soin
de situer dès le départ les aventures de son héros dans un décor
normand. Bien entendu, Lupin devait régler sa deuxième aventure du
fond de sa prison.
— Comment s’y est-il
pris ?
— L’affaire est simple. Lupin, de
sa prison, écrit à un boursicoteur, véreux mais richissime, le
baron Cahorn, surnommé d’ailleurs le “baron Satan”, qu’il va venir
le cambrioler. Le baron Satan panique, mais il est un peu rassuré
lorsqu’il apprend par le journal local, “Le Réveil de
Caudebec”, que le célèbre inspecteur Ganimard passe ses
vacances à Caudebec-en-Caux. Le baron parvient à convaincre
Ganimard de passer la nuit où le vol est prévu dans son château,
avec quelques hommes de confiance. La nuit passe et au matin,
toutes les tapisseries, les bijoux, les Watteau, les Rubens ont
disparu. Ganimard et ses hommes n’ont rien vu, curieusement
endormis.
Une nouvelle fois, les yeux de Paloma
brillaient d’un éclat malicieux.
— Et comment Lupin a-t-il réussi ce
coup incroyable ?
— Ah… Pour une fois, vous séchez,
charmante détective ! Tant pis, il vous faudra relire vos
classiques !
Paloma fit une moue
charmante :
— S’il vous plait,
professeur.
— Non ! Un prestidigitateur ne
dévoile pas ses tours, surtout ses meilleurs. Celui-ci était si bon
que Leblanc le reprit dans sa pièce de théâtre à succès “Arsène
Lupin”, en le transposant dans un autre château. C’est la pièce
dans laquelle l’acteur André Brulé imposera au personnage de Lupin
le monocle, la canne et le chapeau haut de forme… Des éléments dont
Leblanc n’a jamais parlé dans ses romans !
— C’est vrai ?
— Et oui ! Mais attaquons-nous
plutôt à une énigme plus géographique, davantage en rapport avec
notre quête. Toute la mésaventure du baron Cahorn se déroule dans
le château du Malaquis, dont Leblanc nous dit : “il n’est
point de touriste digne de ce nom qui ne connaisse les bords de
Seine, et qui n’ait remarqué, en allant des ruines de Jumièges aux
ruines de Saint-Wandrille, l’étrange petit château féodal du
Malaquis, si fièrement campé sur sa roche en pleine rivière”.
Il parle aussi d’un souterrain reliant le château aux ruines de
Jumièges et au manoir d’Agnès Sorel ; et des combats, sièges,
assauts, rapines qui s’y commirent… Il signale enfin que les
fenêtres du château donnent directement sur la Seine. C’est par là
que partiront d’ailleurs les tableaux, directement des fenêtres
vers une barque…
Paloma écarquilla les yeux tout en
s’interrogeant à voix haute :
— “campé sur sa roche en pleine
rivière”. Sur une île de la Seine, donc... On devrait donc
l’apercevoir, ce fameux château et cette fameuse île.
— Ils n’existent pas, coupa
Bergton. Ils sont sortis de l’imagination de Leblanc. Observez… A
six kilomètres de Caudebec, vers les ruines de Jumièges, on se
trouve forcément au Trait. … Et il n’y a plus aucune île sur la
Seine dans ce secteur.
— Il n’y en a plus ? Vous
voulez dire qu’il y en a eu dans le passé ?
— Bien entendu. C’est vous-même qui
m’avez parlé il y a quelques minutes des fluctuations du cours de
la Seine au fil des siècles. Des documents du VIIe
siècle signalent par exemple dans la région de Caudebec-en-Caux la
fameuse île Belcinac, sur laquelle fut fondé un monastère. Elle
était effectivement liée aux moines de Jumièges. Mais cette étrange
île apparaît et disparaît au fil des siècles. Les courants de la
Seine parfois l’engloutissent, parfois agglomèrent à nouveau les
bancs d’alluvions.
— Mon Dieu, cria presque Paloma.
Une île engloutie sous la Seine ?
— Oui. Officiellement, l’île
Belcinac apparaît pour la dernière fois en 1740.
— Bien avant Lupin, donc…
— Oui. Et si on se fie aux
archives, notamment à la carte de Duplessis en 1740, la mystérieuse
île Belcinac se situe bien en aval du Trait, presque en face de
Caudebec-en-Caux. Au-dessus de la chapelle de la Barre-y-va
d’ailleurs. Par contre…
Paloma, passionnée, fixait l’éclat
dansant du soleil sur l’eau sombre de la Seine.
