5. Le val d’Arsène

 

A la sortie de Biville, Bergton s’arrêta au bord de la grande voie rapide rectiligne qui relie Dieppe au Tréport.
— Bien, chère enfant. En route pour la seconde grande étape de notre journée ! Après le littoral, le pays de Caux. Ses chemins creux, ses manoirs, ses “ondulations” comme disait Leblanc.
— Où va-t-on ?
— Ambrumésy bien entendu… C’est à moins de trente kilomètres. On aurait pu passer par Envermeu. Leblanc cite ce village dans L’Aiguille creuse, à dix kilomètres d’ici. Isidore Beautrelet va y faire une enquête. Il y apprend qu’un couple d’américains s’est suicidé dans ce bourg, et que les deux cadavres ont été volés par Lupin, puis défigurés, pour qu’il puisse se faire passer pour mort avec Raymonde de Saint-Véran.
— Charmante étape, commenta Paloma. Je vais la regretter.
Bergton se retourna :
— Vous me suivez ?
Il partit en trombe. En roulant derrière lui, Paloma ne pouvait s’empêcher d’admirer la vitalité du professeur, son énergie communicative. En moto, ils passèrent facilement la périphérie de Dieppe. Paloma eut à peine le temps de lever les yeux vers les ruines mélancoliques du vieux château d’Arques. Ils remontèrent sur Offranville et un kilomètre plus tard, ils entraient dans un petit village appelé “Ambrumesnil”. Ils traversèrent le village et s’arrêtèrent au bord d’un champ de colza. En face d’eux, un haut mur de pierre longeait la route.
— Le château est derrière, précisa Bergton.
— Ce village s’appelle Ambrumesnil ! Je croyais que Maurice Leblanc parlait d’Ambrumésy dans son roman ?
— Oui… Il s’amusait souvent à brouiller un peu les pistes. Mais il n’y a pas de doute. Ambrumésy, c’est Ambrumesnil. La description correspond... Les ruines du monastère d’Ambrumésy, soi-disant célèbre au Moyen Âge, ainsi que la crypte du château, n’ont jamais existé… Même s’il y avait un prieuré à Ambrumesnil. Maurice Leblanc indique aussi que “par dessus les murs du parc et au-delà du plateau que soutiennent les falaises normandes, on aperçoit, entre les villages de Sainte-Marguerite et de Varengeville, la ligne bleue de la mer”…
— C’est vrai ?
— Pas vraiment. On peut penser que Leblanc se réfère plutôt au Manoir d’Ango, dans la commune voisine. De son manoir, le célèbre armateur dieppois pouvait effectivement surveiller ses bateaux en mer. Pour Ambrumesnil, il faudrait monter au dernier étage du château pour le vérifier. Mais ce château est une propriété privée. Maurice Leblanc parle aussi souvent du petit village d’Ouville-la-Rivière, juste en contrebas, dans la vallée de la Saâne. C’est notamment d’Ouville que vient la gendarmerie.
— On essaye d’entrer ?
Ils cherchèrent à pénétrer dans le château mais le portail était fermé, et le mur trop haut pour être franchi. Finalement, derrière une petite chapelle au bord de la route, ils finirent par découvrir un grillage un peu lâche, par lequel il semblait possible de se faufiler. Paloma passa la première, sans hésiter, facilement. Bergton resta derrière.
— Vous venez ?
— C’est une propriété privée !
— Et alors ?
— Et le grillage ?
— Quel aventurier vous faites ! Un simple grillage ! Et vous allez courir l’aventure au bout du monde. Je voudrais bien vous voir dans les souterrains de Moldavie !
Vexé, Bergton passa à son tour, non sans prendre garde de pas déchirer son pantalon de toile beige clair. Ils se retrouvèrent dans le grand parc d’un château, aux tons roses, assez bien restauré. La pelouse était fraîchement coupée.
Paloma s’assit en tailleur sur l’herbe :
— Parlez-moi du drame d’Ambrumésy.