— Par contre ?
— Par contre, continua le
professeur. Cette même carte de Duplessis en 1740 indique la
présence d’une autre île, à l’endroit exact où Maurice Leblanc
situe l’île de Malaquis, à l’endroit exact où nous naviguons en ce
moment : l’île de Candie, trois fois plus grande que celle de
Belcinac ! Si vous ne me croyez toujours pas, vous trouverez
toutes les preuves de ce que j’avance dans de somptueuses gravures
des siècles passés, exposées au musée de la marine de
Caudebec-en-Caux.
Gravure de l'île disparue de Belcinac
Paloma fixa avec attention l’eau calme
du fleuve. Mais aucune île, ni même un banc de sable, n’affleurait
la surface du majestueux méandre. Déçue, elle tourna la tête sur sa
gauche. Ils passaient devant l’imposante zone industrielle du
Trait. Roland Bergton suivit son regard et commenta :
— Les anciens chantiers navals de
la Seine. Fermés en 1972. A défaut de découvrir les îles
englouties, devinez comment s’appelle aujourd’hui cette zone
industrielle ?
— Aucune idée.
— La zone industrielle du
Malaquis ! Etonnant non ? Avant d’être une zone
industrielle, on trouvait ici une zone de marais. D’où le nom de
Malaquis pour ce lieu-dit.
— Je ne vois pas le
rapport...
— Les marais… Des mauvaises eaux…
En latin, Mal Aqua… D’où le nom “Malaquis”.
Paloma, moyennement convaincue, resta
quelques instants pensive.
— Ou bien, proposa-t-elle, étant
donné le caractère mouvant de la rive de la Seine dans cette zone
portuaire, Malaquis pourrait venir de “Mal-à-Quai”…
— C’est effectivement l’autre
hypothèse. Mais peu importe. Il est clair que Maurice Leblanc
trouva ce nom local, “Malaquis”, parfait pour qualifier le repère
d’un baron aux activités louches.
Paloma observait sur la rive l’habitat
allongé de la ville du Trait.
— Et le château, demanda-t-elle.
Pas non plus de trace de château ici ?
— Si, répondit le professeur,
visiblement fier de son nouvel effet de surprise. Si on remonte en
aval, vers le vieux Trait, on trouve les vestiges d’un ancien
château médiéval, qui recouvrait tout le village… mais qui fut
détruit après la guerre de Cent ans.
Bergton coupa le moteur du bateau en
face de l’église du Trait. Le long de la promenade arborée sur les
quais, Bergton désigna une petite sente qui montait assez
abruptement, sur une vingtaine de mètres, au milieu des
maisons.
— Savez-vous comment s’appelle
cette ruelle du vieux Trait, qui descend vers la Seine ?
— Toujours aucune idée…
— La “sente du château” ! Je
vous l’accorde, ce n’est pas l’à-pic vertigineux décrit par Maurice
Leblanc… Mais le château sur la Seine a tout de même existé…
Roland Bergton tourna le contact pour
redémarrer la pilotine. Il lui sembla soudain que l’eau calme de la
Seine s’agitait. La main de Paloma griffa brutalement son
épaule :
— Professeur, hurla la jeune fille.
Devant nous !
Bergton leva les yeux. Un yacht de
taille imposante surgissant du méandre fonçait droit sur eux. Il
était déjà à moins d’une centaine de mètres.
— Nom de Dieu, jura le professeur.
Il ne nous a pas vu ou quoi !
— Il est au moins six fois plus
grand que nous. Il va nous couper en deux.
Un instant, Bergton hésita à empoigner
la jeune étudiante et à plonger dans la Seine avec elle. Mais il
était déjà trop tard. Le yacht, sans ralentir, était sur eux.
Paloma hurla un juron espagnol que Bergton ne comprit pas. Moins de
vingt mètres. Le choc était inéluctable.
Dans un effort désespéré, le professeur
lança le moteur de la pilotine à plein régime et braqua le volant à
fond. Avec une stupéfiante rapidité, la minuscule pilotine vira de
quelques mètres. Le yacht les frôla à moins de cinquante
centimètres et continua sa descente de la Seine, sans même
ralentir. Pendant un long moment, les remous continuèrent de
faire
tanguer la petite pilotine. Roland Bergton s’effondra sur le bord de la vedette.
tanguer la petite pilotine. Roland Bergton s’effondra sur le bord de la vedette.
— Bon Dieu. Les pilotes de la Seine
avaient raison. Ces nouveaux modèles de pilotine sont des
merveilles de puissance et de maniabilité.
Paloma, méfiante, regardait au loin le
yacht s’éloigner. Lorsqu’il disparut de son champ de vision, elle
se retourna vers le professeur. Elle avait retrouvé tout son calme.
Elle souffla dans sa main comme pour envoyer des baisers au
professeur :
— Caramba ! fit-elle avec un
accent espagnol exagéré. Vous avez esquivé ce monstre comme un
toréador face au taureau qui charge.
Le professeur n’avait pas trop le
courage de plaisanter. Il reprenait son souffle avec peine.
— A votre avis. Il ne nous avait
pas vu ? demanda Paloma.
— Ça me semble difficile… La
circulation sur la Seine n’est pas si dense. Même si le méandre du
Trait est le plus serré de toute la basse Seine.
— Alors ?
— Alors, je ne sais pas…
— Vous avez vu le
pilote ?
Roland Bergton secoua négativement la
tête.
— On continue ? demanda
timidement Paloma.
— A-t-on le choix ?
***
Bien plus bas sur la Seine, le yacht
s’était presque arrêté. Sur le pont Victor observait les occupants
de la pilotine avec des jumelles. Des vraies jumelles “empruntées”
à la marine nationale. Il les maintint fermement devant ses yeux de
sa seule main gauche et de la droite, il attrapa un minuscule
téléphone portable. Il composa avec habileté un numéro.
— Roberto ? C’est
Victor.
— Alors ?
— Alors. J’ai fait comme tu m’as
dit. Je leur ai fichu une grosse frayeur. Tu avais vu juste, à deux
dans une pilotine. Je ne pouvais pas les manquer. En plus, ils ont
mis le temps. Ça faisait plus d’une heure que je les attendais avec
mes jumelles derrière le méandre. Remarque, ça valait le coup.
Sacré petit lot, la copine de ton prof ! Je l’aurais
volontiers recueillie sur mon yacht.
— Ils se sont arrêtés au
Trait ?
— Quelques minutes. Ils ne sont pas
descendus.
— Alors, ils n’ont pas pu voir le
dodécaèdre et le triangle… Et maintenant, ils continuent ou ils
arrêtent ?
— Ils continuent. Ils vont vers
Jumièges.
— Bien entendu. Quels
entêtés !
— Tu veux que j’intervienne à
nouveau ? Avec quelques anciens des chantiers navals, on peut
sortir plusieurs bateaux. Leur vedette fera pas le poids. Ça sera
pas long. Ça nous fera de l’exercice ...
Martinez hésita un long moment.
— Alors ? insista Victor. On a
tous nos petits secrets à protéger, Roberto. Je comprends ça. Moi
non plus, je n’aime pas trop les curieux.
Roberto Martinez attendit encore un long
moment et répondit :
— Merci Victor. Rentre chez toi
maintenant. Je m’en occupe.
***
Paloma et Roland voguaient à un rythme
modéré. Ils franchirent tranquillement Yainville et aperçurent au
loin, au sortir du méandre, l’imposante façade de l’abbaye de
Jumièges, dont les grandes tours immaculées se reflétaient dans
l’eau. Dans la verdure du versant de la Seine, qui servait d’écrin
à l’abbaye, derrière la grande façade presque intacte, on devinait
d’autres ruines encore debout, gardiennes isolées de la puissance
passée de l’abbaye. Bergton ralentit un instant l’allure de la
pilotine. Il retira une main du volant pour la poser sur l’épaule
de Paloma :
— Ma belle. Vous vouliez distinguer
l’essentiel de l’accessoire ? Alors assurément, Jumièges tient
une place de choix dans la résolution de l’énigme… La clé de voûte.
Jumièges. La plus grande, la plus puissante, la plus fière des
abbayes normandes. Les plus belles ruines de France.
Paloma, droite, sembla subjuguée par la
majesté du site.
— Jumièges, continua le professeur.
La mystérieuse Mizar pour Lupin. La plus lumineuse des
étoiles…
— Mizar ? Une étoile ?
Quel rapport avec Jumièges ?
— Bientôt, charmante impatiente,
bientôt.