— Vous savez déjà presque tout. Le roman L’Aiguille creuse commence ici au château d’Ambrumésy, il se poursuit dans le pays de Caux jusqu’à Etretat, et se termine à la ferme de la Neuvillette au-dessus de la valleuse de Parfonval, d’où nous venons. A Ambrumésy, Lupin tente un cambrio­lage, mais se trouve blessé d’un coup de carabine bien tiré par Raymonde de Saint-Véran, une belle orpheline mélancolique. Lupin se réfugie dans une crypte secrète. La douce Raymonde, qui le découvre, n’a pas le courage de le dénoncer. Elle le soigne en grand secret. Immanquablement, Lupin tombe amoureux de sa tendre infirmière. Mais celle-ci se refuse à lui. Soigné, il la fait enlever, maquille leur double mort à Varengeville, et disparaît… Il laisse cependant traîner derrière lui le cryptogramme de l’aiguille…
Paloma poursuivit :
— Isidore Beautrelet le découvre, et cherchera à l’élucider, partout en France, jusqu’à revenir à l’aiguille d’Etretat pour y retrouver Lupin…
— C’est cela chère enfant, avec pléthore de rebondissements en plus… Un autre élément intéressant de ce début de L’Aiguille creuse, c’est le périple en vélo d’Isidore Beautrelet. Le vol d’Ambrumésy concerne quatre tableaux de Rubens. Isidore se demande comment Lupin et ses complices ont pu les escamoter alors que toutes les polices de France sont sur les dents et toutes les routes surveillées. Il parcourt le pays de Caux à vélo. Maurice Leblanc nous indique qu’il file sur la route d’Yerville, vers Caudebec-en-Caux, puis en amont vers le bac de la Mailleraye. Il finit par trouver la solution au hameau de Louvetot, au carrefour de Caudebec-en-caux et d’Yvetot. Plus précisément dans le cabaret de Maître Vatinel, “un de ces vieux normands finauds qui se tiennent toujours sur leurs gardes, qui se méfient de l’étranger, mais qui ne savent pas résister à l’attrait d’une pièce d’or et à l’influence de quelques verres”.
— Charmante description du cauchois…
— Oui, on en trouve quelques savoureuses dans les aventures d’Arsène Lupin. Donc, ce Maître Vatinel indique à Beautrelet que plus de six fois, il a chargé sur une péniche des colis mystérieux, non seulement les quatre Rubens, mais également en pierres détachées la plupart des sculptures de la chapelle gothique d’Ambrumésy, remplacées par des copies en plâtre !
Paloma sortit sa carte de son sac et entoura les lieux cités. Bergton sourit :
— Très bien, Beautrelette. Bon réflexe. N’oubliez aucun lieu. C’est sans doute la clé de l’énigme.
Dans le silence du grand parc, la sonnerie du téléphone portable de Bergton résonna soudain. Un message ! Il sortit l’appareil non sans une certaine angoisse. Il lut “deuxième avertissement. Stoppez vos recherches avant qu’il ne soit trop tard. Ou les conséquences seront terribles. Roberto Martinez. La folie”.
— Encore lui ? demanda Paloma inquiète.
— Encore lui ! Il ne faut pas faire attention ! Il ne me semble pas dangereux… Nous aurons la solution de tout ceci avec la clé de l’énigme.
Paloma, moins rassurée, admira la détermination du professeur. A ce moment, une porte du château s’ouvrit et un aboiement aigu de chien retentit.
— Nom de dieu ! fit Bergton.
Paloma fut plus rapide et franchit rapidement le grillage pour ressortir du parc. Bergton la suivit, mais maladroit, il déchira une bonne partie du bas de son pantalon de toile dans le grillage. Derrière le grillage, un minuscule caniche jappait avec hargne.
Paloma éclata de rire.
— On va finir par devenir parano… Et vous allez finir en short monsieur le professeur. On continue tout de même ?
— Bien sûr, grogna le professeur, un peu vexé.
Mais au fond de lui-même, beaucoup plus qu’un pantalon déchiré, beaucoup d’autres éléments inquiétaient Roland Bergton. Beaucoup plus qu’il ne voulait le montrer à la jeune étudiante : ce mystérieux Roberto Martinez, l’étrange collier d’argent et de cristal de Paloma… et bien sûr l’œuvre de Maurice Leblanc…
— Où va-t-on maintenant ? s’impatienta Paloma.
— Au château de Gueures, bien entendu !
— C’est loin ?
— Un kilomètre ! Juste en-dessous, dans la vallée.
 
Une minute plus tard, ils entraient dans le village de Gueures, un délicieux village tout en longueur le long de la petite rivière, la Saâne. Bergton arrêta sa moto au centre, devant un grand porche en pierre.
— Voici le fameux château de Gueures. Dissimulé discrètement derrière cet anonyme porche. Sans qu’aucun panneau ne l’indique.
 
Château de Gueures
Le château de Gueures

 

Ils entrèrent dans la propriété privée, se méfiant cette fois-ci de la présence d’un chien. Le parc était magnifique, notamment toute la partie bordant la Saâne, qui traversait la propriété : pont de bois, cascades... Ils regardèrent de loin, de côté, la superbe façade du château, et les élégantes alternances de briques roses et de pierres blanches. Bergton commença ses explications :
— Maurice Leblanc passa une dizaine d’étés dans ce château, entre 1900 et 1910.