Quelques instants plus tard, Bergton
amarrait son embarcation près du bac de Jumièges.
Le méandre de Jumièges
— Juste une courte étape, précisa
Bergton. Mais il est impossible de ne pas passer voir le
village.
Ils marchèrent d’un
pas pressé pendant quelques centaines de mètres, la distance qui
séparait le débarcadère du centre du village. Paloma observa avec
ravissement les chaumières normandes le long du chemin, et surtout
les vergers de cerisiers, dont le rouge vif des fruits ajoutait
encore à l’incroyable lumière du lieu. Ils parvinrent au petit
village.
— Adorable, s’écria Paloma devant
le centre ville ancien et ses quelques maisons pittoresques,
dominées par l’ombre de la gigantesque abbaye.
— Le fameux micro-climat de
Jumièges ! Mais surtout, Jumièges occupe une place très
particulière dans le cœur de Maurice Leblanc.
— Leblanc ou Lupin ?
s’interrogea Paloma.
— Les deux ! Mais pour Maurice
Leblanc, ce coup-ci, vous n’y couperez pas. Si vous voulez
comprendre quelque chose aux aventures d’Arsène Lupin, il vous faut
comprendre ce que le jeune Maurice Leblanc a ressenti ici.
Paloma parut convaincue. Elle laissa le
professeur parler :
— L’oncle et la tante de Maurice
Leblanc, les Grandchamp, étaient des notables de Jumièges. Ils
firent construire cette incroyable maison, “le Courtil”, juste en
face de l’abbaye.
Bergton désigna une vaste demeure de
brique dans le tournant de la route, dont on remarquait les
multiples tourelles, ainsi que les deux piliers qui commandaient la
porte d’entrée.
— Mais c’est la Poste !
observa Paloma.
— Oui, aujourd’hui, “le Courtil”
abrite la poste du village. Et aussi l’office du tourisme. Et même
une salle d’exposition baptisée salle “Maurice Leblanc”…
— Que venait faire ici Maurice
Leblanc ?
— Vous voyez que vous commencez à
vous intéresser à lui ! Jumièges fut la destination de
vacances principale du jeune Maurice, jusqu’au lycée. L’oncle et la
tante de Maurice n’avaient pas d’enfants… Ils accueillirent très
souvent leurs neveux et nièces. Le jeune Maurice a grandi ici,
entre la Seine et ces ruines. Il parlera souvent, avec toujours
beaucoup de nostalgie, de ce lieu. La concierge de l’abbaye le
laissait circuler librement dans les ruines de Jumièges. Il signera
ses premières nouvelles du pseudonyme “l’abbé de Jumièges”.
— Vous aviez raison, fit Paloma.
Lorsque l’on vient ici, on comprend tout.
Bergton ne dit rien et leva les yeux
vers les ruines blanches. Paloma continua :
— On comprend la psychologie de
Leblanc. Son imagination. Son œuvre. Un petit enfant de la ville,
fils d’industriel rouennais… Lorsqu’il se retrouve ici, avec pour
cour de récréation les ruines de l’abbaye, il peut à loisir penser,
rêver. A la magie de ce lieu, son mystère, les mystères de
l’histoire de France…
Bergton acquiesça :
— On ne grandit pas à l’ombre de
ces ruines sans conséquences pour son imagination… Et lorsqu’on lit
l’œuvre de Leblanc…
Ils s’approchèrent. Paloma découvrit sur
la façade de la poste une plaque blanche. Elle lut :
“Maurice Leblanc habita cette maison
lors de ses séjours à Jumièges, qui lui inspirèrent La Comtesse de
Cagliostro”.
— Cette plaque a été érigée par
l’Association des amis d’Arsène Lupin, expliqua Bergton.
Paloma écouta à peine. Elle lisait la
citation de Leblanc gravée dans la plaque de marbre :
“toute la beauté de la nature, qui se mêle aux ruines, et au
passé qui l’entrelace au présent, m’y furent révélés”.
— Vous voyez, s’écria Paloma. Il
pense comme nous ! Tout est là. La géographie, la beauté
envoûtante du site. Et l’histoire, le passé qui se mêle au présent.
C’est ici que Leblanc eut la révélation…
— La magie d’un lieu. Une nouvelle
fois, coupa doucement Bergton. Allez, il faut repartir…
Ils se dirigèrent à nouveau vers la
Seine.
— Et Mizar ? demanda
brusquement Paloma. Quel rapport entre Jumièges et cette
étoile ?
Le professeur esquissa un sourire
énigmatique :
— Vous avez raison. Cela me semble
le moment idéal pour vous raconter la suite de “La Comtesse de
Cagliostro”… Et de vous parler des étoiles, même s’il est
encore un peu tôt…
En effet, seuls quelques nuages épars
troublaient la somptueuse luminosité de la vallée en cette fin
d’après-midi. Paloma plaisanta :
— Me parler des étoiles ?
Professeur, je ne vous savais pas si romantique… J’espère que vous
serez à la hauteur. J’ai été une brillante astronome amatrice
lorsque j’étais adolescente.
— Venez, fit simplement
Bergton.
Il prit Paloma par le bras et l’emmena
quelques mètres plus loin, entre le parking de l’abbaye et un petit
étang de pêche. Paloma aperçut un imposant bloc de pierre, une
sorte de monolithe, devant lequel on avait planté un écriteau de
marbre noir gravé de cette étrange inscription : “Ad
lapidem Currebat Olim Regina”. L’écriteau faisait également
mention à Lupin et la comtesse de Cagliostro.
A.L.C.O.R.
— Du latin ? s’interrogea
Paloma. Cela peut se traduire par “Vers la pierre, jadis,
courrait la reine”. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Et
quel rapport avec les étoiles ?
— Ma belle astronome amatrice, je
vous laisse réfléchir.
Les yeux de Paloma pétillèrent. Ils
marchèrent sur le long chemin rectiligne vers l’embarcadère de
Jumièges, d’un même pas, leurs corps se frôlant. Le professeur
continua :
— Pendant que vous réfléchissez au
lien entre la formule latine, Jumièges, Mizar et les étoiles, je
reviens à la Comtesse de Cagliostro. Souvenez-vous, nous avions
laissé nos amoureux, le jeune Lupin et la Cagliostro, en lune de
miel sur la péniche la Nonchalante, remontant vers Paris. A
Paris, la vénération de Lupin pour la Comtesse se complique. Elle
n’hésite pas à avoir recours au meurtre… Lupin, lui, ne tue
pas ! Néanmoins, leur enquête les remet sur la piste du vieux
coffret volé au domestique du cardinal de Bonnechose en forêt du
Rouvray. Vous vous souvenez ?
Paloma opina. Son esprit rapide avait
fait le tri entre l’essentiel et l’anecdotique. Elle avait
l’intuition que l’issue de ce roman de Leblanc, autour de Jumièges,
contenait des indices indispensables à la résolution du code Lupin.
Ils s’installèrent à nouveau dans le petit bolide nautique orange
et continuèrent à remonter la Seine.
— Direction Mesnil-sous-Jumièges,
cria Bergton en levant sa main comme s’il partait à
l’abordage.
— Et le coffret ? demanda
Paloma impatiente.
— Le coffret… J’y arrive. Tout le
monde court après. La Cagliostro, Lupin, leur ennemi commun,
Beaumagnan. Le coffret après diverses pérégrinations dont je vous
passe le détail, est arrivé dans les mains d’une cauchoise anonyme,
la veuve Rousselin, qui réside à Lillebonne. Les deux amants
redescendent donc la Seine, toujours à bord de la
Nonchalante. Le jeune Lupin, encore un peu tendre, se fait
endormir par sa belle rivale. Il rêvasse un peu trop devant “la
côte des deux Amants” où devant les abbayes du bord de Seine.
Lorsqu’il parvient en vélo jusqu’à Lillebonne, la veuve Rousselin a
disparu. Il revient bredouille à la péniche “stationnée au
sud-ouest de la première boucle après Rouen”.
— C’est la Comtesse qui l’a
doublé ?
— Oui ! Le lendemain, dans le
journal de Rouen, un fait divers situé dans la forêt de Malauvrier,
cette forêt qui nous domine sur la rive droite en ce moment, attire
l’attention de Lupin : dans la forêt, un bûcheron a entendu
l’appel au secours d’une femme. Lupin adopte alors sa technique
éprouvée : il prend une carte, trace des lignes entre les
lieux cités, et sillonne les alentours au hasard… Il finit ainsi
par trouver le lieu où la Comtesse de Cagliostro retient et torture
la veuve Rousselin. Une cachette astucieuse.
— Laquelle ?