— La période d’or de Lupin !
— Oui, c’est ici que Maurice Leblanc a écrit toutes les premières aventures d’Arsène Lupin. Ce château fut loué par l’une de ses sœurs, Jehanne. Maurice Leblanc dormait souvent à l’écart, dans une des multiples dépendances dans un petit bâtiment de jardinier, près du potager. C’est exactement ce même cadre qu’il choisira de décrire dans La Comtesse de Cagliostro.
— Que s’est-il passé ici ? Pour Arsène Lupin je veux dire !
— D’accord ! Rangez dans un coin de votre tête l’histoire de L’Aiguille creuse. D’Ambrumésy à Etretat, puis Parfonval, nous en avons fini avec elle. Nous allons maintenant concentrer l’essentiel de la suite de notre voyage au deuxième grand roman de Maurice Leblanc, La Comtesse de Cagliostro. Souvenez-vous… Nous avons laissé Lupin, alias le jeune Raoul d’Andresy, dans une grange près de Bénouville, avec la Comtesse Joséphine de Cagliostro qu’il vient de sauver de la noyade. A son réveil, la Cagliostro a filé ! Espionnant le baron d’Etigues, le jeune Lupin apprend que tous les conspirateurs partent fouiller le château de Gueures. En effet, ce château, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, avait appartenu au chevalier des Aubes, dépositaire du secret du Trésor des moines normands, qui y avoua au Cardinal de Bonnechose son secret. De plus, avant de mourir, le chevalier cacha dans le jardin du château la mystérieuse branche d’un chandelier qui en comptait sept. Leblanc décrit, pour les besoins de son roman, le château comme un manoir entièrement délabré ! Alors que sa sœur avait fait des efforts considérables pour composer un endroit ravissant !
— Que fait Lupin ? coupa Paloma, toujours aussi peu intéressée par la vie réelle de l’écrivain.
— Un acte particulièrement culotté ! Il va à la rencontre des neuf conspirateurs et leur fait croire que la branche de chandelier se trouve dans les caves du château. Lorsqu’ils sont entrés, il les enferme, découvre en un éclair le chandelier dans l’un des douze piliers de brique devant le château…
— Douze piliers ? Toujours ce chiffre douze ! Et comment a-t-il découvert aussi rapidement la cachette ?
— C’était le seul pilier qui ne datait pas du XVIIe siècle…
— Joli !
— Mais les conspirateurs sortent de la cave. Toutes les issues du château sont bloquées. Lupin est perdu… Lorsque une porte derrière le potager s’ouvre. La main de la Comtesse de Cagliostro le tire hors de la propriété…
— Le potager ? Celui où Leblanc dormait…
— Exactement. Les descriptions sont authentiques. Le parc du château s’étend tout le long du village. Une petite porte percée dans le mur de l’enceinte de l’église, à l’autre bout du village, s’ouvre effectivement sur le parc. La suite du roman est une course poursuite, un road movie dirait-on aujourd’hui, à travers le pays de Caux, de Gueures jusqu’à Caudebec-en Caux…
— Exactement le même parcours qu’Isidore dans L’Aiguille creuse… C’est curieux, non ?
— C’est juste. A notre tour maintenant, nous allons suivre la piste cauchoise des deux amoureux en cavale, Arsène et Joséphine. Maurice Leblanc raconte qu’ils se sont enfuis à bord d’une “vieille berline tirée par deux chevaux maigres et peu soignés”, et qu’ils prirent la route de Luneray puis de Doudeville… On marche dans leurs pas ?
— On galope ! Nous avons juste troqué “les deux chevaux maigres et peu soignés” par deux motos crottées de faibles cylindrées !
— Je n’aurais jamais dû commencer notre voyage par un parcours en Maserati Spider ! Vous vous êtes habituée au luxe, belle enfant gâtée.
Ils rirent tous les deux. Ils reprirent les motos et remontèrent vers le plateau de Caux. Ils traversèrent Luneray. Ils empruntèrent ensuite une petite route à travers les champs et parvinrent à Gruchet-Saint-Siméon. Bergton s’arrêta un instant :
— C’est ici, dans ce petit village, qu’en 1898, Maurice Leblanc renoua son histoire d’amour avec le pays de Caux, après sa période parisienne. Il passa ici l’été, à l’invitation de sa sœur Georgette, la comédienne, qui avait loué cette maison de brique devant nous…
— Et Lupin ?
— Il n’y a que ça qui vous intéresse ?