— Une grotte ! La grotte des
Corbut. Un peu plus en amont de la Seine, entre Duclair et Rouen.
Maurice Leblanc la décrit précisément : “de Rouen à
Duclair, et en avant de cette localité, la route court entre les
vergers qui bordent la Seine et la falaise blanche qui domine le
fleuve. Des trous sont creusés à même la craie et servent à des
paysans ou à des ouvriers pour y abriter des instruments, quelque
fois pour y loger eux-mêmes”.
— Ils existent toujours, ces
trous ?
— Bien entendu. En amont et en aval
de Duclair, on peut encore voir distinctement plusieurs dizaines de
ces grottes. Aujourd’hui, elles servent de garage, de remise, de
débarras… Parfois richement fleuries. Parfois laissées à
l’abandon…
Paloma regardait les berges de la Seine,
pensive :
— Tout de même, ce Leblanc, quelle
capacité à utiliser la géographie des lieux pour pimenter son
intrigue.
— C’est là tout son génie. Donc, le
jeune Lupin localise la fameuse grotte des Corbut et libère la
veuve Rousselin. La suite est un peu compliquée. Elle se déroule au
vieux phare de Tancarville, où nous irons tout à l’heure.
— La suite ! cria Paloma. La
clé de tout ce que nous cherchons réside dans cette
suite !
— Bien, bien ! Je devrais
avoir le temps de finir mon histoire avant d’arriver au
Mesnil-sous-Jumièges. Dans le vieux phare de Tancarville se
retrouvent Beaumagnan, et le jeune Lupin, tous les deux pris dans
la toile d’araignée tissée par la Cagliostro. Sous la menace
de Joséphine Cagliostro, Arsène Lupin finit par découvrir la
solution de l’énigme des moines normands.
Le professeur fit une pause, puis
reprit :
— Cette solution, c’est le plus
admirable de toute cette aventure. Un prodige d’imagination !
Avez-vous une idée, Paloma ?
Le bateau orange passa Yville-sur-Seine
sur la rive gauche. Paloma leva les yeux au ciel, offrant une
nouvelle fois sa cambrure provocante au regard du professeur.
Bergton préféra détourner les yeux.
— On va bientôt accoster au
Mesnil-sous-Jumièges, au bac, prévint-il. Alors,
l’énigme ?
Paloma afficha un sourire et un regard
éclatants. Dans la profondeur des yeux noirs de la jeune fille, le
pétillement de son iris rappela au professeur la luminosité
d’étoiles dans le ciel sombre d’une nuit d’été. Le professeur se
laissa perdre quelques instants dans cette envoûtante galaxie.
Paloma ne s’en soucia pas et commença :
— Disons que j’ai quelques idées,
professeur. La formule latine, “Ad lapidem Currebat Olim
Regina”, que j’ai traduit par “vers la pierre jadis courait
la reine”, est un leurre. Si l’on prend les premières lettres
de chaque mot de cette formule latine, on forme le mot “ALCOR”.
Vous me l’avez évoqué tout à l’heure à Benouville… Alcor, comme
chacun sait, est le nom d’une étoile… Une étoile célèbre… Mais un
peu moins célèbre que son double, sa jumelle, Mizar, la plus
lumineuse étoile de la constellation de la grande Ourse… Mizar et
Alcor sont le couple le plus connu de la galaxie… Mais à partir de
là, je n’ai aucun élément pour aller plus loin…
Le professeur sembla une nouvelle fois
impressionné.
— Vous êtes épatante !
Réellement… Même le jeune Lupin n’a pas trouvé aussi vite la clé de
l’énigme… Vous avez bien mérité que je vous révèle la suite… Le
trésor recherché est celui des sept abbayes normandes :
Fécamp, Saint-Wandrille, Jumièges, Valmont, Gruchet-le-Valasse,
Montivilliers, Saint-Georges-de-Boscherville. Aussi incroyable que
cela puisse paraître, les sept abbayes normandes, dessinées sur une
carte, suivent la disposition des sept étoiles de la constellation
de la grande ourse !
— C’est vrai ?
— Oui. Du moins autant que l’on
peut lire “Arsène” dans les méandres de la Seine…
Paloma ne sut pas trop comment
interpréter cette allusion. Après quelques instants de silence,
elle reprit :
— Et Alcor ?