— J’enquête… Je note les lieux cités dans les aventures de Lupin, pas ceux fréquentés par Leblanc…
— Alors Leblanc évoque plusieurs fois le cambriolage de Gruchet parmi les crimes de Lupin. Sans plus de détail.
 
Ils reprirent la route, traversèrent Crasville-la-Roquefort pour repren­dre une départementale rectiligne, la “route de Veules à Rouen”. Quelques kilomètres plus loin, Bergton se laissa glisser à la hauteur de Paloma.
— Ecoutez, une petite histoire cauchoise qui n’a rien à voir avec Lupin. A votre droite, vous avez le village de Canville ; à votre gauche celui de Sassetot. Un soir, des habitants de Canville allèrent dérober le clocher de l’église de Sassetot.
— Et alors ?
— Regardez les panneaux…
Sur sa droite, elle lut une direction “Canville-les-deux-églises”, et immédiatement sur sa gauche, une autre direction “Sassetot-le-Malgardé”. Elle sourit de l’anecdote. Etait-elle véridique ? Mystère…
 Quelques kilomètres plus loin, près de Yerville, Bergton fit signe à Paloma de tourner à droite. Ils prirent la direction “Thibermesnil”. Ils s’arrêtèrent quelques instants plus tard dans un hameau. En réalité quelques belles maisons normandes dispersées au milieu de talus plantés. Bergton retira son casque. Paloma en fit de même, secouant une nouvelle fois ses longs cheveux noirs. Elle pensa un instant à la dimension cocasse de la situation : elle jouait les routardes avec son professeur d’Université, transpirant de sueur, le pantalon déchiré, sur les traces de Lupin…
— Ça ne vous dérange pas de quitter un instant la piste d’Arsène et Joséphine ?
— Pas le moins du monde… Si l’on reste sur celle de Lupin !
— Thibermesnil est le cadre d’une autre nouvelle de Lupin qui se déroule entièrement en Normandie. Une courte nouvelle assez célèbre. Elle figure dans le premier recueil, “Arsène Lupin gentleman cambrioleur”, sous le titre “Herlock Sholmes arrive trop tard”. Lupin présente Thibermesnil comme un château historique, une véritable place forte qui renferme notamment la tombe du premier duc de Normandie, Rollon lui-même…
— Je croyais qu’il reposait dans la cathédrale de Rouen ?  
— Pas pour Maurice Leblanc !
— Mais il n’y a aucune trace de château dans ce hameau !
— En effet, il n’y en a plus… Mais le château à Thibermesnil a bien existé. Des archives, et même de vieilles cartes postales en conservent des traces… Mais il n’était sans doute déjà plus qu’une ruine du temps de Maurice Leblanc.
— Que se passe-t-il dans ce château ?
— Une belle énigme historique, contenue dans un livre ancien baptisé “Chronique de Thibermesnil”, volé par Lupin à la bibliothèque nationale.
Les yeux de Paloma pétillaient de nouveau :
— Quel est l’objet de l’énigme ?
— L’entrée d’un souterrain. La clé de l’énigme repose dans une formule, inventée par Henri IV, qui de passage à Thibermesnil, utilisa le souterrain pour passer la nuit avec la plus belle femme de Normandie, Louise de Tancarville. Pour un esprit supérieur comme le vôtre, la formule qui commande l’entrée du souterrain sera enfantine à décoder. Elle est assez connue : “La hache tournoie dans l’air qui frémit, mais l’aile s’ouvre et on va jusqu’à Dieu”…
— Je vois, fit Paloma sans hésiter. Hache, Air, Aile… Toutes les trois sont contenues dans le mot “Thibermesnil”. Ce n’est pas sorcier !
Bergton observa la belle étudiante avec une admiration sincère :
— Vous êtes décidemment une jeune fille très brillante. Je vais finir par douter que vous n’ayez jamais lu Lupin. En effet, la clé de l’énigme repose sur les douze lettres du mot “Thibermesnil”, douze lettres en relief gravées dans la bibliothèque du château et sur le tombeau de Rollon, dans une chapelle à trois cents mètres du château…
— Douze lettres ? Toujours douze !
— Oui, Leblanc le précise… Comme il précise que le souterrain est composé de huit escaliers de douze marches chacun.
Instinctivement, Paloma toucha le dodécaèdre de cristal de son collier.
— Je vous passe les détails de la nouvelle, qui met Lupin aux prises avec Herlock Sholmes. Paloma sortit sa carte et entoura “Thibermesnil”.
— Vous pensez vraiment qu’en ce moment, sous nos pieds, se trouve ce souterrain, la chapelle et le véritable tombeau de Rollon ?
— Qui sait ?
— Avant que je range ma carte. Rien d’autre à signaler dans le coin ?