— Vous avez vu juste ! C’est
le nom d’une petite étoile presque invisible, située à proximité de
la grande ourse… Alcor est le nom arabe donné à l’étoile, un nom
qui signifie “épreuve” en arabe.
— Quelle épreuve ?
— Pour les astronomes arabes,
chercher à voir “Alcor” à l’œil nu était le test d’une très bonne
vue… Mais pour Maurice Leblanc, Alcor, c’est bien entendu la
métaphore de l’épreuve qui permet aux plus perspicaces de découvrir
ce qui est caché. L’étoile Alcor dans le ciel se situe au milieu de
la queue de la grande ourse, au sud de Mizar, qui représente
l’abbaye de Jumièges. Sachant qu’au Sud de Jumièges, au
Mesnil-sous-Jumièges très exactement, on trouve le Manoir d’Agnès
Sorel, la maîtresse de Charles VII, et qu’un souterrain relierait
ce manoir à l’abbaye de Jumièges, la solution est claire :
“la pierre vers laquelle jadis courait la reine”, c’est la
borne qui contient le trésor des moines normands, entre le manoir
de la reine Agnès Sorel et la Seine.
Le manoir d'Agnès Sorel
— Quelle cohérence ! Quelle
vraisemblance ! Et comme toujours cette solution trouvée en
traçant des lignes entre les lieux, pour obtenir des formes
connues.
Ils accostèrent au bac du
Mesnil-sous-Jumièges. Après avoir marché un peu à pied le long de
la route départementale, ils parvinrent en vue de ruines, au milieu
d’un champ d’herbes folles.
— Le manoir d’Agnès Sorel, indiqua
Bergton. Ou plutôt ce qu’il en reste.
Effectivement, un panneau bleu en fer
cloué sur le mur indiquait encore “Manoir Agnès Sorel”. Il
ne restait du manoir qu’une voûte, assez romantique, qui ouvrait
sur quelques murs épars, perdus dans les herbes hautes.
— C’est tout ce qui reste ?
demanda Paloma.
— Oui… La borne où les joyaux
étaient cachés se situait quelque part entre ici et la Seine… Il
s’agissait en réalité d’une grosse pierre de granit. Joséphine
Cagliostro le découvre en premier, mais Arsène Lupin, évidemment,
aura le dernier mot.
— Ce bloc de granit ? demanda
Paloma, c’est celui que l’on a vu à Jumièges ?
— Bien entendu. L’association des
amis d’Arsène Lupin l’a transféré du bord de Seine à Jumièges il y
a quelques années. Il faut reconnaître que le paysage du
Mesnil-sous-Jumièges n’a plus rien à voir avec celui décrit par
Maurice Leblanc : un golf, des ballastières, des étangs
artificiels transformés en base nautique…
Paloma soupira. Elle regarda la ligne de
peupliers au loin, qui semblait indiquer la proximité du fleuve.
Elle réfléchit à voix haute :
— Un paysage qui n’a plus rien à
voir. Comme d’ailleurs la plupart des lieux décrits dans les
aventures de Lupin. Le terminal pétrolier d’Antifer construit à
côté d’Etretat…
— Et le golf face aux
Demoiselles.
— Le pont de Brotonne face à
Caudebec-en-Caux.
— Celui de Tancarville, et la zone
industrielle, face au château de Tancarville… Notre prochaine
destination !
Paloma ne bougea pas. Elle
réfléchissait. Elle fixait toujours la ligne de peupliers, au
loin.
— Ainsi, demanda-t-elle, la clé de
ce roman, c’est ici. Mesnil-sous-Jumièges. Alcor…
— Oui, Paloma…
— Etrange…
— Pourquoi ?
— Tout le monde a avalé ça !
Juste Alcor. Est-ce que Mizar est évoquée dans le
roman ?
— Très peu. Ni Mizar, ni
Jumièges…
— Etrange…
Le professeur sembla
s’énerver :
— Pourquoi ? Pourquoi est-ce
étrange ?
Paloma regarda le professeur d’un air
consterné :
— Je suppose que vous vous y
connaissez un peu en astronomie ?
— Un peu, confessa le
professeur…
— Mouais, guère plus que pour
épater vos étudiantes incultes au clair de lune.
Le professeur, vexé, essaya de répliquer
mais Paloma ne lui en laissa pas l’occasion. Elle reprit.