— Si ! A une dizaine de kilomètres. Le bourg de Limesy. Lupin prend le nom de Raoul de Limesy dans plusieurs aventures, notamment dans “La demoiselle aux yeux verts”.
— Je note professeur.
Paloma, par mégarde, saisit sa carte de la Normandie à l’envers. Une fraction de seconde, une illumination traversa son esprit, pour en sortir immédiatement. Elle regarda un long moment la carte, sans que son intuition ne revienne. Pourtant, l’espace d’un instant, elle avait été certaine de lire sur la carte, presque de façon subliminale, des lettres, géantes, cohérentes. Elle regarda longtemps la carte, mais elle n’y voyait plus désormais que les informations routières banales.
— Un problème ? s’inquiéta le professeur.
Paloma fit signe négativement de la tête. Elle demeura pensive en remontant sur sa moto.
 
Coupant par un sentier de terre, ils rejoignirent Ouville-l’Abbaye pour remonter jusqu’à Doudeville. Paloma découvrait, à chaque croisement, derrière les talus plantés, une succession de chaumières, de manoirs, de vergers… Une campagne d’une incroyable variété, magnifiée par le soleil de juillet.
Arrivé à Doudeville, Bergton ne s’arrêta pas. Il précisa simplement à Paloma, profitant d’un croisement :
— Doudeville… La capitale du lin. Les complices de Lupin, dans le roman “813”, se nomment les frères Doudeville… Mais surtout, après que Joséphine et Arsène se soient enfuis du château de Gueures, Joséphine veut déposer Arsène à la gare de Doudeville.
— Et bien entendu, le jeune Lupin, déjà amoureux de la vénéneuse Comtesse, refuse…
— Oui… Elle lui cède ! Ils foncent ensemble vers Yvetot.
— Nous aussi !
Ils repartirent. Bergton se plaça à la hauteur de Paloma :
— Quelque part entre Doudeville et Yvetot, cria-t-il pour couvrir le bruit des motos, les deux fuyards s’arrêtent dans une ferme pour manger. Mais ils se retrouvent piégés par les gendarmes qui encerclent le bâtiment. Alors, le Lupin de vingt ans enfilera un déguisement qu’il ne prendra plus jamais par la suite…
— Lequel ?
— Il se déguise en femme ! En Comtesse de Cagliostro ! Il attire derrière lui les gendarmes à l’écart de la ferme, se débarrasse discrètement de son déguisement, et retourne ensuite rejoindre Joséphine dans sa diligence.
— Lupin déguisé en femme ! Vous allez casser un mythe !
— Il n’avait que vingt ans…
Ils continuèrent sans parler. Leur silence comme les paysages du Caux rappelèrent à Bergton les mots mêmes de Leblanc : “Ils n’échangèrent plus une seule parole. Les chevaux continuaient à trotter à un même rythme égal. Les grandes plaines de Caux, toujours semblables et toujours diverses, déroulaient de vastes horizons plantés de fermes et de bosquets”.
Comme Joséphine et Arsène, Roland et Paloma traversèrent Yvetot sans s’arrêter. Quelques kilomètres plus loin, après avoir passé le hameau de Louvetot, dont un hôtel marquait toujours l’étape, ils descendirent vers la forêt du Trait. D’autres mots de Leblanc revinrent à la mémoire de Roland, “Au haut de la côte qui descend à Caudebec, ils tournèrent à gauche parmi les collines boisées qui dominent la vallée de Saint-Wandrille. Ils longèrent les ruines de la célèbre abbaye, suivirent le cours d’eau qui la baigne, parvinrent en vue du fleuve”. Il s’arrêta le long de la petite rivière, le Rançon, d’où on jouissait d’une belle vue sur l’abbaye de Saint-Wandrille.
— ça ne vous dérange pas que je vous parle un peu de Leblanc et pas de Lupin ?
— Allez-y, fit semblant de soupirer Paloma.
— Cette abbaye tient une place importante dans son cœur, même si elle ne figure pas directement dans son œuvre lupinienne… La sœur de Maurice Leblanc, Georgette, quittera Gruchet en 1907 pour louer, avec son compagnon, le poète belge Maeterlinck, l’abbaye de Saint-Wandrille, tout juste désertée par les moines. On les appelait à l’époque les “amants lumineux”.
— Les “amants lumineux”, répéta Paloma, impressionnée par le charme de l’abbaye dans la vallée verdoyante.