— Tout le monde sait qu’Alcor est
indissociable de Mizar. C’est un couple d’étoiles ! Le couple
d’étoiles le plus connu de tous les astronomes amateurs. L’une ne
va pas sans l’autre ! Pourquoi alors parler d’Alcor sans
parler de Mizar, qui de plus représente Jumièges ! Si cher à
Leblanc et Lupin ?
— Je ne sais pas, bredouilla le
professeur.
— C’est pourtant simple !
Parce que ce qui compte, ce n’est ni Alcor, ni Mizar ! C’est
la ligne imaginaire qui les sépare !
— Le souterrain ?
— Mais non ! Le souterrain est
un leurre lui aussi. Ce qui compte chez Leblanc, ce sont les lieux
et les lignes imaginaires entre ces lieux. Les romans sont
explicites là dessus. Les souterrains ne sont qu’une métaphore.
Oubliez-les. Je vous parle d’astronomie ! Savez quelle
distance optique sépare Alcor de Mizar ?
Le professeur leva les yeux au ciel sans
avoir de réponse à fournir. Paloma triompha :
— Tout astronome amateur sait cela.
La distance optique qui sépare Alcor de Mizar est
“douze” !
— Douze ?
— Douze minutes d’arc ! Vous
pourrez vérifier ! C’est inscrit dans tous les manuels
d’astronomie.
Le professeur s’agenouilla quelques
instants dans les herbes hautes. Il balbutia pour
lui-même :
— C’était tellement évident. La
distance entre ce couple d’étoiles de la grande ourse. Ce couple
indissociable, Alcor et Mizar. Douze. C’est incroyable… Et vous
êtes la première à faire ce lien...
Le professeur se releva tout en
réfléchissant :
— A moins que…
— A moins que quoi ?
s’interrogea Paloma.
— A moins que vous ne soyez pas la
première… Si vous suivez la Seine quelques kilomètres après
Jumièges, vous tombez à nouveau sur la ville du Trait, où nous nous
sommes arrêtés il y a quelques minutes. Savez-vous quelle sculpture
monumentale trône au centre de la ville du Trait ?
— Vous allez me l’apprendre,
répondit Paloma un peu agacée.
Le professeur prit un ton
solennel :
— Une sculpture moderne. Imposante.
Etonnante. Un dodécaèdre ! Un immense dé à douze faces de
plusieurs mètres de côtés.
— Vous vous moquez de moi ?
demanda Paloma incrédule.
Elle sentait le poids de son pendentif
autour de son cou.
— Non. Les milliers de personnes
qui traversent chaque jour le Trait passent devant cet étrange
dodécaèdre de métal noir et gris, planté au milieu de la route face
à la mairie. Il y a un autre détail encore plus troublant :
savez-vous sur quoi repose ce dé à douze faces ?
Paloma à son tour s’était agenouillée.
Elle ne répondit pas. Le professeur cria presque :
— Sur un triangle ! Sur un
triangle de pierres blanches !
Le dodécaèdre du Trait
Paloma sortit avec précaution son
pendentif de sous son tee-shirt et regarda longuement le dé de
cristal à douze faces inséré dans le triangle. Elle réfléchissait à
haute voix :
— Ce lien avec mon collier n’est
qu’un hasard ! Il n’a rien à voir avec tout ça. C’est
impossible. Il ne faut pas que je me disperse. Surtout pas.
Elle glissa à nouveau son pendentif sous
le tissu, contre sa peau. Le professeur s’agenouilla à ses
côtés.
— Professeur, fit Paloma. Nous
savons désormais ce qui est important. Le chiffre douze et le
triangle. Je pense que l’on ne peut découvrir le double sens du
cryptogramme de l’aiguille que si l’on possède un point de départ.
Et ce point de départ, c’est bien entendu une forme
géométrique ! Comme les abbayes reliées par la grande
ourse ! Un lien géométrique entre tous ces lieux. Tous les
lieux cités par Leblanc sont importants, mais sans doute pas tous
pour la même raison. La grande ourse et Alcor dans La Comtesse
de Cagliostro masquent la véritable figure géométrique. Le
cryptogramme dans L’Aiguille creuse masque le véritable sens
de ce code. Deux étapes à franchir pour découvrir le code,
l’énigme, le trésor…
Le professeur se releva, dominant à
nouveau l’étudiante de sa haute taille.
— Je suis en tous points d’accord
avec vous Paloma. Le temps d’une croisière jusqu’à Tancarville vous
suffira-t-il pour franchir ces deux étapes ?