Ils continuèrent de descendre la petite vallée. Quelques mètres avant de franchir l’élégant pont de Brotonne, ils obliquèrent à gauche vers Caudebec-en-Caux, pour passer sous le pont et longer la Seine. Lupin désigna le vaste méandre du fleuve à Paloma :
— C’est ici que prend fin la cavale de Joséphine et son jeune prétendant. Elle veut le déposer au bac de la Mailleraye. Une nouvelle fois, il refuse. Ils se promènent dans les roseaux en bord de Seine. Il lui avoue son amour. Il la surnomme “sa Josine”…
— Comme c’est charmant, ironisa Paloma. Et bien entendu, elle cède !
— Bien entendu. Ils partent en lune de miel à bord de la péniche de la Comtesse “la Nonchalante”. Ils remontent la Seine vers Paris : “toute l’histoire du fleuve se déroulait ainsi en paysages charmants où ils allaient se promener en se tenant par la taille… La forêt de Brotonne, les ruines de Jumièges, l’abbaye de Saint-Georges, les collines de la Bouille, Rouen, Pont de l’Arche…”.
— Hum… Cela fait envie, ironisa à nouveau Paloma.
— Une lune de miel jusqu’à Paris ! Mais dans la capitale, leur histoire de cœur va commencer à battre de l’aile. Arsène supporte mal que “sa Josine” soit une criminelle.
Bergton jeta un coup d’œil vers sa montre. 17h30.
— Cela vous dit de faire une pause ? demanda-t-il soudain.
— Je n’osais pas vous le proposer, répondit Paloma, visiblement fatiguée elle aussi du parcours à moto.
 
Ils s’installèrent à une terrasse ensoleillée sur les quais de Caudebec-en-Caux, profitant de la vue magnifique sur le grand méandre de la Seine. Ils commandèrent deux cafés. Bergton observait Paloma :
— Pourquoi diable lisez-vous cette carte à l’envers ?
Paloma leva les yeux. Elle semblait perdue dans ses pensées.
— Tout à l’heure, à Thibermesnil. J’ai eu une sorte de flash… J’essaye de me souvenir…
— Je peux vous aider…
— Je ne crois pas…
Il se renfrogna un peu et laissa glisser son regard vers l’horizon.
— Maurice Leblanc a également évoqué la forêt de Brotonne dans les aventures de Lupin. La grande forêt que l’on voit, juste en face de la Seine. Elle occupe tout le méandre mort de la Seine. C’est une…
— C’est ça ! hurla Paloma en sursautant sur sa chaise.
La moitié de sa tasse de café se renversa sur la table, épargnant heureusement la carte routière.
— Quoi ? répliqua le professeur, interloqué.
— J’ai trouvé ! Le flash…. Ça m’est revenu. Grâce à vous professeur ! Grâce aux méandres morts !
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— C’est trop incroyable pour être une coïncidence !
— Allez-vous vous expliquer à la fin ?
Paloma, surexcitée, n’écoutait pas le professeur :
— Donnez-moi une feuille de papier, très fine, si possible transparente. Et un marqueur épais.
Bergton, intrigué, fouilla rapidement dans son sac et lui transmit le matériel. Devant ses yeux ébahis, Paloma surligna au feutre les méandres de la Seine, d’Elbeuf jusqu’au Havre.
— Et alors ? demanda Bergton, sans comprendre.
— Que manque-t-il sur cette carte, professeur ?
— Je ne sais pas… Rien ?
Paloma empoigna la manche de la chemise de Bergton :
— Mais si ! Vous venez de me le dire ! Ce qui manque sur cette carte, bien entendu, ce sont les méandres morts de la Seine ! Maurice Leblanc le savait. Le véritable lit de la Seine, ce n’est pas celui que l’on voit aujour­d’hui. Le cours actuel de la Seine n’a que quelques siècles. Pour connaître le véritable cours de la Seine, celui qu’elle a suivi pendant des milliers, des millions d’années, il faut ajouter les méandres morts ! Les reliefs correspondent à ce tracé millénaire, pas au tracé actuel ! Il suffit de regarder la carte. Les églises et les châteaux, tous ceux que Leblanc a décrit, suivent ces reliefs millénaires, pas le cours actuel de la Seine !
Roland Bergton se demandait toujours où elle voulait en venir. Des gouttes de café coulaient de la table, près des jambes nues de Paloma. Mais Bergton n’osa pas l’interrompre. Très agitée, Paloma posa son marqueur sur la feuille.
— Regardez la carte, professeur. Du Nord vers le Sud. Regardez ! Le méandre de Rouen-Elbeuf forme un “a” ! Celui de Moulineaux un “r”, surtout si on prend en compte le tracé ancien de la Seine, jusqu’à Quevillon et Saint-Martin de Boscherville ! Celui de Jumièges un “s”…
Roland Bergton, incrédule, commençait à comprendre l’incroyable évidence que Paloma venait de mettre à jour. Elle continua :
— Le méandre de Caudebec-en-Caux, où nous sommes, ne forme rien. Mais auparavant, le méandre de la Seine passait bien plus au Sud, jusqu’à la Haye-de-Routot… Formant quasiment une boucle…
— C’est le principe du méandre mort, glissa Bergton. Les méandres forment des boucles qui tendent à se resserrer au fil des millénaires. Lorsque la boucle se referme, le fleuve suit le chemin le plus court… et la partie abandonnée du fleuve meurt… Il reste la forme de la vallée, le relief… mais plus d’eau au fond !
— Donc, continua Paloma sans se soucier des explications du professeur, la boucle de Caudebec-en-Caux peut correspondre à la boucle d’un “e” ; le méandre de Vieux-Port forme clairement un second “n” ; il n’y a plus d’autres méandres jusqu’à l’estuaire… Mais tout le monde sait que le fameux marais Vernier, dans l’estuaire, correspond lui aussi à un méandre mort, une dépression circulaire parfaite. Un paysage sublime. Une seconde boucle qui forme un second “e”…
— Nom de dieu, parvint simplement à articuler Bergton.
 
Carte Arsene
Le val d'Arsène

 

Paloma continua, triomphante. Les occupants de quelques tables voisines se retournèrent vers elle, intrigués :
— C’est une évidence, professeur ! De Rouen à la Seine, les six fameux méandres du grand fleuve forment 6 lettres ; et ces six lettres sont “a.r.s.e.n.e”… Ce val de Seine ! Cet espace tant arpenté en vélo par Maurice Leblanc !
Elle montra la feuille de papier sur laquelle elle avait dessiné les méandres au marqueur bleu : on y lisait distinctement “Arsène”.
— Fascinant, fit Bergton.
Il regarda le soleil éclairer le front doré de Paloma. Il murmura, presque pour lui-même :
— Fascinante…
— D’accord, continua Paloma, en se calmant. Tout ceci reste très subjectif. On peut peut-être lire d’autres lettres dans ces méandres. Quoique… Mais rien ne prouve non plus que ces méandres n’aient pas inspirés le prénom de son héros à Leblanc.
Bergton s’épongeait le front, un peu dépassé par les évènements.
Paloma but sa tasse de café sans même s’apercevoir qu’il en manquait la moitié.
— Ceci dit, continua Paloma. Ceci ne nous avance guère. Lire “arsène” dans les méandres de la Seine. D’accord, c’est plutôt étonnant. Mais après ? On va où avec cette découverte ?  
Elle posa sa tasse et continua. Bergton la regardait, toujours fasciné.
— La seule avancée, c’est de faire l’hypothèse suivante : si “Arsène” peut se lire en regardant une carte, du Nord au Sud, de l’Angleterre vers la France, c’est sans aucun doute que Lupin peut se lire également, quelque part sur cette même carte… Trouvons où et nous aurons avancé !
Bergton vida à son tour son café d’un trait, désireux de reprendre l’ascendant sur l’enquête.
— Pas de temps à perdre alors !
Il se leva. Paloma s’apprêta à enfiler son casque.
— Pas la peine, fit Bergton. On continue à pied !
— A pied ?
— Oui, à pied, on ne va pas loin…
— Et les motos ?
— Niels viendra les chercher. Il est au courant.
 
Surprise, Paloma ne posa pas davantage de questions. Elle était encore un peu perdue dans ses pensées. Elle longea avec Bergton les quais de Seine ombragés de Caudebec-en-Caux pendant quelques centaines de mètres. Les drapeaux sur le quai, les promeneurs, les voiles sur la Seine baignaient la ville dans une joyeuse ambiance balnéaire.
Lorsqu’ils sortirent de la ville, Bergton désigna à Paloma un panneau qui indiquait la direction de la “chapelle de la Barre-y-va”.
— La Barre-y-va ? demanda Paloma. C’est une aventure de Lupin, non ?
— Tout à fait, confirma Bergton. Et la chapelle de la Barre-y-va est l’un des lieux les plus étonnants du bord de Seine. Une incroyable petite chapelle aux murs couverts d’ex-voto de marins. Des prières de reconnaissance à la vierge. Ainsi que des maquettes de bateaux suspendues au plafond de la chapelle. Elles aussi réalisées par des marins pour remercier Marie d’avoir survécu à une tempête.
— Formidable. C’est loin ?
— Tout près. Juste au-dessus.
Paloma s’apprêtait à traverser la route. Bergton doucha son enthousiasme.
— Mais on n’a pas le temps de s’arrêter ! Je vous parlerai de la Barre-y-va plus tard, lors de notre ultime étape, à Tancarville.
— Tancarville ?
— Tancarville… L’estuaire de la Seine.
Bergton pénétra dans la cour d’un bâtiment moderne et vitré à la sortie de Caudebec-en-Caux, qui donnait directement sur la Seine. A côté d’une hélice géante décorant le jardin du bâtiment, Paloma eut le temps de lire “pilotage de la Seine”. Elle comprit :
— Vous êtes incroyable ! On va reprendre le bateau ?
— Bien entendu… Il faut suivre les pas de Lupin, vous le savez bien… Lupin a parcouru la Seine sur sa péniche, la Nonchalante. Mais rassurez-vous, nous irons beaucoup plus vite que lui !
Un homme cravaté de belle prestance sortit des bureaux du bâtiment. Il salua chaleureusement Bergton et admirativement Paloma. Il confia des clés et une pochette de documents à Bergton :
— Les clés, les papiers, l’assurance. Pas de problèmes Roland. On n’est pas débordé en ce moment. Tu nous laisses la “pilotine” où on a dit. On viendra la chercher demain. Faut que tu passes nous voir autrement qu’en coup de vent un de ces quatre !
Bergton et Paloma avancèrent sur un ponton face à la Seine et Paloma découvrit un petit bateau à moteur, très court, visiblement très puissant, d’une couleur orange qui lui rappela les véhicules de la DDE. Elle remarqua que la vedette était baptisée “La Barre-y-va”. Ils sautèrent dans le bateau.
Sur le quai, le type cravaté lança un clin d’œil complice à Bergton qui déplut à Paloma. Une fois sur la Seine, Paloma explosa :
— Cela vous amuse, toutes ces petites surprises ? Vous pourriez me demander mon avis ! Et cela veut dire quoi, ce clin d’œil ?
Le professeur répondit sans se démonter :
— Sans doute qu’il vous trouve jolie et qu’il pense que j’ai bien de la chance.
Paloma suffoqua :
— Et vous amenez souvent des étudiantes sur la Seine ?
— Vous êtes la première.
Paloma se sentit flattée mais se força à ne pas faire retomber sa colère :
— Et c’est quoi, ce bateau ? Il y a à peine de la place pour deux là dedans. On dirait un bateau Playmobil !
Bergton éclata de rire.
— Bien trouvé, belle passagère. C’est vrai qu’il ressemble à un jouet. Mais ne vous y fiez pas. Cette vedette est d’une redoutable puissance… C’est le tout dernier cri des pilotines de la Seine.
— Des pilotines ? Et à quoi ils s’amusent, les pilotes de Seine ? Ils surveillent quoi ?
— Ils ne surveillent rien…Ils pilotent. Sachez, belle enfant, que la remontée de la Seine vers le port de Rouen, le quatrième de France tout de même, est très longue et surtout très dangereuse. La Seine n’est pas un fleuve très profond. Il faut connaître les marées, les courants, les tirants d’eau. Bref, il faut connaître la Seine. Donc, lorsqu’un navire passe l’estuaire de la Seine pour remonter sur Rouen, le pilote habituel du bateau cède sa place à un pilote de Seine. En réalité, comme la descente ou la remontée de la Seine est particulièrement longue, environ 125 kilomètres, ce n’est pas un, mais deux pilotes de Seine qui se relaient. Chacun fait la moitié du trajet, du Havre à Caudebec-en-Caux, ou de Caudebec-en-Caux à Rouen. Donc logiquement, le quartier général des pilotes de Seine est ici, à Caudebec-en-Caux… Et depuis des siècles, ils naviguent sur des embarcations connues sous le nom de “pilotines”. A rame d’abord, à voile ensuite… et depuis quinze ans, sur ces petits bateaux Playmobil…
— Comment les connaissez-vous ? Vous avez été pilote de Seine dans une autre vie ?
Bergton éclata de rire :
— J’étais expert lors de la création du musée de la Marine de la Seine, à Caudebec-en-Caux, presque en face de leur Q.G… Un beau musée sur l’histoire de la navigation fluviale. Désolé, on n’a pas eu le temps de s’y arrêter. Donc, de fait, je les connais tous très bien… On s’apprécie beaucoup. Ils font un métier assez fascinant.
Le bateau orange repassa devant les quais de Caudebec-en-Caux.
— Je croyais qu’on allait à Tancarville ? s’écria la jeune fille.
— Après, après. Tancarville, c’est le bout de la route. Il nous faut auparavant visiter le cœur même du mystère de Maurice Leblanc : la vallée de la Seine entre Caudebec et Jumièges…